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161.02

AD B.17/6.15.2

Ms autogr. 6 p. (21 x 13)

De l'abbé Desaire

1° août 69

Mon bien cher ami,

Je ne fais qu'un bond du Collège romain à ma table pour venir vite vous annoncer ma joie et vous inviter à remercier avec moi notre bon Maître. Je viens de subir mon examen, et le succès a de beaucoup dépassé mon espérance. Dès le 8, j'avais fait ma thèse écrite; on me donna, devinez quelle thèse? l'infaillibilité du Souverain Pontife. Je n'eus pas de peine à voir là une coïncidence heureuse et après avoir récité un De profundis pour ce bon P. Gauthier qui avait su me donner tant d'ardeur pour défen­dre cette thèse, je me suis mis à l'œuvre pour ne finir que fort tard, et m'assurer pour l'écrit un succès à peu près complet. Plusieurs raisons me faisaient craindre pour l'oral, mais tout alla pour le mieux et il ne me reste plus maintenant qu'à redire avec vous: Benedicamus Domino.

On est heureux, vous le savez, quand de faibles efforts sont couronnés et on se ré­jouit surtout de faire part de son bonheur à ceux que l'on considère et que l'on aime comme des frères. Vous avez peut-être été désagréablement surpris en me voyant tant tarder à vous répondre, mais j'aime à croire que vous m'aurez toujours excusé, en faisant la part des agitations incessantes auxquelles est naturellement en proie le jeune élève qui n'a plus que quelques jours avant son examen: aussi votre indulgence aura-t-elle pour le moins égalé mon long retard.

Inutile de vous dire combien j'ai été heureux du prompt rétablissement de votre santé: toujours j'ai eu la conviction que votre indisposition devait être transitoire, tant il me parait maintenant que Notre Seigneur ne peut pas et ne veut pas vous rap­peler à Lui sans que vous ayez apporté votre part de matériaux et de travail à l'édifice de son Eglise. Cette épreuve aura de plus l'avantage de vous rendre plus prudent à l'endroit de votre santé et à ne plus vous laisser engager dans des fatigues qui ne vous sont point demandées, ou plutôt qui sont de vraies fautes de votre part. Continuez à vous bien soigner, et soyez à cet effet sous la main de votre bonne maman ce que vous étiez aux jours de votre berceau. Cette nouvelle année ne manquera pas de vous fatiguer beaucoup et d'aller jusqu'au bout de votre provision de santé.

Il y a plusieurs semaines déjà qu'on disait au Séminaire sur tous les tons que vous aviez prêché; de ce thermomètre de votre santé, tous vos amis concluaient que leurs vœux étaient réalisés et se demandaient où et comment vous aviez prêché. Serait-ce à Saint-Quentin, mon bon ami?! Ne manquez pas de me faire part des observations que vous aurez sans doute faites à ce premier essai, qui peut-être s'est déjà plusieurs fois renouvelé1.

Vous connaissez probablement déjà la mort de Mgr du Cosquer. Je ne sais s'il était déjà arrivé au Séminaire lors de votre départ. Sa santé paraissait très bonne, il était aimable et gai selon son ordinaire; je le vis à plusieurs reprises avant sa maladie; il me parlait avec enthousiasme et émotion du bien qu'il avait trouvé à faire auprès des bons jeunes gens du Cercle Catholique qu'il avait vus très souvent cet hiver; la belle cérémonie qui avait eu lieu à St-Sulpice le jour du 50° anniversaire de l'ordination du St-Père, lui avait surtout laissé les souvenirs les plus doux; tels étaient le sujets les plus ordinaires de ses conversations. Peu de jours après, il fut pris de dysenterie. La fièvre typhoïde se déclara, et après 7 semaines environ de maladie atroce, il s'éteignit dans une longue agonie. Chaque jour on disait la ste messe dans une chambre atte­nante à la sienne; sa résignation et son calme furent admirables et il mourut ainsi d'une bien belle mort. Les obsèques eurent lieu à la Minerve2 et demain son corps qui a été embaumé part,pour (la) France: Mr Rossi l'accompagne. Je ne saurais vous dire combien cette mort inattendue m'a frappé: il me semble voir Mgr à tous les pas. et j'en souffre véritablement durant la nuit. Ah! qu'on juge sainement des choses quand on a pour les peser la balance que présente la vue d'un cadavre, qu'une âme intelli­gente et douée des plus insignes faveurs du ciel animait. Que les grandeurs d'ici-bas apparaissent alors dans leur néant véritable, et comme on se sent épris d'un désir vio­lent d'être meilleur et de pouvoir, sans appréhension, envisager sa propre dernière heure! Espérons que cette mort précieuse devant Dieu méritera pour l'Eglise d'Haïti la fin de ses rudes épreuves et qu'elle la dotera d'un autre saint prélat.

Le Séminaire est maintenant bien vide: les ouvriers y font d'ailleurs un tel tapage durant le jour et durant la nuit qu'il devient inhabitable. M. Umbrecht, ayant subi son examen, part pour la campagne en attendant son départ pour (la) France. MM. Poiblanc, de Popiel et Bernard continuent à préparer leur examen qui aura lieu bien­tôt. Je pense que M. Le Tallec vous aura écrit de Dijon, car il est parti depuis plu­sieurs jours se rendant en Allemagne dans une maison des Peres3. On raconte qu'il paraissait ivre de joie le matin de son départ. M. Dugas ne doit pas encore être à Lyon, car il a rejoint son cousin pour parcourir l'Italie à petites journées. Vos co­sténographes sont partis avec l'assurance bien ferme de n'être point tenus à revenir avant le mois d'octobre, car vos projets de villa ont complètement échoué; il est bien pénible de voir combien on témoigne peu d'égards ici à ce bon Marchese, qui montre cependant un dévouement si généreux. Les craintes puériles que témoignent souvent nos Romains d'être supplantés par les étrangers pourraient bien être un peu la cause des difficultés qu'ont rencontrées tous les projets de ce bon maître4.

Voilà bien, je crois, mon bon ami, toutes les petites nouvelles qui peuvent vous in­téresser. Nous avons ici une chaleur bien forte: aussi que de fois je me prends à envier les frais ombrages de La Capelle! J'aurais déjà un grand besoin de vous revoir, main­tenant surtout qu'avec le retour de votre santé, votre abattement aura sans doute passé. J'ai beaucoup prié à votre intention le grand St Ignace dont on a fait au Gesú une fête splendide. Plusieurs fois, j'ai parlé avec le bon P. Freyd de vous et de nos projets; il me semble le voir toujours mieux disposé à nous appuyer. Il fut tout heu­reux quand je lui dis que j'allais durant deux ans recommencer la philosophie, réso­lution qu'il se hâta d'annoncer à toute la table des maîtres: où il me fit asseoir pour le dîner. Prions beaucoup pour ce bon Père, et abandonnons-nous de plus en plus doci­lement sous sa direction prudente et éclairée5.

Je ne quitterai pas Rome avant le mois de septembre: il m'est pénible de ne pouvoir faire coïncider une partie de mes vacances avec les vôtres, mais, hélas, ma position réclame de petits sacrifices qu'il faut bien, n'est-ce pas, accepter généreusement. Nous sommes encore 5 prêtres â St-Louis: aussitôt que je serai un peu reposé de mes petites fatigues, je travaillerai quelque peu d'histoire et de géographie, car j'en ignore jusqu'aux premiers éléments. D'ailleurs ces jours de calme et de tranquillité qu'on passe ici durant les vacances, sont pour moi pleins de charmes: on laisse le cœur et l'esprit se promener un peu sur les champs qui leur plaisent le plus et ainsi on se relè­ve avantageusement des contraintes où les tenait un travail obligatoire.

Les tours de force liturgiques dont vous êtes le témoin vous montrent, mon bon ami, les conséquences presque nécessaires de l'isolement. Dieu fait tout, me semble-t­il, pour vous dégoûter de la vie séculière. Continuez à noter vos impressions et nous nous les communiquerons mutuellement dans ces heureux instants de conversations qui me font toujours beaucoup de bien et m'enflamment du désir de bien faire6.

Adieu, mon bon ami. Continuez à ne pas m'oublier au st autel; vous savez com­bien il m'est impossible de vous oublier: les Sts Léon sont d'ailleurs si nombreux que vous y avez des intentions de messes spéciales beaucoup plus souvent que si vous por­tiez un autre nom. Oui, durant ces vacances, reposons-nous beaucoup en priant et demandons surtout à Dieu que cette année prochaine nous mette pleinement sur la voie que la Providence voudra bien nous faire suivre.

Ne manquez pas d'offrir à vos bons parents mes respects affectueux, et vous, mon bon ami, croyez-moi bien.

Tout vôtre en Jésus

C. Desaire

P. S. Avez-vous pensé â la commission que m'avait donnée l'auditore du Studio concernant une certaine adresse. Veuillez m'en parler si vous en avez des nouvelles.

Rome 1 août 1869.

1 Sur ces premières prédications, pour les «prémices, le 19 juillet, cf NHV VI, 140-150; pour les di­manches à Sommeron et le panégyrique de Ste Grimonie ou Germaine à La Capelle, en septembre, cf NHV VI, 157-165.

2 L'église de Santa Maria sopra Minerva, de la paroisse sur le territoire de laquelle se trouve le Sémi­naire français.

3 Cf LC 51.

4 L'abbé Virginio Marchese était le chef sténographe: cf NHV VI, 108-113.

5 Il s'agit du projet de l'œuvre d'étude dont il est question en NHV VI, 115-130. L'abbé Desaire y fut aussi engagé activement: cf NHV IX, 37-39, 46-48, 63-65, 160-163.

6 Allusion au problème que se posait alors Léon Dehon pour son avenir: prêtre séculier ou religieux. Les «tours de force liturgiques» dont il est question sont ceux que doit faire le prêtre en paroisse, sou­vent isolé: ce que Léon Dehon devait expérimenter à Sommeron et dont il avait fait part à l'abbé De­saire. Ses lettres au P. Freyd témoigneront bientôt de ses préoccupations à ce sujet.

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