DALLA TEORIA ALLA PRASSI

PROPHETISME ET COMMUNAUTES INTERNATIONALES

Bernard Massera, scj
St-Quentin, le 21 juin 1998

La réflexion proposée par le P. Général sur la communauté prophétique est particulièrement intéressante et s'enracine de fait dans une longue tradition scripturaire et ecclésiale. Est particulièrement importante et juste la réflexion rapportée par le P. Général sur le fait que "la vie religieuse entre en crise et meurt quand elle n'est pas ouverte aux missions lointaines et ad gentes, quand elle n'est ni dans le désert, ni dans la périphérie, ni aux frontières de l'humanité". Il s'agit donc bien "d'aller au peuple, de sortir de la sacristie, de préférer les postes difficiles, arides... où les gratifications sont peu nombreuses... Il faut donc que les supérieurs aient le courage de proposer ces engagements".

Oser envoyer

Ce dernier point est évidemment essentiel: la dimension prophétique et donc missionnaire des communautés qui "vivent aux frontières de l'humanité", passe nécessairement par un chemin difficile qui est quelque part celui du calvaire mais qui conduit au matin de Pâques. Elles participent ainsi à la mission et à la fonction prophétique du Christ. "Le Christ, grand prophète, qui par le témoignage de sa vie et la puissance de sa parole a proclamé le royaume du Père, accomplit sa fonction prophétique jusqu'à la pleine manifestation de sa gloire, non seulement par la hiérarchie... mais aussi par les laïcs dont il fait pour cela également des témoins... afin que brille dans la vie quotidienne, familiale et sociale, la force de l'Evangile..." (Lumen Gentium 35). Ainsi ces communautés sont prophétiques et missionnaires parce qu'elles participent à la mission prophétique du Christ et de son Eglise. Elles sont Dehoniennes puisque nos Constitutions nous invitent "à un témoignage prophétique qu'avec la grâce de Dieu nous voudrions porter par notre vie religieuse en nous engageant sans réserve pour l'avènement de l'humanité nouvelle en Jésus Christ" (Cst 39).

Les exigences qui semblent marquer ces communautés ne sont vues négativement et en termes de souffrance que par ceux qui sont à l'extérieur et qui ne peuvent pas voir que l'amour de la mission et des personnes au milieu desquelles vivent ces communautés transfigurent ces exigences en joie.

Il faut oser envoyer dans de telles communautés des jeunes malgré leurs appréhensions. Il faut oser les encourager à venir, à voir et à expérimenter. Il y a là une expérience spirituelle et humaine qui est quelque part intraduisible, parce qu'existentielle, parce que de l'ordre de l'amour. Il en va d'ailleurs de même dans la vie d'un couple ou dans la responsabilité de parents: les contraintes que chacun s'impose pour que vive le couple ou la famille peuvent être vues négativement de l'extérieur au regard des libertés et de l'indépendance de chacun qui semblent perdues. Ces contraintes sont en fait les expressions d'un amour qui ouvrent à la joie, au bonheur. Il n'y a pas de mot pour le dire. Il se vit, s'expérimente et germe dans des chemins difficiles et longs... comme le grain de blé en terre.

Oser aller aux forntières de l'humanité

C'est là aussi un aspect fondamental du prophétisme missionnaire des communautés. La mission ad gentes n'est cependant qu'une des manières de se porter aux frontières de l'humanité.

Dans nos sociétés riches, la misère et l'exclusion existent massivement tant sur le plan spirituel que matériel et social. Des hommes, des femmes, des enfants au coeur de nos grandes cités comme dans les banlieues ou certaines campagnes sont tellement déshumanisés que plus aucune structure traditionnelle ne peut faire face. La famille, l'école, les associations ont éclatées devant la misère, l'exclusion, le racisme, l'individualisme, la loi des clans, la déshumanisation...

Dans ce monde éclaté et meurtri qui n'a plus visage humain, des peuples, des cultures se côtoient et s'affrontent. Des pseudo-religions, des sectes naissent, égarent et enchaînent les plus désespérés.

Etre là en communautés religieuses, sans même avoir la possibilité d'éduquer, être là simplement en essayant de marcher avec ceux qui tentent de marcher, être là pour dire que tout le monde mérite d'être aimé et peut aimer. C'est là le signe de la première annonce de la Bonne Nouvelle. Une première annonce qui ne peut guère être apportée que par la vie religieuse et tout particulièrement par les héritiers du P. Dehon vivant l'incarnation du Seigneur dans le quotidien et Lui apportant comme une offrande douloureuse et silencieuse la misère et l'espoir de ceux avec et au milieu de qui ils vivent.

Le signe prophétique est là. Osons aller et demeurer dans ces espaces de misères et de pauvretés, sans stratégie de conquête mais comme les témoins d'un amour possible pour tous, d'un amour que nous avons la grâce d'expérimenter.

Ce signe est prophétique parce qu'il implique la conviction que ce n'est pas nous qui donnons la foi. Celle-ci est un don de Dieu et de Lui seul. Tout au plus, par nos vies radicalement données et perdues, indiquons-nous un sens à la vie, un chemin vers le bonheur. Dieu ne nous demande pas de faire croire. Il nous demande de témoigner de l'Amour qui nous habite et qui nous fait marcher.

Ce signe est prophétique parce qu'il nécessite essentiellement d'accepter de vivre d'une part un projet communautaire de présence, de partage, de cheminement et de compromission avec des pauvres, des exclus, des méprisés, des sans-voix. Un projet communautaire d'autre part, de réflexion sur cette vie, de contemplation du Seigneur à l'oeuvre dans cette vie et souffrant dans ce monde pour porter en communauté religieuse toutes ces réalités comme étant le pain et le vin de l'offrande eucharistique pour qu'elles deviennent Corps du Christ... "Dans notre manière d'être et d'agir, par la participation à la construction de la cité terrestre et à l'édification du Corps du Christ, nous devons signifier efficacement que c'est le Royaume de Dieu et sa justice qui doivent être recherchés avant tout et à travers tout" (Cst 38).

Ce signe est prophétique parce que la communauté s'inscrit dans la durée et que celle-ci suscite une question essentielle: "Pourquoi restez-vous ici au milieu de nous qui sommes les rejetés, les méprisés, les sans-voix?". La réponse est celle de l'Incarnation: tout homme est tellement aimé de Dieu que Dieu lui-même s'est fait homme et que son Incarnation aujourd'hui ne peut se continuer que par le don de nos propres personnes. Dieu aime à travers nous et Il nous envoie témoigner que tout homme peut être aimé et peut aimer!

En communautés internationales

Ce qui provoque d'avantage aujourd'hui n'est pas le fait d'être de nationalités différentes dans une même communauté. La dimension internationale en effet fait partie de la réalité quotidienne de nos quartiers comme de nos milieux de travail. Dans mon entreprise il y avait plus de 40 nationalités, plus de 50 dans mon quartier et de nombreuses familles vivent cette réalité.

Ce qui fait que ma fraternité religieuse peut susciter quelques questions ne vient pas de ce qu'il y a un espagnol parmi nous, mais bien de notre "incarnation", de notre durée, de notre amitié fraternelle et de notre capacité communautaire à accueillir, à faire nôtres les soucis, les joies et les combats de ceux avec qui nous vivons.

La dimension internationale de nos fraternités peut être un plus en terme de mission prophétique. Sauf exception, elle n'est ni une condition suffisante ni même nécessaire.

Des exceptions peuvent évidemment nuancer ce propos. Ainsi dans le nord de la France vivent ensemble une vingtaine de religieuses carmélites du Rwanda. Les unes sont Hutus, les autres sont Tutsies. C'est un vrai signe prophétique qui s'inscrit dans le temps et l'espace car aujourd'hui il est impossible à vivre au Rwanda même. Mais c'est là une situation tout à fait exceptionnelle.

En ce qui nous concerne, il ne nous semble pas que la communauté de La Capelle pourra se contenter d'être internationale pour être prophétique. Elle le sera parce qu'elle aura un projet qui lui permettra de rejoindre un peuple, de se mettre à son service et à celui d'une église "servante des pauvres".

Une internationalité necessaire

L'internationalité, comme nous le rappelle le P. Général, est inscrite dans notre histoire dehonienne et dans l'intuition fondatrice. Elle doit donc vivre. Mais il n'en demeure pas moins que si nous parlons d'internationalité c'est parce qu'il y a des "nationalités", des particularismes, des cultures différentes.

Même si en Jésus-Christ nous nous retrouvons tous, nous nous y retrouvons comme grecs ou comme juifs se reconnaissant mutuellement frères. C'est en grecs et en juifs que nous disons la Bonne Nouvelle aux grecs et aux juifs. S'inculturer, inculturer la Bonne Nouvelle, n'est ni l'aseptiser, ni nier les cultures qui la reçoivent, ni avoir la prétention d'avoir la parole qui serait universellement comprise et reçue. C'est avec et à partir de ces différences et de ces particularismes que nous nous devons non pas d'être uniformes mais d'être un. "Dieu fit l'homme à son image. Homme et femme il le créa". Ainsi l'homme et la femme, s'ils font un, n'en demeurent pas moins différents, hommes et femmes! Il s'agit donc, en congrégation, de se retrouver et de se reconnaître d'une même intuition à travers nos expressions, nos situations et nos cultures différentes.

C'est à ce niveau que la question de la nécessaire internationalisation de notre Congrégation se pose. La facilité mais l'erreur serait de croire que cette fonction est remplie dès lors qu'une communauté se constitue avec des religieux de nationalités différentes.

La dimension internationale se vit tout simplement en osant aller à la rencontre de celui qui nous est étranger que ce soit dans la mission ad extra ou que ce soit là où nous sommes, dans notre propre pays, en essayant de construire des rapports de fraternité et d'égalité absolue puisque nous sommes tous "frères de tout homme, tous frères en Jésus-Christ"... Et cela nous situe dans le débat de notre société sur l'immigration, les sans-papiers, la xénophobie, le racisme ou les thèses et les pratiques du Front National...

L'internationalité se vit aussi dans nos structures et nos fonctionnements de Congrégation en favorisant le plus possible les rencontres et les partages internationaux à tous niveaux afin que les yeux et le coeur de tous restent ouverts sur notre "village-planète" et que nous sachions nous accueillir dans nos différences.

Elle se vit aussi à cause du vieillissement d'un certain nombre de provinces, spécialement en Europe. C'est un fait. Encore faut-il le vivre avec toute l'audace et la clairvoyance possible en sachant qu'il n'y aura prophétisme que dans l'acceptation de projets communautaires missionnaires qui permettent de dépasser nos particularismes et nos égoïsmes devant l'urgence de la mission reconnue comme première et acceptée comme telle par chacun et communautairement.

Quoiqu'il en soit, disciples du P. Dehon, nous sommes tous appelés à nous porter et à demeurer aux frontières de l'humanité pour être les prophètes de l'Amour. Nous serons fidèles à cet appel dans le cadre d'un projet missionnaire communautaire, que ce soit concrètement avec des religieux de nationalités différentes ou non.