General Conference Background Document #16

 Par M. Albert HARI de Strassbourg
La Bible peut-elle être ressort de vie et d'action dans le monde actuel dominé par les lois du marché ?

a) Un échec?

Dieu a dit aux humains: ´Fructifiez, multipliez, emplissez la terre!ª (Gn 1,28). Ils ont fructifié. lis se sont multipliés. Aujourd'hui ils peuplent presque toute la planète.

Dieu a dit aux humains: "Dominez la terre. Soumettez le poisson de la mer, l'oiseau des cieux et tout vivant qui rampe sur la terre" (Gn 1,28). lis ont chassé, domestiqué, cultivé, irrigué, déboisé, endigué, tracé des routes, comblé des vallées et déplacé des montagnes. lis cherchent à pénétrer les secrets de la matière. lis sondent l'immensité de l'univers. Ils scrutent les mécanismes de la vie.

Or voici que les ressources s'épuisent. L'air est pollué. L'eau pure se fait rare. Des espèces végétales et animales disparaissent par milliers. Une nouvelle question surgit: Que sera l'homme demain? La mise en oeuvre du "Dominez la terre" a-t-elle abouti à un échec?

b) Une mission

Il s'avère nécessaire de descendre ce verset de son piédestal, de le resituer dans le milieu où il a été écrit et de le compléter grâce à d'autres expériences du peuple de la Bible. Le "Dominez la terre" fait partie du poème en sept strophes (ou jours) sur la création (Gn 1,1-2, 4a). Avant le repos de Dieu le septième jour, mission est confiée à l'Homme d'emplir la terre et de la dominer. C'est la seule fois que la Bible utilise ce verbe "dominer" avec comme complément "la terre" (ou plutôt un pronom pointant vers la terre).

Cette mission est à la fois enthousiaste et rude.

- Enthousiaste, car elle montre Adam, l'humanité masculine et féminine, créée à l'image de Dieu, chargée de participer à la puissance de Dieu.

- Rude, car elle comporte deux mots lourds de sens. "Dominer" en hébreu kabash signifie "fouler des pieds" (Za 9,15), "réduire en esclavage" (Jr 34,11.16), "faire violence" (Est 7,8).

La terre, en hébreu eretz évoque la terre habitée, les différentes régions, la terre d'Israël et parfois la surface du sol.

Dans ce chapitre c'est le sens le plus vaste qui l'emporte. Les horizons sont larges. Il s'agit de toute la terre, des cieux, des eaux, de toutes les plantes et de tous les vivants.

Ainsi cette expression "Dominez la terre!" éclaire l'expérience des exilés. Elle donne un sens à leur espoir. Elle leur ouvre des horizons internationaux. Mais elle ne donne aucune justification aux hommes et aux femmes du XXe siècle de faire n'importe quoi avec la planète, sous prétexte qu'ils ont mission de "dominer la terre".

Servir et garder le sol a) Le prêtre et le paysan

Avec le deuxième récit de la création (Gn 2, 4b - 3, 24) nous abordons une expérience nouvelle. Dans la Bible ce texte suit le poème du chapitre premier, mais dans l'histoire il lui est antérieur de trois à quatre siècles. Ces deux réflexions sur les origines ont vu le jour dans des situations sociales et humaines bien différentes. Le premier provient d'un peuple en exil sur une terre étrangère. Le second a été écrit alors qu'Israël vivait sur sa terre et dans son propre royaume. Le premier a été écrit par un prêtre marqué par le souvenir du temple et la méditation sur l'ordre de l'univers. Le second est de la main de quelqu'un qui connaît le dur labeur du paysan. Il a vu la sueur sur son front. Il l'a observé enlever la pierraille, arracher ronces et chardons, arroser avec parcimonie. Le premier parle de la création "des cieux et de la terre" (Gn 1, 1) le second de la création de "la terre et des cieux" (Gn 2, 4). Inversion significative.

b) Une autre mission

Dans le poème sacerdotal l'homme doit "dominer la terre". Dans le récit paysan il est appelé à "servir et à garder le sol" (Gn 2, 15). Il s'agit bien d'une mission: Dieu prend l'homme et l'établit pour le servir et le garder. Il prend l'homme comme il prend David derrière le troupeau (2S 7,8), comme il prend les prophètes à son service (Am 7,15). L'auteur veut montrer à ses contemporains que par leur dur labeur ils répondent à Dieu qui les appelle à "servir et garder le sol". La plupart des Bibles traduisent "cultiver la terre". Mais il s'agit bien du mot abad qui signifie servir. L'esclave doit servir le maître. Le ministre doit servir le roi. L'homme doit servir la terre. L'israélite doit servir YHWH. Servir s'oppose à dominer. Servir peut aller jusqu'à l'amour. Israël n'avait-il pas un roi qui aimait la terre? (2C 26,10)

Deuxième aspect de la mission de l'homme: "garder" le sol. Le paysan garde son champ pour le protéger des maraudeurs. Le veilleur garde la ville pour prévenir une attaque ennemie. Le croyant garde les préceptes et l'alliance (Ex 19,5). Garder le sol, comme servir le sol, comprend une connotation religieuse certaine.

6e provocation: par l'opacité de la situation actuelle

On ne voit pas clair.

La mondialisation : est-ce un mot. Est-ce une manière de désigner un processus, ou une manière de le récupérer. Avec les anciennes analyses, marxistes ou capitalistes cela semblait plus clair.

Il ne semble pas qu'il y ait actuellement une alternative au processus de mondialisation, à l'analyse de la situation.

Difficile de marcher quand on ne voit pas clair et que l'on sait que les enjeux sont énormes.

C'est cette situation qui nous a amené, avant qu'on parle de mondialisation, de travailler le livre de Daniel. La fosse aux lions.

Certains peuvent penser que c'est parce que ce livre est apparenté à la littérature apocalyptique ... l'annonce de catastrophes, de bouleversements pour voir triompher les justes.

Ce n'est pas pour cela que nous l'ouvrons. C'est pour voir comment dans une situation innommable un croyant - l'auteur du livre intitulé Daniel - réagit.

Quelle est la situation quand le livre fut écrit, vers 164 avant JC. A cette date la Palestine est occupée par les syriens. Le roi Antiochus IV, ou Epiphane. Epiphane cela signifie: manifestation. Car selon le roi Dieu se manifeste en lui. Les syriens sont les héritiers de la culture hellénistique. Depuis un siècle et demi, le monde juif de culture sémitique est déjà confronté à ce nouveau mode de vie qui insiste sur la beauté, sur la bonté, sur le sport, et qui entraîne avec lui le culte aux dieux de la Grèce.

Au début l'hellénisation était plutôt pacifique. Mais avec Antiochus IV elle devient violente. Le temple est pillé. Pire il est profané. L'empereur place dans le saint des saints, là où était l'arche d'alliance... une statue de Jupiter olympien. L'abomination de la désolation. La statue restera en place environ 3 ans, jusqu'à la victoire des révoltés juifs, les maccabées sur les syriens.

Pendant ces années la foi d'Israël est mise à rude épreuve. Beaucoup se laissent tenter par l'Hellénisme. Certains circoncis se font refaire le prépuce. Les stades grecs sont fréquentés. Les martyrs sont nombreux, à coté de la révolte armée des maccabées apparaît une opposition idéologique. Elle s'exprime dans le livre de Daniel.

Un livre inclassable ... sagesse? prophétique ... apocalyptique? Un livre en trois langues... grec, hébreux, araméen.

Un livre qui garde le silence sur les grandes traditions d'Israël, les gestes des patriarches, la libération des esclaves de l'Egypte...

Mais un livre qui essaye de trouver une nouvelle lecture des événements:

- il rassemble des récits du passé concernant l'exil et montre comment Daniel a confondu le roi de Babylone ou de Perse... en dévoilant leurs mensonges, en annonçant l'avenir...

- ce livre donne aussi - pour la première fois - dans la Bible une vue d'ensemble de la succession des grands empires: Babylone, Perses, Grecs, Romains ... et surtout les luttes contemporaines dans cette évolution...

- ce livre essaye aussi d'ouvrir des pistes pour l'avenir...

Il pousse les portes du ciel pour voir comment au ciel la victoire est déjà acquise... le maître de l'histoire a déjà jugé les rois de la terre.

Il pousse aussi les portes de la vie humaine en laissant entrevoir un au delà de la mort... c'est nouveau dans la Bible, par l'annonce d'une résurrection des justes (Dn 12,12)

- et ne voyant rien arriver il ajoute à son livre un récit - presque un petit roman - qui montre comment même dans la dispersion, des juifs peuvent vivre leur foi et comment non seulement Dieu est le juge de l'histoire, mais aussi de la vie concrète. C'est l'admirable histoire de Suzanne et des deux vieillards vicieux et de Daniel qui fera justice. En effet Daniel veut dire: Dieu juge.

Le livre de Daniel est le témoin que même si de nombreux repères semblent s'évanouir il est possible de garder l'espérance et d'envisager des chemins nouveaux ... d'envisager l'avenir.

Conclusion ou ouverture

Ce qu'il ne faut pas chercher dans la Bible. La Bible est née bien loin de nous. A travers les siècles elle nous rejoint. Nous pouvons y retrouver l'expérience et la foi des anciens Israélites, des compagnons de Jésus. Mais nous sentons bien que nous ne pouvons pas refaire cette expérience de façon identique aujourd'hui.

Quand on lit aujourd'hui un texte biblique on éprouve un triple sentiment Familiarité - Etrangeté - Nouveauté

1) Un sentiment de familiarité

Je me retrouve dans le chant d'amour du Cantique des Cantiques, dans le cri de révolte de Job, dans la joie des exilés qui rentrent au pays.

Je me retrouve aussi dans les situations d'injustice et de domination dénoncées par les prophètes, dans le désarroi et l'espérance nouvelle surgissant des mutations sociales, dans le souffle d'universalité qui traverse l'Ecriture, dans la grande liberté d'expression des auteurs bibliques qui - par les jugements variés et parfois contradictoires - rejettent toute tentation d'une pensée unique. Je puis aussi me retrouver dans le danger de découragement devant l'immensité de la tâche qui nous attend et dans la tentation de démission face à l'opacité et à la complexité de la situation actuelle.

Il y a donc un certain sentiment de familiarité, une certaine connivence.

2) Mais en deuxième lieu nous ressentons aussi un sentiment de dépaysement. La Bible est loin dans le temps: 1900 ans et plus. La Bible est loin dans l'espace géographique et culturel. Depuis la rédaction du dernier livre, 19 siècles se sont écoulés. Le monde a changé de plus en plus rapidement. Je me rend bien compte que je ne peux pas me retrouver de plein pieds dans ces textes. Une distanciation s'impose.

- La mondialisation d'aujourd'hui est beaucoup plus complexe que l'universalisme de Jonas.

- Le pouvoir de l'argent aujourd'hui est beaucoup plus exorbitant que celui des rois et des grands d'Israël.

- La recherche de la foi est tout à fait différente aujourd'hui.

Nous vivons dans un monde qui ne peut pas tenir compte de la foi. Alors qu'aux temps bibliques (pour les juifs, les chrétiens et aussi les païens) la croyance ou la foi allait de soi.

Il importe de ne pas occulter ces différences sous peine de faire des amalgames faciles et trompeurs.

Il importe de tenir compte de la société qui a vu naître les textes et de la société dans laquelle nous les relisons!

1) Un sentiment de familiarité

2. Une distanciation nécessaire

3) Un sentiment de nouveauté

La confrontation de ces textes anciens, à notre situation est neuve tous les jours. On n'a jamais relu la Bible comme aujourd'hui et demain sera une autre lecture.

Voici quatre exemples:

- Ainsi l'auteur qui a écrit le beau texte de la création et qui montrait Dieu plaçant les étoiles sur le firmament ne soupçonnait aucunement quelles étaient les vraies dimensions de l'univers. Aujourd'hui nous parlons de milliards de milliards d'étoiles, de milliards d'années de lumière. Notre approche de la création a changé. Et notre représentation de Dieu, créateur de cet univers redécouvert, est toute nouvelle.

- Quand Israël a reçu de Moïse les dix commandements, les Hébreux voyaient un moyen de vivre entre eux dans l'Alliance avec Yahvé. Cela était limité à un petit peuple. Quand le 10 décembre 1948 l'ONU déclare les droits de l'homme, l'horizon est élargi, toute l'humanité est concernée. Dieu n'est plus imposé comme auteur de la loi. Mais quel chrétien peut refuser de voir dans les dix commandements une ébauche de ces droits de l'homme proposés aujourd'hui à toute l'humanité.

- Le livre du lévitique propose l'année sabbatique pour laisser se reposer la terre et l'année jubilaire pour libérer les esclaves. Ces textes prennent un relief tout nouveau aujourd'hui alors que les esclavages se différencient et se multiplient et que de plus en plus nous nous sentons responsables de l'avenir de l'environnement et de la planète.

- Le livre de Daniel propose une réflexion pour des gens désemparés devant une situation mondiale innommable et devant l'échec apparent des anciennes promesses. Ce livre ouvre des voies nouvelles pour l'époque... Il s'exprime souvent dans un langage apocalyptique et imagé... Nous relisons aujourd'hui ce livre, nous n'allons pas projeter les schèmes apocalyptiques sur l'an 2000. Mais nous sommes invités comme Daniel à inventer des voies nouvelles, liées à une analyse réaliste de la situation et des possibilités de chacun ... Ni combat armé comme les maccabées. Ni évasion apocalyptique comme Daniel. Mais une voie nouvelle que nous avons à chercher.

Il ne faut donc pas chercher dans la Bible des solutions concrètes. Dieu n'a pas révélé à l'homme les origines du monde, la formule de l'ADN, ou un modèle d'analyse de l'histoire... S'il avait fait cela il aurait témoigné d'un mépris pour sa créature - la jugeant incapable de découvrir peu à peu le sens de son histoire, de sa vie et de l'univers.

En même temps il aurait privilégié ceux qui lisent la Bible et réservé ses secrets pour quelques uns. Alors que son esprit remplit l'univers et souffle où il veut... bien en dehors des tuyaux fabriqués par les églises.

Cependant croyants et non croyants peuvent découvrir dans la Bible un joyau du patrimoine mondial. Ignorer la Bible, c'est perdre quelque chose de l'identité humaine. C'est courir un risque d'être en manque de culture et de profondeur et peut être de perspectives.

Les croyants voient dans la Bible la Parole de Dieu. Il faut dépasser la formule trop galvaudée. En ouvrant la Bible les croyants peuvent découvrir comment un peuple a cherché, trouvé, perdu, recherché et redécouvert Dieu. Ils voient aussi dans l'Ecriture l'initiative de Dieu se laissant découvrir, ou se révélant (c'est le même mot: enlever le voile) de multiples manières.

Enfin, à côté des non croyants et des croyants, il y a tous ceux qui - un jour ou l'autre - ou constamment - ne savent pas vraiment s'ils sont croyants ou non.

Ils trouveront dans les écrits bibliques des routes ouvertes vers le coeur de l'homme, vers les autres. lis y trouveront une orientation de l'histoire et peut-être un chemin vers Dieu. La Bible peut éclairer leur recherche. Elle peut provoquer à l'action. Elle n'imposera jamais la foi. Croire restera toujours un acte libre. Dans la Bible il n'y a pas de place pour les gourous ni pour les ayatollahs.

Puisse à travers la Bible, comme à travers d'autres événements l'Esprit aider les humains, nous aider à franchir activement, lucidement, et sereinement le seuil que l'humanité est en train de vivre. Et ceci autrement qu'en mettant une phrase biblique sur le dollar ou les étoiles de l'apocalypse sur l'Euro.