**158.15** **AD B.17/6.12.15** Ms autogr. 4 p. (21 x 13) **De Mr Demiselle** //Soissons 9 juin 1870// Mon cher abbé et ami, La conduite de la minorité dans le Concile me parait de plus en plus inqualifiable; non pas que je voie avec déplaisir qu'ils fassent valoir leurs raisons, mais crier à l'op­pression, quand ils prennent à tâche d'accabler leurs collègues par d'interminables discussions, des redites sans fin sur une question débattue à satiété dans de gros livres et dans des brochures; se poser en victimes quand eux-mêmes font subir aux autres les tortures de leurs violences, de leur acrimonie, de leurs récriminations plus qu'in­convenantes, en vérité, c'est trop abuser de la liberté qui leur est laissée dans une si large mesure. Il n'est aucun corps délibérant qui pousserait si loin la condescendance pour une minorité. Dieu a ses desseins. Il était nécessaire que l'on connût le fond de certaine âmes. «Erit in signum cui contradicetur, ut revelentur ex multis cordibus cogitationes»1. Espérons que l'Eglise sera purgée pour toujours de ce levain de gallicanisme qui la déparait depuis trop longtemps. Serait-ce au prix de défections partielles qui vien­draient affliger l'Eglise? Peut-être. «Oportet haereses esse, ut qui probati sunt, mani­festi fiant in vobis»2. Pauvres gens qui transportent dans le gouvernement de l'Eglise les idées qu'ils se sont faites touchant les gouvernements civils. Ils sont ce qu'ils ap­pellent libéraux en politique, ils veulent l'être en religion: et ils s'aheurtent à cette malheureuse idée avec une opiniâtreté qui, jointe à l'aigreur avec laquelle il la défen­dent, fait songer, malgré qu'on en ait, aux hérésiarques, tels que nous les dépeints l'histoire... Et ces âmes faibles, légères de caractère et de doctrine, qui se laissent fasciner par ceux qu'ils regardent comme des génies supérieurs, comme si le génie (quand génie il y aurait) pesait quelque chose quand il est question de dogme et de révélation; gens qui compteraient volontiers les voix dans un Concile d'après le nombre d'âmes que chaque évêque peut compter dans sa circonscription. Le spectacle que présente cette minorité me fait mal. Que serait-ce si je pouvais voir toutes les ficelles qu'ils remuent derrière la toile, et en particulier ces Matriarches qui voudraient transformer certains salons en autant de Conciles au petit pied3. J'espère toujours que le gouvernement français aura le bon esprit et le bon sens de ne se mêler en rien de ce qui regarde le Concile, malgré l'appel au bras séculier, qui a scandalisé même les impies. Où peut conduire l'orgueil de faire prévaloir son opinion et de se poser en chef d'école ou de parti, pour ne pas dire chef de secte4. Vous voudrez bien être l'interprète de mes sentiments aussi affectueux que respec­tueux auprès de Mr le Supérieur. A l'occasion, offrez mes hommages â MMgr de Beauvais et de Rodez. Un bon souvenir â MM. Deladone et Sabathier. Je prends acte de la promesse de M. Desaire et je compte sur vous deux aussitôt que vous serez libres, et je désire que ce soit bientôt. Il est temps du venir respirer la fraîcheur sous notre climat du nord. On nous annonce le retour de Mgr de Soissons pour faire l'ordination du 10 juillet. Je suis bien à vous en N. S. Demiselle 1 «Il sera un signe contesté pour que soient dévoilés les pensées de bien des cœurs» (Lc 2, 34-35). 2 «Il faut qu'il y ait des divisions... afin qu'on voient ceux d'entre vous qui résistent à cette épreuve» (1 Cor 11,19). 3 On désignait ainsi, ironiquement, les dames de la haute société (romaine ou parisienne) qui tenaient salon où l'on discutait, souvent âprement, pour ou contre l'infaillibilité. 4 Plusieurs gouvernements européens essayaient, en effet, de faire pression diplomatique pour inflé­chir les discussions et décisions du Concile, notamment à propos des chapitres sur les pouvoirs de l'Eglise en matière civile, sur la souveraineté temporelle du Pape, et sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Ainsi l'Autriche et la France. Plusieurs évêques français de la minorité désiraient que le gou­vernement impérial intervienne pour engager le Pape et le Concile à plus de modération. Le ministre français Daru envoya une note et un memorandum, qui provoqua remous et agitation en plusieurs pays. Mais Pie IX n'admit aucune intervention et tout se calma peu à peu. En France, Emile Ollivier remplaça Daru»: «Daru se retire, Ollivier remplace, concile libre» annonçait une dépêche le 18 avril (cf Aubert o. c. pp. 347-348). * Longue citation de cette lettre en NHV VII, 147-149.