LÉON DEHON
LES ANCIENS ÉLÈVES DE SAINT-JEAN

Présentation du discours du 8 septembre 1907

André Perroux, scj

Ces quelques pages n’ont pas l’intention de retracer même brièvement l’histoire de l’Institution Saint-Jean de Saint-Quentin dans la vie du Père Dehon et de la Congrégation. Des confrères l’ont fait, au moins partiellement: ainsi parmi d’autres les Pères Denis et Bourgeois, et tout récemment le Père Driedonkx.

L’intention est principalement de faire connaître plus largement un texte très représentatif du Père Dehon, et encore assez peu accessible pour le moment: son discours prononcé le 8 septembre 1907 lors de l’assemblée annuelle de l’Association amicale des anciens élèves de Saint-Jean. Pour le faire mieux apprécier, il a semblé utile d’évoquer ce qu’a signifié pour notre Fondateur la présence au milieu de ces élèves qui pour lui sont toujours restés ses « jeunes », ses « enfants » et ses amis…

La Congrégation née « sous le couvert » du Collège Saint-Jean de Saint-Quentin

« Je voulais être religieux; je ne pouvais pas quitter mes œuvres de Saint-Quentin. J’éprouvais un attrait puissant pour une congrégation idéale d’amour et de réparation au Sacré-Cœur de Jésus… Monseigneur (Thibaudier) désirait un collège à Saint-Quentin, je lui disais: C’est peut-être le moyen de commencer une congrégation réparatrice: elle se fondera sous le couvert du collège » (NHV XII, 163 - 164).

Quand après bien des années, le Père Dehon repense avec émotion sur les débuts de sa fondation, il lie étroitement sa Congrégation et l’Institution Saint-Jean. Elles sont nées ensemble, comme des « jumeaux », disait-on: le souci pastoral de l’évêque, l’aspiration religieuse du jeune prêtre et sa sollicitude pour la jeunesse ont porté ce beau fruit commun. Elles sont restées intimement unies dans la vie du Fondateur, dans ses choix et ses préoccupations. Tellement unies que chacune retentit l’une sur l’autre: pour les moments difficiles comme pour les joies partagées.

Pas de roses sans épines…

Des moments difficiles, des tiraillements, il y en eut, et beaucoup. À commencer par les soucis matériels, la préoccupation permanente de lancer et de faire grandir à partir de quasiment rien une œuvre qui demande de l’argent, du personnel, des professeurs solides et convaincus. Ainsi encore l’incendie d’une partie des bâtiments du collège, le 29 décembre 1881. Mais bientôt une difficulté plus sérieuse se profile: après la relative convergence de vues entre l’évêque et le Directeur la tension s’insinue, une sorte de distance se laisse voir entre eux, des avertissements de plus en plus fermes sont adressés par le premier au second. Car aux yeux de Monseigneur Thibaudier le collège, si important pour le diocèse, n’est-il pas trop menacé par l’attention croissante que le Père Dehon accorde à sa Congrégation? Ne l’oublions pas: la politique de la jeune République française génère alors bien des inquiétudes sur l’avenir des écoles privées comme sur celui des congrégations religieuses…

Surtout dans l’esprit de l’évêque naissent et se confirment le doute puis la mise en garde devant l’excessive crédulité accordée aux « révélations » privées de Sœur Marie-Ignace, aux vues trop particulières du P. Captier. « L’œuvre capitale du moment doit être l’Institution », avertit l’évêque en 1881; « telle est la mission que je donne ». Et encore: « Ne perdez pas de vue que le Collège est pendant la période militante que nous vivons, votre camp retranché. Attachez-vous tout d’abord et par-dessus tout à le fortifier » (NHV XIV, 68 - 70). Un an plus tard, de nouveau, écrivant à l’Archiprêtre de Saint-Quentin: « Qu’il [le P. Dehon] n’oublie pas que Saint-Jean est sa grande tâche, sa mission d’obéissance, qui a été dans mon esprit et ma volonté la condition du commencement de l’autre œuvre… » (NHV XIV, 132).

La tension ira s’aggravant. Elle ira presque jusqu’à des points de rupture, comme au moment de la suppression de la Congrégation en décembre 1883, puis lors de dissensions internes, de scandales et de leur exploitation malveillante. En novembre 1893 le Père Dehon doit abandonner la direction et l’administration de Saint-Jean: « 20 novembre… Jour de sacrifice. Je quitte l’Institution où j’ai vécu pendant 16 ans, pour habiter la maison du Sacré-Cœur. J’ai le cœur bien gros et les yeux pleins de larmes. C’est une étape dans ma vie. Pendant ces 16 ans, que de grâces reçues, mais aussi que de fautes commises. Des tentations de découragement m’assaillent, mais j’ai voué au Cœur du Bon Maître un amour confiant. Je me jette à ses pieds et j’ose aller jusqu’à son Cœur » (NQT VI/1893, 40r). On sait combien, après la Première Guerre mondiale et ses ruines, et alors qu’il se doit tout entier à la tâche immense de reprendre en mains sa Congrégation, oublieux de toute sa souffrance le Père Dehon donnera beaucoup de son cœur, conviction, temps et argent, pour que l’Institution se relève. Ce qu’est devenu, ce qu’est maintenant le collège Saint-Jean sous la direction du clergé diocésain, montre à l’évidence combien il a eu raison.

Il y eut donc des épreuves, des épines. Mgr Thibaudier, qui n’a jamais renié son attachement, son admiration même pour le Père Dehon et pour son zèle de Directeur, l’en avertit familièrement dès la rentrée de septembre 1879: « Courage, mon cher Supérieur! On ne fonde pas une œuvre telle que la vôtre en marchant sur un tapis de roses sans épines… L’important n’est pas que la main du jardinier reste sans égratignures, mais que le jardin soit bien cultivé. Je bénis le jardinier et son enclos, affectueusement, en leur commun Maître et le mien » (NHV XIII, 131). De fait, le jardin a été bien cultivé: non seulement dans le labeur et la sueur mais aussi avec beaucoup de joie. Sur un bon terrain travaillé avec assiduité et générosité, les roses ont fleuri abondamment, dans un entourage de fervente collaboration et de réciproque amitié entre les élèves, leurs maîtres et leur Directeur.

Un jardin bien cultivé…

On pourrait énumérer longuement les manifestations de cette joyeuse et féconde ambiance, durant les premières années de l’Institution Saint-Jean. Le Père Dehon lui-même relate avec émotion de nombreuses fêtes, celle de la Saint-Léon notamment: « la fête animée, vivante, bruyante » qui chaque année au seuil du printemps éveille les talents, stimule les initiatives pour une journée toute empreinte de reconnaissance et de cordialité; longtemps plus tard on se la rappellera non sans nostalgie… (cf. NHV XIII, 38). Chaque année scolaire s’achève sur la distribution des prix, une autre fête significative que souvent l’évêque honore de sa présence. Maintes fois c’est l’occasion pour le Père Dehon de donner un discours soigné; en s’adressant à tous, clergé, professeurs et associés, élèves et leurs familles, il développe alors quelques-unes de ses grandes convictions: l’éducation chrétienne et son but, ses instruments, ses méthodes, ses fruits (1877), l’amour de la Patrie (1878), l’éducation chrétienne et les vertus de l’enfance (1879), la science de l’histoire dans ses rapports avec la religion (1882), l’éducation du caractère (1891) etc… Il confirme en même temps ce qui ressort de toute sa vie: ses qualités et sa compétence d’éducateur, sa vive préoccupation de former selon l’Évangile une jeunesse capable de tenir toute sa place dans l’Église et dans la société.

D’autres moments heureux, d’autres fêtes encore: chaque année la journée d’excursion, précédée d’une journée de prière et de communion; les célébrations de communions, de confirmation, les premières Messes d’anciens professeurs, de jeunes religieux de la Congrégation; la visite de l’évêque, d’amis du Père Dehon comme le courageux évêque de Lausanne et Genève Mgr Mermillod, etc…

De ces années intenses de travail et de formation à la vie, à la responsabilité et à la convivialité, l’abondante correspondance que jusqu’à la fin de sa vie le Père Dehon échange avec ses anciens élèves en témoigne de façon très éloquente. Ces « chers anciens » sont désormais des adultes, ils ont une vie professionnelle souvent qualifiée, des engagements chrétiens qui leur font apprécier encore mieux tout ce qu’ils ont reçu. Plusieurs ont demandé au Père Dehon de venir bénir leur mariage. Pères de famille, à leur tour aux prise avec les exigences de l’éducation, ils lui confient leurs joies et leurs peines, ils sollicitent ses conseils, ils s’intéressent à ses activités, à ses soucis… Avec une spontanéité et une immense reconnaissance qui en disent tant, ils aiment à parler à leur « cher et vénéré Supérieur » des étapes de leur vie, famille, naissances, soucis de situation, épreuves de la guerre qui frappent de plein fouet cette jeune génération. Car de nombreux anciens de Saint-Jean mourront au front. « Je voudrais faire graver sur le marbre à Saint-Jean la liste de ces glorieux morts », écrit le Père Dehon le 25 mars 1923 à M. Leduc, Président de l’Association amicale des anciens: ce qui sera fait, et de belle manière.

L’« Aigle de Saint-Jean »

Un autre témoin de l’esprit du Collège, encore plus précieux peut-être parce qu’il en traverse toute l’histoire au long des années, c’est le bulletin qui deviendra « L’Aigle de Saint-Jean ». Il fait vraiment partie de l’Institution puisque son premier numéro paraît dès le commencement, le 24 février 1878. Semaine après semaine, sous une forme toute simple, artisanale, mais qui laisse transparaître tant de joyeuse et fière participation, pour les familles et amis ces quelques pages lithographiées retracent la vie du collège. Notons-le cependant, car c’est là une autre préoccupation permanente du Père Dehon: par ce petit journal il s’agit d’abord de rassembler quelques ressources pour aider les engagements de la Conférence de Saint-Vincent de Paul auprès des pauvres de la ville.

Très régulièrement le bulletin informe sur les activités scolaires, les résultats obtenus pas les élèves, ce qui représente une émulation vivement sentie… Il évoque la participation aux fêtes de l’Église, la réaction aux événements locaux et nationaux; il offre des essais de littérature et même d’apologétique par lesquels de jeunes écrivains s’annoncent, ou des contes et des poésies, des histoires drôles, des jeux… Un évident souci d’ouverture et de culture, beaucoup de joyeuse imagination, de bonne humeur. Bref ces pages reflètent tout ce qui rythme et qualifie la vie d’un collège qui est surtout une grande famille autour d’un Père très aimé et de professeurs motivés. « L’aigle »: c’est le signe, en quelque sorte le « totem » qui avait été choisi pour représenter l’école. Et la devise qui l’accompagnait était tout aussi fière et engageante: Monter sans forligner!

Les sombres années de la guerre 1914 - 1918 viennent tout bouleverser. Mais le désir se fait d’autant plus vif d’entretenir l’union, de soutenir les courages et tout simplement de faire circuler le plus d’information possible, de donner les adresses des soldats au front. Bien vite, grâce à la tenace créativité de Monsieur Leduc et de quelques amis, paraît le « Trait d’union: Bulletin de guerre des anciens élèves de l’Institution Saint-Jean de Saint-Quentin ». De très modestes feuilles: pour les privilégiés qui peuvent les recevoir elles sont un réconfort. Pour nous, dans leur émouvante simplicité elles ne disent que mieux la vigueur des liens d’amitié et de solidarité dans l’épreuve, dans la ferveur patriotique et dans l’espérance.

Lorsque enfin le Père Dehon, en décembre 1917, parvient à s’échapper de son exil forcé et qu’il découvre ce Bulletin, dans une belle lettre adressée à Monsieur Leduc il ne peut cacher sa profonde émotion: « Je viens de parcourir la collection du « Trait d’union », avec quelle émotion, vous pouvez le penser! Je ne savais rien des choses de France depuis trois ans, et en quelques heures je vois tomber l’un après l’autre une vingtaine de mes anciens élèves, de ceux que j’appelais volontiers mes enfants. Je ne puis retenir mes larmes… »

En 1921 pour « L’Aigle de Saint-Jean » vient enfin l’heure du nouvel envol: « l’Aigle renouvelle sa jeunesse », comme l’annonce avec fierté le Père Dehon dans son discours inspiré du Psaume 103, verset 5. L’orateur évoque les débuts: « …L’Aigle prenait une petite part au mouvement social: il protestait contre les fêtes sacrilèges du centenaire de Voltaire, il encourageait aux démonstrations en l’honneur de Jeanne d’Arc, il réfutait le socialisme. Heureux ceux qui possèdent les vieux numéros! Ils ont des pages délicieuses… L’Aigle cessa de voler quand vint la guerre… ». Mais comme toujours, c’est surtout vers l’avenir que le Père Dehon porte le regard de ses « jeunes »: « Il (l’Aigle) veut revivre. Quand un aigle vieillit, il secoue son plumage et reprend un air de jeunesse. Nous en sommes là… Notre union s’est resserrée pendant la guerre… Il faut que cette union persiste, elle nous encouragera à travailler pour le règne du Sacré-Cœur dans notre chère France » (dans « L’Aigle de Saint-Jean », 1ère année, 1 et 2, pp. 1 -3).

L’Association amicale des anciens élèves de Saint-Jean

Telle était bien l’intention de ce modeste journal: encourager l’initiative et la participation, pour faire vivre le lien de solidarité entre le collège et les familles, et parmi les anciens. C’est dans la même intention que dès 1884 le Père Dehon fonde « L’Association amicale des anciens élèves de l’Institution Saint-Jean ». L’article III des statuts de 1884 le dit bien clairement: l’Association est « fondée sur l’affection mutuelle de ses membres et sur leurs souvenirs de jeunesse, son but est de faciliter entre eux des relations et d’aider ceux de leurs camarades qui, dans des circonstances honorables, pourraient avoir besoin de recours ». Née de l’amitié vécue ensemble, elle veut la prolonger et la concrétiser dans la solidarité.

Chaque année durant les vacances d’été, ses membres vivent un moment fort: l’assemblée de l’Association. Une journée qui autour de l’Eucharistie, offre l’occasion de s’informer et de s’exprimer sur la vie de l’Association, et de faire la fête, en particulier par un repas qu’on aime appeler « le banquet »… Dans son programme pourtant de plus en plus surchargé, le Père Dehon tient à inscrire cette réunion qui correspond tellement bien à ce qu’il est, à ce qu’il aime. Il y participe le plus souvent possible et cela jusqu’aux dernières années de sa vie (1922): il s’y trouve bien, il y est vraiment heureux.

Au cours du repas il prend la parole; et c’est un moment attendu par tous avec émotion et grande attention. Il prononce alors un « toast » de vœux. Mais lui-même n’aime guère ce mot étrange, il lui préfère le plus familial « Proficiat des Romains, nos ancêtres »: pour redire à ses chers anciens son affection et sa fierté, ses souhaits. Souvent cette petite allocution s’élargit en un discours beaucoup plus important: car dans cette ambiance de confiance et de disponibilité, le Père et Directeur très aimé se trouve à l’aise pour faire partager à cette jeunesse ses engagements et ses luttes.

Applaudis avec enthousiasme, ces discours sont ensuite minutieusement reproduits dans le bulletin de l’Association. Ils comptent assurément parmi les textes les plus chaleureux et les plus représentatifs qui nous viennent de notre Fondateur. Il s’y livre lui-même, et avec beaucoup de joie: familiarité, spontanéité et humour, jeunesse de cœur, conviction et verve, immense culture aussi (lectures, voyages, congrès, relations diverses…) et surtout constante préoccupation pastorale. Année après année en effet, ces discours attestent merveilleusement ce qui est l’infatigable passion d’une vie totalement donnée: le service de Jésus et de son Règne, dans une Église persécutée, au milieu d’une société blessée par l’injustice et la haine.

Ce sont des pages très précieuses. Malheureusement elles restent presque inconnues pour beaucoup d’entre nous. Elles rejoignent les thèmes et les accents de nombreux articles du Père Dehon , ceux publiés dans sa revue « Le Règne », surtout ceux donnés à la « Chronique du Sud-Est », de 1897 à 1908. Mais elles gardent la vivacité et comme la liberté de leur origine: ces réunions de « jeunes » anciens, autour d’une table de fête, dans la joie de célébrer aussi d’autres figures marquantes du collège, professeurs, bienfaiteurs…

Une merveilleuse expérience d’éducation

Ainsi, à travers les épreuves et les joies, par le travail et surtout avec le cœur, épines cachées sous les roses, s’est développée durant de longues années une merveilleuse aventure d’éducation. Elle doit garder une bonne place dans l’héritage que nous recevons du Père Dehon. Dans l’éloge funèbre qu’il prononce à Saint-Quentin le 19 août 1925, l’Évêque Monseigneur Binet n’hésite pas à s’exprimer ainsi: « L’œuvre de prédilection du R.P. Dehon fut sans conteste l’Institution Saint-Jean, son fief, son domaine, sa chose et son bien personnel, dans toute la force du terme. Il eut la noble et sainte ambition de tous les grands éducateurs chrétiens…; il voulut y former, y façonner une belle jeunesse, marchant le front haut dans la lumière ardente de la foi, dans l’atmosphère de la vertu chrétienne et dans l’ambiance ennoblissant de la belle culture traditionnelle. La jeunesse vint à lui avec enthousiasme… Saint-Jean fut une ruche bourdonnante où se fabriqua le miel le plus exquis. Avec quelle vénération, quelle émotion, quel culte pieux, les anciens élèves du R.P. Dehon parlent de lui… Ne faut-il pas être très grand, surtout par le cœur, quand on est aimé à ce point? »

Ces paroles fortes traduisent bien ce que l’Évêque vérifiait effectivement chaque jour autour de lui: malgré l’absence du Père Dehon résidant à Bruxelles depuis la fin de la guerre, malgré tant et tant de remous, l’estime pour le fondateur de Saint-Jean ne se démentait pas du tout. Bien au contraire: le temps qui passe permettait de décanter, dans ces années décisives de première formation, ce qui a établi les fondements solides pour une vie engagée. Pour une part incontestable, l’œuvre du Père Dehon prêtre éducateur fructifiait alors dans la vie de l’Église diocésaine, dans les débats sociaux et politiques, dans l’animation culturelle.

Le discours lors de l’assemblée du 8 septembre 1907

C’est bien tout cela que nous aimerons retrouver dans le « discours » que l’on peut lire maintenant. Il compte parmi les plus importants de ceux prononcés au cours de ces réunions d’anciens.

Nous sommes en 1907, le 8 septembre. Le Père Dehon a 64 ans. Les intenses années d’activité sociale, autour de 1896 - 1900, sont passées. La préoccupation sociale demeure cependant: ainsi les réunions sociales du Val-des-Bois ont continué, d’autres à Rome même. Léon XIII est mort le 20 juillet 1903, Pie X lui succède. Surtout, d’autres priorités s’imposent au Fondateur, de très lourds nuages assombrissent la vie de sa Congrégation. En avril 1903 celle-ci est dissoute par décision du gouvernement français. C’est donc la dispersion, les liquidations à travers de nombreuses séances d’instruction; les procès s’enchaînent : une longue et terrible épreuve pour le Fondateur. En 1905 les biens de Congrégation à Saint-Quentin sont vendus, il faudra les racheter en février 1906. Néanmoins l’œuvre où il investit de plus en plus toutes ses forces, sa Congrégation, s’affermit, elle se développe en Europe, en Amérique latine, au Congo. Le 4 juillet 1906 de Rome vient enfin l’approbation définitive tant attendue…

Du 31 août 1906 au 11 janvier 1907, le Père Dehon vient de parcourir une partie de l’immense Amérique du Sud, le Brésil en particulier, où sa Congrégation est présente déjà par un bon groupe de missionnaires. Dans la mouvance de ce que d’autres de ses religieux vivent en France au sein de l’usine de Léon Harmel au Val-des-Bois, ils assurent notamment la présence sacerdotale dans des filatures de l’Etat de Pernambouc, à Camaragibe près de Récife, à Goyanna. Et au matin même de ce 8 septembre 1907, lors de la célébration eucharistique c’est un de ces missionnaires, le Père Paul Cottart, qui prononce le sermon. Il souligne le saisissant contraste qu’il déplore entre la situation religieuse du Brésil et celle, marquée par le rejet anticlérical, qui alors accable la France. Le Père Dehon s’y réfère dans son discours.

Du Brésil, le 11 octobre 1906 il envoie à sa chère revue la Chronique du Sud-Est un court article sur « une forme de la coopération chrétienne au Brésil » (cf. OSC vol. 1, pp. 662 - 664). Il y dit toute son admiration pour l’esprit associatif qui dans ce jeune pays unit patrons et ouvriers: pour les multiples initiatives d’animation (écoles, magasins, culte, police, salubrité…) et pour l’organisation des services sociaux (caisses, assurances de maladie et de vieillesse, etc…) dans la cité ouvrière de Goyanna où quelques-uns de ses religieux travaillent. « Voilà des essais hardis de démocratie chrétienne, et les fruits en sont excellents. Méditons cela en France… La religion est toujours bienfaisante. Elle sait donner à la vie sociale la paix et le bien-être ». Trois mois plus tard, toujours dans la Chronique, il traite des « cercles ouvriers dans la République d’Argentine » (ibid., pp. 665 - 666). Et en août-septembre 1907, à l’époque de la réunion de Saint-Quentin, dans des « Impressions d’Amérique » il compare Paris à Buenos Aires: Paris qui passe souvent pour « la grande ville par excellence » lui semble une bien « petite ville », encombrée et malsaine, en face de la vitalité, de l’organisation pratique de beaucoup des grandes cités qu’il vient de visiter… (ibid. pp. 667 - 670)

En décembre 1900, sous le titre La rénovation sociale chrétienne le Père Dehon a publié les neuf Conférences qu’il a données à Rome, entre 1896 et 1900. Ce livre élargit l’audience que ce « cours public » sur les questions sociales avait reçue dans la Ville éternelle, et par les échos de presse et les revues, à travers la France et l’Italie. Il vient d’être réédité par les soins du Centre d’Etudes de Rome (2001). Plusieurs d’entre nous ont exprimé leur joie, même leur surprise de (re)découvrir un Père Dehon aussi alerte, aussi engagé, aussi pertinent et actuel. C’est ce Père Dehon précisément qu’on aura plaisir à retrouver dans le discours ici reproduit.

Dans les thèmes, dans l’esprit et jusque dans quelques formulations, on sera sensible à la « jeunesse », à l’ouverture de l’orateur, à sa conviction et à son étonnante capacité de mobiliser les énergies des jeunes. Ainsi par exemple sur l’amour du peuple, sur l’écoute effective de ses aspirations légitimes à plus de justice pour tous, sur sa dignité et sa capacité croissante à participer efficacement à la vie du pays, sur l’amour de la patrie; ou encore sur l’évolution résolument positive vers la démocratie républicaine, sur le « ralliement » des catholiques français à la République, sur l’organisation sociale (les associations, les mutualités, le salaire…) et sur l’engagement politique pour une paix sociale et religieuse en France… Tout cela, en Église, avec enthousiasme et ferme fidélité à l’égard du Magistère, et pour vivre aujourd’hui l’Évangile du Christ, cette Bonne Nouvelle de l’Amour que l’on célèbre dans l’Eucharistie et qui doit transformer les cœurs et la société.

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Le P. André Perroux scj (Province de l’Europe Francophone), après avoir été Assistant général du P. Panteghini (1979-1991), est actuellement membre du Centre d’Études, spécialement pour étudier et actualiser la spiritualité de la Congrégation. Sa tâche principale est de participer au déchiffrage et mise sur ordinateur des manuscrits contenus dans les archives dehoniennes, en particulier la très abondante correspondance.

1. Forligner: un mot du vieux français. Il vient de « fois », dehors, et de « ligne ». Il signifie manquer au devoir, sortir de la ligne de conduite tracée par un choix de vie, s’éloigner de la voie apprise des anciens, et donc déchoir, manquer à l’honneur…