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B.18/9.1.8

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

A son frère Henri

Argos 20 8bre

Mon cher ami1,

je désire avoir sur ton intérieur des détails que l'on ne me donne pas et pour t'engager à m'écrire je t'envoie cette lettre qui sera courte parce que je suis fatigué et que je ne puis la remettre pour qu'elle vous arrive à temps.

Partis d'Athènes lundi seulement, nous sommes à notre cinquième jour d'excursion2. Ce voyage a un caractère singulier et original: nous avons à notre service un drogman, un cuisinier et deux agoyates ou do­mestiques, puis trois chevaux et trois mulets; notre bagage est considéra­ble, car nous avons avec nous un véritable hôtel ambulant, lit, batterie de cuisine, provisions, etc… Nos hommes ont le pittoresque du costume grec: jupe et veste blanche et toque et chaussures rouges. Tout cet atti­rail, qui te paraît sans doute exagéré, est de la plus stricte nécessité. La Grèce, hors d'Athènes, ne connaît pas les hôtels. Quand nous arrivons le soir dans un de ces villages qui ont remplacé les villes historiques, notre guide installe le mobilier dans le grenier que nous cède une famille et le rez-de-chausée est occupé par nos chevaux et mulets, nos hommes pas­sent la nuit sous le plus beau des ciels, sous ce ciel qui, depuis notre dé­part d'Athènes, n'a pas eu la moindre tache. Ce ciel pâle et transparent, sur lequel se découpent les montagnes dont le pays est semé, est le plus grand charme de la Grèce: je ne puis te rendre l'effet qu'il produisit sur nous quand du haut de l'Acropole de Corinthe nous dominions les deux mers azurées; nous avions à nos pieds cette ville jadis opulente, dont un tremblement de terre a récemment consommé la ruine. Au nord étaient les montagnes poètiques de l'Hélicon et du Parnasse, le Pentélique, l'Hymette, Salamine; au midi tout le Péloponnèse.

Sans doute, ce pays offre quelques déceptions: parmi ses villes quelques-unes n'ont laissé que des ruines informes; mais en revanche, quel charme de vivre dans ce monde que notre enfance regardait comme imaginaire: comme ce ciel rend merveilleux ces sites charmants où les buissons sont de lauriers roses et où chaque plante est une révélation pour nous autres, habitants du Nord.

D'ailleurs, les monuments qui restent sont d'une science et d'une har-

monie si parfaites qu'on oublie qu'ils ne sont pas nombreux et qu'ils suf­fisent à occuper l'esprit. Athènes est un séjour délicieux, dans la plus ra­vissante situation: toute la ville ancienne est tracée sur le sol et ses plus beaux temples sont debout. La ville moderne a un certain air de prospé­rité; le reste de la Grèce est presque ce qu'il était il y a deux mille ans. La simplicité des moeurs est inimaginable: de routes, point de traces, nous courrons sur la terre telle que Dieu l'a faite, à travers les rochers et les torrents; il en a toujours été ainsi en Grèce, même au temps glorieux de Périclès.

Nous n'avons rien à craindre du peuple qui est doux, ni des animaux qui sont bien inoffensifs, car ceux que nous rencontrons le plus souvent sont de douces tortues qui rentrent leur tête sous leur carapace à notre approche et qui se croient alors invisibles; j'en voudrais emporter pour en peupler tes jardins, mais j'y renonce, il y a trop d'obstacles.

Je serais bien heureux de recevoir de toi et de Laure une lettre à Athè­nes.

Je vous embrasse tous deux dans cet espoir; embrasse bien pour moi papa et maman et communique-leur ma lettre. J'attends de leurs nou­velles à Patras.

Palustre me recommande de ne pas l'oublier près de vous tous.

Ton frère dévoué

L. Dehon

1 Il s'agit de son frère aîné Henri, marié à Laure Longuet depuis le 30 mai et qui na­turellement était occupé à son installation à La Capelle.

2 Du 13 au 20 octobre: 13-16, visite d'Athènes - Eleusis et Mégare, le 17 - de Mé­gare à Corinthe, le 18 - Corinthe et Sicyone, le 19 - Cléones, Némée, Mycènes, le 20 - Selon le VO, ils sont arrivés à Argos, le 21 à 4 h 1/2. VO IV, 11-37; NHV III, 10-29.