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161.06

AD B.17/6.15.6

Ms autogr. 6 p. (21 x 13)

De l'abbé Desaire

Nîmes 31 octobre 1870

Mon bien cher Ami,

Je n'ai pas voulu vous écrire avant mon arrivée à Nîmes, pensant vous intéresser beaucoup plus en vous parlant de la maison et en répondant plus catégoriquement à votre demande. Je suis ici depuis le 25 courant; nos affaires de famille sont enfin pas­sablement bien réglées; mon voyage a été tout à fait heureux, et me voici au poste que je voulais, que vous vouliez et que Dieu aussi, j'en ai la conviction, a voulu pour moi. Notre bon P. d'Alzon n'est revenu que ce matin du Vigan; je viens d'avoir avec lui un long entretien et j'en sors pleinement satisfait de voir combien notre œuvre est devenue sienne, et combien il veut travailler efficacement à sa réalisation.

Actuellement se trouvent à l'Assomption 12 ou 14 religieux qui vont commencer la philosophie: ce chiffre a dépassé de beaucoup mes espérances. Nécessairement, ils doivent être divisés en deux catégories; les uns sont susceptibles de faire une philoso­phie comme celle que nous avons suivie à Rome; les autres, dont les moyens et le dé­veloppement sont moindres, ne pourraient cette année faire qu'un cours très élémen­taire. A chaque catégorie je ne ferai donc qu'un cours par jour; en toute hypothèse, deux cours auraient été impossibles, parce que plusieurs de ces jeunes gens sont occu­pés à des surveillances ou à d'autres emplois, qui cependant ne les absorbent point trop. On me laisse toute latitude pour l'auteur: je pense m'arrêter à San Severino, qui ne sourit pas mal au P. d'Alzon et je compte dicter beaucoup.

Comme vous le voyez, ce premier acheminement de l'œuvre est incontestablement heureux et, pour ma part, je remercierai demain tous les Saints de cet humble, obs­cur, mais véritable commencement. Il y a parmi nos jeunes frères des têtes vraiment bien organisées, mais surtout il y a en tous une bonne volonté, un esprit de foi et de solide piété qui me font concevoir les espérances les mieux fondées. L'œuvre est sym­pathique à tous; je m'étonnais de la voir si peu connue en août; tous la comprennent et l'aiment maintenant. Plus que jamais, soyez donc convaincu qu'elle n'est plus qu'une affaire de temps et qu'elle pourra marcher si chacun veut généreusement con­courir par son initiative privée à celle du P. d'Alzon.

Le Vigan n'a point été dépeuplé pour me donner des élèves; il y reste encore 11 ou 12 novices et, les études étant commencées et connues, du monde nous arrivera; c'est ce que vient encore de me dire un Père très intelligent, très calme et très judicieux.

Reste donc maintenant pour vous une décision à prendre. Bien des choses déjà sont éclaircies: votre retour à Rome est impossible, vous le comprenez facilement. Le Concile est légalement suspendu et les PP. Jésuites n'ouvriront pas même le Collège, puisque les plombs du Collège (romain) leur restent uniquement. Quant à l'Apolli­naire, quels cours pourront s'y tenir et quel profit auriez-vous à y être uniquement pour le Droit Canon? D'ailleurs le p. Freyd est parti pour Inspruck (Innsbrück) et le Séminaire français n'ouvrira pas. Inutile donc de songer à Rome.

Que vous dirai-je pour répondre pleinement à la question que vous m'avez adres­sée? Je n'ose rien décider: voici mes points de vue.

Venir ici vous donner à l'œuvre naissante serait incontestablement une excellente chose: 1) vous pourriez m'aider pour la philosophie, car je prévois qu'ayant deux et même trois catégories d'élèves, j'aurai beaucoup de besogne, attendu que je ferai en­core 2 cours d'instruction religieuse par semaine aux élèves des hautes classes; 2) plus d'un religieux ferait avec bonheur de la théologie, et en deux ans vous pourriez très bien les préparer à prendre leurs grades; 3) il est incontestable que nous avons besoin de causer beaucoup entre nous pour chercher quelle direction est la meilleure, quelles traditions sont a fonder, quelles mesures sont à prendre; 4) vous pouvez aussi bien qu'ailleurs terminer ici vos études; 5) enfin, pourquoi ne consacreriez-vous pas cette année à ce temps de noviciat que vous voulez absolument avoir?

Voilà, ce me semble, bien des motifs qui pourront vous faire venir sans retard, et je vous assure que je les considère tout à fait indépendamment de mon plaisir de vous avoir près de moi. Vous voulez l'œuvre; vous voyez que le P. d'Alzon veut la faire, ce dont je suis maintenant convaincu; à quoi bon donc attendre, examiner, sans appor­ter aucune coopération efficace, et ne pas nous mettre de suite résolument au travail? Plus que jamais, vous voyez combien le moment est propice et combien, par consé­quent, il faut se préparer, pour bâtir sur toutes les ruines qui s'amoncellent comme providentiellement devant nous.

Toutefois, et pour vous dire toute ma pensée, j'avoue que si absolument vous vou­liez suivre le p. Freyd. étudier de près ce que sont les universités allemandes et pren­dre vos grades en Allemagne, je crois que vous ne travailleriez pas trop inutilement pour l'œuvre, dont la formation et l'établissement demandent beaucoup d'expérien­ce et de connaissances diverses. je ne vous ai pas dit que votre présence ici soit néces­saire absoluto; elle l'est ad melius esse pour vous et pour moi, mais rigoureusement, tout pourra marcher sans vous. Je doute fort qu'en Allemagne vous puissiez puiser facilement et surtout puiser de bonnes choses. Souvenez-vous des discours que vous m'avez souvent tenus. Cependant, je vous le répète, un peu d'expérience pourra beaucoup vous servir, et si vous tenez à terminer aussitôt vos études, faites-le. Mais ne songez pas à rester béatement à La Capelle, surtout quand les événements n'ef­fraieront plus vos parents au point de ne pas vouloir se séparer de vous. Et quant aux difficultés qu'ils vous feront de vous laisser venir, je pense que vous n'êtes plus hom­me à ne pas les surmonter. Vous avez vu comment j'en ai eu vite fini avec mes parents et mon brave Mgr Gros qui paraissait ne vouloir rien entendre en principe. Pour le voyage, il n'y a vraiment rien à craindre de la part des insulteurs dont vous parlez: votre passeport vous tirerait d'affaire; et vous n'êtes pas sans communication, par la Normandie, avec le reste de la France.

Ici tout est très tranquille: hier au soir, quand les désolantes nouvelles de Metz sont arrivées, il y eut quelques cris, et durant la nuit, des agitateurs de la Ligue du Midi tentèrent de troubler la ville; mais ils furent réprimés et, malgré toutes les an­xiétés du moment, le calme continue à régner. Mon dessein est formel de ne m'occu­per en rien du dehors et de marcher maintenant au but que nous avons ensemble en­trevu et arrêté sur le tombeau des Sts Apôtres.

Adieu, bien cher ami; écrivons-nous au moins tous les 15 jours et prions beau­coup. Parlez-moi avec toute la liberté que je prends à votre égard, c'est-à-dire comme à un frère, et priez toujours beaucoup pour moi.

Avant la fin novembre, j'espère bien que les événements seront terminés: pour lors donc, arrivez ou allez en Allemagne.

Votre ami Charles D.

* Les deux premières pages de cette lettre sont citées en NHV IX, 6-7.

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