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LE DEVOIR DES CATHOLIQUES RELATIVEMENT AUX ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES

Des associations professionnelles, leur nécessite et leur organisation

C'est un cas de conscience que je propose ici. En voici la formule: Est-ce un devoir de fonder des associations professionnelles?

Si le devoir existe, l'avons-nous rempli jusqu'à présent comme nous le devions?

Je n'hésite pas à répondre: c'est un devoir, et je vais m'appliquer à le démontrer.

Je le prouverai par l'autorité du Souverain Pontife et par des motifs de raison.

Nous avancerons pas à pas.

Déjà dans l'encyclique Humanum genus, au 20 avril 1884, sept ans avant la publication de l'encyclique Rerum novarum, Léon XIII avait indiqué le devoir d'établir des associations professionnelles.

«Il y a une chose, disait-il, sagement établie autrefois par nos aïeux et abandonnée depuis, qui peut aujourd'hui servir d'exemple et de modèle. Nous voulons parler des corporations ou collèges d'artisans, établis pour protéger les mœurs et les intérêts temporels des ouvriers sous la direction de la religion. Ces corporations si utiles autrefois le seront davantage encore aujourd'hui, parce qu'elles ont une opportunité toute particulière pour briser la force des sectes.

Les pauvres prolétaires, outre qu'ils méritent par leur situation la pitié et les consolations de la charité, sont particulièrement exposés à toutes les séductions et à toutes les tromperies. Il faut donc les aider et les inviter à entrer dans des associations honnêtes, de peur qu'ils ne soient entraînés dans les mauvaises.

A cause de cela, nous désirons (magnopere vellemus) que des corporations en rapport avec les conditions de notre temps soient rétablies, sous les auspices et le patronage des évêques pour le salut du peuple (ad salutem plebis) ».

Léon XIII indique ensuite ce qu'il attend de ces associations: «Une aide à la classe honnête des prolétaires, une sauvegarde pour les enfants et les familles, la conservation de la religion et des mœurs».

Ces paroles de l'encyclique Humanum genus impliquent-elles une obligation de fonder des associations professionnelles? Cela nous paraît indubitable.

Sans doute Léon XIII semble n'indiquer qu'un désir, un vif désir «summopere vellemus» et cela suffirait déjà à condamner l'inaction d'un grand nombre.

Mais il y a plus, l'ensemble des paroles de Léon XIII implique un devoir formel. Ces associations, nous dit-il, sont appelées à briser les forces des sectes (ad elidendas sectarum vires). Elles empêcheront les prolétaires d'être entraînés dans les associations mauvaises (ne pertra­hantur ad societates turpes). Elles procureront le salut du peuple (ad salutem plebis). Elles procureront au peuple ces avantages que nous avons énumérés plus haut avec Léon XIII, « une aide pour les prolétaires, une sauvegarde pour leur famille, la conservation de la religion et des moeurs».

Quand une institution est présentée dans ces conditions par le Pape, qui a la suprême direction de l'Eglise et des âmes, il y a bien des personnes qui sont obligées de l'établir.

Il y a d'abord les pasteurs des paroisses, parce qu'ils ne peuvent pas mépriser un moyen de briser l'action des sectes, de sauver les âmes et d'aider ceux qui souffrent, sans engager gravement leur conscience.

Il y a les patrons et les chrétiens notables, qui ont un devoir de paternité analogue à la charge des âmes qui incombe aux pasteurs.

Il y a les ouvriers chrétiens mêmes qui n'ont pas le droit de négliger leur propre salut et le bien de leurs enfants.

L'encyclique Rerum novarum, publiée sept ans plus tard, en 1891, nous fournit un argument non moins inéluctable.

Dès le commencement, elle expose le péril social, et elle proclame qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, qui sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritées.

Pour remédier au mal, il faut en rechercher les causes, et la principale, avec l'athéisme des lois et des institutions publiques, c'est «la destruction au siècle dernier des corporations anciennes, par suite de laquelle les travailleurs isolés et sans défense se sont vus peu à peu livrés à la merci de maîtres parfois inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée».

Et vers la fin de l'Encyclique, Léon XIII explique longuement le remède au mal. Il décrit les associations, leurs avantages, leur organisation, et il ajoute que «les chrétiens résoudront facilement la redoutable question sociale, s'ils entrent dans cette voie des associations où leurs pères et leurs ancêtres trouvèrent leur salut et celui des peuples».

Ceux qui tiennent en mains un remède facile à un si grave péril personnel et social et qui n'y ont pas recours, ne manquent-ils pas au plus grave de leurs devoirs?

Ce que Léon XIII a dit dans ces deux encycliques, il l'a souvent répété, et notamment dans son discours au pèlerinage des ouvriers français en 1889. «Ce que nous demandons, disait-il, c'est qu'on cimente à nouveau l'édifice social ébranlé, en revenant aux doctrines et à l'esprit du christianisme; en faisant revivre, au moins quant à la substance, et sous telles formes que peuvent le permettre les circonstances actuelles, ces corporations d'arts et métiers, qui, jadis, informées de la pensée chrétienne, et s'inspirant de la maternelle sollicitude de l'Eglise, pourvoyaient aux besoins matériels et religieux des ouvriers…».

Cimenter l'édifice social ébranlé, quand on peut le faire, c'est là certes un devoir de premier ordre.

Léon XIII n'a pas seulement donné le précepte, il en a indiqué les motifs.

« L'Eglise, dit-il, ne se laisse pas tellement absorber par le soin des âmes, qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle. Elle veut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures. Elle veut les aider par toutes sortes d'œuvres, mais particulièrement par les corporations, destinées à protéger, sous la tutelle de la religion, les intérêts du travail et les mœurs du travailleur…».

Léon XIII ne se contente pas d'indiquer la voie, mais il veut qu'on aille vite, et il stimule notre apathie.

« Que partout donc, disait-il aux ouvriers français en 1891, que partout on agisse sans plus consumer un temps précieux en de stériles discussions!».

« Que chacun, dit-il dans l'encyclique Rerum novarum, se mette à la tâche qui lui incombe, et cela sans délai: en différant le remède, on rendrait le mal incurable».

L'épiscopat et la théologie font écho au Souverain Pontife. S. E. le cardinal Langénieux dans son discours à l'assemblée diocésaine de Charleville faisait le procès à la tiédeur, à la lassitude, au décourage­ment.

«N'attendons pas, disait-il, je ne sais quelles circonstances plus opportunes… Prêtres et laïques dévoués, faisons des oeuvres, le salut est à ce prix». Il ajoutait: «Le prêtre qui a charge d'âmes ne peut plus se contenter d'exercer autour de lui son ministère ordinaire; il doit se livrer aux oeuvres nouvelles nécessitées par le besoin des temps».

Le R. P. Lehmkuhl, au nom de la théologie, dit aussi: «Les changements survenus dans la situation sociale et dans les dispositions des hommes, entraînent nécessairement un changement de procédés dans le soin des âmes… De là la nécessité pour les prêtres et pour les laïques chrétiens de créer des oeuvres nouvelles qui répondent aux besoins actuels des âmes et de la société… Ce serait pour un pasteur oublier entièrement son devoir que de ne pas établir et développer vigoureusement des associations dans sa paroisse».

Il n'y a donc aucun doute possible, c'est un devoir de conscience pour les prêtres et pour les laïques chrétiens d'établir dans les paroisses des associations, et notamment les associations professionnel­les indiquées par Léon XIII.

Mais que faut-il penser des syndicats? Sont-ils bien un achemine­ment à ces oeuvres corporatives que nous devons fonder?

Il est bien vrai que ce nom de syndicat sonne mal à certaines oreilles. Pour les uns, il éveille l'idée d'un groupement révolutionnaire, et pour d'autres, il ne représente qu'une association mercantile.

Il est parfaitement vrai qu'il y a des syndicats qui ne sont que cela, mais vraiment les condamner tous, parce que quelques-uns sont défectueux, ce serait montrer trop d'étroitesse d'esprit.

Pour les catholiques, le syndicat doit être le premier pas pour refaire des corporations chrétiennes dans le monde du travail. C'est la seule concession que la loi nous accorde pour exercer légalement le droit d'association supprimé en 1791.

D'ailleurs, si vous trouvez que le nom de syndicat sonne mal, tournez la difficulté. Il semble que la loi de 1884 ait prévu vos scrupules en vous fournissant un synonyme. Elle dit dans son article 2: «Les syndicats ou associations professionnelles peuvent se consti­tuer librement». Faites donc des associations professionnelles. M. Lemire vous donne l'exemple. Il a fondé autour d'Hazebrouck des associations agricoles. Il ne les appelle pas des syndicats. Elles n'en profitent pas moins des libertés accordées par la loi de 1884.

Mais voici une autre grosse objection. Cette loi de 1884 est bien étroite, est-ce bien la peine d'en user? Elle semble n'aboutir qu'à des achats d'engrais ou à des clubs illégaux et révolutionnaires. Elle interdit toute action religieuse.

Il y a là des exagérations qui ne sont pas exemptes de quelque parti pris. Sans doute la loi de 1884 est incomplète et insuffisante, mais on peut déjà à sa faveur retrouver en grande partie les avantages des corporations chrétiennes.

Il n'est pas exact d'abord que la loi de 1884 exclue toute action religieuse. Elle dit seulement que « les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts économi­ques, industriels, commerciaux et agricoles» (art. 3).

Mais vraiment peut-on traiter de ces intérêts divers sans toucher aux questions morales et religieuses? La question du repos hebdoma­daire, celles du juste prix et du juste salaire et cent autres, ne sont-elles pas à la fois économiques et morales. Le Play est un économiste et qui a parlé plus que lui de la religion? Charles Perrin et bien d'autres ont traité de l'union intime de la religion et de l'économie sociale. Qui peut nous empêcher d'entendre la loi dans ce sens large?

Et puis les syndicats de la loi de 1884 ne se doivent pas seulement considérer en eux-mêmes, mais dans tout ce qui les entoure et les complète.

Ils ont pour but direct l'étude et la défense des intérêts économiques, c'est déjà beaucoup.

La loi elle-même prévoit, dans son contexte des institutions profession­nelles annexes, des cours, des bibliothèques, des offices de renseignements. Elle prévoit encore des institutions de prévoyance et d'assistance, caisses de secours mutuels, de retraites et d'assurances, et elle indique la méthode pour les fonder. Vous voyez que le champ s'élargit. Elle insinue encore qu'ils peuvent constituer des conseils d'arbitrages. Vraiment ce champ d'action n'est pas trop à dédaigner.

Il est vrai que les caisses à fonder ne pourront pas posséder d'immeubles, ni même, suivant l'interprétation ministérielle, recevoir des dons et des legs. C'est regrettable sans doute, mais commençons par les doter de valeurs mobilières.

Il manque encore l'action religieuse directe, et si l'on veut l'action commerciale. Mais pour cela ne reste-t-il pas le droit commun? Voulez-vous faire commerce, fondez à côté du syndicat une coopérati­ve ou un économat. Voulez-vous prier ensemble et partager tous les avantages que vous offre la religion, ayez à côté du syndicat la confrérie et allez ensemble à l'église entendre les enseignements de la religion, assister au divin sacrifice et recevoir les sacrements.

Une grosse question encore est de savoir si les syndicats seront mixtes ou séparés. Mon Dieu, il me parait bien facile encore de s'entendre là-dessus. Qu'est-ce donc qu'un syndicat? C'est une association qui a pour but l'étude et la défense des intérêts communs. Mais il y a des intérêts qui sont communs aux seuls ouvriers, et il y en a d'autres qui sont communs à toute la profession, aux patrons et aux travailleurs. C'est trop évident, et je vous laisse le soin de les énumérer. Il est donc juste que les ouvriers puissent s'unir et se concerter, et il n'est pas moins juste que les divers membres de la profession puissent s'unir tous ensemble pour étudier des intérêts plus généraux.

Voici d'ailleurs une autre considération qui rassurera, je crois, bien des alarmes.

Il n'y a pas de corporation chrétienne sans le prêtre. A-t-on assez remarqué cette direction donnée par l'encyclique Humanum genus? Après avoir rappelé les avantages et la nécessité des corporations chrétiennes, le Saint-Père ajoutait: «Nous voudrions qu'elles fussent rétablies partout sous les auspices et sous le patronage des évêques (auspiciis patron ni oque episcoporum). C'est assez clair. Les évêques ne vont pas descendre eux-mêmes dans la lice, mais c'est aux prêtres qui les représentent à réaliser les prescriptions du Saint-Père. C'est ainsi que l'ont entendu partout les prêtres les plus zèlés.

Et il me semble que toute la querelle sur les syndicats séparés ou mixtes tombe devant cette considération. De syndicats chrétiens absolument séparés, il n'y en a pas. Le syndicat ouvrier, là où les circonstances de temps et de lieu ne permettent pas davantage, a le prêtre pour conseiller. Il n'est donc pas isolé, il n'encourt pas la malédiction du Vae soli. Il ne sera pas révolutionnaire. Il peut porter d'excellents fruits, soit par l'étude, soit par les oeuvres d'assistance et de prévoyance. Quant au syndicat complet, ou au syndicat patronal isolé, ils peuvent tout aussi bien prendre des mesures iniques que le syndicat ouvrier, s'ils ne sont pas guidés par les conseils de la religion.

L'idéal indiscutable, c'est l'union de tous, l'employeur, le travail­leur et le prêtre, c'est le funiculus triplez loué par l'Esprit-Saint. Mais il n'empêche pas que les catégories différentes aient des réunions distinctes pour étudier des intérêts divers sous le contrôle de la morale religieuse.

A l'œuvre donc. N'hésitons pas tant, ou bien nous serons devancés par les ennemis de Dieu et de l'ordre social. Chez nos voisins, Anvers s'est mise la première à l'œuvre et elle a eu bien vite 9.000 ouvriers catholiques inscrits dans ses gildes protectrices. A Gand, les catholi­ques ont hésité, ils ont laissé prendre les devants aux socialistes, et ceux-ci avaient 3.000 associés quand les catholiques n'en avaient que 1.600. C'est une place perdue à reconquérir, et l'on sait ce qu'il en coûte.

En France, les statistiques accusent de 1.800 à 2.000 syndicats agricoles, et dans ce nombre on n'en compte guère plus que 150 qui reçoivent leur impulsion des catholiques. Le terrain était libre et nous sommes en train de le laisser occuper par d'autres, pendant que nous nous livrons à des discussions byzantines.

Il faut donc agir. Le temps presse. Trop longtemps nous avons vécu de l'esprit gallican. La déclaration de 1682 excluait le prêtre de toute action sociale. Le clergé et les catholiques se sont abandonnés à ce courant. Qu'en est-il résulté? C'est qu'ils ne comptent plus dans la vie publique. Tout le mouvement intellectuel et social depuis deux siècles s'est accompli en dehors de l'Eglise et même contre elle. «Les ministres du Christ, comme dit Mgr Ireland, avaient pris leurs quartiers d'hiver dans les sacristies et dans les sanctuaires». Pendant ce temps-là le monde marchait à pas de géant et il semblait que l'Eglise n'eut rien à voir à sa transformation.

Ce n'était rien moins qu'une hérésie, l'hérésie du libéralisme.

Il faut maintenant que l'Eglise rentre dans la vie sociale, pour y faire régner la justice. Mais le peuple est porté à lui dire: Nous ne vous connaissons pas, vous ne vous êtes pas occupés de nous depuis longtemps, nous avons cherché d'autres amis.

Le moyen de rentrer dans la vie sociale, ce sont les associations professionnelles.

Le Saint-Père engageait bien les catholiques, dans son Encyclique de 1885 sur la Constitution chrétienne des Etats à prendre une part active à la vie communale et politique. Pour cela, il faut gagner les électeurs, et comment les gagner sans leur témoigner un intérêt réel, sans les grouper, sans s'occuper de leurs affaires?

Sans aucun doute, c'est là la voie à suivre: Il faut refaire une société chrétienne en commençant par des associations professionnelles.

L'œuvre des oeuvres aujourd'hui est l'œuvre électorale. Toutes les autres doivent y aider. Les syndicats lui apporteront un des plus puissants concours, et peut-être sans eux n'aboutira-t-on pas. Le ministère ordinaire, les missions mêmes n'ont pas d'action sociale. Les populations votent aussi mal après la mission. Elles sont gallicanes comme l'a été le clergé. Pour elles, la religion n'a plus rien à voir à la vie sociale.

Prouvons-leur par les syndicats que nous sommes au contraire leurs amis, leurs vrais conseillers et leurs meilleurs auxiliaires, et nous aurons reconquis leur confiance.

La presse et les corporations, dont le noyau est le syndicat, sont notre meilleure espérance. Leur propagande s'impose comme un moyen de salut et comme un devoir sacré.


Le règne du Cœur de jésus dans les âmes et dans les sociétés, février 1896, pp. 53-62.

VERTUS SOCIALES

Nous voudrions retrouver en France un pouvoir chrétien. Le souvenir du baptême de la France aiguillonne ce désir. La grâce que nous avions reçue de Dieu en 496, c'était un régime social chrétien inauguré par Clovis et organisé par les évêques sous nos deux premières dynasties.

Le droit chrétien, à l'apogée de son règne nous a donné le plus grand siècle de notre histoire, le Mile siècle.

Entravé ensuite par le réveil du droit païen, sous l'influence des légistes, il a continué à influencer favorablement notre vie sociale, pour la part d'action qu'on lui laissait encore. Ce qu'il y a de meilleur au XVIIe siècle et même dans les réformes de la Révolution est une effloraison de l'esprit chrétien. La déraison et l'immoralité du XVIIIe siècle, les folies et les cruautés de la Révolution, la tyrannie du Césarisme sont les fruits de la zizanie semée par le réveil du paganisme.

Nous aspirons à revoir une société chrétienne, avec ses institutions libérales et démocratiques, avec la pratique de la justice et de la charité envers tous, avec le culte public et social du Christ rédemp­teur. Cette résurrection il faut la mériter.

Byzance assiégée par les Turcs courait aux temples et priait, et accordait créance à diverses prophéties privées qui lui promettaient la victoire. Il fallait prier sans doute, mais aussi il fallait courir aux armes, organiser la lutte, négocier des alliances. Aide-toi, le ciel t'aidera.

Les catholiques français et surtout cette portion des demi­catholiques qui s'appellent les conservateurs, n'ont-ils pas l'apathie des Byzantins?

Si nous voulons que Dieu relève la société chrétienne française, préparons cette grâce par nos vertus sociales. Les catholiques belges agissent et Dieu récompense leur zèle. Les catholiques allemands ont fait reculer le Kulturkampf. Nous avons fait quelques oeuvres mais pas assez. Nos demi-catholiques s'en tiennent trop au chacun chez soi et chacun pour soi, quand ils ne vont pas jusqu'à railler les efforts de ceux qui font quelque chose.

Il faut agir. Nous ne pouvons guère être guidés par nos évêques sous ce régime absurde des articles organiques, qui empêchent toutes réunions, toute entente et toute action sociale, de l'épiscopat. Nous avons les enseignements de Léon XIII et ses encouragements répétés. Ces jours-ci, les évêques de la Belgique, réunis à Malines avec les hommes d'œuvres les plus actifs, traçaient tout un programme d'action sociale chrétienne.

Mettons à profit cet exemple de nos voisins.

Le voici, ce programme d'action, nous le donnons tout entier. C'est par ses oeuvres que Notre-Seigneur veut rentrer dans notre vie sociale et y rétablir son règne.

«Après examen sérieux et approfondi, la réunion arrête le program­me suivant d'œuvres sociales, à réaliser présentement.

I. - Etablissement et développement de cercles ouvriers et d'œuvres économiques qui s'y rattachent.

II. - Etablissement et développement de toutes les associations propres à compléter l'éducation et l'instruction professionnelle de la classe ouvrière, et spécialement des patronages et des écoles ména­gères.

III. - L'établissement d'unions professionnelles, qui, sans exclure d'autres éléments, recruteront leur premier noyau dans ces cercles et ces associations.

Ces unions seront mixtes ou composées d'ouvriers seulement, selon les circonstances. Quoique essentiellement économiques, elles doivent, autant que possible, avoir un caractère religieux, que l'on s'efforcera de développer.

Il faut, en outre, qu'elles soient organisées de telle manière que, sans être d'une part hostiles aux patrons ou menaçantes pour leur autorité ou leurs droits, elles fournissent d'autre part aux ouvriers un remède efficace contre les maux dont ils peuvent avoir à souffrir dans l'isolement de l'individualisme.

IV. - La création de diverses oeuvres d'épargne, de prévoyance, de secours en cas de maladie, d'accidents, de chômage et de vieillesse, et en particulier de sociétés de secours mutuels.

V. - La création des oeuvres destinées, par l'initiative privée seule ou avec le concours de la loi, à améliorer le logement des familles ouvrières, notamment celle qui a pour but d'aider l'ouvrier à se procurer une maison dont il soit le propriétaire.

VI. - La création, dans une mesure opportune, de conseils d'usine ou de conciliation.

VII. - L'établissement de sociétés de tempérance et la propagande antialcoolique.

VIII. - Les patrons et ceux qui partagent leur influence ou leur responsabilité, tels que les directeurs d'établissements industriels ou autres; les membres des conseils d'administration, et aussi les actionnaires, s'appliqueront à procurer à leurs ouvriers l'amélioration de leur condition morale et de leur condition matérielle par les moyens indiqués dans la lettre collective des Evêques au § V.

IX. - L'œuvre de la presse populaire et la création de cercles d'études sociales.

X. - Outre les oeuvres indiquées ci-dessus, on encouragera, en faveur des habitants des campagnes, l'établissement, l'extension et le perfectionnement des syndicats agricoles, créés sous des noms divers. Parmi les oeuvres de ces syndicats, les caisses Raiffeisen méritent une mention et une recommandation spéciales dans l'intérêt de la petite culture. Il en est de même des sociétés de secours mutuels qui sont particulièrement utiles aux ouvriers des champs».

Appliquons-nous à ces oeuvres. La bonne presse, l'action électorale, l'action sociale, telles sont les armes avec lesquelles nous établirons le règne du Sacré-Cœur de jésus et nous rendrons à la France ce que Notre-Seigneur lui avait donné à Reims au Ve siècle: un régime social chrétien.


Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, avril 1896, pp. 162-165.

LE ROLE DE LA RICHESSE
DANS LA VIE SOCIALE
(Neuf livraisons)

(Avril 1896)

Esquisse d'une économie sociale intégrale
Avant-propos

L'économie, au sens originaire, c'est le gouvernement de la maison. Xénophon, écrivant sur l'administration des biens privés, intitule son traité «L'économique».

L'usage a prévalu d'entendre le mot économie dans le sens général d'administration. S'agit-il du gouvernement des biens privés, on dit l'économie domestique. S'agit-il des biens de l'Etat, on dit l'économie politique.

Depuis deux siècles, on étudie sous le nom d'économie politique la science de la richesse. Le Dr. Quesnay et ses disciples, qui ont pris le nom de physiocrates ont commencé. Ils ont exalté l'agriculture comme la véritable source des richesses. L'écossais Adam Smith a continué. Son livre intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publié en 1776, a exercé une telle influence sur les esprits qu'il a valu à son auteur le titre de père de l'Economie politique. Il est plus complet que le Dr. Quesnay, il rend à l'industrie sa place légitime dans la production des richesses.

Jean-Baptiste Say, en 1803, dans son Traité d'économie politique, a donné à cette science la forme qu'elle a gardée depuis. Il la définit ainsi: «L'objet de l'économie politique est de faire connaître les moyens par lesquels les richesses se forment, se distribuent et se consomment».

Nous en sommes encore là.

Mais comment se fait-il que cette science ne date que de deux siècles ou d'un siècle et demi? Les anciens l'auraient-ils ignorée? Non, ils ne l'ont pas ignorée, mais ils ne la traitaient pas séparément.

Les anciens traitaient à la fois de tout ce qui concerne le bon gouvernement d'un Etat.

Le traité modèle, c'est celui d'Aristote. Il l'intitule «La Politique» et le divise en sept livres. Les deux premiers livres sont de l'économie politique pure. Le premier traite de la richesse, le second réfute le socialisme de Platon.

Au premier livre, Aristote condamne et réfute vigoureusement le capitalisme. La recherche de l'argent (ars pecuniativa) sans règle et sans mesure est, dit-il, contre nature. Cette recherche doit être subordon­née aux lois de l'économie politique, qui est elle-même dépendante du droit naturel et de la morale. Il est permis de rechercher la richesse pour les besoins et les convenances d'une vie honnête et par les moyens licites, agriculture, commerce, arts et métiers; mais il est inique de la rechercher pour elle-même, ou pour satisfaire ses passions sensuelles et par tous les moyens, même par la violence, la fraude et l'usure.

Au troisième livre, Aristote étudie la fin de la société civile. Ce n'est pas la richesse, nous dit-il, ce n'est pas la puissance militaire, ce sont là des moyens qu'il ne faut pas dédaigner; mais le but, c'est une vie vertueuse et heureuse (optime et becte vivere). Le philosophe païen dépasse de cent coudées tous nos économistes.

Au quatrième livre, il compare les diverses formes de gouverne­ment. Au cinquième, il traite des séditions; au sixième, de la démocratie. C'est là de la politique pure.

Le septième livre est comme un résumé où l'économie politique a une grande place. La définition qu'il donne de la propriété se rapproche de celle de l'Evangile et contraste absolument avec celle du droit romain et de l'Economie libérale: «Nous ne prétendons pas, dit le philosophe, que les biens soient communs, comme quelques-uns le voudraient, mais dans l'usage et par le fait de l'amitié (nous dirions la charité), ils deviennent communs, et aucun citoyen ne doit manquer de ce qui est nécessaire à la vie».

Au même livre, Aristote nous décrit la meilleure organisation de l'Etat, et comme toujours, le philosophe veut que les moyens soient proportionnés à la fin. «Il faut, dit-il, pour qu'il soit pourvu à tous les besoins de la société qu'elle trouve dans son sein des agriculteurs et des artisans qui produisent les aliments et les autres objets nécessaires au peuple; des hommes d'armes qui défendent la nation; des commerçants qui l'aident de leurs richesses; des prêtres qui appellent le secours de Dieu (j'aurais dû, dit-il, commencer par là); des juges qui diriment les procès et des conseillers qui pourvoient à l'utilité commune».

C'est là une conception complète de la société et de sa fin. Ce n'est pas la conception étroite des économistes qui tiennent la richesse pour le but suprême de la vie sociale.

Cicéron, dans son traité de la République, dont il ne nous reste malheureusement que des fragments, avait la même largeur de vues. Il rattache toute la politique à la morale. «Les lois humaines, dit-il, doivent être prises à la source éternellement pure du droit naturel et divin». Il donne comme règles de l'économie politique et domestique: la bonne foi, l'honnêteté, la tempérance, l'épargne. Il proclame l'influence salutaire de la religion. Il rappelle aux hommes d'Etat qu'ils ne doivent pas avoir en vue seulement la richesse, la puissance et la gloire de la nation, mais aussi et avant tout la vertu.

Tout le moyen âge a vécu de l'Economie politique d'Aristote, commentée et développée par saint Thomas et les scolastiques.

Et voici que ces derniers siècles croient avoir inventé l'Economie politique. Ils n'ont fait que la dénaturer et la réduire à cette étroitesse de vue que peuvent avoir des hommes qui oublient le ciel et les choses de la foi pour ne plus voir que la matière.

On n'étudie plus que la richesse, elle est devenue le but dominant, sinon le but unique de la vie sociale; et toute l'économie politique se réduit à trois termes: la production, la distribution et la consomma­tion de la richesse. -

Il faut entendre M. Blanc de Saint-Bonnet, un sage trop peu connu, flageller nos économistes: «La science, dit-il, qui met le but de l'homme sur le globe, est un défi monstrueux à la dignité humaine. - L'homme n'a pas été entreposé sur cette terre pour jouir, mais pour grandir par la vertu, par le travail et par l'obstacle. On ne peut pas faire d'économie politique exclusivement pour la terre. - La société n'est que pour former le genre humain et le conduire à Dieu. - La richesse repose sur le travail, le travail sur le capital, le capital sur la vertu et la vertu sur la foi» (La Restauration française).

Les plus sensés cependant de nos économistes hésitent à séparer l'économie politique de la morale. Auguste Comte lui-même y répugnait. Il considérait comme vaine toute séparation des sciences qui ont pour objet la société humaine. Il n'admettait qu'une science unique embrassant tous les aspects de cette société. «Toute étude isolée des divers éléments sociaux, disait-il, est profondément irration­nelle et doit demeurer essentiellement stérile, à l'exemple de notre économie politique». (Cours de philosophie positive, 48e leçon).

D'autres, comme J.-B. Say, Dunoyer et Bastiat, expriment, en passant, l'idée qu'il serait bon de traiter des richesses immatérielles à côté des richesses matérielles.

M. Gide, professeur d'économie politique à Montpellier et auteur d'un manuel fort remarquable par sa logique et sa clarté, est fort curieux à lire sur cette question, dans la quatrième édition de son Manuel (p. 57). «Dans nos premières éditions, dit-il, nous avions soutenu que l'idée et le mot de richesse ne pouvaient s'appliquer qu'aux objets matériels. Nous avions été déterminés surtout par cette considération que ces objets matériels peuvent seuls faire l'objet des lois de la production, de la circulation, de la consommation et surtout de la répartition, telles qu'elles sont exposées dans nos traités classiques. Nous n'avions pas assez réfléchi peut-être que cela prouve simplement que le cadre ordinaire de la science économique est trop étroit et aurait besoin d'être élargi».

Eh bien! oui, le cadre ordinaire des économistes est trop étroit, et il a besoin d'être élargi.

La plupart des économistes font absolument abstraction de la morale, et c'est aller contre la raison. Le travail, qui est le principal producteur de la richesse, la distribution et la consommation des biens sont entièrement soumis aux lois de la morale. La véritable science économique et la morale se compénétrent, comme l'avoue M. Gide. Elles n'ont pas de frontières qui les séparent. En faisant abstraction des lois morales, on pourra réunir et classer des faits économiques, on fera alors de la statistique, on ne fera pas de la science économique.

D'autres économistes, comme M. Périn ont écrit sur la richesse en imprégnant tout leur traité du sel chrétien. Ils échappent évidemment au reproche de matérialisme et de sensualisme, mais n'est-ce pas encore une concession au courant moderne? Est-il bon de traiter de la richesse matérielle séparément, même avec cette réserve? Je ne le crois pas. Il me semble que la richesse doit être mise carrément à sa place, qui est la dernière, après la vertu et les dons de l'intelligence, le vrai et le beau.

C'est ce que je veux essayer de faire dans cette esquisse d'une Economie politique intégrale.

(Mai 1896)

I. Le but de la vie sociale

Voilà ce qu'il faut rappeler au commencement de tout traité d'économie politique.

Quelle est la fin de l'homme? Quel est le concours que doit lui prêter cette grande force qui est la société civile?

La fin de l'homme: elle a ses degrés, ses étapes. Il y a une fin dernière, la fin capitale, la fin par excellence, ce qu'il faut atteindre à tout prix, même en sacrifiant les autres, si c'est nécessaire. Cette fin dernière de l'homme, c'est de sauver son âme et d'aller glorifier Dieu au ciel.

Cette fin domine toutes les autres. Elle ne peut pas entrer en comparaison avec elles. Elle les surpasse autant que l'éternité surpasse la vie des hommes, et que les droits de Dieu surpassent le bon plaisir des créatures.

Mais la fin dernière étant mise hors de pair, il y a une fin prochaine, qui a une importance bien grande, quoique subordonnée. Elle est complexe, elle est multiple. Elle comprend tous les éléments du bien-être et du bonheur relatif de la vie présente.

Elle réclame le pain quotidien, le toit et le vêtement, la sécurité, la culture de l'esprit. Elle y ajoute volontiers la richesse avec tous ses avantages, les choses de l'art avec tous leurs charmes.

Et comme le bonheur relatif qu'elle demande ne va pas sans la paix de l'âme et l'espérance d'une vie meilleure, elle exige encore la pratique de la vertu et le service de Dieu.

Telles sont les conditions de la vie humaine. Sa fin prochaine est distincte de sa fin dernière, mais elle lui est subordonnée.

La raison nous enseigne tout cela. La foi chrétienne n'a fait que confirmer ces grandes lignes de la philosophie sociale.

Les libéraux-capitalistes et les socialistes s'accordent sur le point fondamental de leur doctrine qui est le matérialisme. Ceux-ci nient les destinées extra-mondaines de l'homme, ceux-là n'en tiennent pas compte. Smith et Marx et leurs écoles se bornent à la seule considération des biens extérieurs et temporels.

Faisant abstraction, les uns et les autres, de Dieu et de l'âme, ils ne voient plus le but à atteindre, la fin nécessaire de l'homme. Dès lors, impuissants à embrasser l'ensemble de sa destinée, ils se trouvent contraints de lui présenter l'appât de la richesse, pour répondre aux aspirations invincibles vers le bonheur qui sont le fond même de la nature.

C'est là le vice inévitable de toutes les organisations sociales rêvées ou réalisées en dehors de la nature essentielle de l'homme et de sa fin dernière.

A la base de toute économie sociale, il faut mettre le but divin et la fin de l'homme. Dieu a fait l'homme pour en être connu, aimé et servi. Mais il a voulu que l'homme trouvât dans son service un bonheur relatif ici-bas dans la possession de certains biens moraux, intellectuels et matériels, en attendant la félicité de l'autre vie.

Pour atteindre cette double fin, une fin dernière et une fin immédiate, Dieu a voulu que l'homme fût aidé par la vie sociale. Il lui a donné le secours de la famille, le secours des associations particulières, le secours de la société civile. Il y a ajouté encore le secours de la société religieuse, tout embryonnaire dans le sacerdoce de la loi naturelle, plus complète dans la synagogue et portée à sa perfection dans l'Eglise.

Toutes ces formes de la vie sociale ont pour but dans les desseins du Créateur d'aider l'homme à atteindre sa fin. Elles doivent évidem­ment former un tout harmonique et coordonné.

La fin de l'homme est un ensemble harmonieux qu'on ne doit ni briser, ni séparer, ni confondre. Il y a une fin dernière et supérieure, qui n'exclut pas les autres, qui les suppose même, mais qui ne peut pas leur céder son rang. Mettez dans le corps humain la tête aux pieds et vous aurez fait un monstre. Subordonnez la fin dernière de l'homme à sa fin temporelle et vous aurez le même résultat. Supprimez cette fin dernière, vous aurez détruit sa vie supérieure pour ne lui laisser que la vie animale plus ou moins perfectionnée.

La société religieuse aidera l'homme directement à s'avancer vers sa fin dernière, mais elle ne nuira pas à ses fins subordonnées. Le Créateur n'a pas voulu nous 'imposer cette tentation formidable. Il a voulu au contraire que la recherche du bien suprême aidât même au bonheur relatif de la vie présente. Il nous a dit: «Cherchez avant tout le règne de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît». L'Eglise est la mère et la sauvegarde de la civilisation et du vrai progrès.

Les sociétés d'ordre inférieur, familles, associations, nations, ont pour but principal le bien temporel, mais elles ne peuvent pas séparer ce que Dieu a uni. Le bien temporel est subordonné à la fin dernière de l'homme. Il ne doit être recherché que dans la mesure marquée par cette subordination.

Dieu aurait pu instituer un sacerdoce familial et il l'avait fait pour l'âge patriarcal. Il aurait pu unir le pouvoir sacerdotal au pouvoir civil. Alors la famille et la société auraient eu pour but d'aider l'homme directement et pleinement à l'acquisition de toute sa fin, soit temporelle, soit éternelle.

Mais en instituant la Synagogue d'abord et l'Eglise ensuite, il a dit à la famille et à la société civile: «J'allège votre tâche. J'institue la société religieuse pour qu'elle pourvoie principalement à la fin dernière de l'homme. Vous ne pourrez pas toutefois en faire

abstraction complètement, parce que tout acte de l'homme est un acte moral et religieux; mais pour ce qui concerne ce côté de la vie, vous suivrez la direction de l'Eglise, parce qu'elle a pour but une fin supérieure à laquelle les autres doivent être subordonnées et parfois même sacrifiées. Si vous cherchez les biens temporels, soit ceux de l'esprit, soit ceux de la matière, sans aucun égard pour la direction que vous devez recevoir de la société religieuse, vous vous égarerez. Vous perdrez le bien suprême en cherchant sans ordre et sans mesure le bien temporel».

Ces réflexions toutes simples, qui ont leur fondement dans l'ensei­gnement philosophique et théologique, nous montrent clairement ce que vaut l'économie sociale séparée.

Vous croyez rendre votre économie politique indépendante en la soustrayant à la noble tutelle de la morale, et vous la jetez sous la servitude abjecte du positivisme. Vous oubliez le sens propre de l'Economie, le sens classique et traditionnel, qui est la «connaissance des lois du bon gouvernement de la famille et de la société»; et vous la ravalez au rang d'une science très secondaire, la statistique, qui constate la formation des richesses matérielles et leur répartition.

Les matérialistes et les positivistes pratiques ont inauguré ce divorce de la science des richesses et de la morale, et nous voyons avec douleur des catholiques, voire même des orateurs sacrés, qui les suivent et qui se mettent ainsi en contradiction avec toute la philosophie et la théologie classiques. Aristote, Cicéron et saint Thomas n'ont pas plus connu l'économie positiviste que l'athéisme social. Nous sommes attristés de voir en dehors de cette vérité manifeste et de cette grande tradition des hommes de la valeur de M. Leroy-Beaulieu et de M. Claudio Janet.

Mais revenons à la société civile. Comme la famille, elle prend l'homme tout entier, pour l'aider à atteindre sa fin. Elle est à l'homme l'auxiliaire direct et principal de son bien-être temporel, Dieu ayant institué un auxiliaire spécial de la fin spirituelle et supérieure de l'homme. Mais la société civile n'est pas pour cela indépendante de cette fin supérieure. Elle concourt à toute la fin de l'homme, la vie sociale est faite pour cela. Mais elle concourt d'une manière directe et principale à sa fin temporelle et d'une manière subordonnée à sa fin spirituelle.

C'est bien là l'enseignement de la théologie classique, l'enseigne­ment de saint Thomas. Le pouvoir social doit procurer le bien commun. Il doit protéger l'ordre et la paix, il doit promouvoir l'activité et la vertu. Il est un défenseur, un protecteur contre les périls du dedans et du dehors; il est un auxiliaire, un promoteur pour l'avancement et le progrès commun.

Il a une double fonction: protéger et promouvoir. Son premier devoir est de garantir à tous l'exercice paisible et régulier de leurs droits; c'est de protéger l'ordre social contre les passions révoltées et les appétits déréglés du dedans et contre les attaques du dehors.

Mais son rôle ne s'arrête pas là. Il doit procurer aux individus et aux familles les moyens les plus efficaces pour avancer vers le progrès et le bonheur.

Il est le gardien de l'ordre, de l'union, de la paix; il est l'auxiliaire de l'activité, de la richesse, de l'instruction, de la vertu.

Il doit, dit saint Thomas, conserver la vie au corps social et la faire progresser (la 2ae q. 95).

C'est bien l'enseignement de Léon XIII dans ses encycliques sur la Liberté, sur la Constitution chrétienne des Etats, sur l'Origine du pouvoir civil et sur les Principaux devoirs des catholiques. «Ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le bien public…». Mais leur mission ne se borne pas aux choses temporelles. «Les chefs d'Etat doivent tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de l'autorité tutélaire des lois, et de ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité. Et cela ils le doivent aux citoyens dont ils sont les chefs. Tous, tant que nous sommes, en effet, nous sommes nés et élevés en vue d'un bien suprême et final auquel il faut tout rapporter, placé qu'il est aux cieux, au delà de cette fragile et courte existence. Puisque c'est de là que dépend la complète et parfaite félicité des hommes, il est de l'intérêt suprême de chacun d'atteindre cette fin. Comme donc la société civile a été établie pour l'utilité de tous, elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l'acquisition du bien suprême et immuable auquel ils aspirent naturellement. La première de toutes consiste à ce qu'on fasse respecter l'observance de la religion» (Encycl. Immortale Dei).

Ainsi envisagée, la science sociale cesse d'être la science de la richesse pour devenir la science du bonheur des familles ou des nations, et celle des moyens qui peuvent leur en conserver ou leur en restituer le bienfait. Elle prendrait volontiers pour devise cette belle définition d'Aristote que: «l'Etat le plus parfait est celui où chaque citoyen, quel qu'il soit, peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la vertu et s'assurer plus de bonheur».

Le pain quotidien et la loi morale sont en dernière analyse les deux besoins essentiels de l'homme. Si le premier est méconnu, le corps s'étiole, s'alanguit et s'éteint, faute d'aliments. Si c'est le second, l'âme s'affaisse et se dégrade. «Toute société dépérit également, dit Le Play, soit que les moyens de subsistance y fassent défaut, soit que la loi morale y ait été violée».

La loi morale s'impose par elle-même et au premier rang. Mais son observation a de plus un effet utile sur la prospérité matérielle elle-même. «Les peuples, disait Le Play, qui observent le décalogue prospèrent; ceux qui le violent, déclinent; ceux qui le répudient, disparaissent».

L'obéissance à la loi suprême, qui prévient en le guidant, les écarts du libre arbitre; l'autorité paternelle, chargée d'enseigner cette loi, d'en imposer la pratique aux jeunes générations et de réprimer leurs tendances innées vers le mal; la religion, instituée pour gouverner le monde des âmes; la souveraineté, complétant la fonction de la famille; la constitution de la propriété foncière, tant commune que privée; tels sont les principes de la constitution essentielle, ceux que les nations sont tenues de respecter, sous peine de décliner et de périr.

(Juin 1896)

II. Le dogme social

Il n'y a pas de société sans un dogme social. Il faut à la base de toute société quelques principes absolus. C'est le lien et la raison d'être de la société. Ceux de ses membres qui violent ces principes doivent s'amender ou se retirer.

Toute société inscrit ces dogmes au frontispice de ses statuts. S'agit-il d'une société de commerce? En tête de ses statuts il est écrit: ici on fait commerce pour l'avantage commun et on le fait selon la justice. Après ce préambule, les statuts édictent des sanctions.

S'agit-il d'une société de jeu? Au commencement de ses statuts, il est écrit: ici l'on se récrée et l'on joue honnêtement. - Et la société de jeu a sa police et le joueur qui triche au jeu est expulsé.

La société civile serait-elle seule à n'avoir point de dogme social? Elle ne saurait exister sans cela. En tête de sa législation, elle inscrit ou elle sous-entend quelques principes qu'il faut admettre sous peine de subir toutes les rigueurs du Code Pénal.

Nos constitutions revendiquent comme un Credo, depuis un siècle, les fameux principes de 89 et les droits de l'homme.

Prenez le Code Civil, il a ses dogmes sur la famille, la propriété, les contrats. Le mariage requiert le libre consentement: (art. 146). La Polygamie est exclue: (art. 147). Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance: (art. 212). Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari: (art. 213). Les époux contractent ensemble, par le seul fait du mariage, l'obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants: (art. 203). Les enfants doivent des aliments à leurs père et mère et autres ascendants qui sont dans le besoin: (art. 205). L'enfant, à tout âge doit honneur et respect à ses père et mère: (art. 371). - La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements: (art. 544). La propriété des biens s'acquiert et se transmet par succession, par donation entre vifs ou testamentaire, et par l'effet des obligations: (art. 711)…

Il n'y a point de consentement valable dans les contrats, si le consentement n'a été donné que par erreur, ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par dol: (art. 1109). Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence: (art. 1383)…

Voilà des dogmes sociaux sur lesquels repose la législation civile.

Le Code Pénal tout entier n'a sa raison d'être que dans un dogme social dont il exige l'acceptation pratique par tous les citoyens. Il commence par la répression des crimes contre la sûreté de l'Etat et son autorité: (Titre premier). Il prévoit même les entraves au culte: (art. 260). C'est toute la petite part qu'il accorde aux trois premiers préceptes du décalogue. Il réprime les attentats contre les personnes: (art. 215 et suiv.); contre les mœurs: (art 330 et suiv.); contre les propriétés: (art. 379 et suiv.): il suppose donc et il applique les Ve, Vie et VIIe commandements du décalogue. Il punit le faux témoignage et la calomnie: (art. 361 et suiv.): c'est le Mlle commandement.

Nos législateurs de 1804 admettaient évidemment la loi naturelle, même avec un tant soit peu de sel chrétien. Ils copiaient en grande partie les règles canoniques, notamment pour la législation du mariage. Ils n'auraient pas souscrit les dogmes des philosophes du XVIIIe siècle. Hobbes avait dit: «Le souverain est le juge suprême de la foi». Spinoza avait dit: « Les volontés du pouvoir sont obligatoires, même les plus iniques, même les plus absurdes». Jean-Jacques Rousseau disait: «Et toutes ces maximes revenaient à celle-ci: «La force prime le droit». Nos législateurs de 1804 avaient plus de raison et nous faisaient plus d'honneur.

Les dogmes sociaux de l'Etat sont comme un syllabus, qu'il maintient par sa police et ses tribunaux, comme l'Eglise maintient son Credo et son syllabus par son inquisition, son index et ses censures.

Cependant le dogme social baisse. L'autorité publique, la famille, la propriété, une certaine retenue dans les mœurs publiques, tels sont les dogmes qui sont encore protégés par notre code actuel, et ils sont ébranlés sur leur base. Ils baissent dans les esprits et leur effondrement menace d'entraîner celui de la société tout entière.

Les droits de Dieu n'ont pas été réservés. Ils étaient le soutien des autres. C'étaient les fondations de l'édifice. La maison qui nous abrite est demeurée debout sur le sable depuis un siècle, mais elle se lézarde et menace de s'écrouler.

Un dogme suppose un législateur, un maître, un juge. Le maître des sociétés, c'est Dieu. En 1801, Pie VII avait voulu mettre le ciment à nos fondations en inscrivant en tête du concordat ce principe de salut: «La religion catholique est la religion de la France». Le tyran n'a pas voulu reconnaître d'autre maître de la France que lui-même et il a exigé qu'on écrivît: «La religion catholique est la religion de la majorité des Français». C'était constater seulement un fait de statistique, un fait variable, ce n'était pas reconnaître un droit.

Depuis un siècle nous avons vécu sur un reste de nos anciens dogmes. Nos codes de 1804 se ressentaient de nos traditions chrétien­nes. Nos gouvernements successifs ne poussaient pas à l'excès l'apostasie sociale formulée volontairement par Napoléon dans son concordat. Il y avait un reste de vie sociale chrétienne. Mais le ciment faisait défaut aux fondations, et l'édifice se désagrégeait peu à peu. Et nous voici à la veille de l'écroulement total.

On a mis en tête des nouveaux principes de la constitution sociale la liberté de conscience et de culte absolue. Mais la liberté de conscience, c'est la liberté de dogme. Chacun pourra se faire son credo. Comment bâtir là-dessus une société? Le principe lui-même est contradictoire. Vous faites de la liberté de conscience un dogme, alors vous ôtez la liberté de conscience par le fait même aux catholiques et à tous les cultes dogmatisants qui rejettent la liberté de conscience. M. Renouvier reconnaît la légitimité de notre objection, aussi il réclame la liberté de conscience pour tous, excepté pour les catholiques, qui sont dogmatisants. Il ne manquait plus que cela pour montrer l'absurdité du principe.

La liberté de conscience et de culte absolue, mais c'est la liberté du Mahométisme, et nous y arrivons; c'est la liberté du Boudhisme et il s'installe chez nous. De quel droit refuserez-vous la liberté au culte de Moloch, qui vous demandera des sacrifices d'enfants? au culte des Mormons qui réclamera la liberté de l'adultère?

Comment maintiendrez-vous le respect de l'Etat, si ma conscience adhère à l'anarchie? Comment exigerez-vous de moi le respect de la famille, si je suis partisan de l'union libre? le respect de la propriété, si je juge comme Proudhon et Marx, que la propriété c'est le vol?

Vous ne voulez pas d'un dogme social fixé par l'auteur de la nature. Vous n'acceptez ni celui des chrétiens, ni même celui du droit naturel, celui d'Aristote et de Cicéron, qui fait de la religion la base et le soutien des Etats. Il ne vous reste alors que le dogme de la force, que cette force s'appelle César, ou qu'elle s'appelle la majorité d'un parlement.

La force ou l'anarchie, l'oscillation de l'une à l'autre, c'est la seule perspective qui nous reste, si nous n'admettons pas d'un commun accord un législateur suprême dont les décrets obligent toutes les consciences. Notre pauvre société en est là. C'est le désarroi moral avec le désarroi intellectuel. Toutes les écoles non chrétiennes le constatent, mais elles ne veulent pas s'incliner devant le seul législateur dont l'autorité puisse nous sauver.

Les inspecteurs généraux de l'enseignement public constatent que les manuels civiques sont en pleine banqueroute et qu'ils n'ont pas fait régner la morale dans les écoles laïques.

Les lettrés sont effrayés du néant moral auquel nous descendons. M. Bourget l'a dit dans son livre sur l'Amérique. M. Brunetière l'avoue dans ses discours. Un vénérable sénateur, M. Lavertujon a déposé un projet de loi qu'il regarde comme une panacée: il y aura une chaire de morale normale au Collège de France et la société retrouvera là une base solide. Les sénateurs auront eu de la peine à garder ce jour-là leur gravité habituelle.

Un universitaire, M. Payot, dans une thèse récente de doctorat proposait un remède non moins original. Les volontés, dit-il, sont pliées par l'éducation. Faisons un code de morale, imposons-le à toutes les maisons d'enseignement et nous retrouverons les dogmes qui nous manquent pour asseoir la société. M. Payot est naïf. Les esprits faibles accepteront son programme de morale autoritaire. Les esprits indépendants se croiront autant de droit que M. Payot à choisir leurs dogmes et ce sera l'anarchie. L'école socialiste reconnaît le caractère anormal de la situation où nous sommes. «Il faut bien constater, écrivait récemment M. Fournière, le désarroi intellectuel de la jeunesse». Quel remède nous proposent ces prétendus réformateurs qui croient avoir l'avenir pour eux? «L'idéal socialiste, dit M. Fournière, ralliera tous les esprits». Mais, à notre connaissance, cet idéal socialiste est surtout fait de négations: il supprime Dieu, la famille, la propriété, la patrie même et il nous offre en compensation le collectivisme. M. Fournière est-il bien sûr que cet idéal va nous. captiver tous? Le collectivisme c'est une société tyrannique, c'est la vie de caserne ou de bagne proposée à tous. Il y aura sûrement des récalcitrants.

Il n'y a pas d'autre réponse à faire à tout ce monde que le vieil argument de nos livres d'apologétique et de catéchisme: «Aucune philosophie ne sait imposer aux hommes une doctrine assez complète, assez sûre, assez durable. Il faut donc admettre que le Créateur, qui ne pouvait pas laisser ses créatures dans cette impasse, a dû leur révéler les principes de la vie morale et de la vie sociale». Et en cherchant avec bonne foi, nous aurons bientôt découvert les dogmes de la révélation primitive, ceux du Sinaï et ceux de l'Evangile.

Il faut donc que la société ait un dogme, et elle n'en doit pas avoir d'autre aujourd'hui que celui de l'Evangile. La raison suffit à le prouver.

Mais alors les sociétés chrétiennes n'étaient pas si absurdes? Evidemment. Elles prenaient pour base tout l'Evangile, et elles s'en trouvaient bien.

Nous sommes redevenus une société plus païenne que chrétienne. Il nous reste comme bien social quelques débris des dogmes que la conscience porte en elle-même. Ainsi faisaient les païens. Ils avaient comme nous quelque respect du pouvoir civil, de la famille et de la propriété. Nous descendrons plus bas qu'eux, parce que nous avons abusé de plus de grâces. Nous sommes déjà plus bas: nous pratiquons l'athéisme social, qu'aucune société païenne n'a connu. Ces sociétés adoraient ce qu'elles croyaient être Dieu. Elles avaient la prière publique et le sacrifice social; et sûrement Dieu leur a su gré de leur religiosité. Nous bravons Dieu.

Est-ce à dire qu'il soit opportun et qu'il soit possible de reprendre toute la vie sociale chrétienne du moyen âge? Personne ne le prétend. L'Eglise ne le demande pas aux nations de notre temps. Elle nous demande de ne pas mépriser ces siècles qui valaient mieux que le nôtre. Elle nous demande de reconnaître en principe le bien fondé des droits de Dieu. Mais ensuite, en face de ces sociétés bouleversées par tant de révolutions, de ces nations où l'unité religieuse a été malheureusement brisée, où des dissidences variées se sont invétérées, elle montre une grande condescendance; elle admet que le pouvoir civil, dans l'intérêt de la paix publique, accorde à l'erreur une large tolérance. Elle supporte ces libertés modernes qui entament le dogme social chrétien, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement. Elle trouve même son profit à user de ces libertés dans les sociétés qui ont à leur tête un pouvoir hétérodoxe, comme en Angleterre et aux Etats-Unis. Elle cède même dans les concordats quelque chose de ses droits les plus précieux, de ses libertés les plus chères, dans l'intérêt de la paix.

Mais tout cela, ce n'est pas l'idéal. Ce n'est pas la condition d'une société saine et forte. Ce n'est pas, quoique nous en disions, un véritable progrès. C'est un recul, c'est un état maladif. Les concordats sont des régimes de malade. Et pour peu que le pouvoir civil mette de mauvaise volonté dans leur exécution, la maladie devient plus grave et peut-être mortelle.

Nous en sommes là. L'Etat français a violé son régime de malade dès le commencement par ses Articles organiques. Pendant tout ce siècle, il a plus ou moins violé l'esprit ou la lettre du concordat pour opprimer l'Eglise. La France est restée maladive, avec des crises plus ou moins intenses. En ces dernières années, le malade a foulé aux pieds toute son ordonnance. Le régime qui soutenait le malade a été violé. L'Eglise de France a été troublée dans sa hiérarchie par le retard des nominations aux dignités ou par des choix que le Saint-Siège acceptait à contre-cœur. Elle a été troublée dans ses fonctions d'éducatrice auprès des enfants et de consolatrice au chevet des malades, dans son culte extérieur, dans le recrutement de ses ministres, dans le développement et les oeuvres de ses corps d'élite. Le concordat a promis la liberté à l'Eglise et cette liberté subit mille entraves. Le dogme social, restreint même par le concordat à un régime de malade, est foulé aux pieds. Qu'en résulte-t-il? C'est que, de l'aveu de tous ceux qui ne sont pas aveuglés, le malade agonise. Livres et journaux constatent le péril social, c'est-à-dire la maladie sociale.

Il nous manque un minimum de dogme social chrétien, un régime qui soit viable. L'Eglise seule peut nous le donner. Il faudra le lui demander ou périr.

On nous objectera que d'autres nations européennes ne demandent rien à l'Eglise et conservent une certaine vitalité? La réponse est absolument facile. Ces nations, comme l'Angleterre et la Russie, gardent par traditions, par habitude, une bonne somme de dogmes évangéliques et le dogme primordial des nations chrétiennes, qui fait de l'Evangile la base et le lien de la vie sociale. Elles voient cependant ce lien se relâcher et elles sont elles-mêmes gravement malades; et les meilleurs esprits chez elles comme chez nous comprennent qu'il faudra revenir au dogme catholique.

La condition des Etats-Unis est la même. Il y reste un fond social de dogmatisme chrétien que nous n'avons plus. Cette nation connaît Dieu, elle le prie, elle respecte l'Evangile, elle observe le dimanche et elle vit de cette sève. Dieu récompense ces nations pour ce qui leur reste de vie sociale chrétienne. Il nous punit pour tout ce que nous foulons aux pieds de notre régime social chrétien et nous voici plus malades que ces peuples chez lesquels règne le schisme ou l'hérésie.

(Juin 1896)

III. L’organisme de l’Etat

L'Etat étant un corps moral, il lui faut un organisme. On y doit trouver une tête qui commande, et des bras qui exécutent.

Cet organisme doit être adapté au but de la vie sociale. Ce but, nous l'avons étudié, nous l'avons défini. Rappelons-le. «La fin de la société, dit Aristote, c'est l'union pour une vie parfaite et dotée de tous les biens nécessaires» (Traité de la Politique). - «Le but de la vie sociale, dit saint Thomas, est de procurer la vraie félicité». - Finis societatis est féliciter practice vigere. (Comment. sur la Polit. d'Aristote). - Cicéron avait dit: «Le but de l'homme d'Etat est de faire régner la richesse, la puissance, la gloire, la vertu» (Traité de la République).

Mais pour que la cité atteigne son but, sa perfection, le bonheur de ses membres, quelles fonctions devra remplir l'Etat, le pouvoir?

Le bonheur des citoyens est fait de plusieurs éléments: la vie religieuse, le développement intellectuel, la prospérité économique. Et tous ces biens divers demandent pour leur formation et leur légitime accroissement le règne de la paix sociale et de la justice.

Cette condition extérieure de la félicité commune, c'est l'objet propre de la vie sociale, c'est le but direct et déterminé de l'Etat. Il doit faire régner la paix et la justice, afin que sous sa tutelle les citoyens puissent s'appliquer aisément à la recherche des éléments de leur propre félicité.

Le progrès religieux n'est pas le but direct de l'Etat, Dieu s'est chargé d'y pourvoir par une société indépendante qui est l'Eglise. Ce n'est pas que l'Etat puisse se montrer indifférent envers la religion. Comme personne morale, il doit être lui-même religieux. Il doit prier Dieu et lui rendre hommage par ses organes vitaux. Il ne convient pas non plus qu'il se montre indifférent à l'action de l'Eglise. Il doit la seconder avec dévouement et discrétion. Il doit cela à Dieu son auteur. Il le doit à ses sujets dont il doit servir tous les intérêts. Il le doit à lui-même, parce que la paix sociale, la justice et le progrès profiteront de la vie religieuse des citoyens.

L'Etat n'a pas non plus pour but direct le développement intellectuel des sujets. Ceux-ci ont, pour y arriver, leurs propres efforts, l'action des associations et surtout le concours et la direction de l'Eglise. Il ne convient pas non plus cependant que l'Etat y reste indifférent. Le développement intellectuel des sujets importe grande­ment à l'Etat qui a besoin de citoyens éclairés et qui doit procurer le bien commun autant qu'il dépend de lui. On ne peut donc pas dire que l'Etat outrepasse ses droits quand il organise et développe l'enseignement; mais il ne peut le faire qu'en tenant compte de la mission d'enseigner donnée par Dieu à l'Eglise et des droits sacrés de la famille sur l'éducation des enfants.

Enfin l'Etat n'a pas non plus pour mission ordinaire et directe le bien économique des sujets. Ceux-ci ont pour y pourvoir le labeur personnel et le concours des associations professionnelles. Mais on peut dire cependant que l'Etat a une mission économique dans les causes majeures. Au-dessus du travail privé et du concours des associations, il y a des conditions de prospérité qui ne peuvent être remplies que par l'Etat. Il en est ainsi, par exemple, de l'établissement des grandes voies de communication, de la juridiction commerciale, de la protection du travail national, des traités de commerce, etc.

Au résumé, on peut dire que l'Etat a pour mission principale le règne de la paix et de la justice; qu'il a en second lieu une action économique dans les causes majeures; qu'il prêtera un utile concours au développement religieux et intellectuel des sujets, ajoutons même à leur bien-être physique et matériel par des mesures d'hygiène et d'assistance.

Tout l'organisme de l'Etat doit répondre à ces diverses fonctions de la vie sociale.

Mais avant de déterminer tous les organes de la vie sociale, il faut rechercher quel sera le pouvoir central auquel tous ces organes se rattacheront. Cela dépend de la constitution de l'Etat et cette constitution est tantôt l'œuvre du temps, des circonstances, de la coutume, et tantôt l'œuvre d'une convention formelle, comme il arrive surtout dans les pays nouveaux.

Les constitutions donnent au pouvoir central la forme monarchi­que, aristocratique, démocratique ou mixte. L'Eglise et la morale acceptent indifféremment toutes ces formes. Les philosophes et les théologiens anciens ont généralement préféré la forme mixte.

« La meilleure constitution pour un peuple, disait Cicéron, est celle qui est composée de ces trois formes simples, tempérées les unes par les autres, et formant dans leur réunion un juste équilibre qui maintient dans l'Etat assez de majesté, assez de lumières et assez de liberté ».

Saint Thomas, Suarez, Bellarmin ont pensé de même. Voire même Machiavel1).

Aujourd'hui la tendance générale est plutôt aux sociétés démocrati­ques et l'Eglise n'y est pas opposée. Elle condamne seulement les procédés révolutionnaires par lesquels on voudrait renverser les gouvernements existants.

Ce pouvoir central devra déterminer et imposer les moyens propres à conduire la communauté à sa fin. Cette part de son action s'appelle le pouvoir législatif. Il doit pouvoir sanctionner les lois, dénoncer les conflits et punir les réfractaires, c'est là le pouvoir judiciaire. Il doit enfin pouvoir organiser l'Etat, écarter les obstacles au règne de l'ordre et de la justice et assurer la paix publique. C'est là le pouvoir exécutif.

Les diverses constitutions règlent le fonctionnement du pouvoir législatif qui appartient d'ordinaire au chef de l'Etat agissant avec le concours d'une ou plusieurs assemblées.

Que faut-il penser du système actuel d'élection de nos assemblées? Il est absolument défectueux. Il répond mal à la mission politique des Chambres et plus mal encore à leur mission économique et au concours qu'elles doivent prêter à la religion et à l'enseignement.

Une représentation équitable devrait être effective, compétente et déterminée. Notre représentation française actuelle manque absolument de ces qualités.

Elle n'est pas effective, car dans son ensemble elle ne représente que la minorité des électeurs, grâce aux abstentions et au partage des voix dans les ballottages.

Elle n'est pas compétente. Nos assemblées ont à faire les lois les plus variées et à concourir à toute l'action du gouvernement: action politique, action économique, action religieuse et intellectuelle. Or, les élections ont une forme absolument chaotique. Rien n'est fait pour assurer que les électeurs porteront à la chambre des hommes d'une compétence réelle et variée. Les politiciens et les beaux parleurs y dominent. Les hommes éclairés et pratiques y sont rares.

On a proposé en ces derniers temps diverses réformes: La chambre des députés serait élue par le suffrage des chefs de famille ou par un suffrage plural, où l'on tiendrait compte, comme en Belgique, de la famille, des capacités et de la fortune. Les élus seraient-ils plus compétents? Ce n'est pas absolument certain. Ils auraient cependant quelque chance d'être plus sérieux et mieux choisis. On a demandé aussi, c'est le programme des démocrates chrétiens, qu'une des deux assemblées soit élue par les groupements professionnels. C'est là évidemment un moyen d'avoir des élus compétents sur les diverses branches de l'administration. Il y faudrait des délégués de l'agricultu­re, de l'industrie, des métiers, du commerce, du clergé, des professions libérales. Nous pensons qu'on y arrivera. Les gouvernements des peuples moins avancés s'occupaient surtout de la politique et de la défense nationale. Mais les attributions de l'Etat se développent avec la civilisation. Les fonctions économiques de l'Etat ont pris une grande extension. Il faut maintenant dans les conseils de l'Etat des spécialistes. Les élections par les groupements professionnels pourront seuls les fournir.

Le pouvoir judiciaire est exercé par diverses séries de tribunaux à plusieurs degrés: tribunaux civils, tribunaux de police, de justice correctionnelle ou criminelle, tribunaux de commerce.

Le pouvoir exécutif et administratif a pour organes, sous la direction plus ou moins effective du chef de l'Etat, les divers ministères, avec une infinité d'employés, qui portent l'action du pouvoir central à toutes les parties de la nation comme font les nerfs, les muscles et les veines dans le corps humain.

Mais il faut ici bien déterminer les divers champs d'action du pouvoir.

1° Son action politique tend à faire régner l'ordre et la justice au dedans et la sécurité à l'extérieur.

A cette action se rapportent les ministères de l'intérieur, de la police, de la justice, des affaires étrangères, de la guerre, de la marine, et celui des finances qui fournit les ressources pour toutes les dépenses de l'Etat.

Mais combien ces administrations sont souvent entremêlées et mal déterminées!

Le ministère de l'intérieur règle l'administration générale, il surveille celle des départements, des arrondissements et des commu­nes.

On le complique souvent de la police et de l'assistance publique qui sont des administrations spéciales. Il empiète sur les finances en surveillant les budgets des départements et des communes; sur les travaux publics en s'occupant des routes départementales et vicinales. Le ministère de la justice empiète sur la police par les justices de paix, sur les relations commerciales et sur les règlements du travail par les tribunaux de commerce et les conseils de prud'hommes.

Le ministère des affaires étrangères confine à celui du commerce par les consulats.

Mais ce sont de faibles inconvénients.

2° L'Etat pourvoit à son action économique par les ministères ou directions de l'agriculture, du commerce, de l'industrie, du travail, des colonies.

C'est par ces organes qu'il développe les forces productives du pays. Il pourvoit aux moyens de relations par les ministères des travaux publics, des chemins de fer, des postes et télégraphes.

C'est par ces moyens qu'il exerce son action économique dans les causes majeures, car l'action économique ordinaire appartient aux particuliers et aux associations privées.

Le ministère des colonies n'a pas un but purement économique, c'est tout un petit gouvernement, il pourvoit à toute l'action de l'Etat dans les colonies.

Les moyens de relations ne servent pas seulement non plus aux intérêts économiques, mais à toutes les relations de la vie sociale.

Les ministères de l'industrie et du travail veillent aussi à la sécurité, à l'hygiène des ateliers, voire même aux conditions morales que peuvent stipuler les lois sur le travail.

3° Il nous reste à parler des organes par lesquels l'Etat prête son concours aux intérêts religieux, intellectuels et mêmes physiques des citoyens. Comme nous l'avons dit, ce n'est plus là pour l'Etat l'objet de sa mission directe et ordinaire. Mais il ne peut pas rester indifférent à ces grands intérêts. Il lui importe, au moins indirectement, pour qu'il puisse mieux remplir sa mission politique, d'avoir à diriger des citoyens dotés de toutes les qualités religieuses, intellectuelles et physiques. L'Etat peut donc intervenir pour suppléer à l'insuffisance de l'action des associations en vue de ces biens essentiels. Il peut aussi intervenir dans les causes majeures pour lesquelles l'action privée et corporative est insuffisante.

Et d'abord pour ce qui est de la vie physique, l'Etat veille à sa sauvegarde par les ministères de l'hygiène et de l'assistance publique. Pour ce qui est de l'hygiène, il y a certainement des mesures qui dépassent la sphère d'action des corporations et des communes; par exemple, pour ce qui concerne la préservation des épidémies, les logements insalubres, la falsification des denrées alimentaires. Et c'est avec raison que les Etats modernes interviennent dans ces questions. Pour ce qui est de l'assistance publique, l'intervention de l'Etat serait dangereuse si elle avait pour résultat de briser le ressort des énergies et des initiatives privées. L'Etat doit avant tout donner un libre essort aux oeuvres privées et corporatives et surtout aux fondations si fréquentes de la charité catholique. Mais après tout, ces initiatives privées peuvent être insuffisantes, et il reste place pour l'action de l'Etat.

De là les directions de l'hygiène et de l'assistance publique, avec tous les organes qui portent leur action partout où le besoin s'en fait sentir.

4° Pour ce qui est de la vie intellectuelle, l'Etat n'a encore qu'une action indirecte et complémentaire. Les familles et l'Eglise ont leur mission formelle, précise et indépendante de l'Etat. Elles s'aident du concours des corporations.

L'Etat prête son aide au développement intellectuel des citoyens et au développement artistique qui lui est connexe par l'organe des ministères de l'instruction publique et des beaux-arts.

L'Etat peut organiser l'enseignement à tous les degrés. C'est son droit et on doit l'en louer.

Mais il ne peut pas organiser un enseignement athée ou indifférent. C'est là un enseignement contre nature. L'homme est nécessairement religieux. L'école doit être confessionnelle. Les familles et l'Eglise ont devant Dieu la charge de l'éducation des enfants avant l'Etat. L'Etat doit respecter cette mission qui prime la sienne. Il peut aider, suppléer à ce qui manque, créer écoles, collèges et universités, mais toujours en respectant l'initiative des familles et de l'Eglise et en favorisant dans tous ses établissements l'éducation religieuse qui est de droit naturel et chrétien et qui est de plus la sauvegarde de l'Etat lui-même par le concours moral qu'elle apporte à toute la vie de, la nation.

Il est clair que l'Etat doit liberté et protection à tous les établissements libres, écoles, collèges, universités, à condition qu'on y respecte les lois fondamentales de la morale. Le monopole de l'Etat dans l'enseignement est la plus atroce des tyrannies. La demi-liberté qu'on accorde aujourd'hui à l'enseignement libre n'est que le fruit d'une tyrannie honteuse et hypocrite.

5° L'action religieuse de l'Etat s'exerce par l'organe du ministère des cultes.

Ici se présentent des questions du plus haut intérêt: Quelle est la juste mesure et la limite de l'action religieuse de l'Etat? Les ministres du culte sont-ils des fonctionnaires?

Si la divine Providence avait chargé l'Etat du culte religieux, son action religieuse serait souveraine sous la suprématie divine et les ministres du culte seraient jusqu'à un certain point des fonctionnaires. Mais il n'en est pas ainsi. Le Rédempteur a institué l'Eglise pour régler les rapports des hommes et des sociétés avec Dieu. Les nations sont comme les individus, des disciples de l'Eglise. Elles doivent à l'Eglise respect et protection.

L'Eglise peut conclure des arrangements avec les nations et leur accorder quelques privilèges pour le choix des ministres du culte. Cela ne peut pas faire que les ministres de Dieu deviennent les fonctionnai­res du pouvoir. Si l'Etat donne des honoraires au clergé, il acquitte une dette, ou il fait un acte de sage politique en favorisant les prédicateurs de la morale: il ne rétribue pas des fonctionnaires.

Mais quelle organisation religieuse l'Etat favorisera-t-il? Il n'aura pas de peine à reconnaître, s'il est de bonne foi, que la religion catholique est la seule vraie. Il ne doit pas pour cela l'imposer par la force. Les âmes se conquièrent par la persuasion. L'Etat pourra donc tolérer toutes les religions qui ne vont pas contre le décalogue, c'est-à-dire contre la religion naturelle et il pourra même leur donner une certaine place dans la vie publique, en tenant compte de la bonne foi de ceux qui les professent.

Telles sont les règles générales de l'organisation de l'Etat. On y peut voir que l'Etat n'est pas un groupement de race en vue d'une satisfaction de gloire nationale et d'esprit de conquête, ni une vaste coopérative destinée à l'enrichissement des citoyens, mais une associa­tion naturelle et providentielle qui a pour but de maintenir l'ordre et la sécurité et de concourir au développement religieux, intellectuel et économique de tous ses membres.

(Août 1896)

IV. Biens et richesses

Monsieur Gide, dans son Manuel, se pose cette question: «La définition de la richesse implique-t-elle nécessairement l'idée de matérialité?». - Il répond: «Tous les économistes autrefois et bon nombre encore aujourd'hui, considèrent cette condition comme indispensable». En note, dans la quatrième édition, il ajoute: «Nous avions soutenu aussi dans les premières éditions que l'idée et le mot de richesse ne pouvaient s'appliquer qu'aux objets matériels. Nous avions été déterminés surtout par cette considération que ces objets matériels peuvent seuls faire l'objet des lois de la production, de la circulation, de la consommation et surtout de la répartition, telles qu'elles sont exposées dans nos traités classiques. Nous n'avions pas assez réfléchi peut-être, que cela prouve simplement combien le cadre ordinaire de la science économique est trop étroit et aurait besoin d'être élargi».

Oui, c'est là la vérité, le cadre a besoin d'être élargi.

«L'école française, dit M. Gide, a été une des premières, avec J.-B. Say, Dunoyer et Bastiat, à enseigner la théorie des richesses imma­térielles». M. Gide omet ici la grande école catholique, l'école des Pères de l'Eglise et des scolastiques.

«Il est certain, dit M. Gide, que le mot de richesse éveille nécessairement l'idée d'une chose qui tombe sous nos sens, qui peut se toucher, se compter, se peser, figurer dans un inventaire. On dira bien que la vertu, le talent, le savoir-faire sont des richesses, mais on croira, en le disant, parler par métaphore». Mon Dieu, oui, dans le langage vulgaire, dans l'esprit des hommes matériels, c'est bien cela. Mais les hommes spirituels, dans le sens chrétien, voire même dans le sens stoïcien, parlent autrement. Saint Grégoire-le-Grand, commentant saint Luc (Hom. XV), fait remarquer que le Christ, dans la parabole du semeur, n'appelle pas les biens de la terre simplement «des richesses», mais «des richesses fausses ou trompeuses». - Nequaquam Dominus divitias, sed fallaces divitias appellat. - Elles sont trompeuses, dit le Saint Docteur, parce qu'elles ne. sont pas stables et parce qu'elles ne guérissent pas la pauvreté de notre âme. Et il ajoute: les seules vraies richesses sont celles qui nous enrichissent de vertus.

Saint Thomas d'Aquin, dans la Somme (2a 2ae q. 126, art. 1) et dans son commentaire sur la première épître à Timothée nous dit: «Il y a deux sortes de richesses, les corporelles et les spirituelles: les premières sont fausses et les secondes sont seules vraies». - Duplices sunt divitiae, scilicet corporales et spirituales: secundae sunt verae, non autem primae. - Il fait remarquer que l'apôte saint Paul n'a pas voulu appeler simplement riches ceux qui croient l'être, il les appelle «les riches de ce siècle» - divitibus hujus saeculi praecipe - et il leur recommande de ne pas s'appuyer sur leurs richesses incertaines, - neque sperare in incerto divitiarum - mais de s'enrichir en bonnes oeuvres de tout genre et de thésauriser pour l'avenir: - divites fieri in bonis operibus et thezaurizare in futurum. - Voilà donc une école qui ne date pas d'hier et qui a connu d'autres richesses que les matérielles. Bien plus, il semblerait que selon elle ce n'est pas dans le sens spirituel que le mot richesse serait employé métaphoriquement. Ce serait là son sens vrai et c'est dans un sens faux ou sujet à restrictions que les biens de la terre seraient appelés des richesses.

Tout cela est manifeste. Les biens de la terre sont une vraie richesse, s'ils aident au bien, comme dit saint Thomas; ils sont un mal et une fausse richesse, s'ils empêchent le bien. - Divitiae, in quantum prosunt ad virtutes, sunt bonae, sed sunt malae in quantum impediunt (2a 2ae q. 126).

Le R. P. de Pascal a bien décrit les conditions qui rendent une société riche de tous biens.

«Le bien public, dit-il, peut-il être autre chose que la perfection de la société? En quoi consiste cette perfection? La société est une réunion d'hommes; cette réunion sera d'autant plus parfaite, que plus grande sera la somme de perfections qui se rencontrera dans l'ensemble des individus qui la composent, et que cette somme sera mieux distribuée entre tous ses membres. La perfection de la société consiste donc dans l'organisation la plus propre au développement simultané et harmonique des individus qui en font partie. Dans l'homme, il y a l'entendement dont l'objet est la vérité; la volonté dont la règle est la loi morale; des nécessités sensibles dont la satisfaction constitue le bien-être matériel. La société sera donc d'autant plus parfaite que son organisation permettra de donner au plus grand nombre plus de vérité à leur intelligence, plus de bien moral à leur volonté, plus de satisfactions légitimes à leurs nécessités physiques…

«Supprimez l'une ou l'autre de ces conditions, et la perfection disparaît. On ne saurait appeler parfait (ou riche en tous biens) un peuple intelligent mais sans moralité et très dépourvu de moyens de subsistance. Qu'il soit ignorant et pauvre, quoique richement doté au point de vue moral, il laissera à coup sûr beaucoup à désirer; bien plus encore si, ignorant et immoral, il regorge de biens matériels. Avec l'intelligence et la moralité, mais misérable, il est digne de pitié; intelligent et riche, mais vicieux, il mérite le mépris; enfin, donnez-lui la moralité et la richesse, mais laissez-le plongé dans l'ignorance, il ressemble à un homme bon, riche et sot, ce qui ne constitue certes pas l'idéal de la perfection humaine» (Phil. soc. p. 131).

C'est donc bien entendu, «la prospérité générale d'une nation naît de l'abondance des biens de l'ordre moral, intellectuel et matériel qu'une sage organisation de la société met à la portée de ses membres».

La perfection de la vie terrestre serait une large participation de tous à tous les dons de Dieu, dans l'ordre moral, intellectuel et matériel.

La civilisation peut être définie «le développement harmonique de toutes les puissances de l'humanité, c'est-à-dire de l'énergie morale, de l'expansion intellectuelle et des forces et richesses matérielles».

Le peuple le plus fort et le plus riche de tous biens sera celui où le plus grand nombre des hommes sera en possession de ces vertus qui constituent la force et la noblesse de l'âme; celui où le plus grand nombre aura assez de lumières pour se guider dans les choses de la vie et où un bon nombre pourront atteindre à une culture exceptionnelle; celui où l'universalité des sujets se trouvera par le travail en possession de cette part de biens matériels que réclament les nécessités de la vie et où un bon nombre jouiront même des ressources supérieures qui permettent de grandes et honorables entreprises.

Le bien moral tient le premier rang parce qu'il est la vie et la perfection des plus hautes facultés de l'homme, des facultés qui le rapprochent le plus de Dieu, la volonté et la liberté.

Le progrès intellectuel, c'est la marche dans le vrai. C'est la préparation nécessaire du bien moral.

Le progrès matériel n'a pour but direct que la vie présente. Il aide cependant à l'acquisition des biens supérieurs. Une société qui l'aurait exclusivement en vue, sans tenir compte des biens d'ordre supérieur serait évidemment dans une voie fausse et ruineuse.

Mais il est bon de développer un peu ces trois sources de la vraie richesse des nations.

(Septembre 1896)

A. Richesse morale

1° Le premier trésor pour un peuple, c'est son union avec l'Eglise. La société remplit son devoir en honorant le Rédempteur. Elle s'assure une direction indéfectible dans les voies de la justice en écoutant les conseils de l'Eglise.

Respecter toutes les libertés de l'Eglise, liberté de son culte, de son enseignement, de ses institutions diverses, c'est le plus strict des devoirs.

L'aider par le concours des lois et des institutions civiles, c'est le plus sage des conseils. Les peuples comme les individus sont appelés à entrer dans l'Eglise et à devenir ses aides et ses coopérateurs. La société en aidant l'Eglise agit dans l'intérêt de ses membres; mais il reste bien entendu que la foi doit s'étendre par la persuasion et non par la contrainte, et que dans les sociétés divisées les cultes séparés ont droit à une sage tolérance.

Une nation s'appauvrit moralement et marche à sa ruine, quand elle ne prête plus son concours à l'Eglise et surtout quand elle n'a plus pour l'Eglise, pour ses droits et ses libertés, le respect qu'elle doit avoir.

Cette alliance de la société civile et de l'Eglise, en même temps qu'elle assure à la nation la protection de Dieu, procure aux gouvernants et au peuple la connaissance de la justice et une direction efficace vers le bien.

2° Le second trésor moral d'une nation, c'est que l'Eglise soit chez elle bien organisée, pleine de vie et bien dotée. Ils le savaient bien ces vieux rois chrétiens, fondateurs d'église, d'hospices et de monastères.

L'Eglise est une source inépuisable de vertus par la sainte direction qu'imprime sa hiérarchie, par le culte, la prière et les sacrements, sources de grâces; par toutes ses œuvres: universités, collèges, écoles, hôpitaux, monastères de toutes catégories.

Un peuple éclairé favorise le développement de l'Eglise dans tous les champs de son action. Il comprend aussi l'importance capitale de la liberté de l'Eglise dans son administration suprême. Un peuple chrétien doit, dans son propre intérêt, concourir suivant l'opportunité des circonstances à l'affranchissement du Saint-Siège. La France chrétienne a maintes fois rempli ce devoir.

Combien sont loin de la vérité les peuples qui s'efforcent d'amoin­drir l'action de l'Eglise, de l'entraver dans son culte public, dans sa juridiction, dans son recrutement, de s'opposer à la libre pratique des conseils évangéliques dans la vie monastique!

Une nation est moralement bien pauvre quand l'Eglise n'y est pas laissée libre, soit par une entente cordiale, soit par l'observation loyale d'un concordat, dans l'organisation et la fondation de toutes ses forces vives: diocèses, paroisses et oeuvres diverses.

3° Un troisième trésor pour une nation, c'est d'avoir une législation sérieusement morale, protectrice du bien et répressive du mal. Heureuses les nations qui ont gardé pour la base de leur législation le décalogue tout entier, avec le respect de la religion, l'observation du dimanche, la punition du blasphème! Les nations chrétiennes n'ont pas hésité pendant des siècles à s'appuyer sur le décalogue, complété par la législation canonique. Elles ont trouvé là leur force. Le repos du dimanche donnait des générations fortes et des populations morales; le respect de la religion et du nom divin assurait la protection divine et l'union des âmes dans la vérité. Les lois canoniques sur le mariage sauvegardaient les familles. Les restrictions apportées par le droit canon au développement de l'action juive protégeaient la société contre le capitalisme et l'usure.

Nous ne donnons ici qu'une esquisse. Le Play a montré par l'observation des faits tout ce que les nations ont dû de vie morale et d'avantages temporels à l'observation du décalogue.

C'est sous maintes formes que la loi peut avoir une action moralisatrice et contribuer au règne de la justice. Ce sont bien des lois morales que celles qui sont demandées aujourd'hui en faveur de la vie corporative et de l'organisation du travail et pour la répression de l'usure sous toutes ses formes. Ce seraient des lois morales, celles qui réprimeraient certains scandales de la presse et du théâtre.

4° C'est aussi un trésor pour une nation que d'avoir une sorte de capital moral dans ses traditions, dans son histoire, dans les exemples de ses héros et de ses Saints, dans ses sanctuaires, dans ses souvenirs, dans ses étendards, dans tout ce qui constitue la patrie chrétienne.

Aussi faut-il qu'une nation ait perdu le sens pour renier ses gloires passées, pour détruire ses sanctuaires et déchirer son drapeau, pour jeter au vent les reliques de ses Saints et les cendres de ses aïeux. On ne voit cela que dans les convulsions d'une nation malade.

A quels touchants développements prêterait ce thème que nous exposons. Il permettrait d'évoquer tout ce que l'histoire et le patriotisme ont de plus pathétique, mais encore une fois nous ne donnons qu'une esquisse, nous n'écrivons pas un livre.

Homère, Virgile, le Tasse, la Chanson de Roland, nous fourniraient des exemples à l'infini. Israël puisait sa force dans l'Arche et dans le Temple. Les Grecs et les Romains s'excitaient à la vertu par le souvenir des héros. Ils gardaient le culte des ancêtres. Nos vieux chevaliers puisaient autant de force dans le récit des épopées nationales, dans le culte de nos Saints et l'étendard de la croix que dans le bon acier de leurs lames et de leurs cuirasses.

Nous étions sous ce rapport les Benjamin de la Providence. Nous étions riches autant qu'aucun peuple en traditions, en sanctuaires, en reliques, nous avons fait les enfants prodigues et tout gaspillé dans un moment de frénésie. Est-il étonnant que nous soyons pauvres en vertus?

5° C'est une richesse pour l'Etat que des familles riches de traditions, de souvenirs, de vertus. Les sociétés domestiques forment les éléments de la société civile. Celle-ci est une cohésion de forces ou de faiblesses suivant la valeur des familles qu'elle englobe.

Les vertus domestiques préparent les vertus civiques. Si l'ordre et la discipline règnent au foyer, on les retrouvera dans la nation. Le fils obéissant sera un soldat, un employé soumis. Le père de famille vertueux sera un magistrat intègre.

Si la famille garde ses traditions, si elle honore les vertus de ses ancêtres, elle fera concourir cet élément de richesse morale au bien de la nation.

Laissez la famille s'affaiblir par la destruction de toute aristocratie, par l'instabilité du foyer, par le relâchement du lien conjugal, par le mépris du passé, et vous aurez défait la nation. Un peuple pareil est prêt à tout, au parjure, à la trahison, à l'anarchie. Ce n'est plus une nation, c'est un bagne, en attendant que ce soit un pays conquis.

6° C'est une richesse pour un peuple que le règne des vertus privées. Le passage est facile des vertus privées aux vertus civiques. Heureux le peuple chez lequel règnent la prudence, la force d'âme, la tempéran­ce, la justice.

L'esprit chrétien élève et affermit ces vertus. La foi vive multiplie les forces à l'infini. L'espérance chrétienne dilate le cœur et suscite les bonnes oeuvres. La charité fait le charme de la vie, et elle est infinie dans son énergie.

La religion chrétienne recommande particulièrement la tempéran­ce et la lutte contre les passions. Elle porte quelques âmes à des privations héroïques pour l'encouragement des autres. Mais n'est-ce pas là un vrai trésor social? A quoi peut être utile un homme intempérant et esclave de ses sens? Serait-ce aux affaires, au gouvernement d'une maison, aux occupations d'une grande impor­tance? Mais quelle intelligence, quels avis, quels conseils, quelle prévoyance peuvent sortir d'un cerveau offusqué des vapeurs du vin, des excès de la table et aveuglé par l'amour des plaisirs sensuels? Serait-ce à l'étude, à l'acquisition de la science? Mais quelle élévation dans le raisonnement, quelle aptitude à la pénétration, quelle habileté intellectuelle peuvent se rencontrer dans un cerveau alourdi par les excès des sens?

Quelle n'est pas la folie d'un peuple qui se prive de toute culture sérieuse de la vertu, qui méprise ses prêtres, qui renie le catéchisme et livre l'école à l'athéisme? Il peut préparer des ressources pour multiplier ses asiles d'aliénés, ses hôpitaux, ses prisons et ses bagnes.

7° C'est un trésor tout spécial pour une nation, si elle a reçu une mission providentielle.

Israël a été conservé jusqu'au temps du Messie par un dessein particulier de Dieu. Les grands empires ont eu des succès qu'ils se sont attribués, mais où la Providence avait une part prépondérante à cause de ses desseins.

La France a une mission spéciale. L'Eglise elle-même l'a souvent proclamé. Le Christ en a fait son chevalier et le sergent de son Eglise.

Il l'a conduite de victoire en victoire tant qu'elle a été fidèle à sa mission. Elle a vaincu les Ariens à Vouillé, elle a écrasé les Sarrasins à Poitiers et les païens dans la Saxe; elle a établi le pouvoir temporel de l'Eglise; elle a conquis Jérusalem par ses croisés; elle a anéanti les Albigeois à Muret et arrêté le protestantisme sous Paris.

Le Christ a sévèrement châtié ses défaillances et béni ses repentirs. Mais sa mission est conditionnelle. Elle sera délaissée de Dieu si elle le délaisse. Ah! nous craindrions bien pour elle si elle n'avait recours dans ses défaillances actuelles à la source même des miséricordes en s'adressant au Cœur Sacré de Jésus par la prière et la pénitence de ses meilleurs enfants.

(Octobre 1896)

B. Richesse intellectuelle

La richesse morale a son apogée dans l'abondance de la sainteté, et la richesse intellectuelle dans l'abondance de la vérité. La vérité n'est pas moins nécessaire que la sainteté; elle en est la préparation.

1° Le premier trésor intellectuel d'un peuple, c'est d'avoir la vraie religion pour religion d'Etat. L'unique fondement du vrai, pour la vie sociale comme pour la vie individuelle, c'est la loi divine. La société, comme les particuliers, doit reconnaître Dieu et lui rendre hommage par l'affirmation de sa croyance. On n'avait pas vu avant notre temps un peuple se poser politiquement en dehors de la religion. La vérité est la sauvegarde de la vraie liberté. La direction de l'Eglise, c'est l'action infaillible et paternelle de Dieu sur nous. L'autorité absolue de l'Etat ou de l'opinion, c'est l'action faillible et tyrannique de l'homme sur l'homme.

Comme le remarque Léon XIII, dans son Encyclique sur la Constitution chrétienne des Etats, la vraie religion est assez facile à connaître et la nation qui professe la vraie foi trouve en elle la vérité complète dont les rayons éclairent et vivifient toutes les activités sociales.

2° Après la vérité religieuse, la nation a besoin de la vérité sociale. Elle la trouve dans le droit et l'économie politique étudiés à la lumière de l'Evangile. Le droit et la politique séparés de la religion se mettent au service de la passion, du caprice, de la tyrannie, de l'intérêt.

Etre faible et nécessairement dépendant, je ne puis aspirer à la liberté absolue, j'appelle liberté ma soumission aux lois justes et bienfaisantes qu'inspire l'esprit de Dieu; j'appelle servitude ma sujétion aux volontés capricieuses des hommes.

Quelles garanties reste-t-il à un peuple dont les législateurs et les gouvernements ne prennent plus pour guide la loi de Dieu? L'homme n'a aucun titre pour commander à l'homme s'il ne tient ce titre de Dieu.

En dehors d'une société religieuse, il n'y a place que pour l'anarchie.

Bien pauvre est la nation qui n'a plus cette source de vérité sociale, la religion et en particulier l'Evangile. Elle pourra vivre encore un temps sur un reste de ses vieux dogmes religieux et sociaux, mais elle glissera rapidement vers l'anarchie dans laquelle elle s'effondrera fatalement.

3° Le troisième trésor intellectuel d'un peuple, ce sont ses institu­tions d'enseignement.

Il lui faut de grandes et belles universités, mais des universités qui ne soient pas domestiquées, des universités vraiment libres, qui n'aient pas à subir des programmes étroits et sectaires, des program­mes de coteries littéraires et philosophiques.

Quelles pauvres nations que celles où le grand enseignement de l'Eglise n'est pas libre, où le Christ a un bâillon aux lèvres! Régime stupide, inauguré au nom de la liberté, et qui nous fait reculer jusqu'à la servitude du césarisme.

Il ne suffit pas d'une ombre de liberté, de facultés catholiques, qui n'aient ni la liberté des programmes, ni le droit d'examen, ce sont là des concessions dérisoires. C'est une parodie de la liberté.

La servitude universitaire de notre siècle est cent fois plus odieuse que le servage du moyen âge. Celui-là n'atteignait que les conditions du labeur matériel, celle-ci enchaîne les intelligences. Les âmes nobles et fières des siècles chrétiens n'auraient pas supporté ces chaînes qu'endurent honteusement les générations atrophiées par l'impiété.

Au-dessous de l'université, il faut le collège et l'école. Là aussi, il faut que l'action de l'Eglise soit pleinement libre. Elle devrait être même favorisée. Le Créateur nous avait donné la raison. Il lui a plu de l'enrichir des lumières de la foi. Et voici qu'il plaît à un pouvoir sectaire de distribuer un enseignement d'où la foi sera exclue et où la raison sera privée du concours merveilleux que lui avait apporté la Révélation.

Aussi à quel résultat arrivons-nous? A un état social où toutes les intelligences flottent dans le doute. Elles ont faim et soif de vérité, et l'enseignement officiel leur sert le poison. Mgr Baunard s'est plu à recueillir sous le titre «Le doute et ses victimes» l'expression de l'angoisse de nos plus brillantes intelligences à la recherche de la vérité. Rien n'est plus navrant que cet état misérable d'un pays qui a gaspillé la vérité comme l'enfant prodigue a gaspillé ses ressources. Et ce pays se croit riche.

La forme littéraire elle-même n'a-t-elle pas à souffrir du désordre des esprits? La décadence de la raison donne la décadence des lettres. Là où il n'y a ni logique dans l'esprit, ni clarté dans les idées, il ne peut pas y avoir de grandes oeuvres littéraires. Aussi ce siècle n'a eu qu'un souffle momentané de foi, sous la Restauration. Depuis lors il ne s'est pas élevé au-dessus des genres de décadence: la critique, le roman, le théâtre et l'érudition.

On objectera que nous avons la liberté de l'enseignement secondai­re depuis 1850. Je répondrai qu'elle n'est pas entière. Elle a encore les chaînes de ses programmes et elle n'est pas couronnée par un enseignement supérieur vraiment libre. Elle a donné cependant quelques bons résultats et sauvé ce qui reste de foi et de vraie lumière dans ce pauvre pays.

Et l'école du peuple, elle devrait avoir elle aussi sa pleine liberté. L'école officielle elle-même devrait être religieuse et enseigner au peuple la foi de ses ancêtres. Nous n'avons pas là de démonstration à faire, tous les esprits droits le reconnaissent. Un respect humain maçonnique empêche seul nos gouvernants de défaire ce qu'ils ont fait en privant nos enfants de la vérité morale et religieuse.

4° C'est une richesse aussi que la facilité des publications diverses, livres et périodiques. Ce sont là des instruments de la vérité. Entraver la presse, c'est enchaîner la pensée. Il ne faut pas cependant que la presse et la librairie soient absolument sans frein. On ne laisse pas vendre sans restriction le poison. Il y a des responsabilités morales et sociales qui incombent à la presse. Si elle les méprise, elle doit être appelée à en rendre compte devant la justice.

5° Il y a aussi un capital intellectuel comme il y a un capital moral. L'intelligence a ses richesses acquises et conservées par l'épargne. Ce n'est pas un capital de mince valeur que les habitudes d'éducation d'un peuple et ses traditions nationales. Cela se transmet au foyer de la famille. C'est le résultat d'une culture intellectuelle qui a été poursuivie pendant des siècles.

Mais ce trésor aussi peut se perdre et cela va vite dans nos temps de propagande impie et corruptrice.

La littérature nationale est un trésor qui peut offrir une richesse incommensurable. Que de perles, par exemple, dans notre grand XVIIe siècle, quoiqu'il ait trop puisé aux sources païennes. Que de nobles sentiments Bossuet, Pascal, Racine et Corneille ont inspirés!

Mais où nous mènera la littérature contemporaine? Est-ce une richesse? Est-ce un foyer de corruption? La réponse est facile.

Les institutions d'enseignement sont aussi un capital acquis. Elles ont des établissements fondés, des ressources, des traditions. Beaucoup de nos grands établissements d'enseignement de Paris et de la province vivent encore des fondations des siècles passés, bien détour­nées, hélas! du but des fondateurs.

C'est enfin un capital intellectuel énorme que nos bibliothèques publiques, avec leurs innombrables volumes, leurs manuscrits et leurs collections de toutes sortes. C'est là le résultat d'acquisitions poursui­vies pendant des siècles. C'est un trésor inestimable.

6° Tout ce qui touche à l'art se rattache à nos richesses intellectuel­les.

Une nation s'honore en conservant ses monuments. Elle élève chaque jour son esprit, en revoyant ce que les siècles passés ont laissé de grand et de beau. Il n'y a qu'une nation prise de vertige et un moment affolée qui puisse détruire des monuments qui sont les trophées de ses gloires intellectuelles.

Ainsi fit l'Anglettre quand elle incendia ses splendides abbayes. Ainsi fit hélas! notre France dans son délire révolutionnaire. Elle a détruit des monuments et des oeuvres d'art qui suffiraient amplement à la gloire de plusieurs nations.

Aux monuments, il faut unir les collections et les musées, en regrettant toutefois que les musées se soient souvent enrichis des dépouilles arrachées violemment aux sanctuaires, où les chefs-d'œuvre de l'art concourent à la gloire de Dieu.

(Novembre 1896)

C. Richesse matérielle

1° La première des richesses matérielles d'une nation, c'est son territoire. S'il est vaste, s'il a des côtes favorables au commerce, de grands fleuves, des montagnes pour garder ses frontières, un climat varié, des plaines fécondes, des mines qui lui fournissent le métal et la houille, c'est bien un territoire idéal. La France doit louer Dieu de la part que la Providence lui a faite. Elle a les grands sites des Alpes et des Pyrénées, l'Océan à l'ouest et la Méditerranée au midi, avec leurs ports ouverts au commerce du Nouveau-Monde et de l'Orient, les riches cultures et les grandes industries de la Flandre, les prairies et les plages de la Normandie, la Bretagne à l'aspect sévère, aux mœurs primitives, la Touraine avec ses vallées fécondes et ses monuments, l'Auvergne et les Pyrénées avec leurs eaux salutaires, les mines du nord et du sud-est, la Bourgogne et sa Côte d'or, la Provence et ses baies toujours embaumées où règne un printemps perpétuel. Elle n'a pas cependant de frontières solides au nord et à l'est. Elle n'a plus de mines de métaux précieux. Un territoire plus vaste ne serait pas un avantage, si c'étaient des steppes ou des terres glacées comme on en voit en Russie.

2° Les colonies sont une richesse, mais souvent fragile et éphémère. L'Angleterre a vu lui échapper les belles provinces des Etats-Unis. Gardera-t-elle longtemps l'Inde, l'Australie et le Canada? L'Espagne a des luttes sanglantes aux Antilles et la Hollande aux îles de la Sonde. Nous ne tirons pas parti du Tonkin, de Madagascar, de la Guyane, ni même de l'Algérie. Mais cela tient à notre mauvaise administration et à l'infécondité où est tombée notre race. Pour exploiter des colonies, il faut des colons et nos familles atrophiées n'en donnent plus.

Les colonies ne sont donc qu'une richesse relative. C'est une richesse pour les nations qui savent les exploiter et leur donner des colons. Pour les autres, c'est une satisfaction d'amour-propre qui coûte bien cher à la mère-patrie.

3° Une des principales richesses d'une nation, c'est sa population elle-même. Est-elle nombreuse, active, féconde, c'est une richesse sans limites. Est-elle clairsemée, stérile, inerte, elle forme une nation toute pauvre et impuissante.

Elle était belle et féconde la race française, tant qu'elle a conservé les bonnes mœurs, l'amour du travail et la tempérance. Elle est encore au Canada la race la plus féconde du monde. Elle avait sur son territoire le vin, la viande et le froment qui font les races fortes et vaillantes. Mais elle n'est plus elle-même. Elle s'étiole, elle se resserre et s'atrophie dans ses villes et les races voisines dépassent ses frontières. Elle se croit riche et elle est pauvre et misérable avec ses campagnes désertes, ses foyers sans enfants et sans joies, ses colonies peuplées de cosmopolites avides, ses jeunes gens malingres et impro­pres au service de la guerre. Qu'importe après cela qu'elle ait momentanément un crédit puissant! Elle tombera comme sont tombées Carthage, Rome et Byzance et toutes les nations qui se sont laissées entraîner à l'amour des jouissances et de toutes les vanités.

4° Les moyens de défense nationale sont une richesse aussi, une richesse qui n'a d'autre but que de sauvegarder les autres. Le plus clair de cette richesse, ce sont des hommes vaillants et nombreux. Peut-on attendre une grande valeur guerrière de masses d'hommes arrachés à leurs foyers et à leurs affaires, nous ne le pensons pas. Il est facile de comprendre que la vieille chevalerie, élevée dans la pensée de la lutte pour la patrie, portée à cela par tous les souvenirs des ancêtres et par une éducation spéciale était toujours prête aux sacrifices héroïques. Mais il est inutile de regretter ce qui n'est plus.

Les hommes ne sont pas tout. Il faut à leur service un matériel de guerre, soit immobilier comme les places de guerre, soit mobilier comme les flottes et les armes. Dans les dernières guerres, ce sont surtout les armes perfectionnées et à longue portée qui ont donné l'avantage aux armées.

5° Il y a aussi ce qu'on appelle le domaine de l'Etat. Il comprend des forêts et des terres, parfois des usines et des mines. Il comprend aussi les immeubles affectés à des services publics, culte, guerre, administration, les routes, canaux et ports. D'immenses capitaux sont là accumulés, et ils peuvent être une grande source de richesses s'ils sont bien administrés. Les grands travaux publics prennent une part toujours plus grande dans la vie économique des nations.

6° C'est une richesse pour un peuple que l'étendue de ses terres cultivables, la variété de ses cultures, la fécondité que ses terres ont atteinte. La Sicile a été appelée jadis le grenier de Rome. La Limagne, la Touraine, La Beauce, le Maine enrichissent la France. Les Flandres donnent à la Belgique le froment en abondance. Mais les pays nouveaux nous surpassent en ce moment et nous sommes tributaires de l'Amérique et de l'Asie. Il importe à un peuple de garder sa richesse agricole et il y doit donner tous ses soins. Les populations rurales sont plus saines et plus vigoureuses que les populations urbaines. La nature parle de Dieu. Les mœurs se conservent mieux à la campagne. Les grandes villes ont toujours péri par le sensualisme et le dérèglement des mœurs.

7° Un peuple est riche aussi par son industrie et ses mines. Il peut même dominer les marchés des autres nations par la supériorité et le bon marché de ses produits. Jusqu'à ce qu'on découvre de nouveaux moteurs, la houille et le fer sont aujourd'hui les principaux éléments du développement industriel. Les nations qui n'ont pas de houille, comme l'Italie, perdent un terrain énorme dans l'accroissement des richesses.

8° Enfin, il est une richesse qui est plutôt une résultante des autres, c'est le crédit. Un peuple a-t-il un sol riche, une industrie prospère, une bonne administration, il peut recourir au crédit.

Mais qu'on y prenne bien garde, ce n'est pas là une richesse absolue. C'est une ressource dans une circonstance particulière, en temps de guerre ou pour développer l'outillage national d'obtenir un vaste crédit. Mais de recourir au crédit à tout propos, de charger la nation de dettes dont on ne prévoit pas l'amortissement, ce n'est pas une richesse. C'est une pente glissante vers la ruine; et c'est là malheureusement qu'en sont toutes les nations modernes. Elles ne se contentent pas d'user du crédit, elle en abusent. Elles préparent aux naïfs prêteurs des déceptions. Elles vouent les ressources annuelles à un emploi infructueux, le paiement d'arrérages. Elles écrasent d'impôts les travailleurs pour nourrir les rentiers, ce qui tend à développer l'habitude d'une vie inoccupée.

Le crédit est une ressource précieuse mais son abus a les conséquen­ces les plus funestes.

- Nous voilà loin; dans cette esquisse des biens et des richesses, du programme ordinaire des traités d'économie sociale. Il est bon, il est nécessaire de présenter ce tableau des vraies richesses pour faire comprendre le vrai rôle de la richesse matérielle, la place modeste qui lui convient et la folie de ceux qui n'en connaissent pas d'autre.

(Février 1897)

V. Formation de la richesse: le travail

La richesse, comme tout ce qui est créé, peut être considérée dans son origine, dans son développement et dans sa fin; ou si l'on veut, dans sa naissance, dans sa vie et dans sa mort.

Toute richesse naît du travail, opérant sur la matière fournie par la Providence. Le travail est la loi de l'humanité, c'est la source de toute richesse, aussi bien dans l'ordre intellectuel et moral que dans l'ordre matériel.

Avant la chute de l'homme, le travail n'avait rien de pénible. L'homme, coopérateur de Dieu, embellissait et ornait son domaine en se récréant.

Mais il ne faut pas se faire illusion, le paradis terrestre est perdu et bien perdu. Les collectivistes s'abusent étrangement quand ils pensent que, dans la société réorganisée par eux, on travaillera peu, mais très peu, deux heures par jour environ, en se jouant; et grâce à la solidarité, au progrès des machines, etc., on obtiendra par ce mince travail des produits merveilleux qui feront la richesse de la société.

Les choses ne se passent ainsi que dans l'île d'Utopie. La nature humaine est pétrie de paresse, d'orgueil, d'envie. La terre se laisse péniblement arracher ses trésors. Des essais de socialisme ont déjà prouvé par leur piteux échec l'inanité de ces rêves optimistes. L'indigence de tous biens est devenue naturelle à l'homme. Dans l'ordre moral une faible tendance à la vertu est combattue par une inclination violente au vice. Dans l'ordre intellectuel, l'intelligence s'enrichit péniblement, aidée de la mémoire et de la raison. Elle est entravée par l'oubli et troublée par l'erreur et par les passions.

Dans l'ordre matériel, l'homme dispose des ressources du triple règne de la nature, règne minéral, règne végétal, règne animal, mais avec des résistances et des difficultés dans l'exploitation de ces richesses.

Le travail même matériel exige le concours de l'intelligence et de la volonté, c'est un acte humain, c'est un acte moral.

C'est une doctrine odieuse de ne voir dans le travail qu'un agent productif semblable à une force mécanique. C'est ce que j'appellerai l'hérésie économique. C'est l'erreur de l'école dite libérale. Smith, Ricardo, Guyot, Molinari ne voient dans l'ouvrier qu'un producteur de richesses et de valeur.

La raison humaine elle-même répugne à cette appréciation; a fortiori la foi chrétienne. Non, l'homme ne doit pas être considéré un seul instant comme un simple moteur. C'est une abstraction humi­liante et inadmissible. Elle offre aux entrepreneurs une tentation trop dangereuse. Aveuglés par leur intérêt, ils prennent l'abstraction pour un fait et en tirent les conséquences les plus déplorables. Ils font revivre autant qu'il dépend d'eux le régime païen, dans lequel le travailleur perdait sa personnalité et devenait une chose, res.

Il ne doit pas plus y avoir d'économie séparée de la morale que d'école sans Dieu. L'employeur ne doit pas un seul instant voir dans l'ouvrier autre chose qu'un être intelligent et moral, autre chose qu'un frère.

Le travail est l'acte d'un homme intelligent, libre, créé par Dieu et vivant pour Dieu et pour l'éternité.

Le travail est un acte sacré, il n'y faut toucher qu'avec respect, pour le régler, pour le diriger, pour le prendre à bail.

Les manières de parler de l'école libérale sur ce sujet me révoltent. «On vend son travail, écrit Yves Guyot, comme l'épicier vend son sel, comme le boucher vend sa viande»2). «Au point de vue économique, dit Molinari, les travailleurs doivent être considérés comme de véritables machines, qui fournissent une certaine quantité de forces productives, et qui exigent en retour certains frais d'entretien et de renouvellement pour pouvoir fonctionner d'une manière régulière et continue»3). Je trouve ces manières de dire sacrilèges et attentatoires à la dignité humaine.

Non, le travail humain n'est pas un seul instant séparable de son caractère moral. L'en séparer, même par une abstraction de l'esprit, c'est ouvrir la carrière à tous les abus et à tous les désordres. Le positivisme pratique en a profité, et de ses mains barbares il a pris et profané le travail, cet acte sacré que Dieu lui-même a traité avec tant d'égards. Dieu en a tracé la limite et les règles dans le décalogue. Il réserve le jour du repos, il exige le respect de la famille, le respect des forces humaines, le respect des mœurs. Il impose la justice dans le contrat et l'équité dans le partage des produits. Nos Livres sacrés ont eu raison de dire: « O mon Dieu, vous disposez de nous avec un souverain respect»4).

Dieu a même voulu, pour favoriser le respect du travailleur et de ses mœurs que l'employeur y trouvât son compte.

C'est l'être moral qui fait la force du travailleur et qui est la source même de la production et de la vraie richesse. Pour s'adonner utilement à un travail, l'ouvrier a besoin de vivre dans un courant d'idées saines, de recevoir du milieu qu'il fréquente d'honnêtes impressions, de garder toujours ce bon sens, cette claire vue des choses et ce jugement droit qui le ramènent à sa tâche en la lui faisant aimer.

C'est justement à ce fond d'honnêteté qui fait le bon travailleur que s'attaquent les politiciens et les utopistes. Au lieu d'éclairer le travailleur sur les vrais progrès à réaliser, sur les revendications à faire entendre pacifiquement, ils en font un agité, un révolté, et ils apportent le trouble dans le monde du travail, sans profit pour personne, excepté pour les candidats ambitieux.

Dans la vie sociale, le travail se divise naturellement suivant cent professions diverses.

La division du travail est le résultat de l'imperfection de l'homme. Il ne peut faire qu'une chose à la fois. Il fait mieux ce qu'il fait souvent. La variété des natures et des tempéraments amène la variété des goûts et des aptitudes.

Pour les sociétés, il importe que le travail soit divisé suivant les attraits de chacun, les traditions familiales, les ressources et les produits de chaque région. Chacun des membres de la société produira ainsi en plus grande quantité et qualité et la richesse générale en sera accrue.

Il importe que les uns se donnent au travail matériel, d'autres au travail intellectuel, d'autres encore à l'action morale.

Aucun ne peut se soustraire entièrement à l'une de ces activités diverses. Tous ont besoin d'un certain développement physique, rationnel et moral; mais en outre de cette formation élémentaire et indispensable, il importe que chacun se livre au travail qui répond à ses aptitudes et à ses attraits.

A mesure qu'une nation s'enrichit de capital matériel, ses membres ont plus de liberté pour se livrer aux travaux d'un ordre supérieur. Chez les juifs, Dieu intervint lui-même dans la division des travaux, en séparant la tribu de Lévi et en établissant la dîme à son profit. Il intervient aujourd'hui moins sensiblement, mais non moins efficacement par la vocation.

Les peuples païens, afin de pouvoir s'adonner à quelques carrières d'élite, la vie guerrière, la vie intellectuelle, la magistrature, l'admi­nistration, eurent recours à l'esclavage qui multiplie le travail et les privations d'une classe pour favoriser la richesse d'une autre.

Les peuples chrétiens réalisent la division du travail par la liberté et par le droit de propriété accessible à tous. Ils favorisent le travail intellectuel et moral par une foule d'institutions.

De notre temps, le travail industriel a pris un grand développe­ment. Les populations s'y sont portées en masse. Cela nous a donné l'occasion de constater par l'expérience l'une des lois providentielles du travail.

Cette loi, c'est que le travail domestique et le travail de la terre sont fondamentaux pour la grande famille humaine. Ce sont des condi­tions essentielles pour le maintien de la vigueur physique, des bonnes mœurs et des traditions.

Là où l'usine n'a pas respecté le foyer, la famille ouvrière a perdu pied, comme le baigneur qui se noie. Le foyer et la terre pour la famille c'est la santé, c'est la vie traditionnelle, morale et religieuse.

L'alliance du travail agricole et manufacturier était générale autrefois. Elle atténuait les conséquences des chômages de l'atelier. Elle fournissait une occupation productive aux membres de la famille que l'âge et le sexe retiennent au foyer.

Les travaux agricoles auxquels s'adonnaient les familles des ou­vriers manufacturiers en France étaient: la culture d'un jardin, l'élevage des abeilles, des volailles ou d'autres animaux, l'exploitation d'une vache laitière.

L'abandon de cette pratique dans les agglomérations urbaines et industrielles est une cause d'abaissement physique et moral et la source de presque toutes nos difficultés sociales.

Il y faut donc revenir par tous les moyens et spécialement en favorisant la petite propriété par toutes les oeuvres, les initiatives privées et les mesures légales qui peuvent la développer et la conserver, comme la réforme des lois d'impôt, de succession et d'enregistrement.

Il est d'usage en économie politique d'étudier, comme des auxiliai­res du travail, le capital, les machines, les associations. Je trouve cela très insuffisant.

Je signalerais d'abord en économie chrétienne, sans le moindre respect humain, le premier auxiliaire du travail humain, qui est Dieu. Je rappellerais d'abord une sentence de l'Ecriture Sainte: «Si le Seigneur ne bâtit une maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent» (Ps. 126); avec le commentaire d'un des Pères de l'Eglise: «L'essentiel pour l'homme, c'est d'attirer sur lui la protection divine; sans elle, tous ses efforts seront vains, toutes ses peines inutiles; avec elle, au contraire, il réussira toujours. Il ne faut pas cependant qu'il se contente d'implorer cette protection et qu'il reste ensuite dans la nonchalance et le repos, mais il doit déployer toute son énergie. C'est à cette condition que le Seigneur l'assistera» (S. Chrysostome).

Je rappellerais ensuite que la vertu a une influence indirecte mais puissante sur le travail matériel lui-même et sur sa bonne organisa­tion. Le travail n'exige-t-il pas l'abnégation, le courage, la patience? Les conflits menaçants qui s'élèvent dans le monde du travail ne sont-ils pas amenés par l'orgueil et l'avidité chez les uns, par l'envie chez les autres et par la violation générale des lois du décalogue? Mais il suffit d'insinuer ces grands principes en passant.

La science aussi est l'auxiliaire du travail matériel. Toute science vraie est favorable au travail. La science religieuse l'inspire et le fortifie. La science humaine l'éclaire, le dirige, le facilite par ses inventions et l'organise selon les lois de l'économie sociale. La science spéciale ou technique est la sœur même du travail.

Les aides du travail dont s'occupe ordinairement l'économie politique sont la nature, le capital, l'outil et la machine, l'association. Le concours de la nature en général est indépendant de la volonté humaine. Il consiste dans les avantages du climat, de la fécondité du sol, des richesses minérales, de la configuration de la terre qui nous offre des cours d'eau, des plaines fertiles, des coteaux ensoleillés, des rades ouvertes au commerce.

Il dépend seulement de l'homme de se porter, dans les pays nouveaux à coloniser, vers les points les plus avantageux.

Mais ici se présente un des problèmes les plus délicats de l'économie politique. Quand le sol est devenu par l'occupation et par le travail une propriété privée, a-t-il sa productivité propre, exploitable par un fermage?

Deux opinions sont en présence. La terre, disent les uns, a sa fécondité propre, qui doit être, il est vrai, dirigée et fécondée par le capital et le travail. De là trois éléments, dans le produit du sol: la rente foncière, l'intérêt du capital engagé par les engrais, semences, instruments, etc., et le salaire du travail. Si le propriétaire exploite lui-même sa terre, il a droit à tous les produits; s'il la met en location, il a droit à la rente foncière.

La rente foncière, disent les autres (Bastiat, Carey, Ott), n'existe pas. La terre ne donne de produits utiles que par le travail aidé du capital.

Les partisans de cette justifient le fermage, non pas d'intérêt du capital, la terre comme un capital.

Les autres vont plus loin et contestent toute productivité au capital. Ils veulent que tous les produits soient laissés au travailleur, et ils concluent à la nationalisation du sol. C'est la théorie du socialisme agraire.

L'éminent économiste catholique italien, M. Toniolo, semble tenir une opinion moyenne, quand il dit que le propriétaire comme le capitaliste n'a droit aux produits du travail que s'il participe à la responsabilité et aux risques de l'entreprise.

Nous pensons qu'on ne peut pas refuser à la terre une productivité propre, facile à exploiter par le travail, et qui donne au propriétaire un droit à la rente bien autrement fondé que le droit du capitaliste à l'intérêt.

Nous pensons aussi que M. Toniolo a raison en théorie pure et que les conditions ordinaires et légales de nos contrats de location blessent souvent l'équité. Le propriétaire profite des améliorations du sol sans indemnité et il touche ses fermages alors même que les intempéries ou la concurrence empêchent le fermier de récolter les produits ou d'en tirer profit. Il y a là une association qui est parfois léonine, et je ne m'étonne pas d'y voir chercher un remède, soit par les conditions des seconde opinion se subdivisent. Les uns à titre de rente foncière, mais à titre elle-même étant considérée par eux, contrats, soit par des prescriptions légales.

Le capital n'est pas en soi l'ennemi du travail. Il en est un des principaux auxiliaires. C'est le capital qui permet l'acquisition de l'outil et de la machine.

C'est le capital qui facilite l'organisation puissante du travail dans la manufacture et la distribution des fruits du travail par le transport et le commerce.

Le travail sans le concours du capital, c'est le travail presque infructueux des populations sauvages.

Le capital, fruit du travail, en est donc aussi la source.

L'outil et la machine apportent un merveilleux secours au travail. Ils sont eux-mêmes le fruit du travail de tous les âges. Il y a là une source de richesses matérielles et une facilité de travail conquises par soixante siècles de labeur. L'homme aidé de la machine a dépassé les forces des géants.

Mais ici se présente le problème si complexe du partage des fruits du travail entre le travailleur et le propriétaire du capital et de la machine.

Le mode habituel du partage c'est le salaire, qui est une indemnité donnée au travailleur et une sorte d'assurance contre le risque des pertes.

Le règlement des salaires n'a pas amené de graves conflits dans les siècles passés. L'équité y présidait davantage et les corporations y veillaient. Le travailleur vivait le plus souvent chez le maître et leurs rapports étaient ceux de la famille.

Mais le régime de l'usine a changé les conditions du travail. Les deux contractants, le travailleur et le capitaliste, sont de conditions trop inégales pour que l'équité soit toujours gardée. L'ouvrier est souvent opprimé soit par l'avidité du capitaliste, soit par la concur­rence effrénée qui résulte tant de l'absence des corporations que du défaut d'entente internationale.

De là tous les projets de réforme sociale. Les collectivistes nous offrent leur organisation tyrannique. Les catholiques proposent le relèvement des corporations, l'entente diplomatique, le retour au décalogue et un ensemble de lois protectrices.

D'autres pensent que le régime de l'avenir ne sera plus le salariat, mais l'association sous diverses formes et particulièrement la coopéra­tion et la participation aux bénéfices.

L'association peut être considérée aussi comme une aide du travail. Elle réunit les intelligences, les activités et les capitaux pour donner une plus grande puissance au travail et pour multiplier la production. Mais elle soulève bien des questions d'équité et de morale.

C'est dans les ateliers organisés par l'association anonyme que s'est rencontrée le plus souvent l'oppression des travailleurs par la direction.

Le capitaliste anonyme ne remplit pas les devoirs du patronat. Il ne voit pas dans l'atelier une famille, mais seulement une source de revenus. Il tend à considérer le travailleur comme un simple instrument de production. Il laisse au salaire une faible part des produits et réclame pour lui un double fruit du capital, l'intérêt et le dividende.

La loi et la coutume y devront remédier. L'anonymat doit être rigoureusement réglé et surveillé par la loi.

La coutume donnera la préférence à toutes les formes de la coopération et de la participation.

L'ancien atelier tenait compte de la juste participation aux bénéfices.

Le patron chrétien aussi, même en dehors de toute clause conventionnelle, réalise la participation de fait pour le taux du salaire et par toutes les institutions auxiliaires qu'il soutient: oeuvres et caisses diverses, logements salubres, écoles, etc.

L'école expérimentale fondée par M. Le Play, a reconnu la rigueur de toutes les lois que nous avons exposées pour l'organisation du travail.

Elle a constaté que le travail est heureux et prospère là où règne le décalogue avec l'observation du repos hebdomadaire et le respect de l'ouvrier dans sa santé, dans ses mœurs, dans sa vie de famille, dans son droit au juste salaire.

Elle a proclamé la nécessité de l'union de la famille et du foyer favorisée par la diffusion de la petite propriété, et de l'union des travaux domestiques et agricoles avec les travaux de l'atelier et de l'usine.

Mais le respect du faible, le respect de la femme et de l'enfant, le respect des mœurs, le respect des droits du prochain ne règneront que là où règnera le respect de Dieu, législateur suprême, protecteur du faible et juge définitif de toutes les prévarications.

Le travail ainsi conçu et organisé produira la richesse, comme un bien utile pour aider l'homme à obtenir des biens d'un ordre plus élevé et même sa fin suprême.



Etude publiée dans «Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés» en 9 livraisons: avril 1896, pp. 198-202; mai 1896, pp. 209-215; juin 1896, pp. 284-291; juillet 1896, pp. 332-340; août 1896, pp. 408-411; septembre 1896, pp. 440-445; octobre 1896, pp. 512-516; novembre 1896, pp. 564-567; février 1897, pp. 67-76. Sous le même titre ont paru dans L'associa­tion catholique deux articles: le premier en juillet 1896, pp. 3-14, correspond exacte­ment à l'avant-propos et au sous-titre I (Le but de la vie sociale); le deuxième article, de juillet 1897, pp. 10-17, correspond au sous-titre II (Le dogme social).

1)
Pour l’interprétation de saint Thomas, consulter le P. de Pascal, Philosophie sociale, p. 250 et suiv.
2)
La tirannie socialiste, p. 44
3)
Cours d’économie politique, p. 203.
4)
Cum magna reverentia disponis nos (Sap. 12, 18).