435.06
AD B.21 /7a.3
Ms autogr. 4 p. (21 x 13)
De Mr Boute
Hazebrouck 16 8bre 1863
Mon bien (cher) Léon,
Je vous remercie de la bonne lettre que vous m'avez écrite du fond de la Norvège et que j'ai lue avec le plus vif intérêt. Vous du moins vous ne voyagez pas uniquement pour votre plaisir, mais dans le but de vous instruire et de compléter votre éducation1. Où êtes-vous maintenant? Vous aurez été assez prudent pour ne point pénétrer en Pologne, où les voyageurs, les français surtout, ne sont pas vus de très bon oeil par les Russes2. Vous êtes sans doute revenu en Allemagne; quoi qu'il en soit, je vous adresse, selon votre demande, cette lettre à Vienne, poste restante.
Je n'ai pu passer qu'un jour et une nuit chez vous; malgré ce peu de temps, on a assez souvent parlé de vous, comme vous le pensez bien. Mr votre père en est toujours à ses projets d'avenir pour ce qui vous concerne; on a néanmoins parlé de l'éventualité où vous persévéreriez dans vos premières pensées et cette perspective, au cas où elle viendrait à se réaliser, ne semblait pas effaroucher l'imagination de Mr Dehon; elle semblait même être envisagée par lui avec assez de calme; mais vous savez où vont ses préférences.
Quant à vous, mon cher Léon, vous verrez dans quelques mois ce que vous aurez à faire. Comme vous le dites fort (bien), vous demanderez à Dieu si vous devez quitter le monde ou y rester, et je vous connais assez sérieux pour apporter à cet examen toute la maturité d'un esprit réfléchi. Il faut avant tout vous hâter pour conquérir le bonnet de docteur avant votre majorité; le plus tôt sera le mieux; il y a obligation d'honneur de votre part, et vous n'y manquerez point, j'en suis convaincu. Alors seulement vous songerez à vous faire une position, sans attendre, comme bien d'autres, des années entières â vous décider. Vous aurez à vous recueillir quelque temps dans la solitude et le silence. C'est loin du monde que l'on doit demander à Dieu si l'on doit renoncer au monde ou continuer à vivre dans le monde. Vos voyages n'auraient-il pas modifié un peu vos idées? Il y en a qui le pensent, d'autres qui l'espèrent. Je ne . suis point du nombre des derniers, ni du nombre des premiers; j'attends, comme vous, en une affaire d'une telle importance, la voix de Dieu et sa décision. Je vous dirai toute la vérité comme à un ami. Il y a des gens aussi qui craignent que vous ne veniez â trop partager les goûts de votre compagnon de voyage, qui n'en est encore nulle part. Cependant il faut une position, la fortune ne suffit plus par le temps qui court. Mais je présume trop bien de vous pour m'arrêter â ces craintes exprimées â votre sujet et dans votre intérêt. Non: dans un an au moins, vous aurez pris une décision, et cette décision une fois bien arrêtée, vous suivrez avec ardeur la carrière que vous aurez embrassée, comme vous avez fait jusqu'ici; jamais vous ne renierez votre passé, si beau et si honorable pour vous. Si, après mûre réflexion, vous restiez encore indécis, ne pourriez-vous pas aller a Rome suivre quelque temps au moins les cours du Collège Romain, tout en étudiant l'italien et les monuments de la Ville éternelle? Ce serait le cas de vous mettre là en relation avec Mgr de Mérode et d'autres. savants prélats romains. C'est une idée que je jette ici, vous verrez vous-même ce que vous avez de mieux à faire3.
Siméon vient d'arriver à Hazebrouck pour prendre quelques jours de vacances; il est arrivé à l'improviste; il m'a dit que vous lui aviez écrit aussi il y a bientôt un mois. Votre maman est allée passer 3 semaines à Paris, m'a dit Siméon; ils seraient partis de La Capelle, madame Dehon et Henri, un jour ou deux après mon départ. Comme il n'était pas question de ce voyage, il aura sans doute été projeté et mis â exécution au même instant. Henri est-il maintenant avec vous4? - Julien attend la sous-lieutenance, il a demandé à entrer aux Zouaves. Son frère et lui vous disent mille choses aimables. Ces messieurs du collège vous souhaitent bonne chance dans vos voyages. Mr le Principal envie votre sort, lui qui désire depuis si longtemps voir les lacs de la Suède et les forêts de la Norvège. Il souffre des nerfs et surtout de son imagination, par suite de la mort de son frère qui l'a beaucoup affecté. Il a passé, pour se distraire, ses vacances à Dunkerque, où il est encore en ce moment. Les médecins semblent craindre pour sa position; son imagination ajoute a son malaise. Rien autre de nouveau ici, nous boulottons toujours comme par le passé5, et votre ami commence à se faire vieux, les rhumatismes se font sentir avec plus d'intensité que jamais. Que voulez-vous «debemus morti nos nostraque»6. Je m'aperçois que je dois mettre fin à mon bavardage, puisqu'il ne me reste que juste la place nécessaire pour me dire pour toujours.
Votre ami
Boute Ptre
1 Léon est en voyage avec son ami Palustre en Allemagne-Norvège, Suède-Autriche du 12 août au 11 novembre 1863. Les AD (B. 13/1.A.B; Inv. 87.00) conservent deux cahiers de «notes» rédigées alternativement par Léon Dehon (LD) et par Léon Palustre (LP), dont le p. Dehon se servit pour rédiger ses NHV II, 21v° -61v°.
2 L'histoire tourmentée de la Pologne est marquée au XVIII° siècle par trois partages successifs entre la Prusse, l'Autriche et la Russie (1772, 1793, 1795). Les traités de Vienne en 1815 avaient consacré ce partage; une histoire ponctuée de révoltes durement réprimées par les Russes, notamment en 1830-1831 et précisément en janvier 1863. La France fut le refuge des écrivains et des résistants comme Adam Mickiewicz (Le Chant des Pélerins). La cause de l'indépendance polonaise était soutenue en France notamment par le mouvement romantique (Montalembert, Lamennais, Hugo, Lamartine… ).
3 Sur ce problème de la vocation de Léon et ses projets romains cf déjà LC 3 et plus tard LD 12; 25, 26, 28… ainsi que NHV I, 31r°; II, 70r°.
4 Henri rejoindra les deux amis en Bavière et Autriche (cf NHV II, 21r° et 54r°), pour étudier l'industrie de la brasserie; plusieurs membres de la famille Dehon, dont le propre père de Léon et son oncle de Vervins étaient, en effet, brasseurs.
Julien, frère de Siméon Vandewalle, qui mourut au Mexique en 1865 cf LD 11 et 12.
5 Terme familier pour signifier «travailler (de «boulot»); aujourd'hui plus souvent» manger.; on dit plutôt «boulonner» de «boulon».
6 «A la mort nous devons nos personnes et nos biens».