Le Père Dehon éducateur
(in Heimat und Mission 1999 1 / 2, p. 14-15)

La préoccupation éducative de Léon Dehon ne commence pas avec la fondation d'un collège à St-Quentin. Elle fait partie intégrante de son ministère et de sa conception du sacerdoce. Alors qu'il n'est qu'étudiant en droit à Paris, il est membre des conférences de St-Vincent-de-Paul, fondée en l833 par Frédéric Ozanam, béatifié en 1997. Avec un prêtre de la paroisse St-Sulplice, M. Prével, il est engagé dans "l'œuvre de la doctrine chrétienne" qui se propose, comme l'on disait à l'époque, de catéchiser les milieux populaires. C'est une sorte de laboratoire d'essai pour Léon Dehon. Au catéchisme proprement dit, il ajoute l'histoire sainte. Ici se remarque sa sensibilité biblique qui marque fortement son œuvre spirituelle. Comme étudiant, avec son ami Léon Palustre, il lit tous les matins la bible dans le commentaire de Dom Calmet.

Cet engagement de l'étudiant, entre 1800 et 1863, dénote une attention aux milieux défavorisés. Il est préoccupé à la fois par une transmission compétente de message évangélique et une approche pédagogique adaptée aux milieux non scolarisés. Cette préoccupation va le mettre en contact avec des personnalités importantes de l'époque, comme Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans ou le Père Gatry qui à réintroduit en France l'Oratoire de Bérulle. Ces personnalités sont conscientes des déficits de l'Eglise de France en matière de formation, d'éducation, d'évangélisation populaire. De cet engagement à Paris et de ces rencontres naîtra chez le jeune étudiant le projet de ce qu'il appellera plus tard "une œuvre d'étude" (NHV, I, 73).

Ce projet que Dehon portera longtemps en lui, est traversé par une double préoccupation. D'abord la volonté, à un moment où triomphe l'exactitude scientifique, de donner au message chrétien toute sa crédibilité par une forte et exacte compréhension de son contenu. Mais ce souci intellectuel s'accompagne d'une meilleure communication qui tienne compte des cultures, des mentalités. Pour Dehon, la parole de Dieu n'est pas une abstraction, mais le résultat d'une rencontre entre l'histoire sainte et des hommes qui s'en imprègnent. "On perd son temps, expliquera-t-il plus tard, en parlant au peuple de manière abstraite et philosophique" (IVHV, X, 122). La méthode dehonienne développe une pédagogie du concret qui s'appuie sur des récits bibliques, sur des vies de saints ou des souvenirs de ses propres voyages. Il en tire un enseignement, une leçon pourrait-on dire. C'est une méthode apologétique et quelque peu moralisatrice. Mais elle est efficace.

Arrivé à Rome en 1865, l'étudiant en théologie continue ce type d'engagement éducatif en faveur des milieux défavorisés. Avec d'autres condisciples, il fonde à cet effet l'œuvre Ste-Catherine dont il assure la présidence. C'est donc tout naturellement et en parfaite continuité avec le passé qu'il s'investit dans cette direction dès son arrivée en novembre 1871 comme vicaire à St-Quentin. Dès le mois de juin 1872, il ouvre un patronage qui deviendra l'œuvre St-Joseph. Le vicaire se situe ici dans la lignée des patronages dont l'initiative remonte en 1797 à un prêtre de Marseille, l'Abbé Allemand. Mais c'est en référence au célèbre patronage de Montparnasse à Paris, fondé par Le Prevost et Maurice Maignen, qu'il faut situer l'initiative de Léon Dehon.

Il ne faut donc pas se tromper sur la portée de ce patronage que les beaux esprits auraient tendance à regarder de haut. Dans la perspective du vicaire, il ne s'agit pas seulement d'une entreprise de loisirs pour des jeunes désœuvrés, notamment le dimanche. Le projet est autrement plus ambitieux dans la mesure où il vise une œuvre d'éducation populaire au profit d'une formation humaine et chrétienne. A ce titre elle implique toute la société. Dans un rapport du 13 juin 1875, l'abbé Dehon expose clairement ses perspectives "Trop de personnes", écrit-il, "se méprennent et s'imaginent que nous n'avons pas d'autre ambition que de faire jouer honnêtement quelques enfants le dimanche. Nous portons nos vues plus haut. Notre but, c'est le salut de la société pour l'association chrétienne" (NHV, XI, 124).

Par cette dernière phrase, Dehon signifie que son projet consiste à recréer le tissu des associations, des groupements de chrétiens que la Révolution française avait supprimés. A ses yeux, le christianisme doit être en prise sur toute l'existence, ce que facilitent précisément les associations et que ne produit pas la seule assistance aux offices du dimanche. Dans un rapport de 1875 sur l'état du diocèse de Soissons, Dehon précise clairement sa pensée sur ce point quand il écrit : "les conditions ordinaires du ministère paroissial sont insuffisantes pour assurer la persévérance des Jeunes gens" (Œuvres Sociales, O. So. to. IV, p. 185). Paroles prophétiques qui gardent toute leur actualité et qui auraient dû servir de garde-fou à la congrégation dehonienne pour qu'elle ne privilégie pas massivement comme elle l'a fait le ministère paroissial ordinaire. Sur ce point comme sur d'autres, le fondateur n'a guère été entendu par ses disciples. Le patronage, en tant qu'œuvre de jeunesse, se voulait une première réponse à cette carence pédagogique d'une Eglise prisonnière d'une stratégie paroissiale.

En ce sens, cette fondation n'est que le 1er étage d'un ensemble qui vise la formation intégrale de l'homme et du chrétien que Dehon appellera "le relèvement chrétien et l'apaisement social " (O. So. to. IV, p. 238). Dès 1873, il agrège le patronage à l'œuvre des cercles catholiques d'ouvriers fondée en 1874 par A. de Mun et R. de la Tour du Pin, originaire du diocèse. Le Père Dehon signifie ainsi sa volonté d'engager toutes les classes sociales, notamment patronale et intellectuelle, dans l'œuvre éducative et évangélisatrice qui correspond à un "relèvement social et professionnel" (NHV, XI, 73) selon une autre formule très significative. C'est ce projet ambitieux qui va le lier à St-Quentin, et non comme on la dit souvent une œuvre récréative pour enfants. Au point, comme il le souligne souvent, d'y fonder sa congrégation ; c'est dire qu'il faut situer la congrégation dans la logique de cette fondation.

Pour Dehon, l'œuvre St-Joseph autour du patronage n'est que la 1re pierre, la pierre d'angle de toute son œuvre, le socle sur lequel s'édifient selon une construction cohérente, les autres projets, notamment son souhait de vie religieuse. Le patronage n'est pas la contrainte extérieure qui aurait retenu Léon Dehon à St-Quentin, l'empêchant de trouver ailleurs sa voie. Plus profondément, il faut voir dans l'œuvre St-Joseph, du fait de sa visée éducative, le fondement des engagements et des fondations futures. Ce qui viendra ultérieurement, notamment la fondation des Oblats du Sacré-Cœur, s'inscrit dans ce projet pédagogique global. La congrégation lui donne en quelque sorte son armature spirituelle, à savoir la spiritualité du Coeur de Jésus. C'est un seul et même projet d'éduquer qui est ici à l'œuvre : donner à l'homme toute sa dignité humaine et spirituelle.

Yves Ledure, S.C.J.

La Maison du Sacré Coeur