dehon_doc:cor:cor-1lc-1870-0409-0043706

437.06

AD B.21 /7a.5.6

Ms 4 p. (21 x 13)

De Thellier de Poncheville

Valenciennes 9 avril 1870

Mon cher ami,

Je ne chercherai même pas à m'excuser: je suis inexcusable. Jamais ma paresse, trop connue de tous ceux qui n'ont pas renoncé à m'écrire, jamais ma paresse n'a été poussée aussi loin. Et cependant ici elle ressemblait fort à de l'ingratitude. J'avais tant à vous remercier de tout ce que vous avez bien voulu faire pour moi pendant mon séjour à Rome, et pour les yeux et pour l'âme. Aussi votre lettre, arrivant ici avant le départ de celle que chaque matin je vous écrivais en esprit, m'a-t-elle couvert d'une véritable confusion.

Je connaissais la nouvelle - je ne dis pas la triste nouvelle - que vous m'appre­niez. Le jour même, et peut-être à l'heure où notre Perreau a quitté la terre, je lui écri­vais pour lui demander des nouvelles de sa santé! Ma lettre est arrivée à Chambéry quelques heures avant son enterrement; et elle m'est revenue avec quelques lignes du pauvre frère de notre ami. Le coup a été tout à fait imprévu pour moi; j'étais depuis longtemps sans nouvelles de Chambéry; et d'un autre côté, lors du petit séjour que nous y avons fait en rentrant de Rome, nous avions trouvé tout le monde rassuré ou presque rassuré. Pour moi, je m'étais fait complément illusion: l'abbé avait fait avec nous deux de longues promenades sans fatigue apparente, et il m'avait paru beau­coup moins faible qu'au Tréport. J'ai eu par son frère quelques détails de sa sainte mort; je ne saurais assez vous remercier de ceux que vous voulez bien me donner. Que je voudrais l'avoir vu mourir! Il me semble que ceux qui l'entouraient devaient oublier leur douleur et ne songer qu'à glorifier Dieu. J'imagine quelquefois que, dans ces dernières heures, il a dû penser aux amis qu'il laissait sur la terre, bien loin du ter­me où il était si heureusement arrivé; et qu'entre tous, il a eu une prière pour celui qu'il avait voulu réchauffer au feu de son zèle, et qu'il avait trouvé si froid et si faible. C'est aujourd'hui surtout que je compte sur ses prières, aujourd'hui qu'elles sont cel­les d'un saint dans le ciel. Il avait souhaité pour moi une grande grâce; je ne pense pas qu'elle me soit jamais accordée; mais du moins, il m'aidera à sortir de mon inutilité et de ma paresse, dans quelque situation qu'il plaise à Dieu de me placer ou de me laisser1.

Vous parlerai-je du Concile, à vous, l'un des rares privilégiés qui voient le Concile face à face et dégagé des brouillards malsains qu'amassent autour de lui les tristes in­gérences du journalisme. Si je vous avais écrit plus tôt, peut-être n'aurais-je pas pu le faire sans laisser percer un peu de tristesse. Mais il me semble que peu à peu le calme se fait, et que la confiance, qu'on ne peut perdre sans perdre la foi, reprend son em­prise légitime sur les âmes catholiques. Il y a eu, dans ces derniers temps, une telle confusion de choses divines et des choses humaines, un tel renversement de tous les rôles, de toutes les idées et de toutes les hiérarchies que l'oeil de l'âme a pu se troubler un peu. Mais ce n'est que le trouble d'un moment. Pour celui qui croit, la paix et la lumière ne tardent pas à se faire. Et pour ne parler que du dogme de l'infaillibilité, qui bien que non défini, était admis par tout le monde, les catholiques compren­dront, après les premières confusions dissipées, qu'il ne justifie pas les effarements inattendus de quelques-uns, mais que d'un autre côté, il n'a rien de commun avec la bruyante exploitation que prétendent en faire certains autres.

Et quant à la recrudescence que l'école d'aveuglement que dirige l'Univers semble avoir reprise à la faveur des défaillances de certains de ses adversaires, je ne m'en ef­fraie pas trop. Cette école sera ce qu'elle était avant, ni plus ni moins: une difficulté pour la bonne volonté des uns, une pierre d'achoppement pour l'orgueil des autres.. Si le péril est là, il ne sera pas ailleurs; Dieu sait toujours le mesurer à la dose que com­portent nos forces. Au surplus, qu'est-ce que tout cela? Des grains de poussière sur la route triomphale de l'Eglise et de la Papauté2.

Vous voyez donc, mon cher ami, que je ne suis pas de ceux qui ont peur. Je crois néanmoins, comme vous, que le devoir de tous, même du plus humble, est de prier. Mon père vous remercie de votre bon souvenir et me charge de ses amitiés pour vous. Il s'occupe activement et presque exclusivement de nos œuvres de charité.

Tout â vous

Thellier de Poncheville

Je me rappelle bien respectueusement au souvenir du R. P. Freyd, à qui je conserve la plus grande reconnaissance. Dites-lui que je continue à plaider, comme si c'était une occupation tres sérieuse. Je suis, avec quelques cahots, son petit règlement, et je ne saurais assez l'en remercier.

1 Thellier de Poncheville, ancien co-étudiant en droit de Louis Perreau et Léon Dehon à Paris (cf NHC I, 42v'), était au Tréport avec ses deux amis en août 1869. La grâce à laquelle il fait allusion est celle de la vocation sacerdotale, à laquelle «un instant il pensa se vouer» (cf NHV VI, 152-153).

2 Le P. Dehon cite longuement cette lettre de Thellier de Poncheville en NHV VII, 149-151. C'est, en effet, un bon témoignage équilibré sur l'opinion des «gens du monde» en France sur la campagne journalistique à laquelle le Concile a donné occasion.

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