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157.03

AD B.17/6.11.3

Ms autogr. 4 p. (18 x 12)

De l'abbé Adh. de la Ferrière

Au Grand Séminaire de Vannes 22 février (71)

Mon bien cher ami,

Voyez que je suis peu mortifié. Je commence mon carême par une douceur: venir causer avec un homme vénéré et aimé, comme vous savez que je vous vénère et je vous aime. Si je n'avais écouté que mon coeur, je vous aurais écrit depuis longtemps; mais j'ai bien peu de temps à moi et ma correspondance indispensable comme conve­nance me l'absorbe bien vite. Puis j'ai fait une petite absence forcée: on me rappelait dans ma famille pour affaires, et cela m'a mis en retard, en sorte que le temps que j'aurais pu vous consacrer, mon bon ami, s'est trouvé pris.

Mais trêve de préambules. Je me dépêche de vous donner toutes les nouvelles que j'ai de nos chers confrères de Sta-Chiara, de peur que si je me laisse aller d'abord à vous parler des tristesses dont mon âme est remplie, je n'oublie ensuite de vous dire ce qui vous intéresserait plus peut-être.

Rien, ni directement ni indirectement, de notre cher abbé de Dartein. Notre bon petit M. Dugas ne m'a pas donné signe de vie depuis une éternité, mais j'ai eu de ses nouvelles plusieurs fois par son bon père. Dans sa dernière lettre, datée du 27 jan­vier, ce chrétien comme, hélas, il y en a si peu dans le monde, me dit: «Joseph vient de passer par une série de batailles autour de Belfort, les mains dans le sang, les yeux sur les plaies, le coeur dans les angoisses, et je crains que maintenant son corps ne soit coupé et que nous ne soyons longtemps privé de ses nouvelles». Depuis, bien des choses ont dû se passer dans cette partie de notre pauvre pays: l'armistice n'ayant pas été étendu à l'Est, qu'est devenu notre bien cher ami?1. Je ne puis, comme vous sans doute, mon bon ami, qu'espérer que Dieu aura encore conservé à ses amis et à son pays cette belle âme et ce noble coeur. M. Billot est à Lille, infirmier dans une ambu­lance établie dans un palais appartement à l'archevêché de Cambrai. Notre bon M. Lequerre est dans la paroisse où son joyeux ami, l'abbé Lilés, est vicaire et y travaille ferme l'étude du breton, je n'ai eu de nouvelles du P. Dorvan et du jeune Anatole que par Mgr de Poitiers qui m'a dit les avoir près de lui, rien de plus. J'ai su que le P. Eschbach n'était plus à Rome, non plus que le bon Pere supérieur. Ils sont tous deux chez leurs Pères d'Allemagne.

En fait de nouvelles, je ne vois rien de plus à vous dire. Vous savez que MM. Pi­neau (Omer), Bougouin, Le Tallec et Quentin sont toujours à Ste-Claire. M. Abel Pi­neau, qui est resté longtemps à Ste Anne d'Auray, très renfermé en lui-même, vient d'en partir avec une fièvre, sans qu'on sache où il va. J'ai su son départ par M. le Gouëff que je vous ai déjà dit être professeur de philosophie ici, si je ne me trompe.

Depuis que je ne vous ai écrit, mon bien cher ami, plusieurs fois, pour une raison ou pour une autre, j'ai eu à craindre d'être rendu à ma famille à cause du licenciement du séminaire; mais cette extrémité seule pourra me faire quitter ce saint asile, où m'a mené la miséricorde du bon Maître et où sa paternelle bienveillance abrite ma pauvre âme. Mon bien cher ami, plus que jamais, je suis décidé à me consacrer au service de notre divin Seigneur Jésus.

C'est un triste cadeau que je fais â Lui et â l'Eglise de Vannes ou d'ailleurs, s'il plaît au ciel de me donner ailleurs des âmes â sauver; mais c'est tout ce que je puis leur donner, et je le leur offre avec toute l'effusion de mon amour de fils. Mais à côté et malgré cet abandon de tout mon être aux mains de la divine providence, je vous l'avoue, mon bien cher ami, je souffre beaucoup. La vie spirituelle, telle que je la comprends, m'offre des difficultés excessives. Tout ce qui est oraison, entretiens inti­mes avec Dieu, en un mot tout ce qui est le pain quotidien de la pauvre âme humaine ballottée et agitée, ah! que tout cela m'est difficile! Et puis, une autre cause de souf­france qui me torture l'âme, c'est de voir combien les hommes aiment peu et servent mal le bon Dieu.

Il y a une vertu surtout, qui renferme toutes les autres, qui est le résumé fidèle de toute la vie et de la mort de Jésus-Christ et de tous les saints, la charité, oh! comme elle est belle, mais comme elle est rare! Qu'il me serait doux d'avoir près de moi, près de mon âme, pour l'élever vers Dieu et la soutenir près de lui, notre cher et excellent abbé Dugas ou vous, mon bon et bien cher ami. Votre affection et votre vertu m'ai­deraient, mais je vois volontiers tous les sacrifices que Dieu demande â son pauvre enfant, pourvu qu'il lui donne son amour efficace: «Amorem tuum solum mihi dones et nihil ultra posco»2. Mon bien cher ami, je ne vous parle pas de vous, mais dites­-moi ce que vous devenez, comment vous allez et vos projets si vous en avez que vous puissiez et veuillez me dire; je me recommande â vos bonnes prières.

Je supplie le bon Maître d'augmenter toujours en votre chère âme les dons qu'il donne â ses élus; pardonnez-moi de vous parler tant de moi; je sais que votre charité de prêtre et votre coeur d'ami ne m'en voudront pas. Permettez-moi de vous renouve­ler l'assurance de mon profond respect et de mon sincère attachement.

Tout â vous en N. S.

Adh. de la Ferriere

1 L'armistice du 28 janvier avait en effet excepté de la cessation des hostilités l'armée de l'Est. Celle-ci qui n'avait pas été avertie de l'exception, fut brusquement attaquée et dut se réfugier en Suisse.

2 «Donne-moi seulement tou amour et je ne demande bien d'autre».

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