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173.02

AD B.17/6.26.1

Ms autogr. 8 p. (21 x 13)

De l'abbé Lequerré

Plougerneau, fête de la Toussaint (1870)1

Mon cher Ami,

J'ai reçu votre lettre hier soir, et je voudrais vous donner la mesure du plaisir qu'el­le m'a fait par mon empressement à y répondre. Comme vous l'avez supposé charita­blement, ce sont nos désastres qui m'ont empêché de vous écrire. Car en voyant ces affreux Prussiens envahir de jour en jour notre pauvre France et s'installer chez vous, je craignais qu'une lettre pour La Capelle ne se perdit dans les lignes prussiennes ou n'en sortit au moins souillée! Que de fois cependant j'ai désiré vous écrire depuis mon retour en Bretagne! Aussi est-ce avec joie que je viens donner à votre bon cœur la meilleure preuve de ma sincérité.

Je trouve comme vous que notre confiance en Dieu doit désormais être sans bornes puisque nous n'avons plus aucune chance humaine de sauver notre France. L'épreuve cruelle que traverse l'Eglise vient encore ajouter â nos malheurs; mais puisque Dieu ne châtie que pour sauver et que c'est son bras qui frappe à la fois la mère et la fille, résignons-nous, prions et espérons! Le jour de la délivrance ne peut manquer de ve­nir, jour de gloire pour l'Eglise et de salut pour la France, car Dieu sait toujours pren­dre soin de sa plus grande gloire, même quand les hommes l'oublient!

J'ai su comme vous que Sta-Chiara devait encore recevoir des élèves cette année, et je m'en réjouis, car le P. Freyd a sans doute consulté Pie IX, et cela est rassurant. J'en­vie votre sort et celui de ces intrépides et fortunés Incoles (?) dont Sta-Chiara fera en­core autant d'heureux, malgré le mauvais voisinage des Piémontais, qui du reste ne seront probablement pas longs à se dégoûter de la Ville Sainte. Avouez cependant que les circonstances ne sont pas très engageantes pour un novice comme mon jeune frère. Si on le laissait libre, il vous aurait bientôt rejoint. Mais c'est le benjamin et nos parents ne veulent plus entendre parler d'un départ pour Rome cette année. Aussi y a-t-il renoncé et il attend, avec impatience, l'ouverture du séminaire de Quimper où il commencera la théologie. Je crois que vous aurez peu de nouveaux à Ste-Claire.

Que suis-je, croyez-vous? Je vous le donne à deviner, mais vous ne le devinerez pas, car mon majestueux bonnet vous offusque les idées; et vous ne vous imaginerez pas qu'ainsi coiffé, on est malgré tout très inepte en Bretagne et envoyé paître aux landes. Voilà pourtant mon existence. Et après la guerre, je me propose d'achever l'histoire de Jérôme Patureau2.

En deux mots voici la mienne. A peine rentré dans le diocèse, l'Evêque me proposa pour vicaire dans une paroisse de Quimper. Mais, hélas! j'ignore complètement la langue bretonne et le curé présenta à l'Evêque quelques arguments de valeur qui me firent retomber bien vite sur mes deux pieds. Je m'empresse de vous dire que le curé avait d'excellentes raisons de me refuser, puisque la connaissance du breton est es­sentielle même à Quimper. Aussi je lui en voulus d'autant moins que j'étais très peu décidé à accepter de suite un ministère quelconque, si peu décidé qu'actuellement je ne suis que simple prêtre habitué (et par là même un très misérable personnage) dans la paroisse la plus bretonne du diocèse. j'ai demandé à l'Evêque la permission d'y séjourner assez de temps pour apprendre la langue. Les français ne s'imaginent pas les difficultés qu'offre cette vieille langue nationale à laquelle nos braves paysans tien­nent tant! Moi, j'en suis de plus en plus convaincu… Mais je suis heureusement chez un curé qui passe pour Maître en Israël, et les cinq vicaires (entr'autres M. Lilés) se prêtent volontiers à toutes les minuties de mon éducation un peu tardive. Sous de tels auspices, j'espère venir à bout de toutes les vieilles racines celtiques, quelque rétives qu'elles soient. Et quand elles seront arrachées, je planterai alors aussi le Cep du Sei­gneur dans un petit coin de la Vigne.

Je suis donc ici pour cinq ou six mois, et dans les moments lucides, j'ouvre avec bonheur ce vieux singe de Ballerini que j'ai forcément négligé à Romm3. Nous som­mes sept prêtres au presbytère qui, je vous l'avoue, est l'idéal du diocèse d'après l'opi­nion commune. Le curé est un excellent homme et un saint prêtre, les vicaires sont la fine fleur du département, la vie est réglée et agréable. Je ne vous parle pas des pa­roissiens, vous savez ce que sont nos chers Bretons. Ici nous sommes en pleine Paga­nie (?), et les Bretons Paganes sont, sans contredit de la meilleure roche4. Ah! si toute la France avait la foi de la Bretagne, je crois que jamais le bras de Dieu ne se serait ap­pesanti si cruellement sur elle. Plouguerneau compte plus de six mille habitants, et pas un ne manque la messe le dimanche. Chaque famille vient même presque au com­plet à la grand'messe et aux vêpres. Il ne reste habituellement qu'une personne dans les fermes pendant les offices du dimanche. Ce soir, après vêpres, nous avons eu ser­mon et procession au cimetière. J'étais touché jusqu'aux larmes de voir tous ces bra­ves paysans le chapelet en mains et agenouillés sur les tombeaux de leurs ancêtres! Depuis le commencement de la guerre, les pèlerinages sont chez nous à l'ordre du jour. Nos vieilles chapelles si vénérées reçoivent chaque jour de nombreuses proces­sions. Hommes, femmes, vieillards et enfants, tout vont nus pieds et récitant le rosai­re! Les journaux font sans cesse l'éloge de nos Bretons qui défendent Paris. Ils van­tent leur sang-froid et leur courage sans se douter qu'ils font par là-même l'éloge de notre foi! Si la France est sauvée, elle devra en partie son salut à la foi de la Bretagne et au tendre amour que l'on professe chez nous pour la Très Sainte Vierge.

Vous prétendez que les longues lettres comblent un peu bien qu'imparfaitement le vide que laisse l'absence. C'est donc nanti de cet axiome que je commence cette 7° page pour vous parler un peu de nos anciens complices de Ste-Claire.

J'ai reçu une charmante lettre de ce cher Adhemar qui a cru m'annoncer une gran­de nouvelle en me disant qu'il entrait au grand séminaire de Blois. Pauvre enfant! Je lui ai répondu que j'ai été tres sensible à sa lettre, mais que son entrée à Blois était pour moi un vieux secret qu'il avait depuis longtemps caché sous les cendres de mon vieux poêle du Séminaire français…

M. Billot m'a écrit une lettre aussi longue que malicieuse. Je ne m'étonne pas qu'il hésite au sujet de Rome. Ce grand Gabriel a dans tout son être quelque chose qui tranche un peu du point d'interrogation…

Son digne complice, l'abbé Charnier, m'a aussi écrit. Il me dit qu'il enrage de ne pas pouvoir donner ses deux grands bras au service de la patrie, qu'il sert sans s'en douter, puisqu'il est professeur de 7° au petit séminaire de Blois.

MM. Quentin et Vantroys m'ont donné de longs et navrants détails sur la prise de Rome.

J'ai écrit il y a huit jours à MM. Pineau et Bougouin. Je ne savais pas au juste s'ils étaient toujours à Rome. C'est M. Vantroys qui me l'a appris. Je suis convaincu que notre brave Versaillais ne restera pas longtemps à Nîmes5.

,J'ai écrit aussi au timide abbé de Vareilles. Je commence à croire que les Prussiens ont frappé de stupeur le cher Anatole! Voilà plus d'un mois que j'attends une réponse à ma lettre.

M. Rossi ne retourne pas à Rome. Il vient d'être nommé vicaire à Loc-Tudy, char­mante petite paroisse au bord de la mer.

M. Lilès est vicaire à Plouguerneau et me charge pour vous de mille choses aima­bles. La Providence l'a gâté en le conduisant ici.

M. d'Amphernet est comme moi apprenant le breton à Nevez, près de Quimperle. Ecrivez-moi souvent, priez pour moi encore plus souvent et croyez à mes senti­ments les plus affectueux et dévoués en N.S.

Charles Lequerré

A Plouguerneau, par Lannilis.

1 L'année n'est pas indiquée, mais l'allusion au siège de Paris permet de situer la lettre en 1870.

2 Jérôme Patureau, sujet de la thèse de doctorat de Ch. Lequerré.

3 Le P. Ballerini, professeur de théologie morale au Collège romain. Le P. Dehon avait gardé la plus haute estime de ce professeur (cf NHV V, 43, 59-65).

4 «Paganie», «paganus»: si la lecture est exacte, pourrait être une transcription humoristique dérivée du latin «paganus» (paysan). Cf plus haut «Incoles» (d'incolae = habitants).

5 L'abbé Vantroys (cf LC 83).

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