dehon_doc:cor:cor-1lc-1870-1103-0018302

183.02

AD B.17/6.36.2

Ms autogr. 6 p. (21 x 13)

De l'abbé Pineau

(Rome, jeudi 3 nov. 1870)

Bien cher,

La lettre du P. Supérieur, que je supposais partie avant la mienne, l'a en réalité sui­vie de quelques jours. L'ambassade ayant fait des offres de service au séminaire, le p. Freyd a profité de l'occasion. Vous avez, à l'heure qu'il est, reçu la lettre que je vous annonçais et vous êtes bien informé de notre situation à Rome1.

Personnellement, je pense que vous vous êtes arrêté au meilleur parti. Il est diffici­le, je crois, de sortir de France en ce moment; l'embarquement à Marseille est à peu près impossible, le passage du Mont-Cenis est interrompu à cause des neiges; d'un autre côté, à l'intérieur, le gouvernement actuel ne délivre pas de passeport; c'est du moins ce que j'ai entendu affirmer sur la foi de L'Univers. Avec la meilleure volonté du monde, il n'est pas facile de venir à Rome; le plan du P. Supérieur est devenu moins réalisable depuis le 25 octobre.

Pendant ce temps, le p. Freyd est en France; il est parti la semaine dernière et a dû aller en Alsace auprès de son vieux père qu'il verra pour la dernière fois peut-être. Il sera de retour du 15 au 20 novembre. Le Séminaire est gardé par le P. Brichet et par le P. Daum. Les élèves ne comptent pas encore; nous atteignons le chiffre de cinq; M. Paquet est venu s'adjoindre à nous2.

La situation en apparence ne change pas. les avis sur l'avenir sont très partagés. Les uns croient que la révolution est renvoyée à six mois; d'autres, plus confiants, pensent que le calme se rétablira naturellement et qu'à la faveur de la diplomatie ou d'une intervention efficace de la France, le Saint-Père recouvrera tout ce qu'il a per­du; Dieu veuille que cette dernière hypothèse se réalise! Les journaux révolutionnai­res baissent tant soit peu le ton et semblent s'attendre à quelque événement; ils ont beaucoup de mal à jouir en paix de leur triomphe; la justice de Dieu s'exerce.

Rien donc de bien particulier à l'intérieur; Rome paraît tranquille. Le silence, le re­cueillement, l'attente, le deuil composent l'attitude des honnêtes gens. Quant à la tourbe, elle multiplie les manifestations pour réjouir les mânes de ses héros-martyrs. C'est ainsi qu'elle célèbre aujourd'hui l'anniversaire de Mentana, mais tous ces bruits ne viennent pas jusqu'à nous3.

Il faut que les Romains apprennent à connaître le progrès. Pour leur édification on leur a servi avant-hier ou plutôt dimanche dernier un enterrement d'officier des bersagliers mort en… (?); le cortège, parti de l'hôpital du St-Esprit, a traversé le Corso et les rues principales de Rome; le car funèbre était celui affecté aux cardinaux, le spec­tacle était navrant. Que penser de la liberté de Pie IX? Si Pie IX avait protesté, quel compte aurait-on tenu de son admonestation? Néanmoins, tout va au mieux; le Pape ne s'en doute pas, mais il n'a jamais été si libre. Voilà les absurdités qu'on ne craint pas chaque jour de proclamer.

Le collège romain a annoncé l'ouverture des cours pour le 7 courant; la théologie

et les humanités reprendraient leur marche habituelle et ordinaire; toutefois, comme le préau et le 1 ° sont occupés par l'armée italienne, le tout doit se faire dans l'inté­rieur du couvent. En attendant, les journaux déclament soit contre le maintien des Jésuites, qui sont le point de mire de toutes les haines, soit contre l'autorisation don­née par La Marmora4. Je crois tout simplement que le lieutenant du roi retirera en to­talité ou en partie sa concession et que, pour arriver à cela, il se fait forcer la main au nom de l'opinion, au nom du sentiment public, au nom de toutes les aspirations que vous connaissez. Comédie sur toute la ligne! La Giunta a adressé une lettre motivée dans le sens indiqué5, et dans sa modération, elle demande que tous les Jésuites soient relégués au Gesù jusqu'à ce que le parlement ait prononcé sur leur sort; dans cette hypothèse le Collège romain servirait de lycée. Le maintien de Jésuites excite la bile de tous. Ces messieurs de la libre pensée prétendent que la population accueille avec mécontentement les faveurs accordées à la Compagnie et qu'elle se propose d'in­tervenir par des démonstrations imposantes. A côté de ces réflexions on a le soin de placer celle-ci: on assure que les lois des 7 juillet et 15 août seront appliquées aux provinces romaines; or ces lois sont relatives à la suppression des ordres religieux et à la vente des biens ecclésiastiques. Espérons cependant et prions.

Les PP. Sanguinetti, Perrini et Tosi sont en route pour l'Angleterre. L'Apollinaire n'ouvrira, paraît-il, que le 16 novembre. Cette date est celle de l'Ou­verture de la Sapience6.

J'ai assisté ce matin au discours d'introduction à la Minerve. Total 5 auditeurs. Rentrée brillante. Le Saint-Père veut, dit-on, qu'on agisse comme si l'état de choses était le même qu'auparavant.

M. Dugas est à Besançon.

M. Poiblanc, aumônier des mobiles, a dû être fait prisonnier à Dijon.

Nous avons appris, il y a quelques jours, par un chapelain de St-Louis, la mort de M. Labat. Le ciel vaut bien la terre, surtout en ce moment. C'est une excellente pré­caution que de mourir avant le 2 novembre; c'est l'époque des grandes libérations pour les âmes qui souffrent en purgatoire.

Je lis dans le journal de ce soir que le service du Mont-Cenis est rétabli.

J'écris par le même courrier à mon frère. Je l'engage à vous attendre. Vous voudrez bien lui communiquer vos projets; je compte sur votre amabilité; il me serait pénible de le voir voyager seul par le temps qui court. Il a changé d'adresse: il est maintenant à La Rochelle. S'il ne vous indique pas lui-même sa résidence, vous auriez l'obligean­ce de faire parvenir vos communications à la maison paternelle (rue de la tranchée n° 36, Poitiers). Il ne tardera pas, je pense, à vous écrire7.

Adieu, bien cher. Soyons plus que jamais unis de prières. Nous avons besoin de faire violence au Bon Dieu qui nous châtie si cruellement.

Tout à vous en union avec les Cœurs de Jésus et de Marie.

Pineau

Rome, jeudi 3 Novembre.

Amitiés et souvenir de la part de tous. M. Paquet demande une mention spéciale. Nous ne tarderons pas, nous l'espérons, à nous trouver réunis. Je supprime votre qualité d'abbé pour plus de sûreté: on signale les plus mauvais tours de la part des postes.

1 Cf LC 86: lettre du 17 octobre.

2 Cf LC 83 et 87: d'Innsbrûck, le p. Freyd espérait parvenir à Geipolsheim (Bas-Rhin), son village natal. Les PP. Brichet et Daum respectivement économe et directeur au Séminaire français.

3 Mentana était une défaite des Garibaldiens et Piémontais face aux troupes pontificales soutenues par le corps expéditionnaire français (3-8 nov. 1867).

4 Le général La Marmora, lieutenant général du roi en attendant le transfert du gouvernement avec Rome comme capitale.

5 La Giunta, commission ou conseil municipal.

6 L'université pontificale de la Sapienza sécularisée est devenus l'actuelle université d'état, à Rome.

7 Le 23 octobre 70, Abel, le jeune frère d'Omer Pineau, écrivait, de Tours, à Léon Dehon la lettre sui­vante (AD B. 17/6.36.3 Inv. 183.03)

Cher Confrère,

J'espère que cette lettre vous trouvera encore en France. J'ai tardé à vous écrire parce que j'atten­dais une lettre de mes parents, lesquels m'ont témoigné fortement le désir de me voir rester.

Je pense aller à Rome cependant, mais il m'est bien difficile de déterminer mon jour de départ. Ce ne sera pas avant les premiers jours de novembre. Je suivrai la ligne de Poitiers et de Guéret et la ligne de terre par le Mont-Cenis.

Je crains donc bien de ne pas vous avoir pour compagnon de voyage, à mon sincère regret; je me console dans l'espoir de vous voir à Rome encore bien longtemps.

(Chez M. Cattier, libraire, rue de la Sellerie, 28).

Vous serez bien aimable de m'informer en deux mots de votre personne et de vos desseins.

Je vous embrasse de tout cœur.

Abel Pineau

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