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II Cahier

1r Troisième période: Paris – 1859-1864 (Suite)

Quatrième Année de droit: 1862-1863

J'étais devenu par l'influence de Léon Palustre un amateur d'archéologie. Il était déjà membre de la Société française d'archéologie fondée par Monsieur de Caumont. Il devait en être plus tard le directeur. Il m'y présenta et j'en devins membre dès le mois de septembre 1862. J'allais garder un goût très marqué pour l'archéologie et les beaux-arts jusqu'à l'époque où je serais trop absorbé par mes œuvres.

Dois-je le regretter? Je ne le crois pas. Les arts élèvent l'âme, la dilatent et la portent vers Dieu. 1v L'archéologie est d'un secours immense pour l'étude de l'histoire et souvent aussi pour la science de la religion. La Providence s'est servie de Léon Palustre pour me conduire en Palestine et à Rome, ce sont là deux grandes grâces de ma vie.

Léon Palustre a eu trop d'influence sur ma vie pour que je ne m'arrête pas un peu à le considérer, pendant que je recherche ce qui dans ma vie doit être pour moi un motif de reconnaissance à Dieu ou de repentir.

Il était issu d'une famille aristocratique du Poitou. Son père était garde du corps de Charles X. Les Palustres ont figuré aux Croisades. Par sa mère il croyait même descendre de Guillaume-le-Troubadour, duc d'Aquitaine, ce qui l'amena plus tard à en écrire la vie. Il avait une fortune médiocre. Orphelin, il avait été élevé à Saumur par sa tante. Il avait été pensionnaire chez les Jésuites à Poitiers, puis à Bordeaux. Il avait conservé une affection toute filiale pour le père Xavier Pouplart, 2r son ancien professeur de rhé­torique. Il le revoyait et lui écrivait. Il me le fit connaître et je restai en relations avec ce bon père. Léon Palustre avait les goûts et les manières d'un grand seigneur. Il aimait les lettres et les beaux-arts. Il se crut un moment la vocation d'être dominicain et alla passer quelque temps chez eux à Oullins. C'était une vocation d'imagina­tion. Il a toujours gardé une certaine piété, il aimait la Sainte Vierge et n'aurait pour rien au monde quitté son scapulaire ou son chape­let.

Il devint mon compagnon d'appartement rue Bonaparte 68, mais bientôt il désira quelque chose de plus central, de plus élégant, de plus distingué et nous allâmes habiter au n°18 de la même rue près l'École des beaux-arts. Notre appartement devint un appartement d'artiste. Palustre meubla le bureau en chêne sculpté. Les curiosités et souvenirs de voyage remplirent 2v l'étagère. De vieilles pein­tures et des émaux ornèrent les murailles. Tout s'harmonisait. La bibliothèque s'enrichissait de livres et de gravures.

Nous aimions le travail. Nous nous levions à 5 heures et nous commencions notre journée par une demi-heure de lecture d'Écriture sainte dans les commentaires de dom Calmet. Je n'avais en vérité à peu près rien lu jusqu'alors en littérature et en philo­sophie. Palustre m'y fit prendre goût et je commençai à parcourir les classiques et les contemporains. Le droit m'absorbait beaucoup, mais Palustre lisait plus que moi et ses conversations aux heures de repas ou de récréation étaient un vrai profit pour moi.

À chaque dimanche et fête nous visitions quelque chose du Paris historique et artistique. La lecture de Viollet-Leduc [Viollet-le-Duc], de Viardot et d'écrivains de ce genre nous préparait à cette étude archéologique. C'était toute l'histoire qui se révélait ainsi à moi, la déduction et l'imagination aidant. Nous cherchions dans les 3r monuments la trace et le cachet des diverses époques. Je vais résu­mer ici ce qui n'était que nos récréations de cette année avant d'en redire les occupations ordinaires.

Rien n'est resté de la cité des Celtes que ce nom même de Cite, appliqué par les Romains à l'île où se trouvait la bourgade primitive (1). Il n'y avait là sans doute, il y a 2.000 ans, que des huttes de terre et de chaume. Les bords de la Seine étaient couverts de bois et de marais. Les deux collines sacrées de Sainte-Geneviève et de Montmartre portaient sans doute alors des monuments druidiques. Dieu se plaît à manifester la gloire du Christ sur les lieux même où régnèrent d'abord les superstitions.

L'époque romaine qui a duré 500 ans a laissé plus de traces. J'étu­diai les thermes de Julien et j'allai voir l'aqueduc d'Arcueil. Les rues Saint-Jacques et Saint-Martin marquent l'ancienne voie romaine d'Orléans à Beauvais. Le palais de justice 3v a remplacé l'ancienne habitation impériale et Notre-Dame a succédé à l'Autel de Jupiter. Les ponts de bois ont cédé la place à nos magnifiques ponts de pierre. L'arc de triomphe de Maxime a ses débris ensevelis sous le parvis Notre-Dame. On a retrouvé depuis les restes des arènes. Les bains et les théâtres, la sensualité et le plaisir, c'était bien ce qui dominait dans toutes les villes romaines.

L'époque carolingienne se survit dans ses fondations religieuses, bien qu'elles aient été renouvelées et rajeunies.

On lui doit la cathédrale, l'église Saint-Pierre devenue Sainte-Geneviève, qui reçut la sépulture de Clovis et de sainte Clotilde, l'église Saint-Marcel, le prieuré de Saint-Martin, l'église Saint-Vincent devenue Saint-Germain-des-Prés, l'église Saint-Julien, l'abbaye de Saint-Denis. L'école d'Alcuin préludait à l'université.

Cela fait du bien de prier dans ces vieux sanctuaires, n'en restât-il que l'emplacement. Ce sont des lieux spirituellement enrichis et fécondés par tant de siècles de prières et par la 4r ferveur héroïque des premiers chrétiens.

Avec ces points de repère, on refait en imagination le vieux Paris.

Paris n'eût-il pas d'autres monuments que Notre-Dame et la Sainte- Chapelle qu'il dépasserait toutes les capitales d'Europe. Cette époque est bien l'apogée de l'art chrétien et par conséquent de tout art.

J'étudiais cette époque avec V[iollet-le-Duc], Montalembert; on ne possédait pas encore Léon Gautier et Lecoy de La Marche.

Quel grand caractère devait avoir Paris à la fin du XIIIème siècle!

Notre-Dame et le palais de la Cité avec la Sainte-Chapelle étaient dans toute leur splendeur. Les grandes abbayes, Saint-Victor, Saint-Martin, Saint-Jacques étaient aussi magnifiquement établies que saintement habitées.

L'Université abritait dans ses collèges ses 15.000 étudiants qui prenaient leurs récréations dans le Pré-aux-Clercs. Le Louvre montrait fièrement son donjon et ses tours. 4v

L'enceinte s'était élargie sous Philippe Auguste e les rues avaient été pavées.

Les corps d'état avaient leurs maisons de corporations. L'été, le roi habitait son château de Vincennes. Les fêtes religieuses se multipliaient à Notre-Dame. Les pèlerins affluaient à Sainte-Geneviève et à l'abbaye de Saint-Denis. La piété et les pratiques religieuses régnaient dans toute la population. Les jours de grandes émotions étaient ceux du départ pour la croisade ou de l'arrivée des courriers d'Orient. La Sainte-Chapelle offrait dans ses grandes reliques comme un résumé de la terre sainte.

C'est pendant cette année que j'appris à goûter cette époque. Elle restera l'objet d'un des plus ardents enthousiasmes de ma vie.

Les XIVème et XVème siècles ont été pour l'Église et pour la France des siècles de souffrance. C'était le temps du grand schisme d'Occident et de la guerre de Cent Ans. Ils ont été néanmoins bien féconds.

Ce n'était plus l'art simple, majestueux, souverainement 5r noble et pur du XIIIème siècle. On visait plus au riche, au gracieux, à l'utile; on descendait parfois au trivial. Quel intérêt offrent encore les églises de Saint-Leu, de Saint-Gervais, de Saint-Laurent, de Saint-Nicolas-des-Champs, de Saint-Séverin, de Saint-Germain-L'auxerrois. Nous les visitâmes toutes, une à une, en les étudiant. Elles révèlent encore malgré les destructions de la Révolution, toute la vie religieuse du Moyen-âge, les dévotions diverses, les corporations et toute la piété du vieux Paris.

Le cloître des Billettes rappelle le grand miracle du saint sacrement (1).

Le merveilleux hôtel de Cluny avec les débris de l'hôtel de Sens et la tour de Jean sans Peur nous rappellent la richesse de l'architecture civile de ce temps. La tour Saint-Jacques nous fait regretter l'église qui marquait à Paris la fin de la période gothique.

La Renaissance me fait l'effet d'un art païen baptisé mais 5v gardant fortement l'empreinte du péché originel. Elle n'a pas su s'affranchir des détails mythologiques et des formes sensuelles. Elle les trouvait partout dans ses modèles. Mon ami Palustre devait faire plus tard une étude approfondie de cette époque, en rechercher les origines et montrer dans un ouvrage magistral que la Renaissance française n'avait pas copié servilement l'Italie, qu'elle avait son originalité, son caractère propre et une valeur qui ne le cédait à aucune école étrangère. Nous préludions à ces travaux par nos promenades artistiques.

Les monuments de la Renaissance s'étaient multipliés à Paris sous François I, Henri II, Henri III et Henri IV

Le château de Madrid et l'hôtel de Soissons ont disparu avec l'ancien Collège de France, les Augustins, les Capucins et les Feuillants et plus récemment les Tuileries et l'Hôtel de Ville. Mais il reste le Louvre, les églises Saint-Eustache et Saint-Étienne, l'hôtel Carnavalet, la place des 6r Vosges, la fontaine des Innocents, les débris de Gaillon et d'Anet à l'École des beaux-arts et la maison dite de François I.

Je ne puis pas ne pas admirer les œuvres délicates et gracieuses de Philibert Delorme, de Pierre Lescot, de Jean Goujon et de Germain Pilon, mais elles ne parlent pas autant à mon âme que les chefs-d'œuvre de l'art chrétien. Elles sont plus de la terre et ceux-ci plus du ciel.

Le Louvre, Fontainebleau, Anet parlent trop de Diane de Poitiers, de Gabrielle d'Estrées et de souvenirs analogues (1). Pauvre France! Tes chefs eux-mêmes faiblissaient et t'entraînaient vers le sensualisme.

Le XVIIème siècle avait ajouté divers grands monastères à ceux qui existaient auparavant: les Minimes, les Annonciades, les Ursulines, les Feuillantines, les Carmes. Il en reste peu de traces.

On éleva alors bien des églises, 6v d'une importance secondaire, mais généralement harmonieuses, gracieuses, avec des ordres classiques, les frontons solennels et le plus souvent avec des coupoles.

De ce temps sont le Val-de-Grâce, Saint-Roch, Saint-Gervais, Notre-Dame-des-Victoires, la Sorbonne, Saint-Louis-en-l'île, l'église des Carmes, Saint-Paul - Saint-Louis. - Ce ne sont que des imitations du type romain de cette époque. Dans ces églises on retrouve en petit Saint-Pierre de Rome, Saint-André della Valle, etc. Dans l'art gothique nous avions tenu le premier rang et donné des modèles à l'Europe.

Décidément les Francs ont cédé la place aux Gallo-romains. C'est une nouvelle invasion gréco-romaine. Comment l'expliquer? J'en entre vois les origines, elles me paraissent multiples. On a signalé déjà les artistes et écrivains grecs chassés de Constantinople par les Turcs et se réfugiant en Occident. Il me semble que l'excès de la richesse, la diminution de la foi, les épreuves de l'Église par le schisme d'Occident provoquèrent un réveil des inclinations sensuelles qui avaient dominé au temps 7r° du paganisme. Le grand art, sobre, austère et pur du XIIIème siècle s'était abaissé pendant deux siècles pour se mettre au niveau des mœurs comme une monarchie qui va de concessions en concessions, puis il avait fallu abdiquer et céder l'empire.

L'invasion romaine devait hélas! nous mener loin car on ne peut nier l'influence de l'art et de la littérature romaine sur la Révolution.

Les alliances de la famille royale avaient contribué beaucoup à nous italianiser. Valentine de Milan, Louise de Savoie, Marie de Médicis, Catherine de Médicis apportaient en France l'engouement des choses italiennes et tuaient moralement la France pour refaire la Gaule romaine.

Je ne puis pas goûter en France surtout cet art demi-païen qu'a introduit la Renaissance. L'Italie n'a eu véritablement de grand art chrétien qu'en peinture. Elle est restée en architecture et en sculpture trop esclave des formes païennes. 7v

J'ai cité nos églises parisiennes du XVIIème siècle. Paris à la même époque s'enrichit de splendides palais et d'hôtels somptueux. Le palais du Luxembourg et le Palais-Cardinal (aujourd'hui Royal) (1) ont gardé presque intacte leur physionomie primitive. Ils sont dignes de l'Italie. Il reste de belles parties des hôtels Lambert, de Luynes, de Béthune, de Bretonvillers et Lamoignon. L'hôtel de Rambouillet a fait place au nouveau Louvre, ce serait le plus riche en souvenirs. Il nous rappellerait un monde bien mignard et fort éloigné des moeurs de l'évangile, monde de petites intrigues et de fades amours. La marquise de Rambouillet, sa fille Julie d'Augines, leurs courtisans et amis Rocan [Rohan], Malherbe, Voiture, Chapelain, Mademoiselle de Scuderi et les Précieuses ont un nom dans l'histoire des lettres.

Je doute qu'ils aient un grand renom au ciel.

Vers le même temps se fonde le Jardin des Plantes (1) que devaient illustrer Buffon, Lacepède et Cuvier. Ces hommes 8r n'ont pas nui à la foi en montrant les beautés de la nature.

Les plus véritables gloires de ce règne ce sont les œuvres de Monsieur Olier, de Monsieur de Bérulle, de saint Vincent de Paul, de Mademoiselle Legras, de Madame Acarie. La Compagnie de Saint-Sulpice, l'Oratoire, les Sœurs de Charité, le Carmel, c'est la piété, la science, la charité, la vie con­templative, rayonnant de Paris sur la France et sur le monde.

Je suis heureux d'avoir eu quelques rapports avec ces œuvres par la chère paroisse de Saint-Sulpice, par mes rapports avec le Père Gratry et avec les conférenciers de Saint-Vincent-de-Paul. Je sentais alors cette grâce, je la comprends mieux encore aujourd'hui.

Je compris bien à Paris la grandeur et la magnificence du règne de Louis XIV. Toutes les œuvres de ce temps ont une ampleur et une noblesse toutes spéciales.

Versailles a été fait à la taille du grand roi. Je ne crois pas qu'un prince ait eu jamais une cour plus noble, plus choisie, plus animée et 8v plus somptueuse. Quelles belles annales a ce palais où l'on vit Bossuet, Fénelon, Bourdaloue et Massillon prêcher le roi et la cour; Condé, Turenne, Vauban, Luxembourg, Villars, Catinat, Duquesne et Duguay-Trouin recevoir des plans de campagne et revenir victorieux; Corneille, Racine, Molière, La Fontaine et Boileau instruire et récréer soit en personne, soit par leurs écrits; Lebrun, Lesueur, Girardon, Puget, Perrault et Mansart présenter leurs projets et dépenser leur talent.

Ni Sésostris, ni Sémiramis, ni Périclès, ni Auguste ne me parais­sent avoir atteint cette cime… et cependant ce grand siècle me paraît petit encore auprès de celui de saint Louis. Tout était alors si religieux, si pur et si grand! La cathédrale tenait le premier rang, elle n'apparaît pas parmi les œuvres de Louis XIV. Au palais de saint Louis, c'était la chapelle et la salle de justice qui avaient le plus de grandeur et d'éclat; chez Louis XIV c'étaient les salons, les jardins, le théâtre. Sous Louis IX tout annonçait 9r la prière, le travail et le soin des pauvres: les églises et les abbayes se multipliaient, les corporations fleurissaient, on élevait l'hôtel-Dieu.

Louis IX n'avait pas les grands écrivains qui ont rivalisé avec les grecs et les latins sous Louis XIV, mais ses artistes traçaient l'épopée chrétienne dans les sculptures et les vitraux des cathédrales et les trouvères redisaient à tous les nobles foyers la Chanson de Rolland et les autres épopées naïves de ce temps. Les Croisades valaient bien aussi l'alliance avec l'Allemagne protestante. - En somme, j'aime Louis XIV, mais Louis IX est plus français et plus chrétien.

Paris doit beaucoup à Louis XIV: la colonnade du Louvre, le jardin des Tuileries, les grands boulevards, les quais, les places du Carrousel, des Victoires et Vendôme, le Pont-Royal, l'Observatoire, les Gobelins, l'Institut, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, l'hôtel des Invalides, le Val-de-Grâce. Saint-Sulpice fut aussi commencée 9v à cette époque. Il faudrait citer encore les hôtels privés, comme l'hôtel Lambert à l'Île-Saint-Louis, décoré par Lebrun et Lesueur, les hôtels de Luynes et de Saint-Aignan construits par Lemuet [Le Muet].

J'aimais à retrouver et à étudier les œuvres de chacun des grands artistes de ce temps. Pour l'architecture, c'était le Louvre et l'observatoire de Cl. Perrault, les Invalides de Mansart, le Val-de-Grâce de Lemercier et Lemuet [Le Muet]; pour les jardins, les Tuileries de Le Notre; pour la sculpture, les œuvres de Coustou, Coysevox et Girardon au Louvre et dans les églises de Saint-Roch, de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et de la Sorbonne; pour la peinture, les œuvres de Simon Vouet à Saint-Merri et à Saint-Eustache, celles de Lebrun à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, celles de Lesueur au Louvre et à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, celles de Claude Lorrain et du Poussin au musée du Louvre, celles de Jouvenet au Louvre et à Notre-Dame, celles de Philippe et de Champaigne au Louvre, à la Sorbonne et à Saint-Paul - Saint-Louis, 10r celles de Largillière à Saint-Étienne, de Coypel à Saint-Merri, de Mignard au Val-de-Grâce et à Saint-Louis-en-l'île.

Comme toute cette école est peu religieuse en comparaison des écoles primitives d'Italie, de Flandre et d'Allemagne!

J'aimais aussi à retrouver les traces de cette grande époque dans les monuments funèbres de ses grands hommes. Richelieu repose à la Sorbonne, Colbert à Saint-Eustache, Turenne et Vauban aux Invalides, Pascal et Racine à Saint-Étienne-du-Mont, Descartes et Mabillon à Saint-Germain-des-Prés.

Mais la plus véritable grandeur de ce temps est dans ses souvenirs religieux.

Bossuet et Fénelon venaient prêcher à la cour et faire l'éducation des princes. L'Oratoire avait Massillon. La Compagnie de Jésus avait Bourdaloue, Petau, Jouvency, La Rue, Porée, Bouhours.

Les grands ordres anciens se reformaient suivant l'impulsion donnée par le Concile de Trente. Rance renouvelait 10v la Trappe; Le Faure renouvelait les Genovéfains; les Bénédictins, notamment ceux de Saint- Germain-des-Prés et de Saint-Denis adoptaient la réforme de saint Maur qui devait être si féconde. Les Sœurs de charité et les Visitandines se multipliaient. Louis XIV ajoutait les hôpitaux de la Salpêtrière, de Bicêtre et des Quinze-Vingts à ceux de la piété et des incurables élevés par Louis XIII. Deux autres œuvres éminemment fécondes et toujours vivantes et agissantes datent encore de ce temps-là, le Séminaire des Missions étrangères et le Séminaire de Saint-Sulpice. Combien ces deux maisons n'ont-elles pas donné depuis de saints prêtres, de saints pontifes, de martyrs et d'apôtres! Le XVIIème siècle ne nous eût-il donné que ces deux œuvres qu'il mériterait notre admiration et aurait droit à notre gratitude.

Le règne de Louis XV n'a pas laissé de bien grandes œuvres à Paris. Louis XV n'habitait guère sa capitale. Il cachait les hontes de sa vie à Versailles et à Trianon. Le grand architecte de cette 11r époque, Gabriel, éleva l'École militaire et le Garde-Meuble et traça la place de la Concorde. On commença alors Sainte-Geneviève (1) et la Madeleine mais pour les finir au XIXème siècle. Le voluptueux Boucher régnait dans la peinture, Pigalle dans la sculpture, Beaumarchais et Marivaux au théâtre. Voltaire, Rousseau, d'Alembert, Helvétius, Diderot, substituaient leurs doctrines insensées aux grands enseignements de Bossuet et de Fénelon. La noblesse vivait à Paris et à Versailles et imitait la cour. Le clergé lui-même s'affadissait. Le jansénisme avait été frappé à Port-Royal par Louis XIV, mais il avait survécu et avait glacé les cœurs et enor­gueilli les esprits.

Le Régent (2) tenait sa cour au Palais-Royal. J'ai toujours éprouvé pour cette époque une répulsion violente. Tous les souvenirs m'en sont pénibles. La pauvre France souffrira longtemps encore des conséquences de la corruption qui l'envahit alors. 11v

Cependant les fondations de l'Abbé de l'Epée et celle du bienheureux de la Salle témoignaient encore à cette époque de la fécondité de l'Église.

Je faisais cette visite ou cette étude de Paris avec moins de méthode que je n'en mets dans ce résumé, mais les impressions que j'éprouvais alors sont bien les même que j'exprime aujourd'hui.

La Révolution ne pouvait laisser que des ruines ou des souvenirs sinistres. La maison des Carmes a gardé quelques traces de la sanglante journée du 2 septembre 1792. La prison de l'abbaye a disparu. Une partie cependant de l'abbatiale de Saint-Germain-des-Prés est encore debout. Plusieurs artistes contemporains y ont leurs ateliers. J'y prenais des leçons de dessin chez Noël, le peintre de marine. C'est la place de la Concorde qui fut témoin de l'horrible assassinat de Louis XVI au 21 janvier 1793. La Chapelle expiatoire est à quelque distance de là au Boulevard Hausman [Haussmann].

Les amis de la Révolution font une grande gloire à la Convention d'avoir rétabli 12r ou fondé quelques maisons d'étude ou d'enseignement après toutes les destructions révolutionnaires. Elle créa en effet le musée du Louvre dans les appartements royaux, le Conservatoire des arts et métiers dans les bâtiments du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, l'École polytechnique dans l'ancien collège, de Navarre et l'École normale dans un monastère de la rue d'Ulm. La période révolutionnaire n'a pas laissé même à Paris un seul édifice de quelque valeur et à chaque pas dans la capitale il faut déplorer ce qu'elle a détruit et profané.

L'Empire a rouvert les églises mais n'en a pas construit. On voit encore au trésor de Notre-Dame quelques souvenirs du Sacre et de la présence de Pie VII au 2 décembre 1804. L'Empereur était son idole à lui-même. Tous les monuments de son règne eurent pour but sa propre glorification. Tels sont: la colonne Vendôme, les arcs de triomphe du Carrousel, de l'Étoile, la rue de Rivoli, les 12v ponts d'Austerlitz et d'Iéna. Le goût de cette époque était l'imitation de la Rome impériale.

La Restauration n'a pas non plus laissé beaucoup de monuments. Elle a cependant construit les deux églises de Notre-Dame-de-Lorette et Saint-Vincent-de-Paul dans le style des basiliques romaines. Le théâtre Saint-Martin rappelle les grandes luttes littéraires de cette époque, la querelle des Romantiques et des Classiques. C'est là qu'on joua Hernani et Marion Delorme (1) qui soulevèrent concurremment tant d'enthousiasme et tant de sifflets. Cette époque fut bien belle cependant. La France renaissait, avec la foi, l'enthousiasme et l'esprit national se ranimaient. La littérature nous donna des chefs-d'œuvre; Lamartine, V[ictor] Hugo et Châteaubriand placèrent leur siècle parmi les plus grands. L'art vraiment national, l'art gothique allait renaître aussi, V[ictor] Hugo, et Viollet-Leduc [Viollet-le-Duc] allaient en rendre l'intelligence à la France et si la Restauration avait pris 13r son développement complet nous aurions revu un second XIIIème siècle, peut-être plus brillant que le premier. Mais nous sommes en un temps d'éclectisme. Nous n'avons plus l'entraînement d'un peuple jeune. Les influences se croisent et se heurtent. Nous sommes aussi désormais une race bien mêlée. Tout l'art de l'Europe se partage en deux grandes divisions: l'art gréco-romain qui domine au sud et à l'est, l'art franco-germanique qui domine à l'ouest et au nord. La France est sur les confins de ces divisions. L'influence exclusive des Francs au Moyen-âge nous a donné le plus pur art gothique né tout entier de la foi, mais nous sommes sans doute condamnés désormais pour toujours à un mélange qui affaiblit les forces et diminue les résultats.

Le réveil de l'art national se manifeste à peine à Paris sous la Restauration mais il devait 13v produire sous les règnes suivants le rajeunissement de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle et la construction des églises de Sainte-Clotilde, de Saint-Bernard et de Saint-Jean-Baptiste et de la sacristie de Notre-Dame.

On allait revenir bientôt au style romano-byzantin pour les églises de Saint-Augustin, Saint-Ambroise, Saint-Pierre-de-Montrouge et au style de la Renaissance pour la Trinité et Saint-François Xavier.

Les grands travaux du gouvernement de juillet et de l'Empire à Paris peuvent s'appeler des travaux d'embellissement plutôt que des travaux d'art. On peut citer la place du Trône, plusieurs ponts, la rue de Rivoli, les boulevards de Sébastopol, de Saint-Michel et de Strasbourg, les gares et leurs abords, les Buttes Chaumont, le parc Monceau, le bois de Vincennes.

Il est d'usage de dire que le XIXème siècle n'a pas de style qui lui soit propre en architecture. Ce n'est pas mon avis. L'avenir nous 14r attribuera un style bien caractérisé: c'est une renaissance ample et riche caractérisée par l'emploi fréquent des marbres et granits, des stucs, des mosaïques, des faïences, des fresques et de l'or. Pour la décoration intérieure surtout, je ne pense pas qu'aucu­ne époque ait égalé celle-ci pour le goût, la richesse, l'harmonie et la variété.

Aussi en arrive-t-on de notre temps à songer à attribuer un palais au musée des Arts décoratifs.

A cette renaissance du XIXème siècle appartiennent plus ou moins complètement: le grand Opéra, les théâtres de la place du Châtelet, le Tribunal de commerce, l'École des beaux-arts, le palais de l'Industrie et le Trocadéro, la fontaine Saint-Michel, bon nombre d'hôtels, de riches maisons, des magasins comme celui du Printemps, les gares du Nord et de l'Est, les Halles elles-mêmes et l'église de la Trinité. Ce style gagne la province où ses plus beaux spécimens sont peut-être le 14v Musée de Marseille et l'église de Fourvière.

Pour la peinture et la sculpture les églises de Paris se sont vraiment peuplées au XIXème siècle d'œuvres remarquables dont quelques unes sont de premier ordre. On peut étudier Rude et Pradier à la Madeleine; David d'Angers, Gros, Cabanel et Jean-Paul Laurens au Panthéon; Ary Scheffer à Saint-Jean - Saint-François; Flandrin à Saint-Vincent-de-Paul, à Saint-Germain-des-Prés, à Saint-Séverin aussi; Gérôme à Saint-Séverin aussi; Guillaume, Lenepveu, Laugée et Bouguereau à Sainte-Clotilde; Orsel, Hesse, Schnety à Notre-Dame-de-Lorette; Eugène Delacroix, Lafon, Glaize, Signol à Saint-Sulpice!

Mon ami Palustre me fit goûter tout cela. J'aime à y penser encore et je revois volontiers les monuments et les œuvres d'art de Paris quand la Providence m'y conduit. Il me semble que la vue du beau met l'âme dans l'ordre, dans l'harmonie et dans la paix, 15r et la tourne vers Dieu.

Je fis une sorte d'étude des musées avec mon ami Palustre. Le beau élève l'âme et l'art révèle les mœurs et les sentiments des âges passés. Je préludais à mon voyage d'Orient et j'en éveillais en moi le désir en parcourant le musée égyptien, fondé par Champollion; le musée assyrien, riche des débris des palais de Khorsabad et de Ninive envoyés par Messieurs Botta et Layard; le musée phénicien avec sa fameuse stèle de Mésa qui raconte les guerres de Moab contre Israël 900 ans avant Jésus Christ - Le musée grec a quelques merveilles qui nous montrent combien l'art peut approcher de l'idéal avec les seules ressources de la nature humaine: la Vénus de Milo, la Psyché, la Diane de Gabies, le Gladiateur, l'Achille Borghèse, les métopes et autres fragments du Parthénon.

Dans les salles romaines les bustes des empereurs semblent indiquer peu d'âmes vraiment nobles et vertueuses; les bustes des impératrices révèlent 15v des artifices de coiffure qu'on reproduit aujourd'hui. - Dans les salles de la Renaissance Jean Goujon et Germain Pilon surpassent Rome sans égaler la Grèce. - La galerie d'Apollon est une des plus belles salles de fêtes qu'offrent les palais de la terre. Elle a été peinte en partie par Lebrun [Le Brun]. Quels merveilleux joyaux elle contient, des bijoux, des cristaux et pierreries, des émaux de tous genres, notamment ceux du service de Henri II. - Mais ce que j'ai le plus goûté au Louvre ce sont les peintures. J'étudiais les écoles, les genres. J'appris à reconnaître ce qu'il fallait apprécier et louer en chaque tableau: l'ordonnance - le dessin, la perspective, l'expression - le clair obscur avec les effets d'ombres, de clairs et de demi-teintes - la couleur et la touche. Les diverses écoles me révélaient les mœurs des divers pays et des divers temps.

Rome et l'Ombrie manifestent leur piété dans les toiles de Ghirlandaio, Sarto, Pérugin et Raphaël, dont les plus grandes compositions disent la science 16r théologique. Milan et Bologne sont les villes savantes et avancées. Milan tient le premier rang pour le dessin et l'ordonnance avec Léonard de Vinci et le Corrège (1). Bologne montre de la piété avec Francia, de l'ampleur et de la facilité avec Carrache et Guerchin. Venise est la cité-reine. Sa richesse et son goût pour la grandeur éclatent jusque dans l'architecture, les costumes et les meubles représentés dans ses tableaux religieux. Elle a le culte de ses doges. En Espagne, c'est la foi, la piété ardente et sombre. La Hollande nous montre les riches intérieurs de ses commerçants et de ses bourgeois un peu sceptiques avec les moeurs grotesques et divertissantes des cabarets et des kermesses. Toutes ces écoles, tous ces maîtres ont leurs chefs-d'œuvre réunis dans le merveilleux Salon Carré.

L'école française est fort intéressante au Louvre. C'est la seulement d'ailleurs qu'on peut l'étudier. Elle ne commence guère qu'avec Clouet et ses portraits du temps de François I. 16v

L'esprit du règne de Louis XIV est bien caractérisé par les grandes scènes religieuses de Lebrun [Le Brun], de Lesueur et de Jouvenet où règnent la grandeur, la magnificence même et une certaine sévérité; les tableaux de batailles de J[acques] Courtois, de Wouwerman et Van der Meulen qui glorifient le roi conquérant; les paysages de Poussin et de Cl [aude] Lorrain où l'on sent l'art des jardins du grand siècle; et les portraits solennels et poudrés de Rigaud et de Mignard.

Louis XV revit dans Boucher, Wateau [Watteau] et Fragonard, leurs Amours, leurs bergers de théâtre et leurs scènes de plaisir. Greuze, contemporain de Louis XVI n'a que des figures douces et gracieuses. David le peintre de la Révolution a étudié son histoire de la république romaine. Géricault, Gros et Prudhon (Prud'hon) sont tout enivrés des victoires de l'Empire.

Pour l'école contemporaine, c'est au musée du Luxembourg qu'il faut l'étudier. Elle est éclectique. La peinture religieuse s'est inspirée 17r un peu des maîtres chrétiens primitifs avec Ary Scheffer, Flandrin, Laugie, Curzon. - Les paysages et les scènes rurales sont merveilleusement représentés par Troyon, J[ules] Breton, Rosa Bonheur, Corot, Benouville, Glaize, Fromentin, et le réaliste Courbet. - Bonnot brille dans le portrait - Meissonnier pour les intérieurs ne le cède à aucun maître et à aucune école - Mais le genre qui domine c'est la scène historique, imitée de la grande renaissance romaine, avec Delacroix, Ingres, Delaroche, Heim, H[orace] Vernet, Cabanel, Robert Fleury, Couture, Français, Bellanger, Bouguereau, J[ean] P[aul] Laurens, etc.

La sculpture avait déjà de belles œuvres au Luxembourg mais elle devait progresser plus que la peinture et atteindre la perfection de la plus belle période de la Renaissance.

Pour consigner dans ces souvenirs toute mon étude des musées de Paris, il faut que j'indique aussi tout ce que le musée de Cluny a fait revivre 17v du Moyen-âge: les meubles, tapisseries, étoffes, armes, faïences, ivoires, émaux, verreries, vases sacrés, châsses et retables. L'imagination trouve là des données bien intéressantes pour ranimer et rajeunir tout l'intérieur de nos châteaux et de nos églises de l'époque gothique.

J'ai réuni tous les résultats de mes études archéologiques et artistiques faites dans mes moments de loisir, dans mes récréations, pendant deux après-midi de chaque semaine environ. Cette revue réveille mes souvenirs et m'instruit encore. Que ce Paris offre d'intérêt! Pourquoi faut-il que ceux qui gouvernent le laissent se pervertir comme à plaisir! Comme il sera difficile d'en refaire la pieuse ville qu'il a été à certaines époques!

Je fis malgré ces distractions une année de droit bien sérieuse. Je me fis inscrire aussi dans l'ordre des avocats et je travaillais quel­ques heures chaque jour dans une étude d'avoué. 18r

Je prêtai le serment d'avocat le 22 novembre 1862 devant la première chambre de la Cour d'Appel. C'est une cérémonie imposante et qui m'impressionna assez vivement. Le serment est vraiment beau, c'est l'expression de la loyauté et de la dignité qui conviennent à une des plus nobles carrières. Je fus inscrit dans une section du tableau de l'ordre dont les présidents étaient Monsieur Gaudry et Monsieur Léon Duval, membres du conseil.

Je portai ma carte à ces messieurs et ne cherchai pas à les voir. Je devais désormais aller périodiquement au Palais revêtir la robe et donner ma signature pour marquer ma présence aux conférences, je n'y manquai guère pendant deux ans.

Le droit ne me déplaisait pas en lui-même. Je ne devais en éprouver de satiété qu'en cinquième année, quand je me vis tout près d'atteindre le but depuis si longtemps désiré.

Le doctorat m'obligea à revoir tout l'ensemble du droit français 18v et à l'approfondir. Ce sont de grandes questions morales, des questions complexes et le plus souvent intéressantes que celles de l'état-civil des personnes et des familles, de la propriété et des moyens de l'acquérir. Notre code dans l'ensemble est une grande œuvre, analogue à celle de Justinien. J'aimais à l'étudier dans ses origines, dans les débats législatifs au milieu desquels il a été rédigé. Que de fois la lucidité de vues et le bon sens du Premier Consul éclatent dans ces discussions. Malgré les imperfections qui lui restent ce code a été adopté par plusieurs nations de l'Europe.

Combien de membres du Concile en 1870 n'ont-ils pas exprimé le regret que le droit canonique ne soit pas codifié d'une manière analogue!

Il serait temps d'ailleurs que notre code civil subît une révision générale. Il a mille controverses, source infinie de procès qu'un nouveau texte pourrait éviter. J'étais pénétré de cette pensée pendant ma quatrième année de droit et je regrettais de 19r n'être pas en mesure de poursuivre cette idée et de lui donner du crédit.

Je comprenais déjà et je devais mieux comprendre à Rome les erreurs de ce code en particulier sur la législation matrimoniale, les empêchements, le divorce qu'il avait adopté d'abord et qui devait y être rétabli de nos jours.

Pour le droit romain, j'étais émerveillé de l'étude approfondie que quelques-uns des plus jeunes professeurs et notamment Monsieur Demangeat parvenaient à en faire en imitant la critique historique des Allemands.

Les cours de droit coutumier et d'histoire du droit étaient assez faibles. Cependant Monsieur de Valroger nous donnait sur les origines de notre droit national des notions intéressantes analogues aux études d'Ozanam sur les Germains.

J'allais passer chaque jour quelques heures chez Maître Maza, avoué, rue Sainte-Anne. J'avais choisi: le second et le troisième clerc étaient 19v° de mes amis du Cercle catholique.

Le patron, jeune encore paraissait s'occuper médiocrement des affaires. Le maître clerc était un clerc de métier, suffisamment intelligent et assez grossier. Le petit clerc était le souffre-douleur de l'étude. Deux ou trois autres barbouillaient du papier timbré et pour fournir de la matière à taxer, ils écrivaient des conclusions dites «grossoyées»; sortes de plaidoyers écrits où j'ai plusieurs fois constaté qu'ils transcrivaient la chanson de Malborough [Malbrough] ou les contes de Perrault.

C'est une vie assez fade et monotone que celle des clercs d'avoué. La journée a cependant un moment de répit où l'on peut s'égayer et dépenser l'esprit qu'on a, c'est à l'heure du petit déjeuner où chacun mange en causant ce qu'il a eu la fantaisie d'envoyer acheter par le petit clerc avec le pain et le vin fournis par le patron.

Un clerc amateur peut se mettre au courant de bien des détails pratiques 20r de procédure si le maître-clerc se prête à le laisser suivre les principales affaires qui passent par l'étude.

Après mon serment, j'étais avocat de fait mais je n'en exerçai pas la profession. J'allais au Palais pour signer le registre de présence. J'assistai rarement à la conférence réglementaire des jeunes avocats, je ne pris jamais part à ses plaidoiries; je ne m'en loue pas, c'était manque d'initiative et de hardiesse. - À la conférence Rossi que nous avions organisée entre étudiants nous jouions assez sérieusement à l'avocat et au magistrat. La conférence se tenait dans une des salles de la Cour d'appel, j'y plaidai quelquefois.

Plusieurs causes s'offrirent à moi, je les refusai. Mon doctorat m'absorbait et il eût fallu avant de plaider suivre quelque temps les audiences et en observer les usages. Mes goûts ne m'y portaient pas.

J'achevais mon droit pour satisfaire mon père et attendre son autorisation d'aller à Rome. 20v

Ma liaison avec Palustre me fit faire de nouvelles relations. Ses amis devinrent les miens. C'étaient ses anciens condisciples de Poitiers et de Bordeaux. Tous avaient des sentiments chrétiens. Desgardes travaillait avec moi chez M[aîtr]e Maza. Je le revis depuis, avocat et père de famille à Bourges. De Monplanet était le patriarche du groupe. Il était pieux, sérieux et exerçait un heureux ascendant sur les autres. Il est devenu inspecteur des finances et habite Montmorillon, son pays de naissance. Rose, fils d'un grand fabricant de soieries de Tours était aussi pieux et sérieux. Je l'ai revu avec plaisir à Tours dans sa famille. Il doit être maintenant chef de maison. Jouslin avait de la fortune. Il recevait quelquefois le petit groupe d'amis dans son appartement de la place Saint-Germain-des-Prés. Il s'est marié à Bourges comme Desgardes et je l'y ai revu grandement installé dans un riche hôtel au chevet de la cathédrale. Lenail était artiste, un peu bohème, bon cependant et correct. Il dessinait 21r à merveille. Il est resté artiste et a dépensé, je crois, le patrimoine que lui a laissé son père, avoué à Angers. Ces jeunes gens m'ont laissé de bons souvenirs. Si toute notre société française les valait!

Je parvins à passer mes deux examens de doctorat dans l'année. On le fait rarement. Je prolongeai mon travail jusqu'à la fin de juillet, c'est l'année où j'ai donné le plus de temps à l'étude du droit. J'avais préparé un nouveau voyage avec Palustre. Nous voulions visiter l'Allemagne. Mon père y consentit à cause de mes succès. Les préparatifs furent bientôt faits.

Mon frère devait nous rejoindre plus tard pour étudier l'industrie de la brasserie en Bavière et en Autriche.

Je partis le 12 août pour rejoindre Palustre à Strasbourg. Je ne prévoyais pas d'avance que notre humeur voyageuse nous conduirait jusqu'en Norvège. Nous ne devions revenir qu'à l'extrême limite des vacances pour reprendre les cours de droit en novembre. 21v

J'allais donc consacrer trois mois à visiter le centre et le nord de l'Europe, les pays allemands et scandinaves.

La Providence me gâtait. Que de fruits j'allais retirer de ce voyage! Que d'observations j'allais recueillir! Quel vaste ensemble de connaissances esthétiques, historiques, géographiques, morales même! J'allais pouvoir comparer la piété et l'honnêteté profonde des populations catholiques du Rhin et de la Bavière; la religion trop officielle et toute mélangée de césarisme en Autriche; la corruption et le vol en Prusse et dans les Duchés; les vertus naturelles encore imprégnées de l'évangile en Norvège; les moeurs rudes et les abus de l'alcoolisme en Suède.

J'allais visiter et comparer d'importantes capitales: Vienne, Berlin, Munich, Dresde, Copenhague, Stockholm, Christiania et avec elles une foule de villes intéressantes à cent points de vue divers.

La nature allait m'offrit quelques-uns de ses plus grands et de ses plus saisissants spectacles dans les régions montagneuses 22r de la Suisse saxonne, du Taunus, du Salzkammergut, du Harz, de l'Erzgebirge; dans le cours des grands fleuves, du Rhin, de l'Elbe, du Weser, du Danube, de l'Oder; dans les forêts, les fiords, les lacs, les cascades, les vallées et les cimes neigeuses de la Scandinavie; dans les mers du nord et leurs îles; Rügen, Wisby et Seeland; dans les villes d'eaux: Ems, Teplitz, Homburg, Wiesbaden et leurs sites curieux et saisissants; dans les grandes mines de la Suède et de l'Autriche.

Je trouverais des souvenirs émouvants à Austerlitz, à Wagram, à Schönbrunn, au Spielberg.

Les châteaux de Stolzenfelz, de Lahneck, de Postdam [Potsdam], de Carlsburg [Karlsburg], de Luxembourg, de Carlstein [Karlstejn] feraient revivre dans mon imagination toute l'aristocratie féodale et moderne.

Les musées de Munich, Dresde, Berlin, Vienne, et Copenhague me révèleraient tout l'art ancien et contemporain.

Je fis ce voyage en touriste sérieux, 22v en étudiant zélé même; que n'y ai-je mis plus de foi, plus de vues surnaturelles! J'y acquis une certaine connaissance de la langue allemande, connaissance très imparfaite, assez misérable même, mais qui devait cependant me rendre de grands services pour la confession de nos pieuses soeurs alsaciennes.

Je pris des notes chaque jour avec mon compagnon. Ce sont des notes purement descriptives et archéologiques. Je n'y ai pas consigné mes impressions, il me sera utile de les raviver en les résumant ici selon l'ordre du voyage (1).

Trêves m'a laissé de profonds souvenirs. Cette ville réveillait quelques-unes des plus vives impressions de mon enfance. On élève si haut dans nos humanités la gloire de Rome et des Romains que j'étais tout heureux de voir là une petite Rome avec sa porte; triomphale, sa basilique, ses bains, son pont romain, son amphithéâtre. Je pourrai désormais, pensai-je alors, me représenter la 23r grande Rome. Et puis Trêves possède la robe sans couture de N.S., qu'on vénère, il est vrai, sans la voir. J'en avais entendu parler dans mon enfance par de pieux pèlerins qui étaient allés assister à son ostension périodique, j'étais heureux et pieusement ému de prier auprès d'une relique si précieuse. Je n'ai pas oublié non plus l'église Notre-Dame, ancien baptistère de la cathédrale, spécimen si gracieux et si pur de l'art gothique de la meilleure époque.

Nous descendîmes la vallée de la Moselle jusqu'à Coblentz [Koblenz].

Les vignes étagées sur les coteaux pierreux lui donnent un aspect bien gracieux. Je ne m'étonne pas que les Romains aient peuplé cette vallée de leurs villes et qu'Ausone l'ait chantée avec enthousiasme (1).

Nous avons visité le Rhin en touristes consciencieux, le descendant d'abord de Coblentz à Cologne [Köln], puis le remontant de Cologne à Mayence [Mainz]. J'ai fort goûté 1'ensemble de cette excursion. 23v

Il est bon de voir le Rhin dans le demi-jour de la brume. Il est alors facile de se représenter la vie sociale du Moyen-âge; les villes entourées de murailles et de tours, les sommets hérissés de forteresses féodales, ça et là quelques monastères, et dans cette société encore jeune et pleine de la vigueur des races franques, un mélange de foi, de poésie, d'art, de vaillance avec des abus de force, des guerres fréquentes et quelque regain de barbarie.

Je me rappelle la situation merveilleuse de Coblentz au confluent de la Moselle et du Rhin, sa forteresse imposante de l'Ehrenbreisten (Ehrenbreitstein), sa grande église romane de Saint-Castor avec ses quatre tours, sa pyramide élevée en souvenir de Marceau.

Non loin de Coblentz les deux châteaux de Stolzenfelz et de Lahneck se font face. Celui de Stolzenfelz restauré pour le roi Frédéric Guillaume IV est d'un goût bien douteux. Tous deux offrent une vue admirable et des plus 24r étendues.

De Coblentz à Cologne on rencontre: Weissenthurm où un monument rappelle le passage du fleuve par Hoche en 1797 et où dut avoir lieu aussi le passage de Jules César.

Andernach, ville pittoresque aux remparts crénelés et aux clochers byzantins.

En excursion à l'ouest l'abbaye romane de Laach, son cloître, son lac et les carrières de lave de Niedermendig Rheineck, le château roman. Remagen et son église gothique moderne de l'Apollinarisberg. Les Siebengebirge, ou groupe de sommets qui ne manque pas de grandeur. Le Rolandseck, château ruiné sur des rochers à pic.

Mais la perle du Rhin, c'est Cologne, avec sa cathédrale, si belle dans son ensemble quoiqu'elle n'égale dans ses détails ni Reims, ni Amiens, ni Beauvais, ni Paris; avec ses nombreuses églises romanes, Saint-Pierre, Les-Saints-Apôtres, Sainte-Marie-du-Capitole, Saint-Martin, 24v Saint-Cunibert, Saint-Géréon.

Ces églises élevées du VIIème au XIIIème siècle n'ont ni l'élégance, ni la grâce; ni la poésie de nos églises gothiques, mais elles ont néanmoins de la grandeur et de la noblesse. Presque toutes ont deux absides couronnées par un triforium extérieur et une haute coupole ou lanterne hexagonale.

La visite de Cologne est un vrai pèlerinage. Les reliques des Rois mages sont si touchantes! Et surtout le merveilleux ensemble des reliques de Ste Ursule et de ses compagnes. Je ne connais rien de plus saisissant que le petit sanctuaire qui renferme des milliers de crânes voilés sous les broderies. J'ai bien cru sentir là, si mon imagination ne m'a pas trompé, une impression surnaturelle profonde.

En remontant de Cologne à Mayence nous avons visité Bonn, la ville universitaire, ville gracieuse semée de jardins. Sa grande cathédral romane est une des plus riches du Rhin. 25r

Le palais de l'Université est vaste et grandiose, c'est un petit, Versailles, avec de splendides jardins. La grande salle, «Aula maxima», a des fresques modernes, savantes, correctes mais un peu raides et ternes qui représentent les quatre facultés. La littérature allemande y est largement glorifiée: Schiller, Goethe, Wolf, Leibnitz, et Kant sont là. Cet éclectisme n'annonce pas une grande foi. L'Université de Bonn était libérale avant qu'elle versât dans l'hérésie des Vieux Catholiques.

De Coblentz à Mayence les méandres du Rhin lui donnent souvent l'aspect d'un lac. Les sites pittoresques se multiplient. Je remarquai les donjons de Marxburg et de Rheinfels; les rochers nus de Lurlei [Lorelei] qui surplombent le fleuve; les villes de Poppart [Boppard], d'Oberwesel, de Bacharach entourées de leurs enceintes crénelées, le château de Pfalz sur son îlot rocheux, celui de Johannisberg en style moderne; Ingelheim où séjournai Charlemagne. 25v

Mayence a elle aussi sa grande cathédrale romane a deux absides.

Un des mes souvenirs les plus fidèles est celui de la foi de ces populations du Rhin. Comme ce peuple prie bien! Comme il est modeste dans les églises! Comme il parait respectueux pour ses prêtres! Je restai profondément édifié de la foi de cette région et ce fut une grâce pour moi d'y séjourner quelques jours.

Nous visitâmes en plusieurs excursions les grandes villes d'eaux allemandes, Ems, Wiesbaden, Homburg. Elles ont bien des traits de ressemblance: chacune d'elles s'étend dans une vallée pittoresque; de riches quartiers neufs se sont ajoutés aux villes anciennes; les hôtels rivalisent de luxe; un Kursaal offre aux étrangers des récréations séduisantes. Mais ce qui caractérise ces villes d'eaux, c'est le jeu, le jeu de hasard, la roulette. C'est un bien curieux spectacle que celui de ces salles de jeu et l'impression que j'y ai éprouvée m'est encore présente. 26r En somme c'est écœurant et révoltant tout à la fois. Des juifs du type le plus rapace et le plus voleur tiennent les banques de jeu. Il y a longtemps qu'ils sont blasés sur la question de conscience, ils ramassent les mises des joueurs naïfs avec une désinvolture impudente. Le monde qui entoure ces tables est anxieux et passionné. On n'y entend guère que le bruit des pièces d'or qui roulent dans le tiroir du banquier. Il y a là pas, mal de jeunes seigneurs russes. Des femmes du demi-monde jouent beaucoup avec l'or de ceux qu'elles ont séduit. Que de drames émouvants, que de mystères doivent se passer dans ces âmes! Combien s'en vont avec des projets de suicide!

C'est un spectacle immoral et navrant. Ce n'est point ainsi que Dieu a dit à l'homme de gagner son pain.

À Francfort c'était un jour de fête fédérale. Tous les souverains de l'Allemagne étaient là. L'empereur d'Autriche était acclamé avec un enthousiasme délirant. Comme les opinions des hommes sont mobiles. 26v

Francfort a des quartiers neufs élégants et de beaux jardins sur l'emplacement de ses remparts, mais ses vieux quartiers ont plus de cachet avec leurs rues étroites et leurs maisons à pignons aigus.

La rue des juifs a un aspect tout particulier avec ses balcons couverts et ses étages qui se surplombent. C'est de là que sont sortis les Rothschild. - La statue de Charlemagne domine le pont sur le Mein. On voit encore la chapelle romane du palais de Louis le Débonnaire. La statue de Goethe orne une des places. Le musée â de bien belles peintures de l'École allemande moderne.

Je faisais là une première connaissance avec cette École de peinture et j'apprenais à la goûter. Le coloris en est souvent pale et terne mais le dessein en est correct et fini et la science historique et archéologique en est profonde.

Une grande peinture d'Overbeck «Le triomphe de la religion dans les arts» rappelle la «Dispute du saint sacrement» de Raphaël. Dans la partie supérieure de cette peinture, 27r autour de la Sainte Vierge qui apparaît dans un nimbe d'or portant l'enfant Jésus dans ses bras, des personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament représentent les arts: Salomon figure la sculpture; David la musique; saint Luc, la peinture; saint Jean, l'architecture.

Dans la partie inférieure sont représentés une foule d'artistes chrétiens entre le pape et l'empereur, leurs mécènes.

Je me rappelle encore d'autres peintures de Schnorr, de Schadow, de Lessing et en particulier le «Triomphe de la religion» par Veit. Au centre est représentée la religion, une palme à la main droite et la main gauche sur l'évangile que soutient un ange. À sa droite on voit la poésie, la musique, la chevalerie et la science monastique; a sa gauche des moines architectes, un évêque enseignant, un vieux druide dont la harpe est brisée, un prophète qui s'éloigne; le tout entre l'Italie et l'Allemagne, celle-là se tenant auprès du forum, celle-ci auprès de la cathédrale de Cologne. 27v

Quel dommage que cette école puissante ne soit pas toute catholique comme son principal maître Overbeck.

Francfort compte maintenant 45.000 catholiques, leur nombre s'y accroît. On tolère chez eux les chants en langue vulgaire même pendant les offices du dimanche (1).

Marbourg, la ville de sainte Élisabeth est une petite ville Moyen-âge (2). Le vieux château couronne la hauteur. Malheureusement la belle église de Sainte-Élisabeth appartient aujourd'hui aux protestants. Elle est bien conservée: c'est une grande et gracieuse église gothique du XVème siècle. Il lui reste quelques vitraux, des autels et des statues. La belle châsse de la sainte est vide. Elle est un peu mutilée, mais il lui reste assez de reliefs et de pierreries pour qu'on puisse juger de sa richesse primitive. Les protestants des alentours ont encore un certain culte pour sainte Élisabeth. Cette chère sainte les convertira et les ramènera 28r à la vraie foi. Marbourg possède une pauvre petite église catholique.

Berlin séduit certains voyageurs, mais ce ne sont certainement pas les artistes et les hommes de goût. Cette ville n'a ni histoire, ni monuments véritables. Elle n'a pour cadre que des landes immenses où ne poussent que de maigres pins. Ses eaux sont celles d'un ruisseau boueux. Ses palais sont faits de briques mal plâtrées. Je laisse aux voyageurs de commerce le soin de louer ses rues larges et droites e les grands édifices de son avenue des Tilleuls. Elle comptait 500.000 âmes quand je la visitai, elle a doublé depuis. Elle n'avait alors que 20.000 catholiques et elle avait presque autant de juifs! Les catholiques y ont une église principale qui est bien en vue, c'est la grande rotonde de Sainte-Hedwige près du palais du roi.

Le Palais royal a quelques salles plus riches que belles. La salle blanche où se fait 1'ouverture des Chambres a vraiment de la 28v grandeur. La chapelle est une rotonde a coupole. Elle mêle dans ses ornements les saints et les grands hommes. Frédéric le Grand et Gustave Adolphe y reçoivent les mêmes honneurs que saint Boniface. - J'ai vu sur certaines pièces de la vaisselle royale des portraits de Jean Huss et de Luther, je me demande si les pièces ornées de pareils saints servent aux repas des invités catholiques.

Parmi les grands édifices, nombreux d'ailleurs et assez imposants des Linden, le palais du Kronprinz est seul d'un style assez pur, il est dans le goût de la Renaissance.

La statue du grand Frédéric m'a paru être le monument le plus digne de ce nom à Berlin. C'est l'œuvre du sculpteur Rauch. Aux angles du monument sont les statues équestres de quatre des généraux de Frédéric; sur les faces sont des portraits en bronze d'officiers, de philosophes, d'hommes d'État. La statue de Frédéric, fort belle en 29r elle-même, couronne le tout.

C'est de Rauch aussi que sont les belles statues de la reine Louise et de Frédéric Guillaume III au mausolée de Charlottenburg.

Le musée lui-même de Berlin n'a pas de chefs-d'œuvre. Il n'est précieux que pour l'étude des différentes écoles qui y sont assez largement représentées. Son œuvre capitale, ce sont les six panneaux du triptyque de Gand.

Ce chef-d'œuvre de Van Eyck partagé entre Gand et Berlin depuis la Révolution présente un véritable intérêt historique en même temps qu'artistique. Il est délicieux comme fini, comme naïveté, comme pureté de traits et d'expression et comme coloris, mais aussi il est l'expression de la foi du temps dans le règne social de l'Eucharistie.

L'extérieur des volets représente les précurseurs de la rédemption, les prophètes, les sibylles et l'Annonciation. On y voit aussi les donateurs. Mais l'intérieur des volets et le centre représentent le règne du Christ. 29v

Au sommet Dieu vêtu d'habits pontificaux splendides bénit l'assemblée.

À sa droite la Vierge Marie vêtue de bleu et couronnée d'un diadème sur sa belle chevelure blonde, à gauche saint Jean-Baptiste. Des deux côtés, les anges et sainte Cécile chantent les joies du ciel. En bas le sacrifice de l'Agneau: l'Agneau versant son sang sur l'autel et au-dessous la fontaine de vie. Autour de l'autel les anges, les saints et les martyrs, puis les papes, les évêques, les princes, les juges, les guerriers, les ermites, les croisés, les héros, tous s'avancent vers la fontaine mystique et l'Agneau divin. - Ce tableau prêche constamment au peuple protestant qui le possède le mystère de l'Eucharistie.

Je pourrais louer encore comme art les peintures murales historiques du grand escalier du musée. Les galeries particulières contiennent aussi de belles œuvres modernes de Cornélius, de Kaulbach, d'Hasenclever, de l'école 30r d'Overbeck.

Berlin est une ville d'employés et de militaires. Les mœurs y sont horriblement corrompues. Les lettres et les arts ne me paraissent pas devoir y prendre de longtemps un grand essor. Le socialisme des masses et la fausse philosophie des lettrés y opposeront une longue résistance à la foi catholique.

Potsdam à quelques lieues de Berlin est un petit Versailles. Les sites y sont gracieux, le Havel y coule et y forme des lacs successifs au pied de collines boisées. Potsdam a son grand et son petit château comme Versailles. On y retrouve le moulin historique. Le château et la ville sont dans le style Pompadour. Le grand Frédéric s'y retrouverait encore, on a respecté ses appartements et ses jardins (1). Il repose là dans l'église de la garnison.

La gloire du grand Frédéric n'a rien qui puisse me séduire; il a été l'ennemi des catholiques et le Mécène de Voltaire, Diderot et D'Alembert.

30v Les côtes de Allemagne du nord: Stettin - Rugin (Rügen) - Stralsund - Rostock - Schwerin - Hambourg - Lübeck

De Berlin nous allâmes visiter les côtes de la Baltique et de la mer du Nord. Il y a là peu d'aliments pour l'âme. La nature y est fraîche et assez riante. L'Oder et l'Elbe sont de beaux fleuves avec de larges estuaires. Toute cette côte a des lacs entourés de vertes forêts de pins, de hêtres et de charmilles. En jeunes et fervents humanistes nous allâmes chercher dans l'île des Rugiens (Rügen) les souvenirs de Tacite (2), le lac sacré de la déesse Hertha. Cette île mériterait une excursion. Ses montagnes boisées, ses vieux castels, son lac mystérieux, ses hautes falaises du Stubbenkammer d'où on domine si bien la mer Baltique, surpassent tout ce que la nature offre de plus saillant dans toute cette région de l'Allemagne du nord.

Stettin, Rostock, Lübeck rappellent les beaux temps de la Hanse. Ces villes ont gardé en partie leurs maisons à pignons aigus du XIVème siècle et quelques belles églises de la même époque, comme la cathédrale de 31r Lübeck. Mais hélas! toutes les églises élevées par les catholiques pour le sacrifice eucharistique appartiennent maintenant à l'hérésie. C'est que le protestantisme règne sans partage sur toute cette côte. Hambourg, la grande ville de 300.000 âmes n'a que 2.000 catholiques. Elle a cependant 10.000 juifs! Stettin compte 1.000 catholiques et Lübeck 200. Lübeck est la patrie de Overbeck. Il lui a donné deux de ses chefs-d'œuvre: l'Entrée du Christ à Jérusalem et l'Ensevelissement du Christ. On les voit à la cathédrale.

Hambourg était lors de notre visite bien au-dessous de Marseille et son port nous a paru peu animé. Maintenant c'est le premier port du continent.

Le château de Schwerin me parut un second Chambord. C'est une merveille de l'art de la Renaissance, mais sa construction est récente.

Le souvenir de Klopstock à Altona 31v ne me laisse pas complètement indifférent (1).

De Lübeck nous fûmes bientôt à Copenhague (2).

En peu de jours nous pûmes visiter ce que le Danemark offre de plus intéressant: Copenhague, sa capitale, Roeskilde [Roskilde], la ville aux tombes royales, le Saint-Denis-du-Nord, puis le détroit du Sund et ses rivages. Le protestantisme règne là exclusivement.

On comptait alors 600 catholiques à peine à Copenhague. Ils avaient cependant une église bien située, non loin du palais royal. Depuis lors, le Danemark accueille volontiers les missionnaires, l'heure du retour au giron de l'église paraît sonner pour lui. Quel serrement de cœur on éprouve dans ces pays protestantisés, surtout en visitant leurs anciens sanctuaires. La cathédrale de Copenhague a été rebâtie dans ce siècle mais Roeskilde [Roskilde] possède encore son ancienne métropole catholique du XIIème siècle.

Copenhague ne manque pas d' intérêt. 32r Elle peut être fière de son musée des Antiquités du Nord, la plus riche collection d'objets provenant des civilisations primitives, des âges de la pierre, du bronze, du fer et de l'or.

Son musée ethnographique n'est guère moins curieux. L'œuvre du grand sculpteur Thorvaldsen, le Canova du Nord, forme à elle seule un musée fort intéressant.

Thorvaldsen est un classique. Il a souvent imité l'antiquité païenne Parfois cependant il a rencontré avec succès la note chrétienne comme dans son tombeau de Pie VII et dans quelques-unes de ses statues d'apôtres.

L'architecture au Danemark a eu son heure d'inspiration. Le XVIIème siècle a laissé des édifices gracieux qui constituent une branche originale de la Renaissance. Tels sont le palais de la Bourse à Copenhague, et le château de Roserborg où la brique est agréablement relevée par des cordons de pierre grise. C'est du Louis XIII avec un cachet particulier. 32v

Roeskilde [Roskilde] était l'ancienne capitale. Sa basilique du XIIIème siècle fait honneur à l'ancienne Église catholique du Danemark Elle contient des tombes royales dont quelques-unes sont remarquables. Cette ville a possédé jusqu'à trente églises et monastères catholiques. Elle devait sa splendeur à saint Canut le Grand. Puisse ce grand saint obtenir bientôt le retour du Danemark à la vraie foi! Je regrette aujourd'hui de n'avoir pas été alors le prier au lieu de son martyre et de son tombeau à la cathédrale d'Odensée [Odense] dans l'île de Fionie.

Le Sund est un détroit où la mer est rarement pacifique. Les Danois sont de fiers marins, ils semblent ne pas redouter la tempête. Ce sont bien les descendants des anciens Normands. Les côtes du Sund sont vertes et fraîches. Elles sont peu élevées et portent quelques villes. C'est un petit Bosphore. Le château de Fredericksberg [Frederiksberg] et la ville d'Elseneur (1) du coté du Danemark, les villes de Kolskrina [Landskrona] et d'Helsingborg 33r en relèvent la variété. La tour d'Ilven [Ven] non loin d'Elseneur a servi d'observatoire à Tychobrahé.

Nous n'avions pas formé d'aussi vastes projets au départ; mais l'appétit vient en mangeant et nous voilà en route pour la Norvège et la Suède (2).

Avant d'atteindre la Norvège nous devions longer une province suédoise la Gothie, nous visitons sa grande ville Gotheborg (Göteborg) et ses principaux sites.

La mer avait été houleuse, nous avions été secoués rudement. Les Danois y paraissent habitués. Nous avions abordé à Gotheborg (Göteborg) au milieu de la nuit.

Gotheborg [Göteborg] est une grande ville toute moderne et fort régulière. Elle est encadrée de rochers de granit semés de pins. Les coteaux voisins portent des maisons de bois peintes en rouge, fermes et villas comme nous allons en voir dans toute la Scandinavie. Gotheborg [Göteborg] a une petite paroisse catholique. Quelques Allemands en forment le fond, mais c'est un centre d'apostolat qui grandit. Gotheborg [Göteborg] est à l'entrée du canal de Gothie. 33v Nous reprîmes la mer jusqu'à Uddevalla. Nous devions aller ensuite d'Uddevalla (1) à Moss, à l'entrée du fiord de Christiania, en carriole suédoise, en visitant les sites merveilleux de Trolhoetan (Trollhättan) et de Sarpsborg.

De Gotheborg [Göteborg] à Uddevalla nous passions devant deux gracieuses stations de bains de mer, bien abritées en de frais vallons encadrés de rochers de granit au pied des collines boisées. On est avide jusque dans l'extrême nord de ces délassements de la belle saison.

À Uddevalla nous commencions cette série de courses en carriole qui allait durer pendant six semaines à travers toute la Scandinavie. Il me semble que j'y trouvai un vrai profit, tant par un exercice physique excellent que par un vrai réconfort moral. La grande nature de ce pays de Norvège parle bien à l'âme: ces grands pins prodigieusement élancés, ces lacs multipliés, ces cascades torrentielles, ces vallées interminables, ces granits entassés, ces montagnes neigeuses, 34r tout cela prêche hautement le Créateur. Et puis ces populations simples et vivant dans une foi naïve et sincère au Christ sont si honnêtes, si sages, si hospitalières! La corruption des mœurs modernes ne les a pas atteintes. Leur vie est toute patriarcale. Le travail y est rude mais la misère y est inconnue. La bonne foi y règne, les tribunaux sont sans occupations, l'instruction primaire qui comprend la connaissance sommaire de l'Évangile est absolument universelle, la longévité est étonnante.

Ces populations trompées et violentées par leurs princes sont devenues protestantes. Elles ont accueilli ces années-ci les missionnaires catholiques avec une grande défiance qui commence à faire place à la sympathie. J'ai confiance dans leur prochain retour a la vraie foi.

Ce voyage est original. Les carrioles légères qui ne peuvent porter souvent qu'un voyageur sans bagages courent sur le sable des forêts à défaut de 34v routes solides. Les maisons sont de bois. Les troncs des pins sont couchés les uns sur les autres et joints à leurs extrémités pour former les murailles et leurs angles. Les interstices sont garnis de mousse ou de coton. C'est simple, grand, assez commode et bien en harmonie avec cette jonché de bourgeons de sapins qui parfument l'atmosphère. La table est frugale: elle ne comporte guère que du pain de seigle et d'avoine, du lait, des pommes de terre et des truites pour les grands jours. Plus au nord on trouve du jambon de renne qui demanderait des dents d'acier pour en tirer bon parti.

Le voyageur va de ferme en ferme: il trouve facilement l'hospitalité, un bon lit, la table garnie avec ses ustensiles de bois et ses mets élémentaires, puis une carriole, pour gagner la ferme suivante.

La Norvège a de plus belles eaux et de plus belles forêts que la 35r Suisse, plus de solitude, de plus grands horizons et la mer pardessus tout cela qui baigne ses grandes dunes ou pénètre profondément ses rivages en y formant des fiords ou golfes variés et pittoresques comme les lacs de l'Écosse et souvent plus grandioses. Les Alpes scandinaves n'ont pas la hauteur des Alpes de la Suisse mais grâce à leur latitude elles ne sont pas moins riches en beaux effets de neige et en vastes glaciers.

Dans nos premières journées, d'Uddevalla à Moss nous avons rencontré deux cascades célèbres et qui sont au-dessus de leur réputation: celle de Trolhoetan (Trollhättan) et celle de Sarpsborg. Ici, c'est le Glommen [Glomma], là c'est la rivière de Gotha [(Göta] qui tombant d'un vaste lac se précipite de gouffre en gouffre et de rocher en rocher sous un pont rustique de bois à une profondeur prodigieuse pour reprendre ensuite son paisible cours à travers une verte vallée; ensemble étonnant et plein de charme qui nous captiva 35v longtemps.

À Moss nous remontions en bateau pour aller à Christiania. Nous naviguions sur un large fjord aux eaux bleues bordé de roches grises et de sombres sapins. En approchant de la ville le fjord se resserre et devient comme un beau lac.

Christiania a 40.000 âmes. C'est l'ancienne Osloe [Oslo] dont le roi Christian IV a changé le nom. La ville se compose d'un noyau principal puis de groupes de maisons séparés et mêlés de verdure. Christiania longtemps bâtie en bois et souvent incendiée n'a pas de monuments. La vieille cathédrale de Saint-Holvard a disparu. Le château d'Agershuns [Akershus] à l'entrée du port a gardé ses tours du XIVème siècle. La ville moderne est en briques. Les catholiques n'avaient alors pour église qu'une pauvre salle, ils n'étaient qu'une centaine. Ils commençaient cependant à s'affirmer, répondaient aux calomnies qui les attaquaient dans les journaux qui leur 36r prêtaient leurs colonnes. C'était le grain de sénevé. Il se développera vite.

Un chemin de fer conduit de la capitale au lac Mjösen [Mjosa]. Il a été continué depuis. Ce chemin de fer avait bien le cachet norvégien: gares de bois, ponts de bois, chauffage au bois. Les pentes sont raides parfois et le chauffage peu ardent. Aussi restâmes-nous une fois en plan et il fallut conduire le train en deux parties jusqu'à la gare suivante pour s'en tirer. C'était primitif.

Quelle splendide forêt! Les pins s'élancent à des hauteurs prodigieuses pour chercher l'air et le soleil.

Nous atteignons le lac Mjösen [Mjosa] qui se prolonge indéfiniment. Il faut ensuite adopter le mode de locomotion norvégien, la carriole ou voiture à soufflet pour gagner Drontheim [Trondheim] en une semaine.

L'immense vallée du Gudbrandsdalm [Grudbrands dal] est justement renommée. Toujours imposante, elle est souvent variée 36v et admirablement pittoresque. Le torrent gronde au fond de la gorge et descend souvent en cascades à travers les rochers. Sur les flancs de la vallée, le peuplier mêle sa tendre verdure à celle plus sombre des pins. Parfois le torrent se repose en un lac calme et transparent. Partout où l'industrie humaine a pu former quelques champs cultivables entre les pentes et les rochers, un chalet s'y est campé.

La dernière partie de la vallée est plus majestueuse encore. Elle est plus resserrée, plus profonde et rehaussée par les sommets neigeux qui apparaissent à l'horizon.

Nous arrivions le 18 septembre au plateau du Dovre-field [Dovre fjell], aux fermes de Jerkin (Hjerkinn), sorte de refuge comme celui du Saint-bernard sur un plateau nu, froid et humide.

Nous allions faire de là une de nos excursions les plus hardies, l'ascension du Snehekten [Snøhetta].

C'était le 18 septembre. 37r

Le col du Dovre-field (Dovre fjell) était notre point de départ. Deux guides nous accompagnaient. Nous avions trois heures à faire a cheval sur le plateau et les premières pentes. La végétation nous offrait ses derniers spécimens avant les neiges, c'était la renoncule des glaces, les mousses, les lichens, les genets.

L'ascension proprement dite demande trois heures à pied à travers les neiges sur des pierres roulantes qui ne ménagent guère les jambes. Notre récompense était un horizon de neiges et de glaciers vraiment majestueux. La vue s'étend sans limites, on dit qu'elle atteint soixante lieues. Elle n'est pas sans variété. À l'est, les six cônes de Rondene [Rondane], à l'ouest, les fiords qui descendent à la mer relèvent l'aspect de cette mer de neiges. Un de nos guides fut pris là-haut d'une hémorragie qui nous inquiéta. Il fallut descendre rapidement pour lui donner des soins. Je ne regrette pas d'ailleurs d'avoir pris quelque peine pour jouir de ce 37v grand spectacle qui m'a laissé une impression profonde.

Nous allions redescendre sur l'autre versant des Alpes scandinaves vers Drontheim [Trondheim]. Nous rencontrâmes quelques rennes sveltes et gracieux paissant sur les plateaux. Une gorge profonde puis un défilé sombre et aride au fond duquel mugissait un torrent en descendant de cascade en cascade nous conduisit à la vallée de la Gula (Gaul dal).

Le village de Sohnas [Soknas] fut une de nos plus pittoresques stations. J'ai retrouvé depuis des sites analogues dans les hautes vallées des Pyrénées. Là, comme les autres jours, une ferme nous donna l'hospitalité, mais cette ferme avait un cachet bien patriarcal, elle abritait quatre ou cinq générations. Ses plus vénérables habitants étaient bien près d'être centenaires. Le costume de toutes ces stations rurales est l'habit à la française, les vieillards portent la culotte courte. Au midi la coiffure est une calotte rouge, 38r au nord-ouest, c'est notre chapeau français, tout cela est bien peu élégant. Toute cette population mange rarement de la viande et cependant elle est robuste. Elle vit de lait, d'oeufs et de pains grossiers. Le poisson, les truites surtout sont ce qu'on y trouve de plus, substantiel. Nous avons suivi ce régime pendant six semaines sans en souffrir, c'est que l'air pur et l'exercice entretenaient notre vigueur. J'aimerais pour la santé de l' âme et du corps de nos populations qu'elles pussent revenir à ce frugal régime.

La vallée pittoresque de la Gula [Gaul dal] avec ses cent et quelques cascades nous amena en face de Drontheim [Trondheim].

Drontheim [Trondheim] est l'ancienne capitale. Elle a un grand aspect. Elle est située à l'embouchure de la Nid. Des rochers la dominent. Son port est abrité par l'île de Munkolm, l'ancienne île des moines. C'est que Drontheim [Trondheim] était une ville sainte autrefois. Des miracles sans nombre se faisaient 38v au tombeau du saint roi Olaf à la cathédrale. La ville et l'île Munkolm étaient remplies de monastères. Il n'y a plus aujourd'hui qu'une petite mission catholique mais la foi y est en progrès. Je priai de bon cœur saint Olaf pour la conversion de ce bon peuple norvégien.

La cathédrale rappelle la grande foi de ce peuple avant la Réforme. Sa grande nef à demi ruinée date du XIIIème siècle, les transepts sont romans. Le chœur est du XVème siècle. Il est octogone et forme comme un diadème au-dessus du tombeau de saint Olaf. La bibliothèque publique de Drontheim [Trondheim] a de beaux ouvrages sur cette cathédrale, il faut les voir pour se la représenter dans toute sa splendeur.

De Drontheim [Trondheim] nous gagnâmes Levanger par mer, pour remonter par la vallée du Verdelen [Verdal] sur les Alpes scandinaves. Nous étions à peu près à la latitude du Cercle polaire arctique (1). Les Lapons 39r viennent jusque là en été avec leurs troupeaux.

Un vaste plateau nu, sans végétation, où se succèdent des lacs glacés sépare la Norvège de la Suède. Nous descendons la vallée de l'Are [Indals älv]. Le torrent se jette d'un lac dans un autre par des cascades majestueuses. Les coteaux portent des pins gigantesques, les sommets sont nus ou neigeux. La route nous conduirait à la Baltique par Oestersund [Östersund]. Nous la quittons à Uppland (1) pour descendre directement à Elfdel [Älvdalen?], c'était assez aventureux. Pendant huit jours, du 26 septembre au 4 octobre nous allons à travers une immense forêt vierge. Quelques cultures fort distantes et reliées par de mauvais chemins nous servent de points de repère. Cette nature vierge est bien solennelle.

Toute l'Europe devait être ainsi quand les invasions asiatiques vinrent la peupler. Les pins prennent des proportions colossales. Ceux qui tombent pourrissent sur le sol et dressent dans les airs leurs vastes racines renversées. Comme 39v «Benedicite universa germinantia in terra Domino» (Dn 3,76) - «Benedicite omnes cedri Domino» (2). Comme ces forêts disent bien la louange du Seigneur!

Nous eûmes là une aventure. Un exploiteur voulut nous faire payer trop cher notre carriole. Nous reconnûmes cent fois que la probité suédoise est bien inférieure à celle des Norvégiens. Nous ne donnâmes que ce qui nous parut juste. On chercha le landman ou policier de la région, il fallut des heures. Il consigna les plaintes du voiturier et nos réclamations exprimées autant par gestes qu'en paroles sur le Dag-bog, livre officiel des fermes postales. Mécontents de nos hôtes qui avaient pris parti pour le voiturier nous ne voulûmes pas leur faire l'honneur de loger chez eux. Nous voilà donc partis à pied, sac au dos, au grand ébahissement de tous, à 10 heures du soir, au clair de lune. C'était un coup de tête 40r de jeunes gens. Nous espérions rencontrer bientôt une ferme. La Providence nous punit. Il fallut marcher toute la nuit. Il gelait, nos forces s'épuisaient.

Nous prîmes un peu de repos dans la forêt, mais le sommeil ne vint pas et le froid nous força à reprendre la marche. Le chemin avait des bifurcations. Fallait-il prendre à droite ou à gauche? Nous choisissions pour le mieux après avoir consulté notre bon ange. Notre petite boussole était notre seul guide, ces chemins n'étaient pas marqués sur nos cartes. Nous ne retrouvâmes une ferme qu'à huit heures du matin, nous avions fait huit lieues à pied. Notre santé, grâce a Dieu, ne s'en est pas ressentie. Nous reprîmes ensuite nos courses en carriole. Longtemps nous longeâmes le lac Storns [Star sjo]. Il est semé d'îles qui lui donnent une grande variété. Puis nous côtoyâmes les Alpes scandinaves pour gagner la vallée du Dal. On ne rencontre là que pins et 40v sapins plantés dans le sable et rochers de granit empourprés de lichens et cependant on ne se lasse pas de cette grande nature presque sauvage où l'on peut admirer l'œuvre directe du Créateur.

Nous arrivions en Dalécarlie [Dalaran]. C'est la province la plus intéressante de la Suède tant par ses moeurs que par ses sites, ses richesses naturelles et son industrie.

Le type suédois est beau. Il diffère notablement du type norvégien. Les hommes sont blonds. Ils sont grands, sveltes et vigoureux. La Dalécarlie [Dalaran] a gardé ses gracieux costumes. Les hommes ont la culotte courte, des bas gris, un gilet bleu, un veston blanc et un par-dessus bleu. Les femmes ont des bas rouges, des jupes noires, des corsages rouges, une fourrure et une cape blanche. Les enfants portent une gracieuse calotte rouge. Malheureusement ces populations abusent de l'eau-de-vie et du tabac.

La vallée du Dal est vraiment 41r belle: le torrent est abondant et souvent brisé par les rochers. Les peupliers jaunis par l'automne mêlent harmonieusement leurs teintes au vert foncé des pins et au vert moins sombre des sapins et des mélèzes.

Elfdal [Älvdalen] est une petite ville prospère. Ses maisons de bois ont de gracieux portiques et des jardins. Non loin de la ville est l'atelier national pour la taille du porphyre. Vraiment on n'y fait pas d'objets bien remarquables. Quelques coupes et menus objets et quelques futs de colonne étaient au polissage. Le porphyre est une bien belle pierre mais sa dureté en rend le travail difficile. Il a des couleurs variées, on en trouve du rouge, du vert, du jaune et du gris.

Falun est une autre ville connue par ses mines de cuivre. Aux abords des mines les vapeurs des sels de cuivre ont détruit toute végétation. Le cuivre se travaille dans de vastes fonderies, des laminoirs et des filières.

Nous voulûmes descendre dans le mines 41v et vraiment c'est fort intéressant. Les galeries pénètrent jusqu'a plus de 300 mètres de profondeur. On nous revêtit de blouses noires pour descendre d'interminables échelles. Une salle souterraine a reçu la visite de diverses notabilités et de quelques princes. Leurs noms y sont conservés.

Ça et là des stalactites vertes d'une pureté et d'une transparence merveilleuses relèvent la monotonie de ces galeries noires, humides et assez sinistres. Comme je plains les populations qui passent leur vie dans ces antres de Vulcain, privées du joyeux soleil qui égaye la terre!

Un tronçon de chemin de fer nous conduisit de Falun à Gefle [Gävle] sur la mer Baltique. C'était le 4 octobre.

De Gefle [Gävle] on est bientôt à Upsal. C'est l'ancienne capitale de la Suède, la capitale des âges païens, celle aussi des grands siècles chrétiens.

Nous sommes allés visiter au vieil 42r Upsal les tumuli où reposent les restes d'Odin, de Thor et de Freya les fondateurs de l'ancienne dynastie suédoise devenus des demi-dieux pour toutes les populations du nord dans l'antiquité. La vieille cathédrale d'Upsal m'intéresse et m'émeut bien davantage. Elle est dédiée à saint Olaf de Suède, elle possède les ossements sacrés de saint Éric. C'est un grand édifice du XIIIème siècle et XIVème siècle. On l'attribue à un architecte français. Elle a les voussures de ses portails ornés de statues, une grande rose à meneaux, des chapelles latérales dédiées à divers saints. On y conserve encore des chasubles brodées du XIVème siècle dont l'une représente l'Assomption de Marie. Il y a donc eu une Suède grandement catholique avant que le protestantisme n'y ait tari la piété. L'Eucharistie était offerte là et grandement honorée. Puissions-nous voir au moins l'aurore du retour de cette belle nation à 42v l'Église romaine! La cathédrale d'Upsal possède le tombeau de Linné. Près de la cathédrale, sur la hauteur qui domine la ville est la bibliothèque. Nous voulûmes voir un des manuscrits les plus célèbres de la Bible, le codex argenteus. Ses beaux caractères gothiques en argent lui donnent un aspect aussi grave que riche et révèlent la piété de son auteur.

On se rend d'Upsal a Stockholm en bateau à vapeur sur le lac Moelar [Mälar]. Je vois encore ce grand lac salé, ses îles, le bourg de Sigtund [Sigtuna] (ancienne cité religieuse du paganisme), le château des Brahé à Skokloster, les rivages garnis de pins, de peupliers et de chênes, puis enfin Stockholm, la Venise du nord, bâtie gracieusement sur ses îles et gagnant le continent au nord, dominée par les massives constructions du Palais royal et par la coupole de Sainte-Catherine.

Stockholm a vraiment quelque chose 43r de Venise . De plus, elle est étagée et pittoresque comme Édimbourg. C'est une des villes qui présentent le plus gracieux aspect. Des bateaux à vapeur sillonnent les canaux. Ils nous conduisent successivement à l'île du Castel dominée par une citadelle crénelée semblable à la prison d'Édimbourg, à la ville de Byström sur la côte où nous trouvons des chênes puissants qui nous montrent que nous nous rapprochons de la zone tempérée, à l'église de Riddarholmen, qui contient les tombes royales de Gustave-Adolphe, de Charles XII, de Charles XIV, enfin au palais du roi. La famille royale est vraiment bien accommodante et sans défiance, on nous laisse visiter tout le palais jusqu'à la porte du cabinet où se trouvait le roi lui-même. Je ne me souviens que d'une salle merveilleusement ornée de porcelaines de Saxe.

Stockholm n'est pas riche en musées. Elle possède cependant 43v une assez belle collection de petits tableaux hollandais et quelques statues assez remarquables de Byström et de son école. Byström est le Thorwaldsen de la Suède. Stockholm ne possédait alors qu'une petite mission catholique. L'intolérance luthérienne y régnait encore dans toute sa rigueur. Les convertis perdaient tout droit aux charges de l'État.

Je trouvai à Stockholm des lettres qui me firent de la peine.

Ma famille commençait à s'inquiéter de mon humeur voyageuse. Elle avait consenti au voyage d'Allemagne, mais il n'avait pas été question de la Norvège et de la Suède. Je n'y pensais pas quand je suis parti. Ma mère redoutait quelque accident en ces pays lointains. Elle avait gagné Monsieur Boute, mon ancien maître. Il m'écrivait aussi une sévère mercuriale où il exprimait la crainte que je ne perdisse ma vocation en m'attachant à un ami 44r dont la direction paraissait bien aventurée. Grâce à Dieu c'étaient des craintes vaines. J'avais du, il est vrai, négliger dans cette longue excursion des pratiques importantes et manquer plusieurs fois même la messe du dimanche, mais je n'offensais pas Dieu gravement et je gardais fidèlement mes pieux désirs.

Le 9 octobre nous nous embarquions pour l'île de Gottland [Gotland]. Nous désirions visiter là les grandes traces qu'a laissées le Moyen-âge. Wisby [Visby], la capitale de Gottland [Gotland] a gardé ses beaux remparts crénelés et ses tours du XIVème siècle, mais son principal attrait ce sont les quatorze églises demi-ruinées qui dressent çà et là leurs arceaux et leurs pignons. Ces ruines datent du XIIème au XIVème siècle. Wisby [Visby] était donc alors une ville éminemment catholique. La décadence de la Hanse l'a ruinée et le protestantisme a laissé tomber ses églises. Le nom des 44v titulaires de ces églises indique le courant de la piété de ces temps-là. Voici les principaux: Sainte-Marie, Saint-Michel, Saint-Pierre, Saint-Jean, le Saint-Esprit, Saint-Clément, Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Saint-Nicolas, Sainte-Gertrude, Sainte-Dorothée, Saint-Goar, Saint-Olaf.

De là nous gagnâmes Calmar [Kalmar] pour y attendre le bateau qui devait nous conduire à Stettin. Il fallut y séjourner deux jours.

Calmar [Kalmar] offre peu d'intérêt. Bâtie sur une île, elle jouit d'une belle vue sur l'île d'Öland et la mer. Son château isolé sur un îlot abrita en 1804 Louis XVIII et Charles X. Le continent ne leur offrait plus de sécurité.

Nous passâmes nos loisirs à Calmar [Kalmar] à lire et analyser une pièce de Scribe: Le verre d'eau. C'était pour nous une récréation littéraire, une étude d'histoire et de littérature. C'est en effet une comédie historique. Elle est bâtie sur une lutte politique entre Bolingbroke et le 45r duc de Malborough [Marlborough], en Angleterre, à l'époque de la paix d'Utrecht. Les caractères y sont dessinés de main de maître et l'intrigue offre un intérêt continu. La frivolité et la légèreté des comédies d'aujourd'hui montrent combien l'esprit public a baissé depuis Scribe.

Le service de table en Suède est celui des Russes: hors-d'œuvre et liqueur avant le repas, pris debout à une table latérale, puis ragoût sucré, potage et rôti aux confitures.

Nous attachions quelque importance à tout cela. Nous voyagions en touristes et en curieux.

Je n'ai visité de la Saxe que Dresde sa capitale et cette partie pittoresque de la vallée de l'Elbe qu'on appelle la Suisse saxonne (1). Il règne en Saxe une politesse délicate et une civilisation avancée. Ses souverains ont su transformer cette population primitivement rude et barbare comme les Médicis ont fait en Toscane. 45v

Dresde est un des centres artistiques de l'Europe. Ses musées sont éminemment riches. Elle possède un des principaux chefs-d'œuvre de Raphaël et par suite un des plus beaux tableaux du monde, la célèbre Madone de Saint-Sixte. Ce n'est plus Raphaël dans sa période la plus pure et la plus ascétique mais c'est l'artiste dans la plénitude de ses moyens, avec la correction des perspectives et la variété des coloris. La célèbre Madone d'Holbein n'est guère moins saisissante. Quelle piété et quelle dignité dans cette famille du bourgmestre de Bâle représentée aux pieds de la Vierge Marie! La «Nuit» du Corrège, c'est-à-dire l'Adoration des bergers est bien gracieuse mais un peu réaliste. Le Christ au denier ou le Christ et le pharisien du Titien est un groupe bien posé, bien senti.

Dresde a aussi un petit musée de petits objets d'art et de prix, la plus merveilleuse collection de vanités qui existe au monde: pierreries 46r ouvragées, ivoires, émaux, bronze, tout ce que le XVIème, le XVIIème et le XVIIIème siècles ont produit de plus gracieux est représenté là. Je me rappelle un Crucifix de bronze de Jean de Bologne, bien expressif, un vaste et merveilleux ivoire représentant la chute des anges en 92 figures, un plat d'argent incrusté d'or et d'émaux représentant la cour du roi Mogol. Ce dernier objet a coûté, dit on, huit années de travail. Ce temps eût pu être mieux employé pour le bon Dieu.

C'est la chapelle royale qui sert d'église catholique. La famille royale est catholique. Le catholicisme gagne du terrain à Dresde. Les protestants expliquent ces retours par les faveurs de la cour. Pour une partie peut-être on peut leur concéder cela. Cette église est un des plus beaux édifices du XVIIème siècle. Elle surpasse la chapelle de Versailles, ses deux absides lui donnent une forme ovale. Une galerie de 46v statues orne l'attique. L'église a trois nefs séparées par deux nefs plus petites qui servent de couloirs. Le maître-autel a une belle Ascension de Raphaël Mengs. Les chœurs de la chapelle ont une juste renommée. Ils exécutent le dimanche des chants vraiment harmonieux et religieux.

La Suisse saxonne est vraiment une des merveilles de la nature en Europe. Elle commence près de Dresde et va jusqu'en Bohême. Son point saillant est la Bastei, cône de mille pieds d'élévation d'où la vue domine toute la région. Le plateau qui s'étend le long de l'Elbe est tout raviné et crevassé en cubes ou colonnes carrées. Des ravins sauvages, étroits et frais séparent les masses rocheuses où le grès se mêle à la verdure des bois. De loin, les monticules escarpés sont semblables à de gigantesques châteaux. La villa royale de Pillnitz et le château crénelé de 47r Königstein ajoutent au charme de cette excursion.

Nous allions le 19 coucher à Boddenbach [Bodenbach]. C'est encore la pittoresque vallée de l'Elbe, mais c'est déjà la Bohême.

Nous passâmes à Teplitz [Teplice], c'est une gracieuse ville d'eaux, avec parcs, villas et hospices. Rien n'y parle à l'âme.

Prague est remplie de souvenirs. La foi v trouve son compte. Les saints y ont abondé et s'y survivent dans leurs reliques. Je ne m'étonne pas que cette ville ait servi de rempart à la foi catholique de l'Allemagne méridionale. Prague a un grand aspect. Elle s'étend sur les deux rives de la Moldau, torrent rapide et puissant. Elle est encadrée par des montagnes. Des tours, tourelles et clochetons lui donnent une grande variété. Son vieux palais royal, le Hradschin [Hradcany], dressé sur son rocher en est comme le capitole. Le Carlsbrücke [Karluv Most], un pont du XVème siècle orné de statues relie les deux parties de la ville 47v d'une façon pittoresque. L'ancienne noblesse de la Bohême a ses palais autour du Hradschin [Hradcany]. On y retrouve l'hôtel de Wallenstein, le héros de la guerre de 30 ans. La cathédrale dédiée à saint Vit [Guy] date du XIVème siècle. Qu'elle est riche en reliques! Je voudrais avoir encore l'occasion d'y prier. Outre le corps de son titulaire, elle possède ceux de saint Wenceslas, de saint Jean Népomucène, de saint Adalbert, de sainte Ludmilla, la première duchesse de Bohême!

Non loin de là au monastère des religieux de Prémontré on peut vénérer le tombeau de saint Norbert. Prague est une ville privilégiée. Elle est restée bien religieuse. Saint Jean Népomucène y est extrêmement populaire. C'est du pont de Carlsbrücke [Karluv Most] qu'il fut jeté à la Moldau. Un monument en rappelle le souvenir. Ce pont est un vrai lieu de pèlerinage. Des ex-voto y expriment la reconnaissance de la ville envers saint François et les âmes du purgatoire pour la 48r délivrance de l'empereur François-Joseph en 1853 et la préservation de la peste en 1786.

Le quartier juif n'est pas une des moindres curiosités de Prague. C'est un vrai ghetto, d'une saleté repoussante. La synagogue du VIIIème siècle passe pour une des plus anciennes d'Europe. Au cimetière les tombes sont entassées les unes sur les autres. Elles portent toutes des symboles qui indiquent les tribus auxquelles chaque famille juive appartient, signe étonnant de l'esprit de tradition de ce peuple.

Les musées et galeries de Prague sont riches en œuvres de l'école primitive. Holbein, Cranach et Franck y sont bien représentés. La galerie Steinberg a une belle Vierge de Théodoric de Prague, la galerie Nostitz, un Christ important de Dürer. Ces peintures sont d'un dessein raide et d'un coloris sombre mais le sentiment religieux n'y manque pas.

Nous désirions voir quelque ancien donjon des pays tchèques, c'est 48v Carlstein (Karlstejn), ancienne résidence du roi Charles IV que nous avons choisi. C'est un château complet avec enceinte, donjon, palais et chapelles, bien campé sur un contrefort de montagne dans une étroite vallée. L'architecture en est commune et l'appareil grossier, mais ses chapelles ont des peintures du plus grand intérêt. Celle du donjon a été entièrement décorée par Théodoric de Prague. Il y a là des processions de saints sur fond d'or qui sont délicieuses. Ce sont les abbés, les évêques et les rois dans la première travée, les vierges, les martyrs, les apôtres dans la seconde. Le peintre a devancé son temps par la perfection du dessein et la vivacité du coloris. Une autre chapelle dédiée à sainte Catherine a des peintures de Wurmser qui s'est montré là le fra Angelico de l'Allemagne.

Carlstein (Karlstejn) est propre à donner une grande idée de la foi et de la vie chrétienne de l'ancienne chevalerie allemande. 49r

Quelques jours passés en Bavière m'impressionnèrent profondément. Je fus saisi de l'impulsion qu'avait pu donner aux arts, aux lettres, au patriotisme et à la religion un roi intelligent et actif. Le roi Louis I, qui régna de 1825 à 1848, fut incontestablement le roi le plus artiste de ce siècle. Le mouvement artistique qu'il a provoqué en Bavière est encore sensible. Il aurait pu faire davantage pour la religion. Sachons lui gré au moins de ce qu'il a fait en élevant tant de belles églises à Munich et en restaurant les églises anciennes des principales villes de la Bavière.

J'ai trouve la population bavaroise bien chrétienne et profondément serviable et honnête. Toute personne qui visitera sans prévention l'Allemagne du nord et celle du midi reconnaîtra bientôt un vrai contraste dans les moeurs des deux peuples et ce contraste est tout en faveur de l'Allemagne catholique.

J'entrai en Bavière par Ratisbonne [Regensburg]. 49v C'est bien la grande ville allemande du Moyen-âge. Elle s'étend le long du Danube en face du Regen. Un pont du XIIème siècle la relie à son faubourg. Les tours et clochers rappellent son ancienne splendeur. Saint Boniface, l'apôtre de l'Allemagne, avait là son siège épiscopal, on aime à l'y prier. Une chapelle romane près de la cathédrale pourrait dater à peu près de son temps. Le souvenir de Charlemagne est vivant là aussi. Il a doté et agrandi le monastère bénédictin de saint Emmeran. La cathédrale date des XIVème et XVème siècles. Elle a un riche portail. Ses flèches ont été relevées sous le roi Louis et les autels ont reçu une ornementation prodigue. Ils sont tous abrités sous des baldaquins très ornés.

Bien des maisons de Ratisbonne ont conservé leurs tours de défense et de chevalerie. L'Hôtel de ville est grandiose. L'art gothique et la Renaissance y sont également représentés. La Diète allemande de s'y est réunie 50r pendant tout le XVIIIème siècle.

Mais ce qui attire à Ratisbonne plus que Ratisbonne même c'est la Walhalla, qui n'en est distante que de quelques kilomètres.

C'est le temple de l'honneur, le panthéon allemand. C'est un chef-d'œuvre d'imitation et d'art éclectique, comme en savait faire le roi Louis. C'est le Parthénon d'Athènes reproduit sur les bords du Danube. Le roi Louis a été bien servi par son architecte Klenze. On dit qu'il a dépensé là cinq millions de 1830 à 1842. Je ne puis blâmer l'œuvre d'art bien que je n'aime pas la promiscuité de toutes les gloires nationales, des plus pures avec les moins avouables, dans une sorte de temple civil.

Trois collines se dressent là au bord du grand fleuve, celle du centre porte ce beau temple de marbre blanc auquel donne accès un escalier monumental. 50v

Les deux frontons du temple représentent les deux plus grandes journées de la nationalité allemande. Au sud, c'est la journée de Leipsick [Leipzig], le point d'arrêt des victoires napoléoniennes. La sculpture est de Rauch. Au nord c'est la défaite et la mort de Varus. Hermann (Arminius) est là, debout, un pied sur les faisceaux romains: à sa droite, des guerriers germains; près de lui un barde qui chante la victoire de la patrie. À gauche, les Romains et Varus se donne la mort. La sculpture est de Schwanthaler.

L'intérieur est polychromé. Les frises représentent les migrations des races germaniques, la vie privée et publique des Germains. Quatre-vingt-seize bustes d'hommes célèbres sont rangés là au pied des victoires de Rauch et des Walkyries de Schwanthaler. Cet Éden éclectique n'a pas craint de réunir des noms disparates comme ceux de Arminius, saint Boniface, Charlemagne, Dürer, Cranach, Leibnitz, Mozart, Kant, Lessing, Schiller, Goethe, Luther, 51r Gutenberg, Wallenstein, Frédéric II, Blücher, Schwartzenberg. Il est au moins regrettable que la Bavière catholique ait cru devoir ranger Luther parmi les gloires nationales.

Nous arrivions à Munich le 24 octobre (1).

Munich est vraiment comme l'école des beaux-arts de toute l'Europe. Le roi Louis y a réuni tant d'œuvres d'art si bien coordonnées! Il y a si bien reproduit les monuments de toutes les époques!

Pour les églises, le vieux Munich avait bien sa vieille cathédrale du XVème siècle, Fraüenkirche [Frauenkirche], elle a été restaurée. Mais le roi Louis lui a donné quatre églises monumentales: une basilique romaine, une église byzantine, une église gothique, une église italienne à coupole.

C'est d'abord la basilique de Saint-Boniface avec ses 64 colonnes de marbre gris du Tyrol et ses fresques de Henri Hess.

C'est l'église byzantine de Tous-les-Saints (chapelle de la cour) bâtie par l'architecte 51v Klenze avec une grande profusion de richesses et les belles fresques de Henri de Hesse [Henri Hess], peintures vraiment pieuses, suaves et riches de coloris.

C'est Notre-Dame-de-Bon-Secours (Mariahilf) l'église gothique avec ses autels en bois sculpté et ses vitraux harmonieux.

C'est enfin Saint-Louis, l'église de la Renaissance, dont le principal ornement est le beau et savant Jugement dernier de Cornélius qui en décora l'abside.

Ces quatre églises glorifient merveilleusement l'esthétique chrétienne.

Le roi Louis a conservé l'ancien palais royal, appelé Residenz, mais il y a fait ajouter deux ailes: l'une Konigsbau (Königsbau), dans le style du palais Pitti; l'autre, Festsaalbau, dans le style des palais de Venise.

Sa Residenz contient les plus riches collections d'antiquités égyptiennes, indiennes et pompéiennes. On y voit aussi la salle du trésor. C'est là qu'est conservée l'ancienne couronne de Bohême et celle de Henri le Saint et de Cunégonde son épouse. 52r

Le roi Louis a décoré son palais avec une profusion plus que royale. Au Konigsbau [Königsbau] ce sont les fresques des Niebelungen [Nibelungen] par Schnorr. Au Festsaalbau ce sont les sujets tirés de l'Odyssée par Schwanthaler et Hiltensperger(?); puis les salles des batailles, de Charlemagne, des Habsbourg et du trône décorées de statues par Schwanthaler et de fresques par Hess, Schnorr et leur école.

J'aimais voir tout cela. Je ne le regrette pas, le beau élève l'âme et ne l'éloigne pas de Dieu.

C'est une ville entière qu'a bâtie le roi Louis. La rue qui porte son nom en particulier n'a guère que des palais et des édifices importants. Le style roman y domine. On y remarque le palais du duc Max, celui du duc de Leuchtenberg, l'Odéon, le Siegesthor, porte triomphale imitée de celle de Constantin à Rome.

Il faudrait encore citer à Munich le palais de l'exposition des arts, en style corinthien, les Propylées, la 52v Poste ornée de fresques imitées d'Herculanum.

Je puis dire que c'est à Munich que j'ai fait ou au moins complété mon noviciat d'archéologue et d'amateur de beaux-arts.

Les musées surtout se prêtent à une véritable étude des écoles e des maîtres par leur richesse et leur admirable organisation.

L'ancienne pinacothèque est vraiment unique pour les vieux maîtres allemands. Il faut voir là l'école de Cologne: le ravissant coloris de ses figures sur fond d'or; une Vierge gracieuse de Martin Schon (Schongauer?); les scènes de la vie du Christ d'Holbein le Vieux; la Trinité d'Amberger; des portraits d'Holbein le Jeune; la Femme adultère de Cranach; le Christ aux oliviers de Wolgemuth [Wolgemut]; les Apôtres de Dürer; puis enfin les figures pleines de sentiment et de grâce de Raphaël Mengs et d'Angelina Kaufman [Kauffmann]. - Pour les autres écoles les spécimens sont nombreux mais souvent 53r secondaires. Je ne me rappelle guère que les petits mendiants de Murillo et les portraits de Van Dyck.

À la nouvelle pinacothèque j'ai remarqué surtout les œuvres de Kaulbach: le portrait du roi Louis - la Destruction de Jérusalem et une scène étendue représentant le zèle du roi Louis pour les beaux-arts - puis le Déluge; grande scène inachevée de Schorn - les paysages de Grèce par Rottmann - des tableaux religieux de Hess et de Schadow - des études de paysans de la campagne romaine par Overbeck. Le caractère général de ces œuvres est le soin, le fini, la correction du dessein, l'étude des costumes et de l'archéologie. Ce sont bien des œuvres d'art, d'art savant et correct, ce ne sont pas des œuvres de génie.

La glyptothèque a des œuvres modernes de Canova et de Thorwaldsen; mais elle est riche surtout en œuvres de l'antiquité grecque. Il y faut voir les frontons du temple d'Égine, l'Apollon jouant de la harpe, les Niobides. 53v Les salles des dieux et des héros sont merveilleusement décorées par Cornélius.

La bibliothèque est aussi un musée dans son genre. Que de raretés et de curiosités elle possède! Comme le Codex purpureus du IXème siècle aux lettres d'or et d'argent sur velum pourpre; des «tabula cerata»; tablettes romaines enduites de cire et écrites; le Bréviaire d'Alaric du VIème siècle; un manuscrit de Parcival par Wolfram d'Eschembach (Wolfram von Eschenbach); le missel de Henri II orné d'ivoires; le livre de prières de Maximilien (1515) avec des desseins de Dürer; un codex de Charles le Chauve, 870, avec émaux, pierreries et reliefs en or repoussé; des miniatures de Cranach.

On peut faire là tout une étude comme dans les musées.

Munich est restée la ville de l'art chrétien contemporain, elle le doit certainement à son grand roi qui a été pour elle ce que les Médicis ont été pour Florence.

Le roi Louis n'a pas d'ailleurs favorisé que les beaux-arts.

Il était aussi 54r l'ami des lettre et son administration a développé sous tous ses aspects la civilisation de la Bavière. Il a contribué pour sa grande part à faire de ce XIXème siècle le grand siècle classique de l'Allemagne.

Le voyage de Munich à Vienne est comme la traversée d'un parc gracieux. Ce ne sont le plus souvent dans la vallée du Danube que de belles prairies relevées par de frais bouquets d'arbres.

Nous arrivions le 28 octobre à Vienne et nous débarquions dans sa belle gare en style renaissance. Mon bon frère Henri était venu nous rejoindre à Munich. Il devait faire le reste du voyage avec nous. Il avait, lui, pour but pratique, le projet d'étudier en Bavière et en Autriche l'industrie de la brasserie.

Vienne est un second Paris. La capitale de l'Autriche ressemble plus à la notre qu'aucune des autres grandes villes d'Europe. L'ancienne ville, la cité est séparée des quartiers neufs par les glacis transformés en promenades.

La grande maison de Dieu à Vienne 54v c'est Saint-Étienne; la maison du prince, c'est la Hofburg.

Le dôme de Saint-Étienne est digne de son rang. C'est bien la grande église des ages chrétiens. Elle a été bâtie de XIIème au XVIème siècle. Elle a trois nefs presque égales, des porches richement ornés et sa grande flèche haute de 138 mètres peut rivaliser avec les plus bel­les. Il fait bon y monter pour voir l'ensemble de la grande ville et dominer de loin les champs de bataille de Lobau, d'Essling et de Wagram. À l'intérieur, le XVIème siècle surtout a laissé de beaux monuments, notamment les fonts de baptême, les stalles et le sar­cophage de Frédéric III, sculptes par le strasbourgeois Lerch [(Lersch)] (1).

Qu'il fait bon prier dans ces vieux sanctuaires! Le simple souvenir de la foi, de l'enthousiasme, des fêtes, de la prière des grands siècles chrétiens y provoque une impression indéfinissable.

Quels témoins du Christ que ces grands édifices sacrés! 55r

L'empereur François-Joseph a doté l'église Saint-Étienne de 50.000 florins de rente pour son entretien et sa restauration. Quand serons-nous aussi intelligents?

L'église des Capucins est du XVIIème siècle. Elle possède sous ses voûtes souterraines les tombeaux des souverains et des princes autrichiens depuis l'empereur Mathias. C'est là que repose le duc de Reichstadt dont la tombe n'éveille pour des catholiques français que des souvenirs attristants.

L'église des Augustins et celle de Notre-Dame-de-la-Grève (Maria Stiegen) sont deux églises du XIVème siècle (1). La première possède le riche monument de l'archiduchesse Marie-Christine par Canova. Canova est partout le même. Il a retrouve le fini, la grâce, la correction du siècle de Périclès, mais il en a tout l'esprit païen. - Notre-Dame-de-la-Grève a de beaux vitraux dessines par Schnorr.

L'église votive du Sauveur et celle du faubourg d'Altlerchenfeld sont de belles églises modernes. 55r L'église votive, comme l'Auerkirche de Munich, est une belle imitation du XIVème siècle. Celle d'Altlerchenfeld est décorée par les principaux maîtres de l'école moderne. La frise de Führich rappelle nos belles frises de Flandrin.

Après les maisons de Dieu, la maison du roi. La Hofburg a un grand air à Vienne. Elle est vieille comme la dynastie qui l'habite. Elle date en partie du XIVème siècle. C'est le grand château-fort féodal, comme la Tour de Londres, comme le Hradschin (Hradcany) de Prague, comme serait notre ancien Louvre, comme est encore notre Palais de justice de Paris, ancienne résidence de saint Louis.

Les appartements de la Hofburg sont relativement modestes, mais ses collections présentent un grand intérêt. Le Trésor de la couronne est merveilleux. Chaque siècle de l'Empire y a mis sa caractéristique. Je me rappelle les Regalia de Charlemagne, ornements royaux tirés de son tombeau: 56r sa dalmatique de soie avec une agrafe de perles, sa couronne ornée d'émaux cloisonnés - puis les grandes reliques de la Passion: la croix, la lance et les clous que l'on expose au jour du couronnement - les parures du couronnement de Rodolphe II, celles de Napoléon - les pierreries du Trésor de Charles le Téméraire, notamment le diamant de 133 carats (27 grammes) - les chasubles de l'ordre de la Toison d'or et les broderies du temps de Philippe le Bon.

Outre le Trésor, il faut voir à la Hofburg les Antiques, les Minéraux et la Bibliothèque.

Aux Antiques, je remarquai surtout le fameux camée d'Auguste, apothéose de l'empereur sur une pierre d'onyx de huit pouces de diamètre (1), puis les jolies ciselures de Benvenuto Cellini, la salière d'or de François I et la garde d'épée de Charles Quint. Ce sont là des pièces d'art de premier ordre.

Aux Minéraux, je fus frappé du nombre des aérolithes, il y en a 56v plus de cent et quelques-uns sont plus gros que la tête. La planète qui nous porte ne sera-t-elle pas plus tard réduite à cet état de poussière?

La Bibliothèque est d'une richesse sans égale. Elle a 12.000 incunables. Tous les siècles y sont représentés par de beaux manuscrits. Les plus remarquables sont les manuscrits sur velum violet des IVème, Vème et VIème siècles; le psautier d'Isabelle, épouse de Charlemagne (2), sur parchemin pourpre; des miniatures du XIVème siècle à desseins hiératiques sur fond d'or; des miniatures fines et gracieuses du XVème et du XVIème siècle dans le genre de Van Eyck.

J'avais la passion des tableaux. C'était une curiosité honnête, noble même, mais bien médiocrement surnaturelle.

J'ai visité avec soin le Belvédère, qui est le grand musée de Vienne, et les galeries particulières: galeries Esterhazy, Lichtenstein, Harrach et Arthaber. Le Belvédère est un grand palais, genre Louis XV bien situé au sommet de jardins en terrasse. Toutes les écoles y sont dignement représentées. Voici 57r les noms de quelques toiles dont on garde le souvenir: la Madonna del Verde (1), de Raphaël; c'est une douce Madone au milieu d'une gracieuse prairie - la Vierge avec plusieurs saints, du Pérugin - la Pietà, de [Andrea del] Sarto - le saint François de Carrache - la Judith, d'Allori - la Mort de saint Joseph, de Carlo Maratta. - Le Tintoret et le Titien ont là de beaux portraits. Il n'y a pas moins de douze toiles de Rubens, notamment: saint François Xavier ressuscitant un indien, saint Ignace délivrant les possédés, saint Ambroise refusant l'entrée de l'église à l'Empereur (2). - Van Dyck a plusieurs toiles: la Vierge avec le bienheureux Hermann-Joseph, et des portraits. - Parmi les Hollandais à signaler: une forêt de Ruysdael, une vue d'Amsterdam de Bachhuysen, un vieux juif de Hoogstraten - Parmi les Allemands, les portraits si finis et si naturels de Denner.

Le Belvédère n'a pas que des tableaux. Il a aussi sa galerie des Antiques et sa collection 57v historique, appelée Collection d'Ambras.

Aux Antiques, il faut voir la statue de bronze de Germanicus élevée en Carinthie par Tibère. Il faut relire en face de cette statue les pages de Tacite sur la politique de Tibère. Un splendide sarcophage grec trouvé a Éphèse représente le combat des Amazones. Quel dommage que l'art grec n'ait pas été animé du souffle de la foi. Une statue noire d'Isis avec la face, les mains et les pieds en marbre blanc a pu donner l'idée de la statue si connue de Stanislas Kostka.

À la collection d'Ambras, il y a de vrais trophées du saint Empire: le gantelet du sultan Soliman, le carquois du grand vizir Kara Mustapha, la hache d'armes en porphyre de Montezuma [le prince des Incas].

À la galerie Lichtenstein, l'enfant Jésus sur la croix du Guide [Reni] et le Cupidon du Corrège indiquent les deux tendances de la Renaissance. Rubens a là six belles toiles 58r historiques, l'histoire de Decius.

À la galerie Harrach quelques toiles m'arrêtèrent: la Madone avec saints d'Alonzo Coello, grande œuvre d'un artiste peu connu; saint Pierre et la servante par Schalken; des marines de Vernet; un coucher de soleil de Claude Lorrain.

La galerie Esterhazy vaut un musée de grande ville (1). Elle a un splendide Ecce Homo de Rembrandt remarquable par son clair-obscur: un rayon céleste illumine le visage du Christ. C'est une œuvre de foi. Murillo a là une belle Vierge: l'enfant Jésus qu'elle tient distribue du pain à trois missionnaires. Il faut voir là encore le Martyre de saint André par Ribera, le Calvaire par Albert Dürer, les portraits de Vinci et du Corrège par eux-mêmes, le portrait de Raphaël par Pérugin.

La galerie Arthaber a des œuvres modernes. Lessing et Gauerman [Gauermann] ont là des scènes et des paysages qui égalent les plus belles œuvres de ce siècle. 58v

L'étude des diverses écoles d'art confirme les données de la religion et de l'histoire. L'Italie et l'Espagne ont gardé avec leur foi un grand art chrétien qui a faibli avec la décadence des moeurs au XVIIIème siècle. La Hollande a versé de bonne heure dans le positivisme. L'art allemand a été interrompu par le vandalisme iconoclaste des protestants, il n'a repris son cours que de notre temps. En France l'art chrétien est devenu solennel et classique avec Louis XIV.

Le XVIIIème siècle n'a connu que l'art léger, féminin et lascif.

Les environs de Vienne ont comme ceux de Paris leurs châteaux princiers. Ils ont de plus leurs grandes abbayes toujours vivantes et peuplées.

Schönbrunn et Laxenburg remplacent sans les valoir à beau­coup près Versailles, Saint-Cloud, Fontainebleau et Compiègne. Laxenburg a son château Moyen-âge de fantaisie appelé Franzenburg comme Compiègne a Pierrefonds. Schönbrunn rappelle les vicissitudes 59r des choses humaines. Le roi de Rome est mort là dans l'appartement que son père avait occupé au temps de ses victoires.

Les Bénédictins sont restés riches et un peu relâches en Autriche. Les grandes abbayes de Melk et de Gottweih [Gottweig] rappellent nos majestueuses abbatiales dépeuplées et ruinées à la Révolution. Les Augustins de Klosterneuburg ont gardé un beau cloître du XIIème siècle. Les monuments des grands siècles chrétiens sont bien rares en Autriche. La prospérité et le mauvais goût du XVIIIème siècle leur ont fait une guerre sans merci pour les remplacer par les édifices les plus plats et les moins artistiques.

C'était le 4 novembre 1863. Nous désirions voir le comte de Chambord, nous lui avions écrit pour lui demander une audience. Palustre était le fils d'un ancien garde du corps, cela facilitait notre admission. Le prince nous avait envoyé Monsieur de Monti à 59v Vienne pour nous inviter à déjeuner. Il avait habituellement auprès de lui Monsieur de Monti, Monsieur de Foresta et Monsieur du Bourg. Nous arrivâmes le 4 dans la matinée. La voiture du Prince nous attendait à la gare. Le château me parut modeste. Il n'avait rien de royal. C'était une simple habitation seigneuriale de campagne, dans un pays de forêts et de pâturages.

Le Prince nous reçut affectueusement et nous présenta la Comtesse. Palustre rappela les services de son père qui avait accompagné fidèlement Charles X jusqu'à la frontière au moment de son départ. Au déjeuner nous étions en face du Prince et de la Comtesse. On causa surtout de voyages. Le prince était allé récemment en Orient, nous revenions de Norvège. Le ton religieux de la maison, la bonhomie du Prince nous charmèrent. La Comtesse était solennelle. Après le déjeuner, causerie au salon. Au moment du départ, le prince nous donna son 60r portrait et nous dit avec des larmes dans les yeux: «Au revoir, en France». Je me réjouis maintenant d'avoir connu ce vrai français, si bon, si noble, si chrétien, et si rempli de saintes intentions pour le relèvement de notre patrie.

Les environs de Vienne comptent plusieurs champs de bataille classiques. Aux portes de la ville l'île de Lobau sépare les bras du Danube. Plus au nord une immense plaine fut témoin des batailles d'Aspen, d'Essling et de Wagram. Nous ne fîmes que traverser ce plateau pour nous rendre à Brno en Moravie et visiter de là Austerlitz et le Spielberg. Austerlitz a un véritable intérêt historique. La bataille qui s'y livra est une des plus belles parties d'échec qu'ait gagnées le grand Conquérant. Il faut en lire le récit dans Monsieur Thiers. On se rappelle ce plateau qui domine comme un fort les 60v villages de Ternitz et de Pratzen et sur lequel les Russes avaient si avantageusement établi leur artillerie. Napoléon sut les attirer à Ternitz en affaiblissant sa droite à dessein. Notre centre put alors gravir la hauteur de Pratzen, couper l'armée russe et la rejeter en partie sur Austerlitz et en partie sur les marais glacés sur lesquels Napoléon fit tirer l'artillerie pour engloutir les Russes sous la glace. - Ce succès réveilla la foi de Napoléon. Il fit faire des actions de grâces solennelles après Austerlitz et fit incliner les drapeaux devant l'autel. Cet hommage à l'Eucharistie fut récompensé par plusieurs années de victoires.

Brno n'est plus une forteresse, ses remparts sont devenus des jardins. Une colline qui la domine porte le Spielberg, citadelle ou château-fort qui servit de prison d'état. Pellico et Andryane nous ont décrit les angoisses du «carcere duro». Grâce 61r à eux cette prison toute vulgaire revêt un caractère poétique et sentimental. Le Spielberg et les Piombi de Silvio Pellico ont préparé l'opinion de l'Europe à la délivrance de la Lombardie et de la Vénétie (1).

Nous revînmes assez rapidement, en visitant quelques villes pour couper la distance. À Passau, pèlerinage à Mariahilf, Notre-Dame-de-Bon Secours, sur la colline qui domine la ville. De là vue splendide sur la ville, la forteresse et les deux vallées de l'Inn et du Danube. C'est un des beaux panoramas de l'Allemagne.

À Nuremberg le vieil art allemand a laissé bien des œuvres intéressantes. C'est là qu'on peut le mieux faire connaissance avec les sculpteurs Adam Kraft [Krafft] et Schonhover (?) et les peintres Wohlgemuth [Wohlgemut], Cranach et Vischer.

Le tabernacle ou ciborium d'Adam Krafft à l'église Saint-Laurent, la belle fontaine de Schonhover (2) en face l'église Notre-Dame et le tombeau de saint Sebald 61v par Pierre Vischer dans l'église du même saint sont trois monuments classiques, bien connus et souvent reproduits par la gravure. Ce sont les chefs-d'œuvre de l'art patient, riche, sérieux et profondément religieux de la grande école de Nuremberg. Quel bel hommage rendu à l'Eucharistie que ce ciborium d'Adam Krafft.

Würzburg a comme Passau sa colline sainte le Mariensberg, la montagne de Marie en face la ville de l'autre coté du Main. Le grand palais épiscopal est un petit Versailles qui montre de quelle puissance jouissaient autrefois les princes-évêques de l'Allemagne.

Nous rentrions le 11 novembre de ce grand voyage (1). Il me fut d'une véritable utilité quoique j'y aie vécu trop en touriste. Je revenais avec mille connaissances variées d'histoire et d'archéologie. Je parlais un peu l'allemand et j'avais été édifié par la foi simple e ferme des catholiques de certaines provinces. 62r

===Troisième période: Paris -1859-1864 Cinquième année de droit: 1863-1864===

Notre Seigneur m'avait par sa pure miséricorde conservé ma vocation.

Je n'avais plus de goût pour le droit. J'avais hâte d'en finir. L'année scolaire devait être du reste bien courte pour moi. Elle commençait au 15 novembre pour finir avec ma soutenance de thèse au 2 avril. J'allai encore à quelques cours. Je suivis l'étude d'avoué quelques semaines. Puis la préparation de la thèse m'absorba. Je choisis un sujet bien prosaïque: le cautionnement. Je voulais du facile pour faire vite.

Je crois avoir mis de l'ordre et de la clarté dans mon travail et avoir relevé pas mal d'inconséquences de Monsieur Duranton. En somme, 62v je ne fis pas un travail marquant. Mes goûts étaient ailleurs et j'attendais avec impatience la fin de mon droit.

J'avais bien visité Paris l'hiver précédent, cette année je fis pas mal d'excursions aux environs. Je visitai les anciennes résidences royales, quelques châteaux, d'anciennes abbayes et quelques villes.

L'abbatiale de Saint-Denis est un sanctuaire national par excellence. Une nation ne devrait rien avoir de plus cher que la tombe de son premier Apôtre et les tombeaux de ses rois. Mais hélas! toutes ces tombes sont vides! Rome a sa basilique de Saint-Pierre avec les monuments de ses pontifes, Londres a son abbaye de Westminster, Vienne a sa cathédrale de Saint-Étienne et sa nécropole des Capucins, Turin a la Superga. Nous, nous n'avons plus que le Panthéon profané et les tombeaux vides de Saint-Denis. Pauvre nation, qui s'acharna à détruire avec une rage impie ce 63r qu'elle a de plus sacré! La visite de Saint-Denis est encore émouvante. Les souvenirs parlent a l'âme, quoique moins vivement que les réalités. Là se trouvait le tombeau du grand martyr et docteur aréopagite, l'apôtre de la France. Là se perpétua pendant douze siècles la grande et savante abbaye fondée par le pieux roi Dagobert. L'église actuelle est encore en partie l'œuvre du grand abbé et ministre Suger. C'est là aussi qu'Henri IV abjura l'hérésie protestante.

Les vandales de 1793 n'ont rien respecté. Ils se sont acharnés sur ces tombes. Ils ont mis trois mois à les fouiller une à une pour s'assurer qu'il ne resterait pas un ossement dans la nécropole royale. La gloire nationale pas plus que le prestige de la royauté n'obtint grâce auprès d'eux. Les corps de Suger, de Du Guesclin, de Turenne eurent le sort de ceux des rois. Il faut lire le récit écœurant de ces hautes-œuvres dans les notes du Génie du 63v Christianisme de Chateaubriand.

Quand je visitai Saint-Denis on s'efforçait de rendre à la basilique son ancien aspect en y replaçant dans l'ordre primitif les débris restaurés des anciens tombeaux. Comme art, deux groupes surtout de tombes excitent l'admiration. Ce sont les monuments ogivaux élevés par saint Louis à Dagobert et aux vieux rois, puis les tombeaux délicats de la Renaissance: celui de François I, œuvre de Philibert Delorme; celui de Louis XII et celui de Henri II, attribué à Germain Pilon.

En visitant nos palais royaux, on repasse l'histoire de la France et l'histoire de l'Église. J'aime surtout les souvenirs de la grande épo­que chrétienne. J'aime à retrouver le château féodal à Vincennes, à Rambouillet. Maintenon aussi a encore sa vieille tour. Fontainebleau a gardé la trace de son plan primitif dans 64r sa cour ovale. On y retrouve encore la pavillon de saint Louis. Compiègne même, je parle de son palais, est bâti sur le plan du château Moyen-âge.

Dans ces vieilles demeures tout annonçait le sergent du Christ, le preux chevalier, le justicier protecteur des faibles. La chapelle, le donjon et la salle de justice c'était presque tout le château. Il n'en est plus de même à Versailles, à Saint-Cloud, dans le Fontainebleau et le Compiègne modernes. Ici, c'est le salon, la salle des fêtes, le théâtre, les boudoirs et les alcôves qui attirent l'attention. Les jardins sont peuplés de divinités païennes. L'art s'amollit. Le Franc a dispa­ru et le Gallo-romain a repris le dessus.

Nos alliances avec les Médicis nous ont fait tort. Elles ont implanté chez nous le caractère, les moeurs, la littérature et 64v l'art de l'Italie. Sans cette influence néfaste, la Renaissance française eut été plus sobre et plus chaste, notre politique fut restée; plus chrétienne, nos moeurs plus sévères. Nous aurions sans doute échappé à l'impiété et à l'immoralité du XVIIIème siècle et à la Révolution.

On retrouve toutefois avec bonheur de consolants souvenirs à toutes les époques de notre histoire politique. Louis VII et saint Louis ont des règnes glorieux. Philippe Auguste et Charles V ont de beaux moments. Louis XII et Louis XIII sont des croyants. Louis XIV rachète dans sa vieillesse les faiblesses de son passé. À coté de Louis XV on trouve Marie Leczinska, Louise de France et le Dauphin.

Louis XVI et Marie-Antoinette ne pèchent que par excès de bonté.

Il ne reste guère de nos résidences féodales que des ruines 65r et des souvenirs. La Révolution a achevé de détruire ce que les guerres de religion et Richelieu avaient épargné. Coucy, Pierrefonds, Montlhéry, Etampes, Chevreuse, partout des ruines que je visitai avec intérêt en étudiant avec Viollet-le-Duc l'architecture et les moeurs du Moyen-âge.

Écouen et Chantilly sont encore debout et permettent de faire revivre en esprit les deux plus grandes familles de France, les Montmorency et les Condé.

Dampierre rappelle des courtisans heureux, les de Luynes et Vaux-Praslin nous montrent les vicissitudes de la fortune dans la disgrâce de l'intendant Fouquet.

Écouen est une œuvre gracieuse de l'architecte Bullant. Vaux-Praslin est de Levau avec un jardin de Le Notre et des peintures de Le Brun et de Mignard. Dampierre est de Mansart. Je donnerais tout cela pour 65v la petite chapelle de Vincennes, dessinée par Pierre de Montereau.

De Dampierre à Port-Royal il n'y a qu'un pas. J'allai visiter l'emplacement de la célèbre abbaye. Là ont vécu Pascal, Arnauld, Nicole, de Sacy, Lancelot. Ils avaient de la science et encore plus d'orgueil. Ils ont failli jeter la France dans l'hérésie. Il y avait alors des remèdes héroïques qui nous manquent aujourd'hui. Un édit du Parlement de 1709 fit raser l'abbaye.

C'était mérité.

Entre temps je travaillais ma thèse. Elle était prête au commencement de mars. Je la soutins, revêtu de la toge et de l'hermine de docteur. J'avais malmené les opinions de Monsieur Duranton dans ma thèse; son fils était examinateur, il me tint rigueur. On me refusa. Il fallait avoir une majorité de boules blanches (note: très bien). On 66r me donna deux blanches et trois rouges après une heure de délibération.

Cet échec ne m'émut pas trop. C'est le seul que la bonne Providence m'infligea pendant dix ans que je subis des examens. Ma famille n'en eut pas connaissance. J'allai voir le vice-recteur, il me permit de me présenter de nouveau un mois après et le 2 avril tout était fini. J'étais docteur.

C'était une étape importante dans ma vie. J'avais promis à mon père d'aller jusque là. Je pouvais espérer qu'il allait me permettre de suivre ma vocation.

Ma vocation persévérait. Je vous en exprime encore ici, ô mon Dieu, toute ma reconnaissance. Je n'hésitais pas. Je voulais être a Dieu. Je voulais être prêtre.

Je me demandais où il fallait faire mes études. Le bon abbé de la Foulhouze, mon confesseur, tenait pour Saint-Sulpice. Je revis le Père Gratry et Monseigneur Dupanloup. 66v Je leur parlai de Rome, mais je vis qu'ils étaient prévenus contre la théologie romaine. Malgré tout, je tins pour Rome. La logique de mon esprit me disait que l'eau est plus pure à la source qu'au ruisseau et que la doctrine et la piété doivent se puiser plus facilement et plus pleinement au centre de l'église que partout ailleurs.

Palustre vint avec moi passer quelque temps à La Capelle. Mon père était joyeux de mon succès. Il me permit de faire un voyage en Belgique et en Hollande.

Je devais revoir souvent la Belgique et la Hollande, la Belgique surtout m'intéressa vivement des ce premier voyage. Je ne vis en Belgique pour cette fois que Bruxelles, Bruges et Anvers. Ce sont bien les villes les plus intéressantes.

Bruxelles a son hôtel de ville avec sa vieille place, puis l'église Sainte-Gudule et le musée. Les grands hôtels de ville 67r belges, dont celui de Bruxelles est le roi, marquent l'importance de la vie communale dans ces provinces démocratiques. La féodalité ne tint pas longtemps en Belgique. L'Église et la commune eurent toute l'influence sociale.

La commune était socialement chrétienne quoiqu'elle eut parfois des démêlés avec l'église. La statue de saint Michel surmonte l'hôtel de ville, c'est le cachet du règne social du Christ. La Maison commune est entourée des maisons de corporations. Ce sont les corporations qui ont fait la force et la prospérité des cités belges.

Ce qui me frappe à l'église Sainte-Gudule de Bruxelles chaque fois que je la revois, c'est sa grande chapelle du saint sacrement, élevée au XVIème siècle avec le concours de tous les princes de l'Europe, comme l'attestent ses riches verrières en souvenir d'un grand miracle eucharistique et en réparation du sacrilège de la synagogue. Il y a là un grand 67v acte de foi qui doit porter bonheur à une cité, à un royaume.

J'étais grand amateur de peintures, je vis avec bonheur les musées de la Belgique et de la Hollande. J'appris à connaître pour ne plus les oublier les grandes écoles de peinture flamande et hollandaise.

Le musée de Bruxelles ne vaut pas ceux d'Anvers et de La Haye. Il a cependant sa belle collection de Rubens et de Van Dyck et son merveilleux portrait de Thomas Morus par Holbein.

Je préfère l'école flamande à l'école hollandaise. L'école flamande est religieuse, l'école hollandaise est naturaliste. L'école flamande a deux périodes, la première dont Van Eyck est le coryphée, la seconde que domine Rubens. La première est toute pieuse et parfois mystique et sainte avec Van Eyck, Memling, Pourbus, Holbein et Franck. La seconde est encore religieuse comme on l'était au XVIIème siècle, religion de la Renaissance, 68r large, facile et versant dans le naturalisme. Ses gloires sont, avec Rubens, Van Dyck, Massys (Matsys), Crayer, Philippe de Champagne, Michel Coxie.

Bruges me plait mieux que Bruxelles J'aime ses riches églises qui attestent la piété de ses habitants, sa chapelle du Saint-Sang, qui est un grand reliquaire de pierre, ses magnifiques tombeaux des ducs de Bourgogne, son fier beffroi, son vieux palais des comtes de Flandre avec ses cheminées monumentales, son petit musée rempli de vraies perles de Memling. Van Eyck et Pourbus, mais j'aime surtout les peintures de Memling a l'hôpital St Jean, la chasse de Ste Ursule et le fameux triptyque. C'est là peut-être le plus précieux trésor artistiques de toute la Belgique (1).

Anvers est une ville sympathique. C'est la vraie capitale de la Belgique. Elle a une grande population, un port splendide, la plus belle église de Belgique et une des plus belles 68v du monde. Elle a un grand commerce, de belles œuvres catholiques, des richesses artistiques de premier ordre.

Sa grande cathédrale a sept nefs et 125 piliers. Sa flèche élégante et légère a 122 mètres de haut. Ses stalles sont aussi riches que délicates. La cathédrale est comme un musée par le nombre et la valeur de ses tableaux. Elle possède les deux chefs-d'œuvre de Rubens: la Descente de croix et le Crucifiement. Cet homme devait avoir une foi profonde pour donner aux saints du calvaire, à Marie, à Madeleine, à saint Jean une attitude si vraie, si douloureuse et si aimante.

Il faut voir au musée d'Anvers les scènes religieuses et historiques de Rubens, les Christs et les portraits de Van Dyck. Il faut aussi y contempler la Descente de croix de Quentin Massys (Matsys).

Anvers a érigé depuis cette époque-là sa petite basilique du Sacré Cœur. J'espère que Notre Seigneur nous ouvrira un jour un asile dans cette cité si catholique. 69r

Les Hollandais sont curieux, railleurs et médiocrement hospitaliers. Leur pays est assez pauvre en monuments. J'aime leurs musées, ils ont des peintures charmantes, mais il n'y faut chercher ni le grand art ni l'art religieux. Leurs peintres n'ont guère eu d'autre idéal que d'orner les salons de leurs riches commerçants.

Le principal attrait de La Haye c'est le musée. Rembrandt a là sa fameuse leçon d'anatomie et des portraits. C'est le coryphée de l'école hollandaise. Wouwerman est le peintre des batailles, Schalken le peintre des effets de nuit. Les autres peuvent se diviser en trois groupes. Les uns ont peint la nature, comme Paul Potter avec ses animaux, Breughel avec ses fleurs, Ruysdael et Backhuysen avec leurs marines. Les autres ont peint les scènes et les intérieurs grotesques, comme Téniers et Van Ostade. Les autres enfin ont reproduit les intérieurs bourgeois et ils y ont mis toutes sortes de soins délicats. Gérard Dou, 69v Terborch, Mieris, Metsu excellent dans ce genre. Ils ont devancé notre Meissonnier.

La Haye outre son musée a encore son beau port de Scheveningen et son Château du bois qui contient une merveilleuse collection de chinoiseries.

J'eus la curiosité de visiter les jardins de Haarlem et leurs tulipes. Les belles fleurs disent la gloire de Créateur.

Amsterdam ne m'a guère captivé. J'y ai visité les musées, un atelier de préparation des diamants et sa grande synagogue. La juiverie est toute puissante à Amsterdam.

À quelques kilomètres, sur le canal du nord, la petite ville de Broek in Waterland est un phénomène de propreté. On peut dire que la pro­preté y est portée jusqu'à l'extravagance. Les étables y sont des salons. Les rues sont dallées en terre cuite et interdites aux voitures. On ramasse les feuilles mortes et on porte 70r les poussières hors de la ville sous le vent. J'aimerais mieux voir tous ces braves gens mettre tous ces soins à conserver la netteté de leurs âmes.

Nous visitâmes enfin près d'Utrecht au village de Zeist une parti­cularité de la Hollande. C'est une colonie de Frères Moraves, sorte de phalanstère où règne une certaine communauté de biens. C'est une petite république, assez semblable à nos grands monastères, sauf qu'on y vit en famille. Le fanatisme sectaire y remplace la foi qui unit les moines chrétiens.

Ce petit monde m'a paru triste. Il n'y a pas là le sacrifice généreux et joyeux du vrai croyant. Il y a cependant de l'ordre, de la tenue, de la discipline, du travail dans ce groupe de familles. Puisse la bonne foi conduire ces âmes au salut!

À mon retour à La Capelle j'avais a traiter la grande question de ma vocation avec ma famille. C'était difficile. Mon père m'avait bien promis autrefois qu'il me laisserait 70v libre quand je serais docteur, mais maintenant que le moment était venu il ne voulait pas se rendre encore. La Providence divine se servit de ces dispositions de mon père pour me conduire aux saints Lieux où ma foi et ma vocation devaient trouver tant de force.

Palustre me proposa ce voyage. J'en parlai à mon père. Pour gagner une année et dans l'espoir qu'une grande diversion changerait mes idées, il me laissa faire.

J'avais de bons amis, de vrais mentors, Monsieur Vitet et le Comte Caffarelli qui m'invitaient quelquefois pendant mes vacances. Ils approuvèrent ce voyage. Leur avis acheva de déterminer mes parents. Je commençai mes préparatifs pour ce beau voyage que je regarde comme une des grandes grâces de ma vie.

Mais auparavant je fis encore avec mon frère et ma belle sœur, après leur mariage qui eut lieu le 30 mai un gracieux voyage à Lyon, Genève, le Mont Blanc et Lucerne. 71r

===Notes sur l’histoire de ma vie===

Quatrième période: Orient, 1864-1865

Cette année fut comme le couronnement de mes études profanes. Elle devait me conduire au seuil du séminaire.

On comprend avec quelle joie je partais, tout rempli d'ardeur et d'enthousiasme pour visiter tout à loisir et successivement la Forêt-Noire, la Suisse, l'Italie, la Dalmatie, les îles Ioniennes, la Grèce, l'Archipel, l'Asie Mineure, l'Égypte, la Nubie, l'Arabie, la Palestine, la Syrie, Chypre et Rhodes, la Troade, les Dardanelles, Constantinople et le Bosphore, la mer Noire, le Danube et la Hongrie.

C'était la grande nature, les civilisations anciennes et finalement Jérusalem et Rome, les deux villes saintes, pour préparer mes adieux au monde et mon entrée dans la vie cléricale.

Nous quittions la France le 23 août à Strasbourg. 71v

Nous fîmes deux stations en Forêt-Noire, à Fribourg et a Badenweiler.

La cathédrale de Fribourg était, avant l'achèvement de celle de Cologne, la plus belle église d'Allemagne. Sa flèche haute de 120 mètres rivalise avec celle d'Anvers. Les sculptures de son portail sont un catéchisme en images. Toute la doctrine chrétienne y est résumée. On y voit les anges, les patriarches, les rois, le précurseur, l'annonciation, la nativité, l'adoration des bergers et des mages, la présentation, le calvaire, le jugement dernier, les vierges sages et les vierges folles, les arts libéraux, les vertus et les vices. Le tout est dans la manière un peu rude et hiératique, mais expressive cepen­dant du XIVème siècle. On a du Schlossberg de Fribourg une belle vue sur la vaste forêt et sur la vallée du Rhin.

Badenweiler - «Nihil novi sub sole» (1). C'était une ville de bains du temps des Romains. C'est encore une ville de bains. Il y a des restes splendides 72r de l'établissement de bains des Romains: salles voûtées, grandes vasques, dallages de marbre. Les Romains venaient la pour leur santé et pour leur plaisir. On y jouait et on s'y amusait comme dans les villes de bains d'aujourd'hui. On retrouve de nombreux dés à jouer dans les fouilles. «Nihil novi sub sole».

Je devais revoir souvent la Suisse, mais la première visite à ce pays des merveilles de la nature est celle qui fait le plus d'impression.

Quelle accumulation de contrastes, d'effets, de panoramas, de choses saisissantes: montagnes, glaciers, névés, chutes d'eau, lacs et vallées. Le bon Dieu a fait de ce pays comme un jardin de fantaisie pour l'Europe.

Entrés en Suisse par la vallée du Rhin, nous passâmes à Laufenbourg. C'est un beau site. La petite ville et son château sont hardiment campés sur les rochers qui dominent 72v les rapides du Rhin. Plus loin, c'est le donjon de Habsbourg au confluent des vallées de la Reuss, de l'Aar et de la Limat. C'est de là qu'est sortie la grande famille des Habsbourg (1). Dieu fait grands ceux qui s'humilient. Rodolphe de Habsbourg rendait hommage à l'Eucharistie en descendant de son cheval pour le céder au prêtre qui portait le saint sacrement.

Nous visitâmes Zürich, ville protestante, chef-lieu d'un canton protestant. Aujourd'hui cependant les œuvres catholiques commencent a y fleurir. Zürich est à l'embouchure de la Limat. La colline qui se dresse derrière elle a porté la ville celtique et romaine et le château féodal. La ville neuve s'étend au bord de l'eau. La chaîne de l'Albis longe le lac et l'Utli est son point dominant: mille mètres d'élévation environ. Nous montâmes à l'Utli pour jouir d'un des plus beaux panoramas de la Suisse. Le lac de Zürich en forme le premier plan et la vue 73r s'étend sur tout le canton de Thurgovie et ses cimes neigeuses.

Nous allâmes par le lac de Zürich à Rychterswill (Richterswil), pour de là monter à pieds, en vrais pèlerins, à Einsiedeln.

J'étais heureux de passer une journée à Einsiedeln et d'y faire mes dévotions. Je vois encore le grand monastère qui s'étend en haut d'une longue rue toute bordée d'auberges. Les pèlerins affluaient. Des étudiants venaient d'Allemagne en mendiant et en récitant le chapelet. La Madone miraculeuse est bien belle. C'est une statue gracieuse et fine quoique la tradition l'attribue au IXème siècle. Comme la Vierge de Lorette elle a son petit sanctuaire sous la grande coupole de l'église. Cette église plait au peuple plus qu'aux artistes.

Elle surabonde de richesses dans le style le plus maniéré et le plus exubérant du XVIIIème siècle. 73v

La grande salle du monastère possède de belles fresques de Mücke (école de Düsseldorf), représentant la vie de saint Meinrad. L'artiste a peint sous les traits de ses personnages plusieurs princes et princesses de la famille des Hohenzollern. Le saint appartenait à cette famille.

D'Einsiedeln, nous allâmes coucher au Rigi. Le Rigi est souvent une déception pour les curieux qui vont là pour jouir d'un beau lever de soleil et d'un panorama splendide et qui ne voient souvent que les nuages et le brouillard.

Nous eûmes la patience d'attendre vingt quatre heures à l'hôtel pour y voir. Cela valait bien la peine. J'admirai ce jeu de la lumière, ce disque rose, puis rouge feu et doré, ces cimes éclairées l'une après l'autre, les ombres fuyant dans les vallées, puis cet immense panorama: la Suisse du nord avec ses collines, ses prairies et ses vignes, les lacs de Lucerne, 74r de Zug et de Sempach, l'Unterwalden, l'Oberland, les Alpes de Schwitz, la belle couronne de sommets blancs au sud. C'est un des plus beaux panoramas et peut-être le plus beau de la Suisse.

Lucerne est toute catholique. Elle est magnifiquement située entre le Rigi et le Pilate. Près de la ville, étagée gracieusement au bord du lac, le Lion sculpté dans le rocher par Thorwaldsen redit aux Français la fidélité des Suisses à leur roi en 1792.

De Lucerne nous traversâmes tout le lac en bateau jusqu'à Fluelen, pour passer de là en Italie par le St-Gothard. La montée commence à Altorf (Altdorf). Ce lieu est rempli des souvenirs de Guillaume Tell. Ce sont les souvenirs d'un héros et d'un opprimé. Ils émeuvent le patriotisme plus que la foi. Les émotions de la foi seraient plus profondes.

Nous avons fait l'ascension du 74v Saint-Gothard en vrais touristes, le bâton à la main et le sac sur le dos. Nous avions expédié nos valises à Milan. Cette montée des grandes Alpes est vraiment belle. Nous longions la Reuss qui descend avec l'impétuosité d'un torrent. Nous retrouvions la dans ces gorges bordées de pins et de mélèzes les paysages de la Norvège. Il est des sites que l'on n'oublie plus, comme le Pont du diable, ce pont hardi jeté sur le plus profond des abîmes au milieu d'un chaos de rochers aussi effrayant que sauvage.

Plus haut encore c'est le Trou d'Uri, un tunnel traversé par la route, puis Andermat (Andermatt), le dernier village, Hospenthal, l'hospice des voyageurs et le plateau aride et glacé d'où l'on com­mence à apercevoir le versant de l'Italie.

De là nous descendions la vallée du Tessin. La végétation se tran­sformait rapidement. Déjà à Bellinzona nous trouvions 75r le figuier et la vigne. Bellinzona avec ses murs crénelés et ses trois castels bien posés sur les rochers a un aspect qu'on n'oublie pas. On sent que l'Italie approche. Un soleil plus chaud donne le goût de la couleur. Les maisons sont joyeusement coloriées.

À Locarno, au bord du lac Majeur, nous entrons véritablement en Italie.

L'Italie! Qui n'a désiré de voir l'Italie? C'est le pays des lettres et des arts, le pays de Virgile, d'Horace, de Tite-Live, de Tacite, du Dante, le pays de Raphaël, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Fra Angelico, de Benvenuto Cellini. C'est le pays de la gloire militaire et politique, la patrie de César et d'Auguste, le centre de l'empire le plus puissamment organisé, le pays de la législation qu'on a appelée, à cause de sa perfection, «la raison écrite».

C'est la terre des saints, la terre des martyrs, des pontifes, 75v des religieux. L'Italie a été le centre de l'Empire romain, l'empire le plus parfait dans l'ordre naturel, celui qui a préparé les voies à l'Église. L'Italie est pour toujours le centre de l'Église elle-même et par conséquent la source de la civilisation et de la vie chrétienne.

Je devais voir souvent l'Italie et y vivre pendant plusieurs années, mais cette première visite devait me laisser les plus profondes impressions.

Toutefois je ne devais voir à ce premier voyage que la moitié de l'Italie, la partie qui est à l'est des Apennins. Je devais laisser Rome, Naples et Florence. Quelques jours passés à Rome au retour de l'Orient devaient compléter mon voyage.

La partie de l'Italie qui borde l'Adriatique fait déjà un peu partie de l'Orient. Venise et Ravenne ont des monuments tout orientaux. Ravenne est une seconde Byzance. Padoue même et Bologne ont dans leurs églises à coupoles, surtout Saint-Antoine 76r et Sainte-Justine, quelque chose d'oriental.

Les lacs de l'Italie du nord sont bien beaux. Ils ont de belles eaux, un climat très doux, un beau panorama, celui des Alpes et de leurs cimes neigeuses. Leurs rives ont une végétation toute méridionale. Aussi les villas y abondent. L'aristocratie de Milan et de Turin y a bâti des palais enchanteurs. Quelques grands seigneurs de Russie, d'Allemagne et d'Angleterre y ont aussi de somptueuses demeures. Mais la Providence n'a pas permis que dans une si belle région tout fut laissé à la nature et aux sens. Les grands souvenirs de saint Charles Borromée et le pèlerinage si touchant de la Madone du Mont sont la pour réveiller la foi et pour élever la pensée vers Dieu.

Le lac Majeur, que je devais revoir plusieurs fois et toujours avec plaisir, m'a bien impressionné à ce premier voyage. C'est là que je fis connaissance avec le 76v ciel d'Italie et la végétation méridionale. Comme ils sont gracieux ces villages étagés à toutes les hauteurs et dominés par leurs blancs clochers sur les flancs des collines qui enserrent le grand lac! Quelques-uns se mirent dans le lac comme Brissago, à l'aspect tout italien et tout nouveau pour moi avec ses maisons à portiques. Plus loin, à la hauteur d'Intra deux castels féodaux se font vis-à-vis sur les rochers. Là le paysage devient enchanteur: au-delà des bourgades gracieuses et des villas une gorge, une échappée laisse voir le panorama des cimes du mont Rose et du Simplon.

Voici maintenant la ville élégante de Pallanza et l'île solitaire de Saint-Jean. Puis les îles Borromées: l'Isola Madre et l'Isola Bella, noms gracieux et qui ne trompent pas. Ces îles portent de majestueux palais et des jardins princiers étagés en terrasses. Mais ce qui 77r me charma le plus, c'est leur végétation toute africaine: les bois de magnolias, les palmiers, les lauriers, les camélias, les citronniers, les orangers. Quelle richesse fastueuse! Ces Borromées avaient donc a leur disposition les trésors d'un Louis XIV! Leur nom résonne partout dans l'Italie du nord.

Nous terminions la visite du lac Majeur par Arona, la ville des Borromées encore, ville campée sur les rochers escarpés de la rive méridionale du lac. J'aimais depuis longtemps saint Charles. Je crois que c'est la vie de saint Louis de Gonzague qui me l'a fait connaître. J'aimais à retrouver son souvenir et à le prier. C'est comme un pèlerinage que je fis ma visite à sa statue colossale qui d'Arona domine tout le lac et la région.

Mon compagnon (1) ne faisait qu'un voyage de touriste et d'archéologue. 77v Extérieurement je me prêtais à ses désirs, mais au fond une pensée plus sérieuse dominait mon esprit. Ma vocation n'était pas douteuse. Je faisais le pèlerinage de Terre sainte avant de quitter le monde et sur mon chemin, en Italie surtout, à tous les sanctuaires de Marie et sur les tombeaux des martyrs et des saints, je priais pour obtenir la grâce d'arriver au but désiré du sacerdoce.

C'est un vrai pèlerinage que nous fîmes à la Madone du Mont a Varese. Le sanctuaire de Varese est un des plus populaires de l'Italie. Il est admirablement situé sur sa montagne avec une vue étendue sur les lacs. Il est riche en souvenirs et en reliques, et la générosité des pèlerins lui a donné un assez grand aspect. L'église est du XVIème siècle. Elle est due en partie à la charité des Borromées. Quinze chapelles dédiées aux mystères du Rosaire préparent le pèlerin à la visite du sanctuaire. 78r

Des groupes en stuc représentent au naturel dans ces chapelles les scènes de la vie de la Sainte Vierge. Tel de ces groupes compte jusqu'à trente personnages de grandeur naturelle. C'est à la fois un enseignement et une édification pour les fidèles simples et pieux.

Le grand attrait du sanctuaire, c'est la Madone, la statue de bois attribuée à saint Luc et placée sur cette montagne par saint Ambroise en l'an 391 (2). C'est, je crois, après Lorette, le principal pèlerinage à Marie en Italie. Des reliques précieuses, deux épines de la sainte couronne et le corps de sainte Julienne enrichissent encore ce sanctuaire. À peine entré en Italie on y rencontre et on y goûte les tré­sors de sa foi et de sa piété.

Le lac de Côme est bien gracieux. Ses riches villas se mirent dans ses eaux bleues. Ces habitations princières réunissent ce que la nature et l'art ont de plus séduisant et cependant tout cela me laissa assez froid. 78v Je ne vis là rien de chrétien. Cicéron, Horace, Sénèque, l'empereur Adrien, ne se trouveraient pas plus dépaysés dans ces palais que dans leurs villas de Tusculum et de Tibur.

Thorwaldsen, Canova et d'autres ont sculpté là les divinités de l'Olympe et les grands faits de l'histoire ancienne, comme le triomphe d'Alexandre. Voilà où nous a conduit la Renaissance! (1) Nous avons reculé de dix-huit siècles. La villa Serbellioni [Serbelloni], la villa Carlotta, les villas Melzi et Vigoni sont des paradis dignes des dieux de l'Olympe. La villa Melzi nous transporta sous le ciel de l'équateur avec ses philodendrons, ses bananiers et ses araucarias. L'hôtel Maiolica permet aux riches touristes de mener aussi en passant une vie de princes dans ce séjour enchanteur.

Le lac de Lugano est plus modeste. Il a aussi cependant ses splendides habitations, notamment la villa San Salvador [San Salvatore?] 79r

Au milieu de ces splendeurs je considérais avec un intérêt plus profond la gracieuse façade du XVème siècle de la cathédrale de Côme et les pieuses peintures de Luini à l'église de Lugano.

Milan réunit de grands noms, de grands souvenirs, des chefs-d'œuvre de premier ordre. Milan nous présente ses grands martyrs Gervais et Protais, saint Augustin, saint Ambroise, saint Charles Borromée, Théodose, Bramante, Léonard de Vinci, sa basilique romane, sa cathédrale, son église de Notre-Dame des-Grâces.

La basilique et la cathédrale se disputent l'honneur de mériter le plus vif intérêt. La basilique a plus de souvenirs. La cathédrale a plus de grâce et de charme.

L'Église des siècles anciens revit dans la basilique ambrosienne. Cet atrium orné d'inscriptions romaines, ces portes de cyprès, ces colonnes antiques a chapiteaux byzantins, cette grande chaire portée par huit 79v arceaux, ces ambons, cette cuve baptismale, ce siège épiscopal, ce ciborium, ces mosaïques, tout cela datant du IVème au Xème siècle est un témoignage éclatant de la pérennité de notre foi.

C'est là que les grands martyrs Gervais et Protais ont opéré tant de miracles lors de l'invention de leurs corps. C'est la que prêchait saint Ambroise, là qu'il arrête Théodose devenu grand par sa pénitence, là qu'il convertit et baptisa Augustin.

Les corps des deux martyrs et celui de saint Ambroise venaient d'être retrouvés en janvier 1864. Nous pûmes les voir, les vénérer. Ils sont là tous trois avec leur grande taille couchés sous le maître-autel. Leur vue impressionne profondément. Comme on prie la de bon cœur! Je comprends le zèle ardent de cet évêque du IXème siècle qui revêtit cet autel du fameux «paliotto», rétablie d'argent et d'or, orné de ciselures, 80r de filigranes, d'émaux et de pierreries ( 1).

Le Dôme, la cathédrale est évidemment une merveille malgré les défauts qu'on lui reproche. Ce n'est pas le gothique élancé, pur et hardi du Nord. On n'y trouve ni nos porches profonds, ni nos tours élancées, ni nos voûtes hardies, ni nos contreforts puissants, ni nos arcs-boutants aériens. C'est un gothique adouci, raffiné, amollis même, mais riche, gracieux, délicat et approprié en somme au milieu où il se trouve. Il faut voir le Dôme en se plaçant de manière à embrasser d'un seul regard la façade et tout le flanc méridional. C'est un merveilleux bouquet de marbre blanc tout rehaussé d'or par un chaud soleil. Il faut voir aussi les toitures de marbre, toutes peuplées d'une légion d'anges et de saints finement sculptés qui sont la comme en un paradis terrestre, debout sur les clochetons ornés de reliefs qui reproduisent toute la flore du Milanais.

À l'intérieur, je remarquai 80v la grande cuve de porphyre où se donne le baptême par immersion selon le rite ambrosien, les deux chaires en bronze doré portées par des cariatides colossales autour des piliers de l'entrée du choeur et surtout la chapelle souterraine où repose le corps de saint Charles Borromée. J'y priai avec bonheur, j'avais une dévotion d'enfance pour ce grand saint. La richesse de son tombeau est éblouissante. La chasse est d'argent avec des panneaux en cristal de roche. Le caveau est orné de bas-reliefs d'argent.

Mon ami Palustre était un puriste. Il se chargea de me faire remarquer tous les cotés faibles de ce gothique un peu mignard. Malgré cela nous sûmes admirer ce que ce monument a de beau et de saisissant.

Après Saint-Ambroise et la cathédrale, je goûtai encore l'église de la Madonna delle Grazie, œuvre de Bramante. Sa coupole est vaste et imposante, l'ornementation en terre cuite est gracieuse. 81r

La Cène de Léonard de Vinci est fort détériorée. Elle reste étonnamment belle et intéressante. La composition et le dessin ont atteint la perfection, mais il faut surtout étudier l'expression des figures. Il n'y a là rien de banal, rien de vague. Vinci était évidemment un physiologiste et un théologien. Il a donné à chaque figure d'apôtre l'expression qui convenait à son caractère au moment où Notre Seigneur disait: «aujourd'hui, l'un de vous me trahira».

Je ne me rappelle du musée de Milan que les fresques de Luini, si pleines de grâce naïve et de piété.

J'ai visité de jour la Scala. C'est grandiose. Le rideau représente le théâtre grec: le contraste est curieux.

Le grand arc du Simplon, commencé en 1807 en l'honneur de Napoléon donne à Milan une des plus belles entrées de ville.

Le Castel, flanqué de ses vieilles tours rappelle les Visconti et les Sforza qui n'ont pas été sans gloire. 81v

Je ne fis que passer à Plaisance. Ces villes de l'Émilie sont toutes bâties en briques. Les beaux remparts du XVIème siècle à Plaisance et le grand château bâti par Vignole sont bien dégradés par le temps. Chemin faisant je lisais le guide joanne. Il a d'utiles renseignements pour les beaux-arts, mais pour ce qui regarde l'histoire et la religion, il est émaillé de sottises. À propos de Plaisance et de Parme, il veut voir dans le fondateur de la dynastie des Farnèse un fils naturel du Pape Paul III; et à propos d'un acte tyrannique des Sforza il nie que l'Église ait supprimé l'esclavage en Europe.

J'avais la grâce de ne pas croire à ces bourdes (1).

Parme et Modène ont aussi leurs grands palais de briques de la Renaissance. Modène n'a pas d'école d'art spéciale. Son musée a de belles œuvres des écoles de Venise et de Ferrare, des Bellini, Guide (2), Guerchin; des Garofalo, Carpi, Procaccini, presque toutes toiles religieuses, des madones souvent. Bellini et Garofalo sont pieux sans négliger la grâce et 82r la perfection du dessin. Le Guide et le Guerchin sont du XVIème siècle et de l'école de Bologne. Ils ont plus d'ampleur, de variété, de réalisme. Ils accusent moins de foi et de naïveté.

C'est à Parme qu'il faut étudier le Corrège, ses œuvres y abondent. Il excelle par la grâce du dessin, la douceur du coloris, la profondeur de la lumière. Ses peintures de Parme fourniraient une gracieuse illustration de l'Évangile. Il a peint l'annonciation, la Sainte Famille, le repos en Égypte, le portement de croix, la déposition de la croix, l'ascension, l'assomption, le couronnement de la Vierge, la vision de saint Jean.

Dans ce voyage d'Italie, j'appris à juger la Renaissance. En soi elle était légitime, c'était un propres. Un peu plus de soin donné a la forme, a l'imitation des anciens, pouvait donner un nouvel éclat à l'art, à la littérature. Mais le péril de cet engouement était extrême. Le paganisme allait tout envahir. Une tentation immense 82v allait troubler le monde chrétien. Il allait chanceler sur ses bases et il n'a pas encore retrouvé son assiette. Giotto, Cimabue, Dante profitèrent de la Renaissance. Vinci, Michel-Ange, Raphaël, le Titien, le Corrège, Cellini lui doivent la perfection de leur dessin, l'ampleur et la variété de leurs conceptions. Mais on ne touche pas impunément au poison. La chute fut brusque et profonde. Raphaël, le Titien, le Corrège, mirent seulement un pied dans le courant mondain, léger et sensuel de la Renaissance. Ce n'était déjà plus la foi et la pureté de Fra Angelico, de Dante, de Pérugin. Ce fut bientôt le triomphe de l'esprit impie, libertin et ordurier avec l'Arétin, Cellini, Marot, Rabelais et Luther.

Celui-ci est bien un fils de la Renaissance païenne. Au couvent même, chez les Augustins, il avait pris pour vade-mecum les comédies de Plaute. La Renaissance aida au protestantisme, elle engendra le philosophisme et le césarisme. L'engouement pour la Renaissance fut vraiment universel, fiévreux, passionné. 83r Toute la civilisation franco-germanique tomba dans le mépris, elle fut taxée de gothique, c'est-à-dire de barbare. L'éducation chrétien­ne y perdit ces lois traditionnelles; la littérature chrétienne, son prestige; l'art chrétien, son auréole; la philosophie chrétienne, son autorité; la politique chrétienne, sa grande et sainte science du gouvernement.

La manie du classique et du païen jeta l'Europe dans une vérita­ble aberration universelle. Citons en rougissant les décorations du château Saint-Ange et de la villa Giulia à Rome où Vénus, Cupidon, Diane et Bacchus ont remplacé la Madone et les mystères sacrés; à Parme même les fresques du Corrège au monastère de Saint-Paul où le peintre a représenté Diane et des amours dans un parloir de Bénédictines; à Cambrai, Fénelon condamnant sa cathédrale à la destruction parce qu'elle était gothique.

La réaction a commencé au XIXème siècle: la civilisation franco-germanique 83v qui était toute chrétienne a fièrement relevé la tête devant la civilisation romaine toute imprégnée de paganisme. L'heure du jugement impartial parait arrivée. Le fort et le faible de chaque période et de chaque courant sont maintenant équitablement appréciés

Bologne est une grande ville, son université est pleine de vie, son commerce est prospère. Elle a de nombreuses églises, de grandes tours inclinées qui lui donnent un aspect original et un beau panorama des Apennins dominés par le sanctuaire de Saint-Michel et le pèlerinage de la Madonna. Bologne offre au pèlerin les reliques de saint Dominique et de sainte Catherine; aux artistes les peintures de Francia, des Carrache, du Dominiquin, du Guide, de l'Albane, du Guerchin. J'aime Bologne à cause de ses saints et de ses artistes chrétiens.

Bologne a deux palais municipaux: le palais del Governo et le palais 84 del Podestà. Le premier est un château féodal, le second est un palais de la Renaissance. Une fontaine de Neptune de Jean de Bologne, orne l'entrée du palais del Podestà. Jean de Bologne est un sculpteur habile, mais que vient faire là Neptune après quinze siècles de christianisme? Que cette Renaissance est ridicule au fond!

Que nous avons été sots d'en croire Boileau et les autres prôneurs du paganisme.

On prie bien auprès du tombeau de saint Dominique. C'est au moins de l'art chrétien et du plus fin que ces reliefs sculptés par Nicolas de Pise et représentant les miracles du saint. Les peintures du Guide, de Tiarini, de Spada et de Lippi font au cher saint une belle apothéose.

C'est à l'église du Corpus Domini qu'est le corps de sainte Catherine, noirci et dessèche, mais mobile encore. Le front a encore sa peau blanche, c'est, dit-on, la trace du baiser du divin Maître. Les Bolonais 85 aiment tous la Santa.

Au musée et dans les églises, Francia a de pieuses madones pein­tes sur bois. Le sentiment chrétien anime ses œuvres. - Le Dominiquin a plusieurs madones, le martyre de sainte Agnès, celui de saint Pierre de Vérone. Il a un coloris chaud, des scènes vraies et mouvementées; c'est encore un peintre chrétien. - Les Carrache sont avancés, ils ont connu l'école de Venise; ils font grand, ils savent manier les ombres et le clair obscur. - Albane peint gracieusement les anges et les enfants. - Pérugin a là une belle madone avec saints. Raphaël a sa sainte Cécile: il a pour lui le dessein, le coloris, l'expression, il manque de réalisme, d'ombres, de perspectives. Cette toile datée de 1515 n'offre plus la naïveté et le sentiment religieux des premières œuvres de Raphaël. Tout le XVIème siècle n'a pas connu les ombres, il met la lumière en blanc et ne sait pas faire le clair-obscur. 86

Rimini ne m'a pas laissé grands souvenirs. J'ai admiré son beau pont romain de cinq arches et son arc de triomphe d'Auguste. Je suis assez insensible aux souvenirs romanesques de Françoise de Rimini. J'aime mieux les miracles eucharistiques rappelés par les reliefs de la cathédrale et la naïve et pieuse histoire de saint Antoine de Padoue prêchant aux poissons à Rimini, histoire dont le souvenir est perpétue par une chapelle élevée en l'honneur du saint sur le bord du torrent.

Saint-Marin ne manque pas d'intérêt. La petite république a 9.000 âmes. Elle possède la plus ancienne constitution de l'Europe. Elle a deux consuls élus tous les six mois, un conseil de 60 membres dont 20 gentilshommes, 20 bourgeois et vingt paysans. La ville est située sur un rocher calcaire; elle a une belle vue de la mer. Son trésor est le corps de son saint patron qui protège la cité.

Ravenne est une ville presque 87 orientale. C'était la capitale de l'Empire d'occident sous Honorius et ses successeurs, la capitale des rois Goths et des exarques. Ses relations avec Constantinople étaient fréquentes par mer. Ses monuments sont imités de ceux de Byzance. - Ravenne a deux sortes d'églises, les unes en forme de basiliques romaines, les autres de forme octogone élevées pour servir de baptistères.

Sainte-Agathe est une basilique du Vème siècle ornée de 24 belles colonnes. Saint-Apollinaire in Classe et Saint-Apollinaire in città sont deux basiliques du VIème siècle ornées également de 24 colonnes chacune et de mosaïques. La dernière surtout a des mosaïques remarquables. C'est toute une frise qui se développe au-dessus de la colonnade: d'un coté une vue de Classis avec une procession de 22 saintes allant vers la Sainte Vierge; de l'autre une vue de Ravenne avec une procession de 22 saints allant vers le Christ. Le dessin est bon quoique un peu raide. C'est de l'époque de Théodoric. 88

Saint-Vital, Saint-Giovanni in Fonte et Sainte-Marie in Cosmedin (1) sont des églises octogones. Elles ont deux rangées d'arcades et une coupole. Elles sont ornées de mosaïques. Toutes trois ont la représentation du baptême du Christ et les douze apôtres, mais Saint-Vital a en outre des sujets variés: les groupes de Justinien et Théodora et leur cour, les prophètes, les évangélistes, les sacrifices de l'ancienne loi. Saint-Giovanni et Sainte-Marie datent du Vème siècle. Sainte-Marie a été élevée par Théodoric pour servir de baptistère aux Ariens. Saint-Vital date du VIème siècle. C'est le type le plus complet de l'art byzantin. Charlemagne l'a pris pour modèle de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle.

Saint-Vital et Saint-Apollinaire sont les grands saints de Ravenne, je les ai priés volontiers.

Ce qui m'a frappé à Ravenne ce sont les monuments chrétiens des Vème, VIème, VIIème et VIIIème siècles qui n'ont guère laissé de traces ailleurs. Il y a la comme un anneau précieux de la grande chaîne de notre foi, 89 de nos rites et du symbolisme chrétien.

Ravenne possède aussi des tombeaux importants. Celui de Dante mérite notre vénération, comme le tombeau du premier poète chrétien.

Les tombeaux de Théodoric, de Galla Placidia, d'Honorius et de Constance n'offrant qu'un intérêt archéologique et historique. Les belles urnes de porphyre de Galla Placidia, d'Honorius et de Constance sont de beaux spécimens de l'épanouissement artistique que provoqua le triomphe du christianisme aux quatrième et cinquième siècles et qui fut si vite interrompu par les invasions barbares.

Ferrare aussi a eu sa cour, ses ducs, ses artistes, ses littérateurs. Aujourd'hui elle ne remplit pas ses murs, il y a de vastes jardins et des cultures dans son enceinte. L'époque de sa splendeur a été le XVème siècle. Ses palais ont de gracieux détails de la première Renaissance. Elle a encore le vieux château féodal de ses ducs entouré de fossés. La cathédrale a une façade de transition riche en détails. Au musée, il y a une 90 grande fresque de Garofalo qui m'a laissé un souvenir profond. C'est le «triomphe de la religion»: en haut, la Jérusalem céleste; au centre le Calvaire; à droite, la Synagogue avec le temple en ruines, les Juifs, les sacrifices; à gauche, l'Église qui reçoit dans un calice le sang qui coule du Sacré Cœur de Jésus: autour, les sacrements.

Impossible d'exposer d'une manière plus lumineuse et plus théologique que l' Église est sortie du Cœur de Jésus. Cette représentation est assez fréquente dans l'art chrétien, peintures, retables et miniatures des XIVème et XVème siècles; c'est comme le prélude de la dévotion au Sacré Cœur.

Ferrare est la patrie de l'Arioste. On y visite sa maison et sa prison. L'Arioste est comme poète un curieux spécimen de la Renaissance. Il a pris un sujet chrétien, Roland, et l'a traité d'une, manière païenne en y mêlant le merveilleux mythologique. Il préludait à cette période dont Scaliger et Boileau ont donné les lois, 91 le fameux classicisme païen.

L'inscription que porte sa maison donne le niveau de sa foi chrétienne: «Sic domus haec areosta propitios deos habeat ut olim pindarica».

La Vénétie était encore autrichienne. Ferrare n'était pas encore reliée à Padoue par le chemin de fer.

Il fallut gagner le Po en voiture et le traverser en bac, puis remonter en voiture pour gagner Padoue par une belle chaussée autrichienne.

Deux fois dans ce trajet je vis la mort de près et j'attribuai mon salut à la très Sainte Vierge que j'invoquai avec confiance. La première fois c'était en arrivant au fleuve, le cocher avait lancé imprudemment ses chevaux, la voiture s'arrêta au bord même de la berge, je ne sais comment elle ne tomba pas dans le fleuve. Quelques heures plus tard un autre cocher laissait ses chevaux entraîner la voiture de toute leur vitesse et la heurter contre un pignon. Deux membres de ma famille devaient plus tard perdre 92 la vie dans un accident semblable. La bonne Providence eut pitié de moi.

Je fus frappé de la bonne administration des provinces autrichiennes; routes, forts, services publics, tout était bien supérieur à l'Italie.

Nous passâmes au pied des monts Euganées qui portent un manoir féodal et un vaste monastère et nous arrivions le soir à Padoue.

Le grand charme de Padoue, c'est le pèlerinage à saint Antoine, à son église, à son tombeau. Saint Antoine à Padoue, c'est le Saint par excellence, il Santo comme sainte Catherine, à Bologne, s'appelle la Santa.

Ce cher saint est bien le frère spirituel de saint François. Il a la même foi naïve, le même amour pour Notre Seigneur et pour les âmes.

Cependant Padoue a d'autres attraits encore. N'est-ce pas un pèlerinage aussi qu'une visite aux chefs-d'œuvre chrétiens des peintres Giotto, Avanzi, Mantegna, Altichiero, et des 93 sculpteurs Jean de Pise, Donatello, Briosco, Sansovino, Aspetti, Lombardo?

Les deux grandes églises de Saint-Antoine et de Sainte-Justine avec leurs nombreuses coupoles donnent à Padoue un air oriental. Sainte-Justine est riche en reliques.

À Saint-Antoine, le joyau, c'est la chapelle du saint avec ses miracles si finement et si pieusement sculptés. La chapelle de Saint-Félix et de Saint- Jacques a presque autant d'intérêt avec ses fresques d'Altichiero et d'Avanzi.

Un vrai trésor à Padoue, c'était la petite église de la Madonna de l'Arena, toute peinte a fresques par Giotto et son école. C'était le pendant de l'église d'Assise. Elle a, je crois, été détruite depuis mon voyage (1). Giotto était l'ami de Dante. Les peintures de l'Arena étaient le poème de la vie du Christ et de Marie. Giotto rappelle fra Angelico par la pureté de ses figures, la foi, le sentiment chrétien de ses personnages. Son coloris est celui de la miniature du 94 XIIIème siècle. Mantegna a peint la chapelle des Augustins. Il est presque classique. Il soigne les accessoires, costumes, paysages, architecture.

Padoue rappelle aussi Tite-Live et Galilée. Elle possède même leurs reliques dans son palais communal.

Je préfère saint Antoine, le Dante et Giotto.

Je passai dix jours à Venise, c'était beaucoup. Mon ami Léon Palustre voulait tout voir, les églises, les palais, les tableaux. Nous devions écrire deux cents pages de notes descriptives sur Venise.

À vrai dire, Venise mérite une longue visite. Elle a occupé un des sommets de la civilisation chrétienne du Xème au XVIIIème siècles, et elle a conservé une bonne part de ses trésors artistiques et de ses monuments historiques.

Venise demande a être vue sous toutes ses faces. Son aspect général est unique. Il faut monter pour en jouir en haut du campanile 95 ou à la tour de Saint-Georges. J'ai fait les deux ascensions. Ce groupe d'îlots posés là par la Providence au milieu d'une vaste lagune protégée contre la haute mer par la digue naturelle du Lido était merveilleusement apte a recevoir un port de commerce dans les conditions ou se trouvait autrefois le navigation. Le tonnage des navires ne demandait pas une eau profonde et l'on ne s'était pas encore essayé a protéger les ports par de vastes digues artificielles.

Le port de Venise devait être au Moyen-âge le premier du monde. Il était l'intermédiaire naturel du commerce de l'Europe et de l'Asie et il participait a la fois aux deux courants de civilisation de Byzance et de l'Italie. C'était un port de commerce aristocratique, riche, artistique, gracieux et tel que le monde n'en possède plus. La fumée de houille ne noircissait pas ses 96 docks. Ses 3.000 navires de commerce conduits par 30.000 matelots venaient prendre ou déposer leurs marchandises au seuil même des maisons de ses commerçants.

Venise garda pendant près de huit siècles, du Xème au XVIIIème, sa prospérité, son activité, sa grande culture artistique, scientifique et sociale. Elle a succédé à Tyr et à Carthage et probablement les a surpassées.

L'histoire de Venise a des aspects pleins de grandeur, de noblesse et de dignité religieuse. Les Vénitiens ont pris une très grande part aux croisades. Ils ont été les premiers et les derniers a soutenir la lutte contre l'Islamisme. Pour eux, jusqu'au siècle dernier, la lutte a été pour ainsi dire sans trêve. Leur flotte a servi plusieurs fois au transport des croisés. Ils étaient à Lépante et ils ont déposé le beau tableau de Tintoret à l'église de Saint-Jean-et-Paul comme un ex-voto de cette victoire.

On peut regretter cependant qu'ils aient souvent cherché en Orient leurs 97 propres intérêts autant que ceux de l'église.

Dans sa vie sociale Venise s'est toujours montrée profondément religieuse. Notre Seigneur Jésus Christ régnait là pleinement. Il suffit pour s'en convaincre de visiter le palais des Doges et les principales églises.

Dans les peintures du palais comme dans les monuments funèbres des églises se manifeste la foi de la nation et de ses chefs. Le Grand Conseil délibérait devant la représentation du Paradis de Tintoret et le scrutin pour l'élection des doges se faisait en face du jugement dernier de Palma.

Dans la salle du Grand Conseil, le doge Ziani est représenté recevant son épée de la main du pape - Dans la salle de la Boussole, le doge Donato est présenté par saint Marc à la Sainte Vierge - Dans la salle des quatre portes le doge Grimani est aux pieds de la Foi et aux genoux de la Sainte Vierge. - Dans la salle du Sénat, on voit la Prière des doges; le doge Cicogna est aux pieds du Sauveur; le doge Loredan implore la Sainte Vierge; un doge adore le saint sacrement. 98 - À la salle du Collège, le doge Donato est aux pieds du Christ et de sainte Catherine; le doge da Ponte est aux pieds de la Sainte Vierge; le doge Mocenigo adore le Sauveur; le doge Venier est devant le Christ; le doge Gritti prie la Sainte Vierge. - À l'église des Frari, la célèbre Pala dei Pesaro, par le Titien, représente la famille ducale des Pesaro aux pieds de la Sainte Vierge, de saint Pierre et d'autres saints. - À Saint-Jean-et-Saint-Paul, le doge Morosini est aux pieds du Christ et de la Sainte Vierge et de saint Jean; le doge Capello reçoit de sainte Hélène le bâton de commandant.

Dans quelle capitale trouverait-on un ensemble plus imposant d'actes de foi publique et sociale?

La place de Saint-Marc est bien riche en chefs-d'œuvre de l'architecture. Il y a là la grande basilique byzantine du Xème siècle, le palais ogival du XIVème siècle et les palais de la Renaissance.

Saint-Marc et le palais des Doges sont bien deux sommets de l'art chrétien. 99 Saint-Marc c'est la grande basilique sur les murs de laquelle se déroule en mosaïques la grande épopée chrétienne. Le Palais ducal porte à son front l'image de Marie; il rend hommage à Dieu par ses statues et ses peintures; c'est une résidence souveraine qui proclame le règne du Christ.

Les palais de la Renaissance (Libreria et Procuratie) sont bien gracieux, mais que viennent faire là les tritons, les naïades et les amours qui se jouent dans les rinceaux et sur les archivoltes? Quelle singulière chose que cette Renaissance païenne!

Saint-Marc nous donne une idée de la splendeur de l'ancienne Byzance. C'est la basilique orientale avec ses nombreuses coupoles, ses lourdes colonnes, ses chapiteaux élevés, ses ambons, ses chancels de marbre et son revêtement de mosaïques. C'est plus qu'une imitation de l'Orient, c'est un musée oriental avec ses colonnes de marbre et d'albâtre et ses chapiteaux treillagés apportés de Jérusalem, avec ses portes de 100 bronze marquetées d'argent et son quadrige venus de Constantinople et la pierre de granit sur laquelle Notre Seigneur prêchait à Tyr.

Les mosaïques ont été faites ou renouvelées du Xème au XVIIIème siècle. Elles représentent toute l'épopée chrétienne. Sous le narthex c'est l'Ancien Testament jusqu'à Moïse: le Christ est préparé et figuré par les patriarches. Dans la première coupole de la nef, le Christ est annoncé par les prophètes et l'ange Gabriel. L'arc intermédiaire et la seconde coupole représentent sa vie cachée et sa vie publique; à l'arc suivant, c'est sa Passion; à la troisième coupole, c'est la Pentecôte; à l'arc suivant, c'est le jugement dernier; à l'abside, c'est le ciel.

Les transepts donnent la vie de la Sainte Vierge, de saint Joseph, de sainte Anne et de saint Joachim; les arcs latéraux représentent une infinité de saints. Un pareil temple est bien la maison de Dieu, le vestibule 101 et la représentation du ciel: «haec est domus Dei et porta coeli». (1)

La présence d'un prince autrichien nous procure le plaisir de voir découvrir la «Pala d'oro» le riche retable d'autel formé de quatre-vingts émaux sur fond d'or encadrés de délicats filigranes. C'est le luxe oriental servant à glorifier Dieu.

Les palais du Grand Canal sont bien les demeures d'une aristocratie chrétienne, ils sont simples dans leur grandeur. Ils ont gardé, une certaine analogie de formes pendant toute la durée de la prospérité de Venise du XIème au XVIIIème siècle. Les plus nombreux et les plus élégants sont ceux du XVème siècle, ils se distinguent par leur gracieux fenêtrage. Le palais Cavalli en est le type. La Ca' d'Oro est le plus beau spécimen du XIVème siècle.

Venise a eu de beaux jours. Les fêtes des fiançailles des doges avec la mer étaient uniques. C'était près du rivage du Lido, en vue de l'Adriatique, que le doge 102 monté sur la riche galère du Bucentaure, au milieu de la flotte prenait possession de la mer.

La religion prenait part à cette fête nationale.

Tous les îlots des lagunes étaient autrefois de petites Venises. Murano et Torcello avaient leurs cathédrales. Nous avons voulu les visiter. Ce sont des basiliques de l'époque byzantine avec des mosaïques du XIIème siècle.

Murano a encore son industrie séculaire de la fabrication des glaces et des verroteries. Pour d'intrépides archéologues, cette visite complète celle de Venise. - Dans les mosaïques de Torcello deux détails m'ont frappé. Les quatre docteurs d'occident sont représentés dans une abside latérale, ces docteurs sont saint Augustin, saint Grégoire, saint Ambroise et saint Martin. Celui-ci remplace saint Jérôme. C'est un fait curieux. Saint Martin n'a pas écrit, mais il a beaucoup prêché, les Vénitiens auront pensé que l'éloquence 103 apostolique pouvait remplacer les œuvres écrites. - Au jugement dernier représenté au-dessus de la porte intérieure, la Sainte Vierge et saint Joseph prosternés devant les instruments de la Passion demandent merci pour les pécheurs. Je ne saurais dire la date de cette mosaïque dont les détails sont byzantins, mais c'est sans doute une des plus anciennes glorifications de saint Joseph qui a eu longtemps dans l'Église un culte fort restreint (1).

Au temps de sa prospérité, Venise était remplie d'églises et de monastères, il en reste un grand nombre qui méritent une visite.

J'ai visité et étudié à Venise d'innombrables tableaux. Trois noms me sont restés sympathiques: Bellini, le Titien et Véronèse. Bellini a tant aimé à peindre la Madone et il l'a fait le plus souvent avec tant de grâce et de charme! Le Titien aussi a bien glorifié la Madone, notamment dans son Assomption. 104 Peu de peintres ont aussi bien compris que lui la noble figure du Sauveur. Véronèse a bien peint les scènes bibliques. Il les a trop chargées d'ornements, d'architecture et de riches costumes, mais à part cela il a représenté dignement le Sauveur et les Apôtres.

====Trieste Istrie, Dalmatie, Albanie==== Le 23 septembre nous quittions Venise pour Trieste (2). Cette ville s'étend autour d'une baie, les quartiers neufs occupent le vallon; les ruelles anciennes montent sur les coteaux; le château et la cathédrale dominent et couronnent la colline de l'est. Plus loin les pentes des montagnes calcaires portent des villes au milieu de bouquets d'arbres. L'ensemble a un aspect fort agréable. - La cathédrale indique bien la suite de la religion. Plusieurs colonnes corinthiennes d'un ancien temple de Mars se voient encore à la tour. Les colonnes intérieures et l'abside sont du VIème et du VIIème siècle, 105 c'est l'époque de la prospérité de Ravenne. Les mosaïques du chœur représentent le Christ entre saint Juste et saint Servulus, les patrons de la ville. - Sur le port les établissements du Loyd [Lloyd] autrichien ont un aspect imposant. Le Loyd [Lloyd] est une compagnie puissante et sérieuse. Nous avons toujours trouvé sur ses navires le respect de la religion et la politesse. Tout son personnel parle italien.

Les grottes d'Adelsberg à quelques lieues de Trieste sont une des curiosités naturelles les plus saisissantes que je connaisse (l). C'est une série de salles souterraines tantôt grandioses, tantôt bizarres, creusées dans le sol par un courant d'eau, ornées de stalactites qui y forment des colonnes, des draperies, des tentures teintées ou rayées par des infiltrations ferrugineuses. On croirait voir le palais des fées. Si Homère et Virgile eussent connu cela ils s'en seraient inspirés pour décrire leurs Champs Élysées. Pour moi j'aime mieux y voir une trace 106 de la puissance du Créateur. -

Non loin de Trieste encore se trouve Miramar, le délicieux château bâti par le prince Maximilien avant qu'il accepte le trône du Mexique. Miramar a un grand aspect, avec ses trois ailes gothiques et crénelées, son port creusé dans le roc, ses jardins artificiels, ses vastes terrasses et ses escaliers qui descendent à la mer.

Miramar est séparé du monde civilisé par l'immense plaine aride et tourmentée du Carso, qui rappelle la Grau des environs de Marseille.

Sur la porte on lit la devise de l'empereur du Mexique: «Equidad en 1a justicia». Ce château fait songer à la justice divine. Le prince Maximilien et la princesse ont expié sans doute sur la terre leur vaine ambition. Dieu veuille leur faire grâce en l'autre vie!

Nous nous embarquions le 27 sur un bateau du Loyd [Lloyd] pour 107 faire toutes les escales de l'Istrie, de la Dalmatie, des îles Ioniennes et de la Grèce. L'Istrie, c'était encore l'Italie dans la géographie de l'empereur Auguste et dans celle du Dante. Les Italiens la revendiquent encore.

Elle est dominée par le Monte Maggiore [Ucka] qui est le noyau de la presqu'île. Le bateau nous laissa apercevoir Capo d'Istria [Koper] au fond de son anse; Pirano [Piran] ceinte de murailles et entourée d'oliviers; Parenzo [Porec], la première étape des croisés qui partaient de Venise; Rovigno [Rovinj], la capitale actuelle de l'Istrie, dont le port est protégé par une île qui porte un vaste monastère.

Nous séjournâmes une journée à Pola. C'est une ville bien riche en monuments romains. Elle a trois arcs de triomphe, des tombeaux décrits par le Dante, deux temples ornes de portiques corinthiens et surtout son incomparable amphithéâtre si bien conservé et disposé avec tant de goût sur le bord de la mer.

Table des matières

Troisième période - Paris -1859-1864 - Quatrième année de droit 1862-1863
Société française d'archéologie 1r
Léon Palustre 1v
Notre vie commune 2r
Visite de Paris 2v
La cité gauloise et gallo-romaine 3r
Paris sous les Carolingiens 3v
Les grands siècles chrétiens (du XIIème au XVème) à Paris 4r
La Renaissance à Paris 5r
Le XVIIème siècle. Louis XIII à Paris 6r
Louis XIV à Paris 8r
Louis XV à Paris 10v
La Révolution à Paris 11v
L'Empire à Paris 12r
La Restauration 12v
Époque contemporaine 13v
Les musées à Paris 15r
Serment et stage 17v
Les cours. Le droit 18r
L'étude d'avoué 19r
Le palais. Conférences 20r
Relations 20v
Examens 21r
Allemagne 21v
Trèves. La Moselle 22v
Le Rhin de Cologne à Mayence 23r
Ems. Wiesbaden. Homburg 25v
Franckfort. Marbourg. La Prusse 26r
Berlin. Potsdam 28r
Les côtes et les ports de l'Allemagne 30v
Copenhague. Le Danemark 31v
La Gothie. Trollhättan. Le Glomma 33r
Christiania. Lacs et montagnes 35v
Drontheim [Trondheim]. Le cercle polaire 38r
Suède. Elfdal [Älvdalen]. Falun 39r
Uppsala. Stockholm. Visby41v
Dresde. La Suisse saxonne45r
Bohême. Prague. Carlstein47r
Bavière. Ratisbonne. Munich49r
Autriche. Vienne. Schönbrunn54r
Environs de Vienne58v
Frohsdorf59r
Wagram. Austerlitz. Brno. Le Spielberg60r
Passau. Nuremberg. Wurtzbourg61r
Le droit62r
Les environs de Paris62v
Les résidences royales63v
Quelques châteaux64v
Ma thèse65v
Ma vocation66r
Belgique et Hollande - Bruxelles66v
Bruges68r
La Haye69r
Amsterdam69v
Zeist - Les Frères Moraves70r
Vacances. Relations70r
La Forêt-Noire71v
La Suisse72r
Zürich72v
Einsiedeln73r
Le Rigi - Lucerne73v
Le Saint-Gothard74r
L'Italie75r
Les lacs76r
Le Lac Majeur76r
Varese - La Madonna del Monte77r
Les lacs de Côme et Lugano78r
Milan79r
Plaisance [Piacenza] - Parme - Modène81v
(La Renaissance)82r
Bologne83v
Rimini - Saint-Marin86
Ravenne86
Ferrare - Le Po - Accidents de voitures89
Padoue92
Venise: 14-23 septembre94
Trieste104
Adelsberg - Miramar105
De Trieste à Pola106
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