dehon_doc:cor:cor-1lc-1865-0505-0043512

435.12

AD B.21 /7a.3

Ms autogr. 6 p. (21 x 13)

De Mr Boute

5 mai 65

Mon bien cher ami,

Votre lettre de Jérusalem m'a fait d'autant plus de plaisir que je commençais à éprouver de sérieuses inquiétudes à votre sujet. Sachant que vous deviez vous rendre en caravane de Suez à Jérusalem, je ne rêvais que bédouins et embuscades de voleurs. Votre mère, que je venais de quitter, quand j'ai reçu votre lettre, était encore plus ef­frayée que moi, et je me gardai bien de lui faire part de mes craintes. Mais enfin, vous avez échappé aux arabes du désert, que Dieu en soit béni. Je vous suppose, à l'heure qu'il est, en Asie Mineure dont vous visitez les principales localités si riches en souve­nirs. J'espère que ma lettre arrivera à temps à Constantinople pour vous y trouver. Ce long voyage doit bien vous fatiguer et je conçois aisément que vous vous sentiez pris du désir de revoir votre pays natal. Les traces de la fatigue, et par suite de la mai­greur, sont empreintes sur vos traits, si je dois en juger par votre photographie que vous m'avez envoyée, et dont je vous remercie. Je suis convaincu que votre mère par­tage mon avis. Voyez donc vite Constantinople, le midi de l'Italie même s'il le faut; mais revenez- nous bientôt, en juillet au plus tard. Venez calmer les inquiétudes ma­ternelles et faire cesser des impatiences bien légitimes. J'ai laissé vos parents en par­faite santé, sauf votre mère qui souffre toujours un peu; la cause du mal, c'est votre absence, ou plutôt la crainte que vous ne soyez exposé à quelque danger.

Siméon vous aura sans doute fait part de la mort de son frère julien, décédé au Me­xique, à l'ambulance; la dysenterie l'a emporté, pauvre jeune homme qui espérait un si bel avenir1. C'est en arrivant à La Capelle, le mardi de Pâques, que votre père, à qui Siméon venait d'écrire, m'apprit cette triste nouvelle. Nous nous gardâmes bien d'en parler à personne; Mr Longuet seul le sait2: que serait devenue votre mère, quel­les n'auraient point été ses frayeurs sur votre sort si quelque imprudence lui avait ré­vélé la vérité. Revenez donc vite, pour votre mère, pour vos parents, vos amis, et pour moi qui vous aime tant. - J'ai trouvé votre père bien disposé pour vos futurs projets, si vous y persistez toujours: il parle de Rome comme si vous y étiez déjà. Toute la famille pense de même, mais pense aussi avec raison qu'il est temps de vous livrer à vos nouvelles études pour arriver à temps3.

J'en viens maintenant à notre affaire, que j'aurais cru être le premier à vous annon­cer, mais Siméon m'a prévenu, et il a bien fait, s'il vous a raconté la chose avec exactitude4. Il faudrait écrire un livre pour exposer tous les faits. Je ne vous dirai donc que l'essentiel.

Mr Dehaene a été brutalement révoqué sans avis préalable, ni avis ministériel au rectorat écrit. Il avait vu le ministre au mois d'8bre dernier à Paris, et en avait été par­faitement reçu. Il avait été question, il est vrai des maisons de Gravelines et de Dun­kerque, mais le ministre avait autorisé Mr le Principal à conserver la propriété de ces établissements, en prenant l'engagement d'en abandonner la direction, ce que Mr le Principal avait déjà fait depuis longtemps. Il dormait donc sur ses deux oreilles, comme on dit, quand le 6 ou 7 mars dernier, on apprend, par suite d'une indiscrétion, que Mr Dehaene est remplacé par un certain Mr Pourtaultz prêtre aumônier à Lescar, près de Pau.

Le recteur est venu en personne, par ordre du ministre, pour installer le nouveau Principal, ce qui se fit en passant par chaque classe. Immédiatement après la classe de 10 h., nous demandâmes à être admis auprès du recteur et tous les prêtres et abbés, au nombre de 11, donnèrent leur démission. Le recteur nous harangua pour nous in­viter à revenir sur cette détermination de notre part; mais nous fûmes unanimes à la maintenir.

Au moment de nous retirer, le recteur me dit qu'il avait à me parler en particulier, et nous restâmes 3/4 d'h. en conférence. Il voulait m'amener à rester au collège en me promettant les plus grands avantages; je lui énonçai les motifs qui ne pouvaient, permettre à aucun prêtre d'occuper une telle position: que ce serait se mettre au pilori de l'opinion publique et du clergé. Il n'en persista pas moins, dans deux autres confé­rences subséquentes, à me poursuivre de ses sophismes; mais je demeurai inébranla­ble; néanmoins nous consentîmes à continuer de faire la classe jusqu'à ce qu'il eût pourvu à notre remplacement; ce qui dura encore trois jours.

Nous sortîmes tous ensuite du collège, sauf les professeurs laïcs, pour nous retirer aux Capucins, dont l'établissement était à notre disposition, attendu que le dernier venait de partir peu de temps auparavant. Les familles retirèrent aussitôt leurs en­fants qui nous étaient confiés; il n'en resta que douze à 14, tous fils de fonctionnai­res. L'administration comptait beaucoup sur la rentrée de Pâques; mais le nombre est resté le même. Ainsi de 145 pensionnaires que nous avions, le collège est réduit à 15 pensionnaires à l'heure qu'il est.

Le nouveau Principal voit très bien maintenant que la position n'est pas tenable pour lui, malgré l'appui du ministre, les efforts de l'administration locale, malgré la propagande de quelques professeurs laïcs qui n'aboutit à rien; la confiance n'est plus là, elle nous a suivis avec la sympathie du pays tout entier et du clergé. Le bruit court en ce moment que Mr Pourtaultz a demandé son changement et sera remplacé par un principal laïc, on parle de Mr Thooris comme nouveau principal. Le fameux Baye Benjamin est nommé professeur de seconde au collège d'Hazebrouck et fait la 8° et la 7° faute d'élèves en seconde; cette dernière classe avec la rhétorique compte 3 élèves. Voilà donc un collège tombé; quand et comment se relèvera-t-il? Dieu seul le sait. Quant à moi, je suis d'avis quil a reçu le coup mortel. Voyez si la position est tenable pour Mr Pourtaultz, qui n'a pas le pouvoir de confesser même ses élèves. Il m'a dit lui-même l'accueil que Mgr l'Archevêque lui avait fait. Il lui dit ces propres paroles: «Puisque M. Duruy n'a pas confiance en mon prêtre, moi, je n'ai nulle confiance au sien». Il n'entre plus un seul prêtre au collège…

Maintenant, si vous désirez savoir ce que nous nous proposons de faire, je vous di­rai que nous avons l'intention d'ouvrir ici, dans l'établissement dit des Capucins, une maison libre; nos pièces ont été déposées le 28 avril dernier; si au bout du mois exigé par la loi, c.a.d. le 20 mai, on ne fait pas opposition, nous ouvrons; mais nous som­mes presque certains que le ministre en fera, malgré l'évidence de la loi; le conseil académique, dont nous pensons avoir la majorité, aura à juger le conflit. Le ministre en appellera peut-être au conseil supérieur de l'instruction publique, au conseil d'état peut-être encore, nous le suivrons sur ce terrain, forts de notre droit et des sympa­thies du pays, si calme autrefois et si agité aujourd'hui par cette affaire. On prie beaucoup pour nous; priez aussi, je vous en conjure; j'ai dit pour nous, je devrais dire pour notre œuvre, car nos personnes n'ont rien à voir en cela; nous savons les déga­ger de tout intérêt et de tout amour propre, pour ne considérer que la continuation de notre œuvre.

Une bonne partie de nos élèves pensionnaires est allée au petit séminaire, que Mgr a bien voulu mettre à notre disposition: une trentaine à Dunkerque et une trentaine a Gravelines, en attendant que nous puissions ouvrir. Mr Lacroix est allé à Gravelines, Mr Gantier à Dunkerque; nous restons 5 prêtres ici: Mr le Principal, Mr Debussche­re aine, Mr Hebant que vous ne connaissez pas, et votre ami5. Mais Mr Dekeister, me direz-vous, vous l'oubliez: Mr Dekeister est nommé curé de Vieux-Berquin, pa­roisse a 2 vicaires, à 2 lieues d'Hazebrouck, près de la station de Strazcelle (? ).

Mr Dehaene a été nommé chanoine honoraire, en réponse à la révocation de Mr le ministre. - Je fais la classe de rhétorique tous les matins chez Mr Bieswal, pour son fils et un de ses camarades, puis je fais la huitième pour son autre fils plus jeune. Vous voyez que l'occupation ne me manque pas et que je n'ai pas le loisir de m'en­nuyer. A votre retour qu'il me serait agréable de vous recevoir dans notre charmante retraite! Quel vaste et beau jardin que vous verriez! Allons, venez vite. Mr Dehaene vous invite aussi à venir; nous causerons tous ensemble; puis j'irai vous reconduire à La Capelle pour faire le pèlerinage de Liesse promis à votre mère pour les vacances.

Le papier faisant défaut juste au moment où je n'ai plus rien à vous dire, je vous serre la main et vous embrasse de tout cœur. Merci pour votre bonne lettre. Ecrivez­moi encore avant votre retour.

Votre ami

Boute Ptre

1 Cf LC 11 (note 5).

2 Mr Longuet, époux de Juliette-Augustine Vandelet et donc beau-frère de madame Dehon et oncle maternel par alliance de Léon.

3 Sur ce problème de la vocation de Léon cf NHV I, 31r°; II, 70r°.

4 La révocation de Mr Dehaene dont il est question en LD 21 (note 4). Sur toute cette affaire et son arrière-plan politique cf Lemire: «L'abbé Dehaene et la Flandre», chap. XI: La révocation de Mr De­haene - 1865 pp. 271-304; et en NHV I, 14v°.

5 Le 5°, selon Lemire o.c. p. 347, était Mr Baron.

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