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182.02

AD B.17/6.35.2

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

De l'abbé Petit

(Buironfosse le 5 juillet 1871

Monsieur et bien cher ami,

Après une matinée absorbée par des courses et des règlements de compte, le repos m'était nécessaire. Le repos pour moi, c'est un séjour plus ou moins prolongé dans la forêt aux chênes élancés, aux verdoyants feuillages, aux fleurs variées, aux oiseaux enchanteurs, aux ruisseaux limpides, aux abeilles bourdonnantes, aux insectes étin­celants de mille couleurs.

Ce repos, je l'ai goûté, je vous écris au retour: c'est dire que je me repose encore. J'ai découvert au dernier automne une promenade aux larges allées - solitaires bien ombragées, à proximité de ma maison. Rien de séduisant comme cette solitude dans laquelle la bonne Providence a prodigué toutes les richesses de la nature. Au fur et à mesure que je m'y enfonce, je sens graduellement le calme qui se fait plus pro­fond dans mon âme. Mais il me semble que jamais mieux que cet après-midi, je n'ai lu dans le grand et beau livre de la nature, je n'ai vu le doigt de la Providence éveillant des merveilles sans nombre pour m'y faire admirer et aimer le Dieu qui les fait éclore et s'épanouir!

Dans un rond-point verdoyant émaillé de mille fleurs et qui donne accès à sept al­lées ombragées, je m'étendis sur un lit de gazon bien fourré. La Providence y a dé­ployé tant de trésors que, en enfant gâté, je courbai l'herbe épaisse, j'écrasai les fleurs sous le poids de mon corps. Comme les petits oiseaux chantaient bien dans le forêt! Et c'est pour moi seul qu'ils chantaient, nul autre ne les entendait, ou mieux ne les écoutait. Que les fleurs étaient jolies! pour moi seul aussi elles entrouvraient leurs beaux calices.

Que les petits insectes étaient brillants! pour moi seul ils jetaient tant d'éclat. Ils étaient bien hardis, ils s'élevaient jusqu'à la hauteur de mon visage; du reste, qu'avaient-ils à craindre? Aurais-je pu les priver de la vie, leur unique bien? Que l'harmonie de l'ensemble avait d'attrait pour mon cœur; car le vert feuillage, le vent léger qui courbait la tête des hautes herbes, les arbres qui inclinaient lentement la souple et sévère majesté de leurs troncs, tout apportait sa part de beauté à l'harmonie générale.

Je fus tiré de ma rêverie par un vieillard chargé d'un lourd fagot, qui suivait d'un pas lent et uniforme l'une des fraîches et verdoyantes allées. Il ajoutait à la poésie du tableau, mais il n'était guère poète. Il s'approcha de moi, me dit que la religion était altérée et faussée depuis que certaines fêtes ne se célèbrent plus dans la semaine. Je voulus le convaincre du contraire, mais telles étaient les bornes de son intelligence qu'elle n'était accessible à aucun raisonnement. J'essayai d'arrêter son regard sur la beauté de la nature; ce fut en vain. Les fleurs brillaient, les oiseaux chantaient pour moi seul!… J'envoyai à Dieu le sentiment de ma reconnaissance.

Reprenant l'allée verdoyante qui me ramenait au bercail, une couleuvre, grosse mais inoffensive, se mit à fuir devant moi; ma présence lui avait tourné la tête, elle se jetait dans le danger en voulant l'éviter, elle n'implorait pas la vie, mais rageait folle­ment: en face de son orgueil impuissant et au souvenir du péché d'origine, je lui broyai la tête, et puis le regret de l'avoir privée de l'existence troubla un instant ma promenade.

D'autres vies plus radieuses (car Dieu a semé partout la vie et le bonheur de vivre) me firent oublier bientôt celle qui venait de s'éteindre! Je me retrouvai de nouveau au milieu des hommes mes semblables. La transition eût été trop brusque, il me fallait passer par vous en qui je retrouve et les merveilles de la nature et les merveilles de l'art. Cette promenade, nous la ferons ensemble et sa poésie sera doublée par le char­me de votre présence.

Permettez-moi de ne vous rien dire de la politique! Je crois le gouffre toujours béant; je ne ferme pas les yeux, mais j'en détourne le regard.

J'assistai jeudi dernier à l'enterrement de Mme Robert et le rends grâce à Dieu d'avoir sauvé Mr le Doyen d'un bien mauvais pas. Aucun raisonnement n'avait été capable de lui faire accepter la présence du corps pendant la messe de St Pierre et St Paul. La famille était courroucée, et justement. Enfin, je pus le convaincre que la messe devait être celle du jour, mais que le corps pouvait être présent. La famille fut bien heureuse de ce revirement.

J'ai causé assez longuement avec Mr votre père, il y a dans ce cœur, pour vous, une tendresse toute maternelle.

On m'assurait hier que Mr Demiselle est tombé en paralysie. Je ne puis y croire, car une lettre, que je recevais ce matin de Soissons, ne m'en parle pas.

Mon père est toujours souffrant et s'achemine, je le crains, vers une fin trop prochaine. Ma belle église fait mon souci, mon charme, mon admiration! Des peintres de Douai la décorent en ce moment.

La Providence m'a mis sous la main un très habile artiste pour toucher mon bel or­gue; il m'arrive dans deux semaines et nous sommes convenus qu'il jouera chaque jour, et que pendant la messe basse il versera sur moi des flots de douce et pieuse har­monie! Toutes ces jouissances toutefois ne me seront pas réservées. Avant deux mois, j'attends votre retour et il me faut encore ce temps pour l'achèvement des tra­vaux. J'aurai mérité de jouir, car ce n'est pas sans peine que je pourvois mon église de toute sa magnificence. Quoique je me charge de tout, ou plutôt parce que je me char­ge de tout, je rencontre dans mon maire un homme qui voudrait s'opposer à tout. 11 est heureusement seul de son avis et je passe outre. J'agis quand même; je ne deman­de rien à personne, mais on m'aide beaucoup. Dans deux mois, rien ne manquera â ma petite cathédrale. Aussi le seul reproche qu'on m'adresse, c'est de faire trop bien les choses, et je réponds avec le grand roi que ce n'est pas aux hommes, c'est au grand Dieu du Ciel que je prépare une demeure!

Merci de votre bonne fraternelle lettre. Ecrivez-moi plus souvent et plus affectueu­sement.

Recevez, bien cher ami, l'assurance de ma bien vive et très sincère amitié.

C. Petit

Buironfosse le 5 juillet 1871.

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