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IV Cahier

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12-16 avril 1865. Ces grands jours de la semaine sainte à Jérusalem sont plus émouvants qu'on ne peut l'exprimer. On y suit entremblant toutes les étapes de la Passion et de la Résurrection.

A chaque heure du jour en contemplant les mystères sacrés on peut se dire: c'était là! C'est là que Jésus nous a donne cette mar­que de son amour. C'est là qu'il a souffert. C'est là qu'il a verse son sang. J'ai reçu là des impressions profondes qui m'ont toujours aidé pour la contemplation.

Le mercredi notre matinée se passa en occupations toutes profa­nes pour 2 rendre service au vice-consul. Il avait sur les bras une affaire litigieuse entre un Arabe algérien et un chanoine du St­-Sépulcre. Le bon chanoine venait de mourir. Il avait prêté de son vi­vant 4.000 F. à cet Algérien au taux de 10%. Ce taux est accepté dans ce pays-là. L'Algérien prétendait avoir payé les intérêts et rem­boursé 800 F. sur le capital. Le vice-consul nous pria de former avec le consul d'Espagne un tribunal arbitral qui fut accepté des parties. Je présidai. Je trouvai un commencement de preuves par écrit pour le paiement des intérêts. Je déférai le serment au débiteur. Il fut libéré des intérêts et condamné à payer tout le capital. Il se résigna facilement, c'est que nous ne l'avions pas trop chargé.

L'après-midi les reliques de la Passion étaient exposées. Je fus heureux de vénérer avec émotion et respect la colonne de la Flagellation. Elle est en granit. Celle de Rome est en marbre et pro­vient, dit-on, de chez Caïphe où 3 N.S. a aussi été lié et flagellé.

Le jeudi-saint, le St-Sépulcre était réservé aux catholiques. Les Grecs officiaient au dehors dans le parvis. Aussi la cérémonie des Latins fut-elle bien calme et bien édifiante. Mgr Valerga officiait. Le vice-consul se présenta le premier à la sainte communion. J'eus le bonheur de recevoir N.S. auprès du St-Sépulcre. Le st sacrement fut déposé au Sépulcre jusqu'au vendredi matin. - L'après-midi le Patriarche fit la cérémonie du lavement des pieds. On chanta ensui­te les ténèbres. Les prophéties lues en pareil lieu et à pareil jour étaient particulièrement lumineuses et touchantes.

Le vendredi l'office du matin se fit à la chapelle même du Calvaire. Cette cérémonie calme et recueillie prêtait à la médita­tion; mais le soir la prédication de la Passion faite successivement en plusieurs langues fut bien troublée par les allées et venues des Grecs qui venaient 4 déjà occuper l'église pour se préparer à leur solennité du lendemain.

L'après-midi j'avais fait un bon chemin de croix à travers la Via dolorosa.

La cérémonie du feu sacré des Grecs et des Arméniens n'est hé­las le samedi qu'un pénible scandale. Chaque année elle donne­-lieu à des rixes sanglantes. Aussi les Turcs ont-ils le soin de fouiller tous ceux qui entrent ce jour-là au St-Sépulcre pour confisquer leurs armes. Les gardes s'assurèrent que nous n'avions pas de cou­teaux. Les deux Patriarches schismatiques favorisent la superstition populaire et laissent croire à leurs pèlerins nationaux que le feu sa­cré leur vient du ciel. C'est, paraît-il, pour eux l'occasion d'une bonne vente de cierges. Ils sont en même temps dans le St-Sépulcre et transmettent le feu dès qu'ils l'ont tiré du silex. Le peuple veut allumer un grand nombre de cierges au feu sacré pour rapporter ces cierges comme un talisman 5 en Russie et en Arménie. J'assi­stais à cette cérémonie d'une des galeries extérieures de la cou­pole. Au moment solennel, quand les cris de joie s'élèvent, que la bousculade commence et que la flamme rougeâtre des cierges vacil­le dans une épaisse fumée, c'est un spectacle sinistre qui eût inspiré Dante pour dépeindre son Enfer.

Le jour de Paques j'assistai à l'office pontifical à 8 h., puis je fis une visite d'adieu aux sites et aux sanctuaires les plus touchants de la ville et notamment à la vallée de Josaphat, si pleine de souvenirs et de poésie.

17-18 avril. Nous quittons Jérusalem le matin, non sans tristesse. Les Lieux saints de Palestine, malgré leur état de désolation, sont souverainement attachants. Je comprends l'enthousiasme et les sa­crifices des Croisés pour délivrer les lieux témoins des mystères d'amour du Rédempteur. - Nous prenons la route de Naplouse et du haut 6 de la colline de Scopos nous arrêtons nos regards émus pendant un bon moment encore sur la Ville sainte.

Nous rencontrons quelques Tells ou hauteurs couvertes de rui­nes: Nobé, la ville des prêtres, Gabaa célèbre sous les juges et qui fut une résidence royale; et Ramah qui est encore habitée. Sur la gau­che, c'est Nataroth.

Vers 11 heures nous arrivons à El Bireh, qui possède les ruines d'un réservoir antique et celles d'une église gothique à trois nefs. Le village est rempli de constructions de l'époque des Croisades.

Nous quittons la route pour aller visiter à droite dans la monta­gne le site biblique de Bethel. On y retrouve un immense réservoir ancien et une chapelle ogivale située peut-être au lieu de la vision de Jacob et de son premier sacrifice. De là on aperçoit encore Jérusalem.

A 2 h.1 /2 nous arrivions à Gifna village tout chrétien, dans une ri­che et gracieuse vallée. Quatre prêtres français y étaient établis et déjà cent Grecs y avaient embrassé le catholicisme 7 Nous fûmes heureux de causer longtemps avec ces bons prêtres. Vers 6 h. la ca­ravane française arriva. Ces pèlerinages annuels ont beaucoup aidé à conserver l'influence française en Orient.

Le lendemain nous nous engagions dans les montagnes d'Ephraïm. C'est déjà la Samarie. Ce pays est fertile grâce à l'acti­vité de ses habitants qui ont établi sur tous les coteaux des terrasses, soutenues par des murailles et plantées d'oliviers, de vignes et de figuiers. C'est un contraste complet avec les collines arides et crayeu­ses de la Judée. - Nous passons près des villages d'Aïn Yabroud et de Tourmes-Aya. Nous nous écartons pour visiter Seïloum l'antique Silo. C'est un amas de ruines. Ces noms: Béthel, Silo, parlent à l'âme. C'est à Bethel que Dieu promit à Abraham la terre de Chanaan. L'Arche et le tabernacle furent longtemps conservés à Silo. - Nous passâmes ensuite aux villages de Lebben (l'antique Lebonah) et de Hawara. 8 Nous arrivions ensuite à la plaine de Maknah dont les beaux champs variés comme un tapis d'Orient étaient le patrimoine de Joseph.

Plus loin c'étaient les sommets d'Ebal et de Garizim. Au pied du Garizim est le puits de la Samaritaine. L'époque byzantine y avait élevé une église dont il reste quelques colonnes de granit. Il fait bon se reposer et prier là où Jésus s'est reposé, où il a témoigné tant de bonté à la pauvre pécheresse de Samarie. Nous y avons relu avec émotion la page de l'Evangile qui rapporte ce trait de la vie du Sauveur.­

Au pied du mont Ebal est le tombeau de Joseph, vénéré par les musulmans comme par les chrétiens et les juifs.

Naplouse a une longue rue commerçante ou bazar, avec une por­te ogivale à chaque extrémité. Vers le milieu on retrouve le portail de l'ancienne église de la Passion. La ville a trois mosquées et de belles fontaines. La principale curiosité de Naplouse, c'est la syna­gogue samaritaine, située au milieu d'un 9 quartier qui est un vrai ghetto par sa malpropreté repoussante.

Cette synagogue n'est qu'une petite salle grossière voûtée en ogi­ve. Mais c'est le témoin historique du schisme des dix tribus. On nous fit voir le fameux Pentateuque d'Abissua.

Le parchemin est colle sur une bande de soie rouge ornée d'in­scriptions brodées en argent. Il est enroulé sur deux tiges de fer en­tourées de joncs et terminées par des boules de cuivre ciselées. Il est écrit dans le sens de la longueur sur une suite de pages. Les ver­sets sont numérotés par des lettres. Les caractères sont, dit-on, phé­niciens. Ils ressemblent aux caractères hébraïques. Le tout est dans un étui de cuivre incrusté d'argent.

Ce schisme encore subsistant est une preuve vivante de la véracité des Ecritures.

Nous fîmes l'ascension du Garizim par un sentier rude et pier­reux. La vue s'étend de là jusqu'à l'Hermon au nord, la Méditerranée à l'ouest 10 et le Jourdain à l'est. Le sommet du Garizim est couvert de ruines. Une enceinte garnie de tours avec les restes d'une église octogone date de l'époque byzantine. Un autel de pierres brutes passe pour contemporain de Josué. Les Samaritains offraient leurs sacrifices là où est l'enceinte byzantine. Il reste des traces de citernes, d'autels et de foyers. La petite com­munauté samaritaine actuelle offre ses sacrifices à l'extrémité du plateau.

La ville, vue de là-haut a un bon aspect. Elle est assez vaste et s'étend en triangle. Elle est bordée de splendides jardins tout plantés d'orangers, de grenadiers et d'amandiers. Elle possède une petite paroisse catholique.

19 avril. Samarie, la seconde capitale du royaume d'Israël n'est qu'à deux heures de Sichem. Son site est pittoresque. Elle couvrait un plateau isolé et triangulaire comme nos villes de Langres et de Laon. Hérode en avait fait une ville luxueuse avec une longue et ri­che colonnade qui 11 bordait sa rue principale, un théâtre, un cirque, des temples.

La bourgade actuelle de Sébaste a des restes importants de l'épo­que ogivale et spécialement son église de St-Jean. La colline est en­tourée de riches jardins.

De là nous allons à Béthulie, aujourd'hui Sanour, sur un cône isolé dans la plaine. La petite ville a encore une partie de son enceinte. Rien de plus touchant que les souvenirs de Judith, une des glorieu­ses figures prophétiques de la Très Sainte Vierge.

Nous laissons à droite le tell de Dothaiïn près duquel le patriarche Joseph fut vendu par ses frères et nous arrivons à Djénin, d'ou l'on commence à découvrir le Carmel, la plaine d'Esdrelon, l'Hermon et les montagnes de Gelboë.

20 avril. Nous gravissons un plateau pour visiter l'humble village qui fut Jezraël l'ancienne capitale du pays. C'est là que l'impie Jézabel fut mise à mort par 12 Jéhu. Plus loin sur les pentes basalti­ques de l'Hermon, c'est Sunam, la patrie de l'épouse mystérieuse du Cantique. Sur l'autre versant, c'est Naïm, N.S. manifesta la bonté de son Cœur par un beau miracle.

Déjà nous avons devant nous le Thabor C'est un cône isolé, mé­diocrement élevé et qui serait peu remarque, s'il ne rappelait de si grands mystères.

Sur le dernier contrefort de l'Hermon est Endor, bourgade aux grottes nombreuses, patrie de la Pythonisse ou Sybille que Saül eut la faiblesse de consulter avant la bataille de Gelboê où il périt.

Nous nous décidons sans préméditation à camper sur le Thabor. Les premières pentes sont douces, boisées et giboyeuses, puis la montée devient rude, même pour les chevaux que nous sommes obligés de conduire par la bride. Nous arrivons au sommet en une heure par la pente orientale, qui est toute plantée de chênes-verts. Sur le plateau nous trouvons un petit couvent 13 grec tout neuf, près duquel nous campons. Une vaste enceinte entoure des ruines et des décombres, parmi lesquels croissent des chèvre-feuilles, des ilex et des térébinthes. Tout le plateau a été habité. A l'angle sud-est trois longues voûtes ogivales servent d'église aux catholiques dans leurs pèlerinages. C'est là qu'eut lieu probablement la Transfiguration. C'est le point le plus élevé. Nous y avons fait une petite prière. Mes souvenirs s'y sont bien souvent reportés depuis ce pèlerinage.

La vue du Thabor est une des plus belles de la Palestine. Elle s'étend de la mer de Tibériade à la Méditerranée. Au nord, c'est l'Hermon avec sa couronne de neiges et la ville juive de Safed sur ses flancs. Au sud et à l'est, c'est le Carmel et Gelboê. Nous regret­tions là l'absence d'un monastère catholique, notre désir s'est réali­sé depuis lors.

21 avril. Nous descendons vers le nord, 14 et nous traversons des campements de Bédouins armés de lances et à l'aspect peu pa­cifique.

Nous nous dirigeons vers le Koroun-Hattin: c'est la montagne des Béatitudes. Sur le bord du plateau on jouit d'une vue magnifique sur le lac de Tibériade. Ses belles eaux bleues sont parfaitement en­caissées entre de hautes montagnes. A nos pieds le plateau s'incline vers la gorge pittoresque et sauvage d'Arbela, à travers laquelle on aperçoit la plaine de Génésareth tout entière.

Au lieu où nous nous trouvons quelques rochers de dur basalte à fleur de terre ont été témoins du miracle de la multiplication des pains et des poissons. N.S. était bien le plus merveilleux des artistes. Il avait admirablement choisi ce lieu comme le séjour fleuri de Nazareth, le lieu de son baptême, celui de la quarantaine, le Thabor, Gethsémani, le lieu de l'Ascension. C'est une grâce pré­cieuse pour les âmes qui aiment la méditation, de visiter ces lieux bénis et si touchants. 15

Le paysage de Tibériade est calme et noblement triste. Il ne manque pas de grandeur. La ville a conservé son enceinte du Moyen Age et son château franc. L'intérieur n'est qu'un affreux dé­dale de rues sales et tortueuses. La population juive se compose des débris de ce peuple errant, accourus là de l'Allemagne, de l'Espagne et de la Russie. Les maisons étaient ce jour-là surmontées de petits berceaux de feuillage, restes de la fête des Tabernacles.

Sur le bord de l'eau se trouve l'église catholique, longue ne voûtée avec des fenêtres ogivales, construction sévère et sombre de l'époque des Croisades. A l'intérieur il y a sept tableaux sur bois de la vieille Ecole allemande, relatifs à l'histoire de St Pierre. C'est un don d'un pèlerin bavarois.

Un seul Père est chargé du service religieux qui ne s'étend qu'à deux familles.

Le lac, si calme dans la journée bouillonnait le soir et justifiait les craintes qu'il inspira jadis à St Pierre. 16

Les terrains ignés de cette vallée accusent une dépression po­stérieure au déluge, car ils ne sont pas recouverts d'alluvions. Les sédiments calcaires des montagnes voisines sont inclinés dans le sens de la dépression. Au sud de la ville se trouvent les eaux chau­des thermales d'Emmaüs.

22 avril. En suivant les bords du lac, à travers les lauriers-roses, nous atteignons la plaine de Génésareth, à l'entrée de laquelle se trouve Midjdel ou Magdala. La plaine a environ cinq kilomètres sur trois. Elle est bien arrosée, chaude, fertile mais inculte, sauf deux ou trois champs d'orge. La malédiction du Christ pèse sur elle. Elle n'a que des chardons qui atteignent la hauteur d'un homme à che­val. On n'y trouve pour toute population qu'un hameau de masures arabes. A l'extrémité nord un tell de ruines informes en basalte marque le site de Capharnaüm. C'était donc là que séjourna si Souvent N.S. Nous eussions voulu y relire et y méditer 17 de longues pages de l'Evangile, mais le temps nous pressait. Chaque pas dans ces sites sacrés apporte une émotion nouvelle et provoque une prière.

De là on contourne un promontoire rocheux pour atteindre une plaine beaucoup plus petite, c'est celle de Bethsaïde, aujourd'hui Chabigeh: (pêche - c'est la traduction arabe du mot Bethsaide). C'est la patrie de St Pierre, de St André, de St Philippe.

De la corniche qui y conduit on jouit d'un beau panorama. La vue comprend tout le lac de Tibériade et son bassin montagneux. Au loin à gauche c'est Gamala, à droite Tarichée, au fond la vallée du Jourdain. C'est en face de ce tableau poétique et si plein de sou­venirs bibliques qu'avaient été élevés les Apôtres. C'est là qu'ils exerçaient leur humble métier de pêcheurs. C'est là que N.S. les a appelés et qu'il leur a témoigné tant de bontés.

De retour à Capharnaüm nous allons droit à la gorge d'Arbéla. C'est là que Josèphe essaya de se défendre contre 18 Titus. De là nous remontons au plateau de Hattin où Saladin gagna en 1187 la funeste bataille de Tibériade qui fit retomber Jérusalem aux mains des infidèles.

Trois heures après nous arrivons à Kafr-Kana, le Cana de la tradi­tion. C'est là que Jésus changea l'eau en vin et que Marie manifesta sa bonté tendre et compatissante. Le lieu du miracle appartient aux Franciscains. Le village est gracieux. Sa fontaine arrose un vallon ri­che en grenadiers et figuiers.

Nous dépassons un autre village et nous arrivons à Nazareth, dont les blanches maisons sont bien étagées sur un cirque de colli­nes. Un minaret attriste la vue. Nous campons près de la fontaine.

23 avril. Que de mystères se sont passés dans cette petite ville pri­vilégiée! La Sainte Famille y a vécu si longtemps! N.S., sa sainte Mère et St Joseph en ont parcouru souvent les rues, les places, les champs. Ils ont prié à la synagogue. Ils ont puise de l'eau à la fontaine. 19 Ils ont acheté leurs provisions au bazar.

J'aimerais à vivre là quelque temps pour y méditer tout à loisir la vie cachée de la Ste Famille.

Le grand couvent latin est dans le bas. L'église est simple et sans art. La grotte de l'Annonciation est sous le choeur. Elle est précédée d'une chapelle rectangulaire sur l'emplacement de la Santa Casa. Deux colonnes de granit marquent depuis Ste Hélène le lieu de l'Annonciation. -J'eus le bonheur de recevoir N.S. dans la Ste communion là où il a vécu si longtemps. Les impressions de Nazareth sont différentes de celles de Jérusalem, elles sont plus douces, ce sont des grâces de piété, de charité, de pureté; à Jérusalem ce sont des grâces de pardon, d'amour de N.S. et de for­ce d'âme.

L'atelier de St Joseph est aujourd'hui une petite chapelle toute neuve. L'ancienne synagogue est une chapelle ogivale qui appar­tient aux Grecs. Elle peut être sur l'emplacement de l'ancienne sy­nagogue, mais comme 20 construction, elle appartient au Moyen Age. Hors de la ville les Grecs ont encore une belle église à trois nefs, St-Gabriel. - Sur la colline qui domine la ville sont les ruines du petit sanctuaire de N.-D. de l'Effroi et plus haut les rochers à pic qui forment le mont de la Précipitation.

Pour qui aime un peu N.S. et sa sainte Mère tous ces souvenirs de Nazareth et des Lieux saints sont comme des souvenirs de famille et plus encore et chacun de ces lieux bénis provoque une impression qui lui est propre. On y fait des provisions de grâces que l'on peut renouveler toute sa vie par la méditation.

24 avril. A une heure et demie de Nazareth, sur un mamelon isolé, est un grand village surmonté d'une tour. C'est l'ancienne Sephoris, patrie de St Joachim et de Ste Anne. Le village est semé de débris antiques et de colonnes utilisées dans les constructions. A l'extrémité du village sont les ruines de son église franque. Il n'en reste 21 que le choeur. - Nous suivons ensuite la vallée du Kisson où nous déjeunons sous de beaux orangers. Déjà nous apercevons le Carmel. Nous nous dirigeons vers lui à travers la plaine. Le Carmel forme une chaîne de collines vertes et boisées d'une gran­de fraîcheur.

Nous passons par Kaifa (Haifa). Des jardins annoncent son ap­proche. C'est une petite ville florissante, toute en bazars,entourée d'une enceinte abandonnée avec un beau faubourg occupé par les Consulats à l'ouest. Dans le haut de la ville il y a une église à coupo­le et près de la mer une mosquée et un minaret. Nous traversons Kaifa (Haifa), et un champ d'oliviers nous conduit au pied du Carmel que nous gravissons en un quart d'heure. Parvenus au mo­nastère,nous prenons le sirop et le café traditionnels puis nous visi­tons le couvent. C'est une masse imposante et sans élégance. L'égli­se est au centre. Elle est dans le goût italien moderne avec une vaste coupole et des décorations médiocres. Sous le maître-autel une grotte 22 régulière passe pour avoir été la retraite d'Elfe. Sur l'autel une statue antique de N;D.-du-Carmel en bois et revêtue d'étoffes brodées d'or est très vénérée par les pèlerins.

J'ai demandé à N.D.-du-Carmel la guérison d'une plaie que je m'étais faite au pied pendant ce voyage. Cette plaie, contre toute apparence, était guérie le lendemain et j'ai gardé depuis lors la con­viction que je devais cette faveur à N.D.-du-Carmel. Je lui en suis re­ste bien reconnaissant.

Le monastère ne s'ouvre au rez-de-chaussée que par des portes de fer. Il possède une bibliothèque de 1500 volumes fort bien te­nue.

La merveille du couvent, c'est la vue dont on jouit de sa terrasse. La mer était calme. Ses eaux offraient des teintes bleues d'une grande douceur. Le regard suivait le golfe jusqu'à St-Jean-d'Acre et l'échelle de Tyr. A l'est, c'est la plaine avec les montagnes de Nazareth. Au sud c'est la côte 23 et ses bourgades.

Un religieux français, le père Pierre nous causa longuement de l'Orient et des Grecs. Il a peu de confiance dans la conversion des schismatiques et surtout dans leur persévérance. Il nous conta le fait de 200 convertis qui retournèrent au schisme dès que leur évê­que eut ordonné prêtres en quatre jours pour leur faire plaisir deux chefs de famille choisis parmi eux et absolument ignorants. Cet évê­que schismatique fait le commerce de grains à St-Jean-d'Acre.

25 avril. Après la sainte messe nous descendîmes visiter au bord de la mer sur la pente du Carmel les grottes dites «Ecole des prophètes». On pense que les disciples d'Elie y ont vécu. - A dix heures nous reprîmes nos montures pour longer la côte jusqu'à St-Jean-d'Acre. La route est agréable. Nous chevauchions sur un sa­ble fin et résistant. Nous avions à notre gauche les flots 24 bleus de la mer, à droite de beaux jardins plantés de palmiers et d'oran­gers, puis des dunes de sable. Nous passâmes à gué le Kisson et le Bélus. Ce dernier torrent était célèbre dans l'antiquité. Le sable fin de son embouchure est propre à faire du verre. Toute la mer est bordée par une couche épaisse de sauterelles. Le vent les a jetées dans les flots et la mer les a déposées sur le rivage. Les chiens du pays s'en régalent. Comme le chien se nourrit d'une manière ana­logue à l'homme, je ne m'étonne plus que St-Jean Baptiste ait pu vi­vre avec des sauterelles.

St-Jean-d'Acre se relève de ses désastres. Son enceinte et sa vieille citadelle ont été restaurées du côté de la terre. Ses bazars sont pro­spères. Sa riche mosquée de Djezzar a un beau jardin, une esplana­de entourée de portiques qui sert de promenade ou de square pour la ville. - Nous allons le soir 25 dresser notre tente sur la plage et dormir au bruit des vagues près d'Ezzab à deux heures de St-Jean. Nous avions franchi les collines où campèrent les Croisés et Bonaparte et de délicieux jardins, un vrai bois d'orangers et de gre­nadiers, tout fleuri et parfumé.

26 avril. - De notre campement d'Ezzab jusqu'à Tyr la route fran­chit plusieurs promontoires, notamment l'échelle de Tyr et le Cap Blanc. Là le sentier est taillé en corniche hardie et des horizons va­riés récréent le regard. La plaine de Tyr s'étend au loin. En la mesu­rant du regard l'oeil se repose sur le grand Hermon voile de neige à l'est et sur la chaîne du Liban au nord.

Avant d'atteindre la presqu'île de Tyr nous nous écartons de la route en remontant un torrent pour aller visiter les Etangs de Salomon. Ce sont de vrais châteaux d'eaux, des bassins de formes diverses formés d'épaisses et hautes 26 murailles en pierres colossa­les. Des aqueducs les relient. Plusieurs moulins en utilisent les eaux. Ces magnifiques bassins peuvent dater du temps de Salomon. Ils envoyaient leurs eaux à la ville par des aqueducs aujourd'hui rui­nes.

Plus loin sur une colline qui regarde la ville est le tombeau du roi Hiram. C'est un sarcophage énorme et grossier élevé sur cinq assises de pierres colossales à une hauteur de trois à quatre mè­tres. Les rochers voisins sont semés de tombes moins importantes, sarcophages ou caveaux. - De là en une heure nous gagnons Tyr.

Que de souvenirs rappelle cette ville ruinée! Elle a été une des reines de la civilisation antique. Elle a envoyé ses colonies sur toutes les côtes de la Méditerranée. Elle enseignait aux peuples de nos ri­vages les arts, le commerce et l'industrie. Reine du commerce, dit Isaïe, elle portait aux îles de 27 la Méditerranée les blés du Nil. Elle se glorifiait de son antiquité. Ses marchands et ses armateurs étaient comme des princes et des rois. Mais Dieu a puni son or­gueil. (Isaïe, chap. XIII) (1). Où sont maintenant ses vaisseaux, ses palais, ses entrepôts?

Il faut lire là le chapitre XXVI d'Ezéchiel. Le tableau qu'a trace le Prophète est encore exact aujourd'hui. La ville orgueilleuse a été détruite, démantelée, rasée jusqu'au sol. Ses palais, ses théâtres ont disparu. On n'y entend plus les chants et les harpes. Ses colonnes ont été jetées à la mer et les filets de pêche sont à sécher sur leurs débris. «Lapides tuos in medio aquarum ponent…siccatio sagenarum eris» (2). - Tyr était, il y a trois mille ans, ce qu'ont été ensuite Alexandrie, puis Rome, puis Venise; ce qu'est Londres aujourd'hui. Le chapitre XXVII d'Ezéchiel est merveilleux de réalisme. Après avoir esquisse dans ce chapitre et le précédent la splendeur 28 de Tyr, ses palais, ses portiques, ses forum, ses statues; avant d'en prédire la ruine définitive le Prophète se complaît à décrire les merveilles de son commerce. Il nous montre ses navires apportant dans ses docks les pins de l'Italie (Cethim), les cèdres du Liban, avec les chênes de Basan et les hêtres de l'Hermon. Il nous fait admirer dans les bazars de la ville opulente les tapis et les étoffes d'Egypte, les draps et la pourpre de la Grèce (Elisa), l'ébène et l'ivoire de Rhodes ou d'Abyssinie, les parfums d'Arménie (Aram), les pierreries, les diamants, les onyx, les soieries et la pourpre de Syrie, l'or et les pierreries de Saba; sur les forum, les chevaux et les mulets de Phrygie et de Turquie (Thogorma), les moutons et les chèvres des Arabes de Cédar; sur les marchés les esclaves et les ustensiles de métal de la Grèce (Javan), de l'Espagne (Thubal) et de la Cappadoce (Mosoch); l'argent, le fer, l'étain, le plomb des Carthaginois; le froment, l'huile, le baume, le miel et la résine de 29 Juda et d'Israël; le vin et la laine de Dams; les draps et les cordons de soie d'Assur et de Medie. Les marchands forains de Paneas (Dan) annoncent leur myrrhe et leurs parfums. Vraiment Tyr était l'entrepôt du mon­de entier.

Elle est aujourd'hui ce qu'Ezéchiel a prophétisé. L'île rocheuse qui la portait est dénudée; les pierres et les colonnes de ses temples et de ses palais gisent sous les flots et les filets des pêcheurs sont à sécher sur ces débris. - Ce spectacle à été certainement un des plus saisissants de mon voyage (1).

Il y a cependant une petite ville moderne à la côte en dehors de la presqu'île qui portait l'ancienne Tyr. Cette ville moderne est tri­ste, mal habitée et peu hospitalière. Elle est mêlée de ruines et n'a plus même l'importance de la ville des Croisades. Son port a quel­ques barques et deux voiliers. On y retrouve les ruines de deux égli­ses ogivales. 30

Tyr n'a gardé de ses splendeurs que sa belle vue sur la mer et sur les montagnes de l'Hermon et du Liban.

27 avril. De Tyr à Sidon nous suivons le rivage. La plaine étroite qui s'étend entre la mer et les collines formait toute l'ancienne Phénicie. A mi-chemin quelques ruines marquent l'emplacement de Sarepta. Longtemps avant d'arriver nous apercevons Sidon, qui se projette dans la mer. La ville est du côté de la terre entourée des plus charmants jardins. Elle est bien encore Sidon la fleurie. Les ta­marix y atteignent une grandeur inaccoutumée. Du côté de l'est la ville est protégée par une citadelle du Moyen Age. Une autre forte­resse crénelée s'élève sur un îlot relié à la ville par un pont de neuf arches. L'intérieur de la ville est sombre, les rues y sont étroites et souvent voûtées. Les habitants sont hospitaliers et le français y est très répandu. Sidon n'a pas l'air d'une ville musulmane mais d'une cité du Moyen Age. Comme Tyr elle porte le poids de la malédiction divine et n'a 31 plus rien de ses splendeurs primitives. Cependant son heureux site et ses jardins délicieux en font une des villes les plus gracieuses et les plus poétiques de l'Orient dans son aspect extérieur.

28 avril. Nous suivons la grève entre le Liban et la mer pour aller vers Beyrout. La site traditionnel où Jonas sortit du ventre du pois­son est une petite baie pierreuse où l'on trouve un beau khan avec ses accessoires, puits et mosquée. Les villages étagés sur les flancs de la montagne ont un cachet particulier. C'est comme un semis de vil­las et de petites maisons de pierres, isolées au milieu de leurs jar­dins en terrasses. En approchant de Beyrout la plaine s'élargit. Nous nous avançons entre les dunes de sable rouge et les champs de mûriers entourés de cactus. Plus loin, c'est une forêt de pins dont les avenues ménagent de belles perspectives. C'est là que cam­pa notre armée d'occupation en 1860. Nous entrons en ville par la route neuve de Damas. 32

A l'entrée se trouve un vaste établissement des Soeurs de Charité avec une église neuve en style ogival. Beyrout doit à ses œuvres catholiques le courant de civilisation qui la distingue des autres vil­les de l'Orient. Elle a tout un quartier français. Grâce à sa route neuve elle sait ce que c'est que des voitures. Plusieurs chariots par­taient pour Damas et le Pacha se promenait en victoria (1). Le port attend des quais et des jetées protectrices. Plusieurs vaisseaux dont deux à vapeur étaient à l'ancre.

29 avril. Nous montons vers Byblos. Nous laissons les villas et les fermes qui entourent Beyrout, l'église St-Georges devenue mosquée, le torrent de Beyrout. Nous longeons le Liban dont les terrasses fer­tiles et les nombreux et frais villages accusent l'activité toute virile et chrétienne des habitants. Nous nous sentons dans un pays ami. Les Maronites nous saluent. Ces mines franches et cordiales sont plus sympathiques que les figures 33 impassibles des Turcs.

Au Nahr-et-Kelb, ou torrent du Chien, les parois des rochers por­tent en plusieurs cadres des figures et des inscriptions taillées dans la pierre. - Les unes sont Assyriennes. On y voit un roi vêtu de la ro­be longue coiffé de la mitre persane avec la barbe et les cheveux tressés. Les autres sont Egyptiennes.

Quels sont les conquérants qui ont signalé là leur passage? Peut-être Nabuchodonosor et Sésostris.

Le Nahr-el-Kelb est un site tout alpestre, avec une gorge profon­de et sauvage. C'est devenu un but de promenade pour Beyrout, on y trouve des restaurants à l'européenne.

Plus loin Djouni est une gracieuse bourgade maronite, au fond d'une baie pittoresque. C'était le pays de notre drogman. Il alla pieusement baiser la porte de l'église avant de rentrer chez lui. 34 Un monastère domine le village. Nous prîmes notre déjeuner dans la maison du drogman. Ces intérieurs maronites respirent la propreté, l'ordre et l'esprit chrétien.

Nous nous dirigeons ensuite vers Byblos, aujourd'hui Djébail. Nous traversons le fleuve Adonis qui descend d'une gorge boisée. Byblos a une enceinte qui s'étend sur les flancs d'un vallon. Son pe­tit port est bien abrité. De nombreuses colonnes antiques sont épar­ses sur les rochers de la plage. Elles proviennent sans doute du tem­ple d'Adonis et ont du être jetées là quand la foi chrétienne s'est implantée à Byblos. La petite ville a une église ogivale à trois nefs.

30 avril. ler mai. Toute cette province du Liban a un bon aspect. Le travail de ces populations chrétiennes a su rendre fertiles les flancs de la montagne. C'est un contraste complet avec les pays mu­sulmans. Les Maronites sont polis et hospitaliers. Les femmes el­les-mêmes saluent les étrangers. Elles ont une 35 personnalité et ne sont pas annihilées comme les femmes des musulmans.

Chaque petite anse du rivage a un ou deux bateaux en construc­tion.

Nous rencontrons le petit port de Botroun sur un petit golfe. C'est l'antique Botrys. Là nous quittons le rivage pour remon­ter un torrent à l'est. La vallée plantée de mûriers devient bientôt rocheuse et sauvage. Nous avons devant nous les cimes neigeuses du Liban. En nous retournant nous apercevons sur un promontoire de la côte les blanches maisons de Tripoli.

Nous campons le soir près d'un village de la montagne. Toute la population vient voir les pèlerins français. Ce peuple maronite pa­raît profondément pieux, doux et laborieux. En allant puiser l'eau les femmes disent le chapelet. Hommes et femmes s'agenouillent à l'Angélus et prient tournés vers l'Orient. Les enfants ont un type gracieux et pur, mais le travail des champs grossit les traits avec l'âge. 36

Le lendemain nous gravissons les pentes escarpées de la monta­gne. Un sommet porte un vaste monastère. Une gorge habitée par des solitaires s'appelle la Vallée des Saints. Le plateau est riche en fossiles calcaires. Nous apercevons déjà la noire futaie des Cèdres illustres et le sommet neigeux du Mekmel. Sur un con­trefort du Mekmel est Ehden, gracieuse bourgade qui s'attribue l'honneur d'être le lieu de naissance de la race humaine.

A nos pieds le Nahr Kadissat gronde dans une gorge qui va. s'élar­gissant entre deux hautes parois de rochers. Plusieurs monastères maronites se succèdent dans cette vallée sainte. C'est la partie du Liban la plus grandiose et la plus saisissante. Mais ces paysages n'ont pas la sévérité et la grandeur de ceux des Alpes et des Pyrénées. Ici le travail a marqué partout sa trace et des populations laborieuses ont élevé patiemment des terrasses sur les pentes des montagnes partout où la culture offrait quelques 37 chances de succès. Le soir nous dressions nos tentes auprès du couvent carme de Mar-Serkis, ou Saint-Serge, non loin des premières neiges.

2 mai. Nous montons par un sentier ardu qui se confond bientôt avec le lit d'un ruisseau jusqu'au cirque neigeux qui recèle le der­nier reste de la forêt de cèdres du Liban. Ce n'est plus qu'un bou­quet d'arbres, on n'en compterait pas plus de deux cents. Cependant on ne les approche pas sans émotion. La Sainte Ecriture nous a si souvent parlé des Cedres du Liban. Ils ont fourni le bois incorruptible du Temple et du palais de Salomon. Ils sont dans l'Ecriture des symboles de grandeur, de durée et de fécondité. Quelques-uns sont vraiment imposants. Ils remontent à une anti­quité incalculable. Plusieurs ont jusqu'à treize mètres de circonfé­rence et leurs branchages majestueux s'étendent jusqu'à dix mètres du tronc. Nous nous plaisions à l'ombre de 38 ces géants mystérieux. La neige les respecte, mais au-delà de ce bosquet elle couvre à cette saison tout le col du Liban. Nous le traversons péniblement avec l'aide de porteurs qui soulagent nos mulets.

La vue du col s'étend sur la vallée de Kadissat à l'ouest et sur tou­te la Coelésyrie jusqu'à l'Anti-Liban à l'est. - La descente est raide et pénible. Nous nous arrêtons pour déjeuner à la fontaine d'Aïn-atou et nous reprenons notre marche à travers les pentes boisées d'ilex et de cyprès, jusqu'au pied de la montagne en face de Balbeck.

3 mai. Les ruines de Balbeck sont grandioses et pittoresques. Elles couvrent toute une colline et se détachent sur un fond de ver­dure. Ces ruines datent de l'époque des Antonins. C'est l'art de la décadence romaine la plus accentuée. C'est là que notre XVIIIe siè­cle a pris ses modèles. Tous les édifices de Balbeck sont de l'ordre corinthien le plus maniéré. 39

L'enceinte de la ville est remarquable par ses pierres énor­mes, dont quelques unes ont neuf mètres de longueur sur un mètre d'épaisseur. Le grand temple est dédié au Soleil, le petit temple aux divinités d'Héliopolis. Ce sont des ex-voto d'Antonin le Pieux et de sa mère Julie. Ces païens avaient au moins une religion quelconque et ils ne connaissaient ni l'indifférence, ni le respect humain. L'édi­fice ovale, la cour hexagonale, les alternatives de frontons cintres et triangulaires, la profusion des ornements dans les frises et les corni­ches, tout rappelle Borromini et son style. L'époque chrétienne a laisse là aussi une trace de son passage, c'est une vaste église byzan­tine à trois absides.

4 mai - 5 mai. Nous gravîmes l'Anti-Liban à travers la pluie, le vent et le froid. Ce fut une des plus rudes journées de notre voyage. Le soir à Zeladani (Zebdani), village entouré des plus riches jardins nous renonçâmes à dresser les tentes à cause du 40 mauvais tem­ps. Nous reçûmes l'hospitalité dans une maison turque. Les habi­tants nous cédèrent tout leur logis comme en Grèce. Un grand feu sécha nos vêtements et nous préserva des rhumes et des fluxions de poitrine. Notre appartement avait un grand cachet. Les murs étaient ornés de niches mauresques. Un mur à mi-hauteur coupait la chambre. Il séparait sans doute en temps ordinaire l'apparte­ment des femmes. Une sorte d'alcôve mauresque renfermait les couvertures et les nattes qui servent de lits aux habitants de la mai­son.

Le lendemain nous descendions la vallée du Barada. Le torrent court en grondant au fond d'un ravin entre de gigantesques parois de rochers. C'est une gorge grandiose et sauvage qui s'élargit plus loin et devient presque sans transition le plus splendide et le plus ri­che des jardins. On ne trouve nulle part une pareille abondance d'arbres fruitiers.

Nous avons dépassé les ruines de la nécropole d'Abila dont il ne reste que 41 des tombeaux taillés dans le roc.

Nous rencontrons une source puissante qui jaillit auprès de deux temples d'une grande simplicité et fort anciens. Les païens hono­raient sans doute les nymphes de la fontaine.

Nous quittons le Barada pour franchir plusieurs collines vers l'Est. Nous passons par les bourgades d'Halboun et de Menin. Ce sont comme des oasis au milieu des montagnes. Menin a plusieurs petits temples dans le flanc de la montagne et des tombes creusées dans le roc. Nous nous avançons avec quelque crainte à travers ces pays qui ne sont jamais visités par les Européens, mais nos bons an­ges nous préservent de toute aventure.

6 mai. Nous cherchons un monastère grec, qui est un but de pè­lerinage à la Sainte Vierge. C'est Saïdnaya. Après un détour nous y arrivons. Le couvent est au sommet d'un rocher à pic. Un village en entoure la base. Nous montons au monastère par un escalier taillé 42 dans le roc. Nous pensions trouver des constructions du tem­ps de Justinien, mais la base des murs seule est romaine, l'église est arabe, le monastère est neuf. Cette forteresse religieuse a résisté aux Druses en 1860. On y jouit d'une belle vue qui s'étend jusqu'à l'Hermon. Le village a deux petits temples à antes fort simples et sans colonnes.

De Saïdnaya nous allons droit vers Damas. Pendant plusieurs ki­lomètres nous traversons de riches jardins admirablement arrosés où les légumes poussent à l'ombre des arbres fruitiers et particuliè­rement des abricotiers et des noyers.

Damas est en fête, c'est le grand Bairam (1). Les bazars sont fermés, le canon gronde. Les promeneurs fument le narguilé (2) au bord du chemin.

La ville a un aspect triste et monotone. Les maisons cachent leurs richesses derrière des murailles sombres et sans ouvertures. Les mo­squées sont nombreuses mais sans art. Nous entrons 43 à l'hôtel par une porte basse en fer. Nous trouvons à l'intérieur un riche portique dallé de marbre avec un bassin ombragé d'orangers. D'un côté est un divan sous un grand arc ogival et de l'autre un salon où on nous installe faute de chambres. Au centre un bassin octogone rafraîchit la salle sous un plafond surélevé et azuré. Autour c'est une banquette de marbre couverte de tapis et de divans sous un plafond à caissons ornés de fleurs.

Après notre installation nous nous promenons sur les bords du Barada. Sur la rive gauche les maisons viennent se baigner dans la rivière, mais sur la rive droite la nouvelle route de Beyrout est cou­verte de promeneurs. Hommes et femmes portent des robes de soie de couleurs pâles et variées. Les hommes ont sur leur robe un man­teau de drap et sont coiffés d'un turban blanc brodé d'or ou d'ar­gent. Les femmes ont un voile blanc. Les hommes sont générale­ment pâles et d'apparence efféminée.

7 mai. C'est dimanche. Nous assistons 44 à la messe et nous visi­tons 1e quartier chrétien à l'est de la ville. Ce quartier renaît de ses cendres. Il n'était pas resté une seule maison debout après les massacres de 1860. Les édifices religieux avaient été détruits. La chapelle souterraine qui occupe l'emplacement de la maison d'Ananie a été respectée. Elle se compose de deux salles voûtées. L'une est romaine et tout à fait ancienne, l'autre est ogivale. Il fait bon prier là. J'y demandai à Dieu d'affermir ma conversion et ma vocation par l'intercession de St Paul. Je n'avais plus de doutes sur la voie que je devais suivre mais j'avais à surmonter l'opposition de mes parents et la prière me fortifiait et m'encourageait.

Les Syriens ont rebâti leur église à trois nefs. Les Grecs unis rele­vaient leur cathédrale, une vaste église gothique d'un style lourd et un peu bizarre. Le Supérieur des Pères Lazaristes, un Français, nous reçut de la façon la plus aimable et nous donna un Frère pour nous conduire visiter la maison d'un riche chrétien, 45 celle de Entou-Chami-Effendi.

Ce noble chrétien a reçu 400.000 francs d'indemnité après les massacres et il rebâtit son habitation avec luxe. L'extérieur n'a rien d'engageant, ce sont des murailles de pisé; mais l'intérieur a des ap­partements luxueux disposés autour d'un portique de marbre. Au centre du portique est un bassin entouré d'orangers. Au nord sous une arcade élevée sont des sofas qui forment le salon d'été. Au midi est le salon fermé pour l'hiver.

De là nous allons visiter la Porte romaine qui donnait à la ville une entrée monumentale. La Via recta était bordée de portiques, el­le est à présent étroite et malpropre, mais elle rappelle les grands souvenirs de St Paul.

8 mai. Nous nous joignons à une compagnie anglaise pour aller avec le kawas (1) du consulat d'Angleterre visiter la grande mo­squée. Un vaste portique la précède. L'intérieur est à trois nefs sé­parées par des colonnes corinthiennes, avec un transept et 46 une vaste coupole. C'est une église byzantine transformée par les conquérants. Nous montons sur l'un des minarets pour jouir de la vue. Damas s'étend à nos pieds comme un damier. Elle a des mina­rets nombreux dans le quartier musulman à l'ouest et çà et là des coupoles agglomérées sur les Nohans des bazars. Chaque maison a une cour avec un ou deux arbres: orangers, cyprès ou palmiers. On nous montre au nord-est l'habitation d'Abd-el-Kader. Plus loin à l'entrée des jardins une villa blanche est celle du Cheikk Mizaïl et de son épouse anglaise. Au nord on nous montra le tombeau de Saladin.

La ville est entourée de jardins qui s'étendent jusqu'au Liban et à l'Hermon à l'ouest et au nord et jusqu'au désert à l'est et au sud. Un vaste faubourg au nord est habité par des Kurdes à demi-sayva­ges. Les Arabes croient posséder dans cette mosquée la tête de St Jean-Baptiste, ils l'honorent dans un petit édicule à coupole. 47 Cette mosquée est sur l'emplacement d'un temple romain dont il reste des débris.

Près de là est le bazar des orfèvres. C'est un vaste atelier où des Levantins travaillent un à un et fabriquent des bijoux, des services de table et tout spécialement des filigranes d'une grande finesse.

9 mai. Le platane est l'arbre traditionnel de l'Orient. Il abrite toutes les fontaines. Il y en avait un vraiment gigantesque près de notre hôtel, il mesurait m. 12,50 de circonférence.

Les bords du Barada hors de la ville sont tout garnis de cafés. Ils sont établis sur la rive, dans les îlots, ou même suspendus sur pilo­tis. Le Turc nonchalant y trouve la fraîcheur et, couché sur sa natte, il fume là son narguilé (1).

C'est près de la porte appelée Bab-Kisan que St Paul se fit descen­dre du haut des murs dans une corbeille. A dix minutes de la porte un rocher à fleur de terre 48 marque le lieu où St Paul fut ren­versé de son cheval. Nous y avons relu avec émotion la belle page des Actes des Apôtres qui raconte ce miracle de la grâce divine. Que cet Orient est riche en souvenirs touchants!

Nous avons visité encore le château, les bazars et quelques riches maisons. Le château est un manoir féodal à sept tours avec cré­neaux et mâchicoulis. Il est bien placé sur le bord du Barada.

Les bazars ont un grand cachet. Ils sont couverts d'une toiture qui laisse passer sur ses bords le jour et l'air. C'est une série de pe­tits comptoirs riches en couleurs et d'un effet tout oriental.

Chaque rue ou galerie a sa spécialité: ici les vêtements, ailleurs l'orfèvrerie, les Cuivres, les parfums, les chaussures, les fruits, la ver­roterie, etc. Damas est le marché de toute la région et le com­merce y est très actif. Les bazars sont 49 coupés par quelques Khans ou caravansérails. Ce sont tout à la fois des hôtelleries, des en­trepôts, des bourses de commerce. Le Khan d'Assad Pacha est un monument arabe, le plus beau de Damas. Il offre un riche porti­que intérieur avec arcades en fer à cheval et neuf coupoles.

Une des spécialités de Damas, c'est le commerce des sucreries. Je n'ai jamais vu pareil étalage de friandises, de confitures, de glaces, de fruits confits, de mets sucres. C'est bien la ville des Mille et une nuits, la ville du célèbre marchand de gâteaux à la crème.

Damas a des intérieurs de maisons d'une grande richesse. Nous avons visité celle d'Abdallah-Bey, celle d'un riche Israélite et le con­sulat de France. Ce sont de vrais palais, la première surtout. Toutes ont salon d'hiver et divan d'été, quartier des hommes et gynécée. Les divans ont de riches lambris de marbres de couleurs 50 va­riées, ou de marbre blanc avec entailles dorées. Les plafonds à cais­sons sont décorés d'or et d'azur, les corniches sont à rayons de miel. Les plus belles habitations datent des XVIe et XVIIe siècles. Ces maisons dans leurs dispositions intérieures ont gardé une gran­de analogie avec les riches habitations romaines.

10 mai. Une diligence à six chevaux part à 5 heures du matin. Il faut remonter le Barada, puis franchir l'Anti-Liban, la Coelésyrie et le Liban. Les relais d'heure en heure sont tenus par des Français. Nous passons à Damas, puis à Madjdel (Mejdel) qui possède un temple romain analogue à ceux de Balbeck. Nous laissons sur la droite Zahléh, la grande bourgade de la plaine. Le Liban aride et nu sur ses pentes orientales est tout cultivé en terrasses à l'occident par les industrieux maronites.

11 mai. Il manque à Beyrout un port. Les jetées y sont à peine commencées. Les navires sont à l'ancre en face des côtes. Comme les villes 51 d'Orient, Beyrout a de loin un aspect pittoresque. Elle est étagée sur ses collines au pied du Liban qui est vert et gra­cieux et qui conduit le regard jusqu'au sommet neigeux du Sannin.

12 mai. 13 mai. Nous ne voulions pas quitter le Liban sans visiter la capitale de la montagne, Deir-el-Kamar, le séjour des anciens princes Maronites. Nous allons à cheval. Deux jeunes Français, MM. Renouard et Fromageot nous accompagnent. Par les allées sablon­neuses du bois de sapins nous gagnons la montagne. Nous nous éle­vons de terrasse en terrasse à travers les oliviers d'abord, puis les mûriers sous lesquels on cultive l'orge et le froment. Le sommet de la chaîne est couvert d'une forêt de pins ébranchés en parasols.

Parvenus au sommet, nous avons à franchir une vallée fraîche et boisée, habitée en partie par les Druses. Ceux-ci nous saluent, ils n'ont pas l'air bien farouches. 52

Au-delà de cette vallée sur les revers d'un autre chaînon est Deir-el-Kamar bien étagée sur le coteau et protégée du nord. La vil­le se relève à peine de ses ruines, comme le quartier chrétien de Damas. Les maisons qui ont été épargnées ont un bon aspect. C'est une renaissance de l'art arabe avec de gracieuses fenêtres géminées en fer à cheval. La vallée de Deir-el-Kamar a un climat privilégié. Elle est semée de frais villages qui descendent jusque vers la mer.

Sur un contrefort qui ferme la vallée s'élève le château des prin­ces du Liban. Le dernier Emir, l'émir Bechir a du le céder au nou­veau gouverneur Daoud Pacha.

Nous reçûmes l'hospitalité chez les Pères jésuites. Le P Badour nous accompagna chez l'Agha et chez le gouverneur de la ville. Nous fûmes surpris de voir ce pays si français de langue et de sym­pathie.

Le lendemain, le neveu de l'émir Bechir nous fit visiter le château 53 qui est tout rempli de souvenirs de sa famille. C'est un va­ste palais qui date de ce siècle et qui est admirablement situé. Il do­mine toute la vallée. Il vient d'être racheté à la veuve de l'émir Bechir. Daoud Pacha s'occupait de réorganiser l'administration et la petite armée chrétienne du Liban. Il allait faire construire une route jusqu'à Beyrout.

Ces populations du Liban sont bien intéressantes. Elles sont labo­rieuses, elles ont une foi vive et éclairée, un bon clergé. Les Maronites se regardent comme descendant en grande partie des croisés de St Louis. Ils ont conservé leur foi en luttant depuis des siècles contre l'Islamisme. Ils ont un séminaire très sérieux à Gazir, sous la direction des Pères Jésuites. Nous aurions visité volontiers ce bel établissement, mais le temps nous manque. Nous aperçûmes de loin ses belles constructions et ses terrasses.

Nous nous embarquions le 14 sur un 54 beau paquebot du Loyd (Lloyd) autrichien.

====Asie Mineure (suite) Chypre – Larnaca==== 15 mai. Nous nous sommes réveillés le matin dans la baie de Larnaca. Le port (la Marina) a un aspect riant. Le quartier chrétien à l'est a une vieille basilique du Xle siècle précédée d'un portique. La ville située plus haut, l'ancienne Cittium a une église franciscai­ne moderne. Chypre a un aspect tout occidental dans ses construc­tions. Les toitures de tuiles remplacent les terrasses orientales. Notre belle famille française de Lusignan a régné là pendant quatre siècles et l'île était presque toute catholique avant l'occupation ty­rannique des Turcs. Le consul nous fit un accueil fort sympathique.

16 mai. Nous atteignons Rhodes après vingt-huit heures de navi­gation depuis 55 Larnaca. Rhodes offre plus d'intérêt que Chypre. Les souvenirs de ses preux et chrétiens Chevaliers y sont bien vi­vants encore. La côte de Rhodes est fertile et riante, elle est toute semée de villas et de jardins. Nous stoppons devant le port des Chevaliers, qui est trop petit pour les vaisseaux modernes.

Le port a son enceinte de murailles crénelées. Au-delà, c'est la vieille ville, la ville des Chevaliers, à demi ruinée, mais encore maje­stueuse et saisissante. Ici est l'église St-Michel, plus loin est l'hôpital St Jean et la célèbre rue des Chevaliers. Cette rue est triste, déserte, presque inhabitée, mais telle que l'a laissée le Moyen Age et sans aucune reconstruction. Chaque hôtel porte son écusson de marbre encadré dans une moulure feuillagée. Tous les grands noms de France sont là représentés. L'écu des Bourbons y est plusieurs fois répété. En jetant un regard à travers les ais disjoints des portes, on ne voit plus que 56 tristesse et ruines dans ces demeures aristo­cratiques autrefois si vivantes et si animées. En haut de la rue un monceau de décombres tourmentées est tout ce qui reste de la bel­le église St Jean et du palais du grand maître. L'explosion de la pou­drière en 1856 avait respecté le clocher, il est tombé depuis. Les vaillants Chevaliers de St Jean se sont maintenus là pendant deux cents ans. Ils ont tenu Mahomet II en échec. Vaincus par Soliman II, ils ont relevé à Malte le rempart de la chrétienté. Ils n'ont perdu leur indépendance que par l'injuste agression de Bonaparte en 1798.

Au-delà des enceintes de la cité des Chevaliers se trouve la ville nouvelle des Grecs, Neo-Choris, dont l'aspect annonce l'aisance.

A l'ouest est le vieux port, le port de l'antique cité grecque, à l'entrée duquel s'élevait la statue colossale d'Apollon.

La ville est entourée de villas 57 élégantes et de gracieux jar­dins. C'est bien l'île des Roses et son nom est mérité.

17 mai. A 7 heures nous levons l'ancre pour ne plus nous arrêter jusqu'à Smyrne. Le bateau court entre des îles rocheuses et les cô­tes escarpées et sévères de l'Asie Mineure.

Vers midi nous doublons la longue presqu'île de la Doride. A son extrémité s'élevait la ville de Cnide dont un îlot rocheux abritait le port. Nous apercevons ses digues, quelques ruines et une belle tour. Cnide possédait la Vénus de Praxitèle.

La presqu'île tournée, nous naviguons dans le golfe Céramique et nous doublons l'île de Cos. Sa petite capitale est fraîche, riante et coquette. C'est comme une oasis qui fait contraste avec la sévérité des montagnes. C'est la patrie d'Hippocrate et d'Apelle.

Plus loin dans le golfe Céramique c'est Halicarnasse, patrie des deux historiens Hérodote et Denis. Un château franc occupe le lieu du 58 célèbre tombeau de Mausole.

Le soir nous franchissons le grand Bogaz entre les montagnes de Samos et l'île d'Icare. Nous étions passés là cinq mois auparavant.

18 mai. Nous descendons à Smyrne de bonne heure et nous par­tons de suite pour l'excursion d'Ephèse. Nous savions que nous n'y trouverions pas de ruines importantes, mais les souvenirs de St Jean, de la très sainte Vierge et de St Paul nous attiraient.

Nous prenons le chemin de fer qui va vers Aidin: un chemin de fer en Turquie en 1865, cela ne manquait pas d'originalité. Nous traversons le magnifique bosquet de cyprès qui ombrage la ville des morts, nous remontons le Mélèse, nous contournons le mont Pagus. Toute cette vallée du Mélèse est un magnifique jardin d'oran­gers, de figuiers et d'oliviers.

Plus loin nous entrons dans la vallée du Caystre et nous descen­dons à Ayasoulouk, l'Ephèse du Moyen Age. Un modeste village a succédé à 59 la ville ruinée. De nombreux piliers qui portaient un aqueduc colossal ne servent plus qu'à recevoir les nids des cigo­gnes. La ville et les cimetières ont des ruines de belles mosquées arabes qui rappellent le Caire.

Le Caystre descend vers la mer en formant de vastes marécages. Les ruines d'Ephèse s'étalent sur les pentes d'une colline isolée, le mont Prion. Nous trouvons les restes d'un stade, d'un théâtre, d'un bain. Une tour passe pour la prison de St Paul. Près du théâtre les ruines d'un temple corinthien. Au sommet du Prion quelques re­stes de l'acropole et sur le Coressus les ruines de la forteresse de Lysimaque. Le charme d'Ephèse ce sont ses souvenirs chrétiens, l'apostolat de St Jean et de St Paul, l'émeute soulevée par les païens contre St Paul, la charité de St Jean, son zèle, sa longue vieillesse, sa mort. Il n'y a plus de trace de son tombeau. Ce serait le seul des apôtres qui 60 ne verrait pas ses reliques glorifiées, si l'on n'ad­mettait pas, comme il est probable, que N.S. a pris au ciel le corps de son disciple bien-aimé, avec ceux de Marie et de St Joseph.

19-20 mai. Nous attendons deux jours le départ du steamer (1). La rade de Smyrne est comme un immense lac que de hautes mon­tagnes semblent enserrer de tous côtés. Les vastes ruines de la vieil­le citadelle gauloise couronnent le sommet du mont Pagus. Sur ses flancs s'étage la ville turque avec ses minarets, ses maisons de bois aux couleurs miroitantes et ses cimetières plantés de sombres cy­près. La ville chrétienne s'étend au nord. Elle a plusieurs clochers. Elle est plus étendue que la ville turque. Les chrétiens sont ici en nombre. Leurs maisons sont élégantes et annoncent la prospérité. Smyrne a deux journaux français. Malheureusement dans la population grecque le progrès moral n'est pas en rapport avec le progrès matériel. Les Grecs de la classe populaire allient leur 61 arrogance avec des habitudes d'ivrognerie, de blasphème et de rixes sanglantes. Les communautés catholiques ont eu leur gran­de part dans le développement de la civilisation à Smyrne. Cette Ionie aux côtes découpées, aux gracieuses montagnes, aux vallées fertiles a été autrefois un des foyers de la littérature, de la science et des arts. La Grèce était là autant qu'à Athènes. La vérité catholique est seule capable de relever cette population, elle le prouve pas ses résultats déjà obtenus à Smyrne.

21 mai. Nous étions le matin en face de Ténédos, île aride com­me Syra. Un blanc monastère la domine. Son port a un château féo­dal bien conservé. En face de Ténédos s'étend la plaine de Troade, dominée par la chaîne de l'Ida. Tout en courant sur les ondes nous reconnaissons la pointe d'Alexandria-Troas, l'embouchure du Scamandre, le tombeau d'Ilus. 62 Plus loin sont les rochers d'Hésione, témoins des exploits d'Hercule.

Après le Cap Sigée, ce sont les tombeaux de Festus et de Patrocle. Enfin nous revoyions l'Europe, notre grande patrie, après six mois d'éloignement, et nos cœurs éprouvaient une douce impres­sion à la vue de ce domaine des fils de Japhet, la race ardente et généreuse qui est en voie de conquérir le monde pour lui donner la foi avec la civilisation.

Nous débarquions le soir au château des Dardanelles où nous trouvions un petit hôtel fort habitable.

22-23 mai. Pendant ces deux jours la fièvre brisa mes forces. Mon compagnon parcourut en détail la Troade que je ne fis qu' aperce­voir. Il alla reconnaître le Simoïs et le Scamandre, et le plateau qui portait Troie, auprès du village de Bounar-Bachi. Des fouilles récen­tes ont mis à jour quelques assises cyclopéennes qui ont dû apparte­nir à la citadelle de Pergame. 63

J'étais vraiment très souffrant ces deux jours. J'eus recours à mon grand médecin, la très sainte Vierge et je suis persuadé que son intercession me guérit.

La Troade réveillait mes souvenirs classiques. Je relus avec mon compagnon quelques pages d'Homère. Ces exemples de valeur guerrière, d'amour de la patrie, de piété envers les dieux élèvent l'âme et la fortifient.

Mais comme ces souvenirs vont moins au cœur que ceux de Jérusalem et de la Terre Sainte! J'aime bien Homère, ses chefs-d'œuvre sont un don de Dieu. Mais j'aime mieux Moïse, Isaïe, David et les Evangélistes.

J'aime mieux le récit de la grande victoire du Sauveur sur le pé­ché, le démon et la mort, que celui des querelles imaginaires de Junon et de Vénus.

24 mai. Nous partions le soir sur un vaisseau turc. Les premières étaient organisées à l'européenne, la 64 cuisine était grecque. Nous passions bientôt entre Abidos et Sestos, là où Xerxès avait fait construire un pont. Nous arrivions à la nuit à Gallipoli. Un mis­sionnaire avait fait route avec nous jusque-là. Il venait de Macédoine où il n'avait trouvé qu'une petite communauté de 30 catholiques. Il allait desservir une chapelle nouvellement érigée à Gallipoli où les catholiques ne dépassent pas non plus ce faible nombre de trente sur 12.000 habitants. 65

25-31 mai. La nuit fut mauvaise, la mer houleuse et le vent vio­lent. Nous n'étions le matin qu'a l'île de Marmara. Bientôt nous dé­passions les îles des Princes et Constantinople nous apparaissait dans le lointain. C'était d'abord le château des sept tours, délabré, mais pittoresque, puis l'enceinte partout éventrée et au-dessus les maisons de bois aux couleurs variées, disposées en amphithéâtre et entremêlées aux verts cyprès et aux frais platanes.

A droite sur la rive apparaît l'ancienne Chalcédoine.

Nous approchons, le spectacle devint féerique. C'est Ste-Sophie et la mosquée d'Ahmed avec leurs assises blanches et rouges et leurs coupoles solennelles, c'est une forêt de minarets, c'est le Serai et ses jardins merveilleux où la nature s'étale 66 fraîche et luxu­riante; puis la Corne d'or et ses nombreux vaisseaux au repos ou en marche. Au-delà, c'est Galata étagée sur un cône élevé puis les fau­bourgs qui longent le Bosphore.

Sur la rive d'Asie, c'est Scutari qui ne le cède en rien à Constantinople ni en pittoresque ni en fraîcheur.

Rien en Europe n'est comparable à cet admirable spectacle.

Notre hôtel est situé au sommet de Péra. Dès le matin nous nous avançons sur le coteau occidental vers le «petit champ des morts» pour y goûter à notre loisir une de ces vues merveilleuses qui sont le charme de Constantinople. Auprès de nous est le cimetière semé de lames de marbre plantées en désordre, une foret de tombes et de cyprès.

Au-delà plusieurs collines successives portent autant de faubourgs où les maisons se pressent mêlant leurs ais brunis à la verdure des jardins. Plus loin c'est la Corne d'Or, ou plutôt la Corne d'azur, le golfe aux eaux 67 calmes, animées par des milliers de barques, de caïques, de vapeurs et de voiliers grands et petits, courant, se croisant et bordant les rives.

Au-delà enfin c'est Stamboul, la grande ville, dominée par quatre ou cinq grandes mosquées blanches toutes boursouflées de coupo­les.

A 10 heures nous descendions les rives commerçantes de Péra. Au bas, à Top-hané, près d'une esplanade garnie de canons, le Sultan a un kiosque assez bourgeois. Nous prenons un caïque, sorte de bar­que longue, étroite, élégamment sculptée, moins commode et moins sûre que la gondole. Des rameurs élégants, vêtus d'une culot­te blanche et d'u ne veste de soie la conduisent. Nous longeons la rive jusqu'à DolmaBagtché. Nous passons devant la longue villa de Mahmoud Pacha, frère du Sultan et devant le palais qui est immen­se, bien tenu, bâti dans le goût italien avec plusieurs portes triomphales et de vastes jardins. Il est dominé par 68 des casernes et par les beaux cyprès du grand champ des morts.

Là le Bosphore est semblable au plus beau des lacs. Ses rives élevées portent de nombreuses villas et de frais bosquets.

Nous allâmes débarquer à Scutari ou l'on se préparait à recevoir le Sultan à la mosquée pour la prière publique. C'était vendredi. Des troupes faisaient la haie depuis le port jusqu'à la mosquée. Le peuple attendait en foule. Trois magnifiques chevaux blancs aux al­lures fringantes étaient préparés. La garde d'honneur du Sultan était là. C'est un groupe choisi des plus beaux hommes et des plus charmants costumes de l'empire: Perses, Grecs, Bachi-Bouzouks, Arabes du désert, etc. Les uns ont la blanche fustanelle avec la veste rouge richement brodée; d'autres ont un turban de rouleaux rou­ges et or et un manteau rouge fièrement rejeté en arrière; les Arabes ont le burnous blanc et la longue carabine. 69 C'est cent fois plus varie et plus brillant que nos Cent-gardes tout dorés. Bientôt le Grand Vizir arriva dans un caïque peint en jaune, puis deux caïques amenèrent des officiers; enfin ce fut le grand caïque blanc qui portait le Sultan, il était conduit par vingt-quatre ra­meurs. Ses bords sont sculptés et dorés, il est couvert par un dais orné de tentures de soie bleue et blanche. Le Sultan descendit, alla droit à son cheval, le monta et se dirigea vers la mosquée. Tous les navires du Bosphore étaient pavoisés et tiraient le canon.

Le Sultan se rend ainsi chaque vendredi à la prière tantôt dans une mosquée et tantôt dans une autre. C'est un beau spectacle que celui d'un souverain et d'un peuple qui prient! Pourquoi faut-il que notre pauvre France soit tombée dans l'athéisme social!

Sans attendre le retour du Sultan nous partîmes en caïque pour les Eaux douces d'Europe, où il devait se rendre aussi. Tout le pa­norama 70 de la ville passa devant nos yeux: le quartier moderne de Péra, Stamboul et ses pittoresques maisons de bois, le Phanar où les habitations des Grecs ont un air d'aisance et de noblesse, et à l'extrémité de la ville les masures des juifs. - Au fond de la Corne d'Or commence la vallée du Barbysés, qui est le rendez-vous des promeneurs.

C'est un frais vallon planté de beaux arbres. Le Sultan vint s'y re­poser dans son kiosque. La route est animée par des cavaliers et bon nombre de carrosses peints et dores. Des arabas, sorte de cha­riots traînés par des boeufs promènent les populations des harems. Des groupes de femmes se reposent au pied des arbres. Elles sont toutes voilées et vêtues de soie unie de couleurs variées.

Il y a quelques cafés et marchands ambulants, cependant la plu­part des promeneurs apportent leurs tapis et leurs provisions.

Au fond de la vallée une villa impériale a de beaux jardins 71 bien tenus et bien arrosés. Elle nous rappelle les jardins de Salomon.

Nous rentrâmes en ville en passant par le site bien nommé de Bellevue au sommet du grand champ des morts.

Les bazars de Constantinople sont infiniment supérieurs à tous ceux que nous avions vus jusqu'alors en Orient. Ils sont plus pro­prement tenus et surtout beaucoup mieux fournis. L'éclat des cou­leurs y est incomparable. Une industrie ordinairement plus mode­ste, celle des chaussures, éblouit ici par la richesse des broderies et la diversité des couleurs. Les bazars des tapis sont merveilleux. Les Persans qui les tiennent sont coiffés d'une mitre noire. Ils ont la fi­gure douce, fine et rêveuse. Le bazar des parfums ne néglige pas non plus la couleur. Les orientaux excellent dans l'art de l'étalage. Cette visite des bazars est une des promenades les plus agréables de Constantinople.

Nous avons voulu faire une fois le tour des murs. Ce fut d'abord 72 de la pointe de Seraï à celle des Sept tours. L'ancien mur d'enceinte fait et refait à plusieurs époques est aujourd'hui fort dé­labré. Il est dominé par Ste-Sophie et la nouvelle Université, puis par la mosquée d'Ahmed qui est fière de ses six minarets. On re­trouve plus loin un petit port grec, le port de Théodose. Nous de­scendîmes au pied d'une tour grecque bien conservée pour suivre à pied l'enceinte occidentale. De ce côté une triple enceinte étage sur les pentes d'une colline est pittoresquement garnie de lierres et de ronces. Nous passâmes devant la Porte dorée et nous pûmes visi­ter le château des Sept tours dont le donjon a souvent renfermé les ambassadeurs de l'Occident. Plus loin est un couvent grec (Balouklou) lieu de pèlerinage qui a sa légende. A l'époque de la prise de Constantinople, les moines, dit-on, avaient une confiance présomp­tueuse dans leurs prières. L'un d'eux disait: ces 73 poissons qui cuisent dans la poêle revivraient plutôt que la ville ne serait prise. Les poissons, dit la légende, sautèrent à l'eau et vécurent et leurs descendants sont blancs d'un côté et gris de l'autre. Je ne sais pas ce que vaut historiquement la légende, mais je fus édifié de voir les Grecs très dévots à La Sainte Vierge.

Au-delà du monastère est la porte où périt la dernier Constantin. Plus loin est la vallée profonde du Lycus, puis le quar­tier juif avec une construction byzantine qui appartenait au palais de l'Hebdomon de Constantin. Dans ce quartier la foule promenait en triomphe un pèlerin revenu de La Mecque. On chantait et on brû­lait des parfums. La mosquée sainte d'Eyoub n'a de remarquable que les beaux platanes qui l'entourent. De ce côté il y a une avenue de riches tombeaux qui rappellent la Voie Appienne. Chaque mau­solée a une salle richement meublée 74 de tapis, tentures, lustres et fleurs. Ces salles contiennent les sarcophages. Cette avenue a vraiment un aspect imposant. C'est par là que les sultans se rendent à la mosquée d'Eyoub pour leur couronnement. Nous rentrâmes en barque par la Corne d'Or, en passant devant le palais de l'ami­rauté où stationnait un beau vaisseau amiral de forme ancienne à trois rangs de canons.

29 mai. Nous avons interrompu notre visite de Constantinople pour faire nos adieux à l'Asie par une promenade à Scutari. La ville est étagée en amphithéâtre. Ses maisons sont en bois, elles sont élé­gantes et proprement peintes. Elles jouissent généralement d'une vue admirable sur la Corne d'Or et le Bosphore. On dirait une ville de Norvège transportée sous le ciel de l'Orient.

Scutari a comme la capitale ses blanches mosquées et ses cimetiè­res ombragés de cyprès. Elle a ses carrosses bariolés et dorés qui vont de la ville aux villas environnantes. Celles-ci sont de 75 gracieuses constructions en bois avec balcons. Le Sultan a sa villa à Beyberbey et son jeune fils, âgé de 8 ans, a aussi un kiosque élégant à Boulgourlou. Ces maisons de campagne sont disposées sur les bords d'une avenue de superbes platanes.

L'ascension du Boulgourlou mérite la peine qu'elle coûte, on y jouit d'une vue féerique. L'oeil suit le Bosphore jusqu'à Buyuk­-Déré. Rien n'est comparable à cette longue bande d'azur si admira­blement encadrée, qui court entre les villas et les bosquets d'arbres et va se perdre derrière la montagne des Géants. Du côté de la mer de Marmara, les îles des Princes, couvertes de villas, surgissent des eaux à l'entrée du golfe de Nicomédie et derrière elles se dressent les neiges de l'Olympe de Bithynie. Vers l'ouest la mer se confond avec le ciel à l'horizon. Derrière nous nous avions une vallée profonde admirablement cultivée.

De là nous descendîmes lentement 76 vers Chalcédoine. On l'ap­pelle aujourd'hui Kadi-Keui. C'est un lieu charmant où se con­struisent un grand nombre de maisons coquettes. Les latins y ont une grande église. Nous visitâmes une communauté de pieuses reli­gieuses. On nous indiqua comme le lieu du concile l'église grecque de Ste-Euphémie. C'est donc là que fut condamné Eutychès. Le souvenir de ces grandes assemblées impressionne encore après de longs siècles.

Le soir à 5 heures nous prîmes une barque pour retourner à Péra et le vent contraire nous retint deux heures en mer.

Le 30 nous allions avec un firman (1) visiter le Serai et les mo­squées. Un caïque nous transporta de Galata au Serai. Là nous pénétrons dans l'enceinte, nous traversons les potagers impériaux et nous montons sur une esplanade où se dresse la colonne de Théodose, monolithe grêle et dont la base et le chapiteau sont as­sez grossiers. Le piédestal porte une 77 inscription qui rappelle la défaite des Goths. De là nous pénétrons dans le palais propre­ment dit par des jardins soignés et fleuris. Le pavillon moderne d'Abdul-Medjid a de riches salons ornés de tapis de France, de ten­tures de soie, de meubles en laque et en ébène. Mais le charme de ce pavillon est dans les vues dont on jouit. Le panorama comprend les hauteurs de Péra, les palais, le Bosphore, Scutari et Chalcedoine au nord et à l'est, puis au sud la mer, les îles et la cime de l'Olympe. - On ne nous ouvre pas la mosquée du palais. - Un autre pavillon est décoré de faïences bleues à dessins. Sa voûte est rouge et or. Ses boiseries sont incrustées de nacre. Une salle contient une collection curieuse de fusils de remparts. Nous visitons ensuite un portique de marbre, puis la bibliothèque, pavillon garni de manuscrits turcs; puis la salle du trône dont le divan est abrité par un dais porté par des colonnettes de bronze incrustées de turquoises; à côté est une 78 cheminée en cuivre ouvragé, incrusté de nielles. Nous sor­tons par la place des Janissaires. Le magnifique plateau qui l'abrite n'a pas moins de douze brasses de tour. Au fond de cette place est l'église Ste-Irène. Près de ses murs se trouvent plusieurs beaux sar­cophages byzantins en porphyre et en marbre. Sa coupole repose sur quatre grands arcs. Elle a une abside ogivale à l'est. La nef a des galeries pour les femmes. L'abside a encore une croix et une in­scription grecque. Cette ancienne église est aujourd'hui un musée d'armures et de costumes militaires. On y a représenté les Janissaires et les anciens officiers de la cour. Les uns ont sur la tête des éventails de plumes, d'autres des cornes rouges ou dorées. Les pages ont des toques d'or. Le chef pâtissier a une robe couverte d'ornements dorés et relevée par deux domestiques. Les lettrés ont des robes grises. Les hommes de guerre ont un arsenal à la ceintu­re.

Près de Ste-Irène est un musée peu remarquable d'antiquités grecques et 79 romaines.- La fontaine d'Ahmed est un joli spécimen des fontaines turques toutes revêtues de marbres ciselés.

Tout près est Sainte-Sophie.

Il est impossible de juger l'extérieur de ce bel édifice tant il est entouré de constructions parasites. On aperçoit seulement sa cou­pole et la partie supérieure des absides. La belle cour entourée de colonnades qui précédait l'église est envahie par des bicoques. Le narthex intérieur a conservé ses belles proportions. Ses voûtes d'arête sont ornées de mosaïques dorées. Il donne entrée dans l'église par neufs portes rectangulaires. L'aspect intérieur de l'église est saisissant. Dès l'entrée le regard embrasse tout l'édifice. La coupole s'élève sur pendentifs, mais sans tambour; la courbe en est gracieuse. 44 fenêtres l'éclairent. Elle est contrebutée par deux de­mi-coupoles à l'est et à l'ouest. L'église est tapissée de lambris de marbres variés. Les chapiteaux forment une sorte de corbeille com­posite avec un monogramme 80 sur chaque face. Jadis toutes les voûtes étincelaient de mosaïques mais les musulmans les ont détrui­tes. C'est bien un magnifique édifice. La basilique de St-Marc peut seule en donner quelque idée en Occident.

La petite Ste-Sophie rappelle dans son plan et ses détails l'église St Vital de Ravenne. C'est un octogone dont la coupole repose sur huit piliers séparés par quatre exèdres alternant avec quatre espa­ces rectangulaires.

La mosquée d'Ahmed est une imitation lointaine de Ste-Sophie. Elle a une coupole centrale contrebutée par quatre demi-coupoles. Chaque angle de l'édifice a encore une petite coupole. C'est un temple carré, sans bas-côtés ni galeries.

Devant cette mosquée s'étend l'ancien hippodrome. Un obéli­sque rappelle Théodose: les sculptures du piédestal représentent l'Empereur, sa famille et sa cour. Là aussi est 81 la colonne dite Serpentine, formée de trois serpents de bronze enroulés sur une hauteur de 5 m. La tradition en fait le piédestal de l'oracle de Delphes. Plus loin est une pyramide élevée qui a été autrefois revê­tue de bronze. A l'ouest de l'hippodrome est la célèbre citerne des Mille et une colonnes. Elle a 14 colonnes sur 16. Son aspect inté­rieur est grandiose. Non loin est une colonne de porphyre dont chaque assise porte une couronne de lauriers en relief.

Le tombeau de Mahmoud II est d'une richesse toute orientale. C'est un édifice à coupole plaqué à l'extérieur de marbre pentéli­que. A l'intérieur la salle funèbre est précédée de plusieurs divans ou salons à fumer. Le sarcophage du sultan et ceux de sa famille sont recouverts de velours noir brodé d'or et d'argent. Autour sont des pupitres incrustés de nacre, des cassettes d'argent sur des consoles contiennent des manuscrits du Coran. 82 Une grille d'ar­gent protège les sarcophages. Des lustres de cristal sont suspendus à la voûte.

Nous visitâmes encore les mosquées de Nouri-Osmanich, de Bajazet et de Soliman. Les deux premières ont des portiques arabes dans le goût du Caire. Celle de Soliman est une des plus importan­tes. Elle est située sur une esplanade dont les terrasses ont une vue magnifique sur la Corne d'Or. Elle reproduit le plan de Ste-Sophie. En rentrant nous passâmes par la Sublime-Porte: c'est un pylône modeste, plaqué de marbre, qui donne entrée à la cour du ministè­re des Affaires étrangères.

Le 31 nous visitâmes un bain turc. C'est le système des bains ro­mains et byzantins que les Turcs ont conservé. On y retrouve le te­pidarium, le calidarium, les massages, les lits de repos et des raffine­ments qui expliquent très bien pourquoi le christianisme a rompu avec ces coutumes trop voluptueuses. 83

Telle est cette ville qui est si merveilleusement située et qui a passé par des phases si diverses. Elle peut être fière de St Jean Chrysostome, de Constantin, de Théodose, de Justinien qui lui a donné Ste-Sophie. Mais elle a été déshonorée par Photius, par le Basempire et par la domination musulmane. Elle a gardé peu de re­stes de son ancienne richesse qui a, dit-on, surpassé celle de Rome.

Capitale du Mahométisme elle est fière de ses 240 mosquées. Mais combien elle est inférieure à La Rome chrétienne pour l'art, les études, les monuments, les bibliothèques, les œuvres de charité et d'éducation! Leur comparaison suffirait à convaincre de la supério­rité du christianisme tous les observateurs de bonne foi.

Péra a plusieurs églises et œuvres catholiques. Malheureusement les occidentaux n'y donnent pas toujours l'exemple d'une vraie vie chrétienne. 84

ler juin. - Vers deux heures de l'après-midi nous nous rendîmes à bord de l'Adria, après avoir constaté une fois de plus la vénalité de la douane turque.

Un joyeux soleil nous permet de jouir encore une dernière fois du merveilleux aspect de Constantinople.

Rien ne peut donner l'idée de la magnificence du Bosphore, sur lequel nous glissons avec rapidité. Il n'y a pas de fleuve qui lui soit comparable. Ses belles eaux, sur une largueur de 1.200 mètres en moyenne coulent entre des rives élevées, richement boisées, dont la base offre une suite d'habitations variées qui se mirent dans les eaux bleues du canal. La voluptueuse nonchalance des orientaux a recherché ces sites pleins de fraîcheur et d'ombre mais elle n'a pas su tracer de routes, ni aménager les forêts. Quelques vallées latérales amènent au canal de gracieux cours d'eau. Un de ces vallons porte le nom de Eaux douces d'Asie. On y voit un kiosque impérial.

En face est le vieux château bâti 85 par Mahomet II. Son aspect rappelle les sites du Rhin féodal. Le canal est sinueux et forme des golfes successifs. Le plus majestueux est celui de Buyuk-Déré. On y voit un port de ce nom et celui de Thérapia. L'ambassade de France a là un palais dominé par un parc splendide.

On aperçoit plus loin le célèbre platane de Godefroi de Bouillon et les ruines d'un aqueduc. En face est le mont du Géant tout boisé et couronné par un monastère musulman. - Nos Croisés francs ont bien souffert là en luttant contre la fatigue et l'épidémie et contre l'astuce des Grecs. - Nous entrons ensuite dans la mer Noire et nous côtoyons les îles Cyanées…

2 juin. - La nuit avait été calme et nous longions d'assez près la côte qui était déboisée et monotone. Nous passâmes devant les rui­nes de Tomé où le poète Ovide termina sa vie dans l'exil. La mer devint houleuse. Pendant la nuit nous 86 avions dépassé Varna où beaucoup de nos soldats périrent dans les ambulances pendant la guerre de Crimée. L'après-midi nous débarquions à Kustendjé (Constanta), l'antique Constantiana. Des barques conduites par des Tartares vinrent à notre rencontre. Les agents de la douane fondi­rent sur nous comme des oiseaux de proie, ils furent aussi insolents qu'exigeants. Nous trouvions là un tronçon de chemin de fer pour traverser les marais de la Dobrutska et gagner le Danube.

Le vallon que nous suivions est, paraît-il, l'ancien lit du fleuve. On n'y rencontre que quelques villages tartares et des débris du mur de Trajan. Le soir à Czernavoda sur le Danube nous prîmes sans retard le bateau sur lequel nous allions vivre pendant trois jours.

3 juin. - Nous avons marché toute la nuit et dépassé Silistrie pen­dant notre sommeil. Le Danube est partout d'une grande largeur.

Nous abordons à Giurgevo, sur la 87 rive Valaque. C'est une ville animée entourée de belles promenades. Il y a un curieux con­traste entre les tours et les clochers d'églises de la rive valaque et les minarets de la rive turque. Nous nous arrêtons le soir quelques in­stants devant Nicopolis qui rappelle une victoire de Trajan mais aus­si celle de Bajazet sur la noblesse française en 1376.

Le 4 nous nous réveillons en face de Widin, grande ville turque aux nombreux minarets, derrière laquelle au loin se développent les monts Balkans aux sommets neigeux.

Nous dépassons les ruines du pont de Trajan et nous approchons des célèbres Portes de Fer, qu'il faut franchir sur un bateau de fai­ble tirant. C'est un paysage bien inférieur à ceux des Alpes et des Pyrénées. Cependant les rives du Danube à cet endroit sont élevées et boisées et les remous du fleuve indiquent les écueils cachés sous les eaux. L'eau bouillonne 88 sur une longueur de deux kilomètres.

Après les rapides nous arrivons à Ostrova (Orsowa), ville gracieu­se, bâtie dans une île, à l'entrée d'une vallée pittoresque qui sépare la Hongrie de la Valachie. Nous nous arrêtons quelques heures à l'Ostrova (Orsowa) de Hongrie. La population fêtait la Pentecôte.

Le 5 nous quittions la rive dès le matin. Le Danube devenait plus étroit et les rives plus élevées, le paysage prenait un aspect plus grandiose. Sur la rive droite le regard peut suivre encore la voie ro­maine taillée dans les rochers ou portée sur des encorbellements. Une inscription latine rappelle ce grand ouvrage qui fait honneur aux Romains.

Nous passons les secondes Portes de Fer, moins pittoresques que les premières et nous atteignons à Basiasch la tête de ligne des che­mins de fer hongrois. Le train nous emporte rapidement à travers les plaines 89 de la Hongrie. De nombreux Anglais voyageaient avec nous, conduits par un Cicérone genevois. C'était pour eux un voyage de genre, ils ne paraissaient pas bien artistes. Un jeune Juif de Pesth, aimable et instruit rapportait un sac de terre de Jérusalem, pour en remplir des sachets que les juifs mettent sous le chevet de leurs morts dans leurs sépultures.

6 juin. - Le matin nous arrivions à Pesth. Toute la ville était en émoi: on attendait l'Empereur. Il arrive à 8 h. Il est conduit en voi­ture à six chevaux de la gare à son château de Bude. La foule se presse pour le voir. Il a un costume de colonel hongrois. - Nous visi­tons Pesth, c'est une splendide ville moderne, aux rues larges, aux maisons somptueuses.

L'Université bâtie sur le bord du fleuve est dans le goût de la Renaissance. Nous parcourons le musée. Deux peintures seulement nous paraissent mériter un souvenir: une crucifixion 90 d'Hemling et un Christ mort et soutenu par des anges et attribué au Corrège. Ce sont les deux perles du musée. Il renferme aussi une collection d'objets d'art et d'antiquités. Nous remarquons une épée des Croisades avec un Christ en ronde bosse à la poignée et une épée du Duc de Guise, chef-d'œuvre de délicatesse dans ses re­liefs.

Pesth a une synagogue vaste et riche dans le style roman. Un magnifique pont de chaînes de fer unit les deux rives. Bude offre un charmant coup d'oeil. Elle est étagée sur sa colline et couronnée par le château royal, modeste résidence peinte en jaune avec ses contrevents verts, comme une habitation de campagne.

La citadelle de Blacksberg offre une vue splendide sur les deux villes, le fleuve, la plaine fertile de la rive gauche et les collines cou­vertes de vignes qui encadrent la ville de Bude.

Le soir il y avait illumination générale et feu d'artifice. 91

7 juin. - Nous gagnons Vienne par le chemin de fer. La voie suit le Danube. Après une plaine monotone nous longeons de hautes col­lines couvertes de vignes et au pied desquelles s'épanouissent de frais villages. Nous apercevons sur la rive droite les ruines pittore­sques du château de Wisegrad, qui rappelle le nom glorieux de Mathias Corvin. Le paysage est plein de fraîcheur jusqu'à Gran dont la cathédrale moderne rappelle notre Panthéon. Nous traver­sons Presbourg, la cité du couronnement, étendue au bord du fleu­ve et dominée par les murs à jour de son château royal, vaste palais du XVIIIe siècle, dévoré par un incendie. Nous passons ensuite à travers l'immense plaine de Wagram. Nous franchissons deux bras du fleuve et nous descendons à la gare du nord d'où nous étions partis vingt mois auparavant pour la Moravie. Nous logeions à la Stadt Franckfurt. 92

8-9 juin. - Nous revoyons Vienne avec plaisir. La ville se développe rapidement. On y construit avec goût. Nous visitons la galerie Czernin. C'est un petit musée choisi et complet. On y trouve un pe­tit groupe de toiles de chaque école. Pour la France: Lebrun, Callot, Claude Lorrain. Pour l'Espagne: Murillo. Pour les Pays-Bas: Rembrandt, Dow, Ostade, Van Eyck, Ruysdael, Huysum, de Hem. Pour l'Italie: Jules Romain, fra Bartolomeo, Prematice, Guerchin, Carrache, Luini, Sassoferrato.

L'hôtel Czernin rappelle les riches habitations de Francfort du XVIe siècle, avec leurs toitures aiguës à trois rangs de lucarnes.

Le 9 nous avons visite à la Hofburg le cabinet des monnaies et des antiques. Il offre un grand intérêt. Il y a de nombreux vases grecs ou étrusques. L'un d'eux présente une scène d'une tragédie perdue d'Euripide. La reine Mérope de Messène se hâte, armée de la double hache vers la demeure d'un seigneur étranger qu'elle re­garde comme le meurtrier 93 de son fils, qu'elle croyait mort. Les serviteurs de la maison de leur côté ont reconnu dans l'étran­ger même le fils de la Reine qui est revenu et cherchent à la détour­ner du meurtre.

J'ai remarqué le plus grand médaillon connu de l'époque de Léopold ler, 1677, frappé par Wenceslas, chevalier de Reinburg qui le fit avec de l'or obtenu par l'alchimie. Il vaut 2.055 ducats. Il re­présente l'arbre généalogique de la maison impériale depuis Pharamond roi des Francs, jusqu'à Léopold ler. - Une table de bronze trouvée en Calabre contient le célèbre édit consulaire de 186 av.J. C. sur l'interdiction des Bacchanales. Ces fêtes étaient de­venues si immorales qu'il fallut pour y mettre ordre condamner à mort ceux qui y prenaient part. A la suite de cet arrêté 6 à 8.000 hommes furent exécutes.

La collection de camées est une des plus riches de l'Europe. J'ai remarqué un buste de Tibère, en Chalcédoine. Un grand camée en onyx: l'aigle 94 romaine avec palmes et couronnes. La Gemma Augustea, appelée aussi l'apothéose ou le triomphe pannonique d'Auguste, le plus grand et le plus beau camée de la collection. Le sujet est divisé en deux bandes. Dans la bande supérieure: Auguste en Jupiter avec le sceptre et l'aigle, le lituus dans la main droite et au-dessus de lui le signe du Capricorne sous lequel il était né. Auprès de lui la déesse Rome en Junon. A droite un char de triomphe duquel descend Tibère, vainqueur en Pannonie pour sa­luer Auguste son beau-père. Près de Tibère est son fils adoptif Germanicus, honoré du petit triomphe, qui se faisait à pied. Le camée fut trouvé en Palestine. Les Templiers le rapportèrent en Europe. L'empereur Rodolphe II l'acheta 12.000 ducats. - Une cou­pe en agnathe de travail byzantin a 28 pouces de large. C'est la plus grande pierre précieuse connue. Elle fut apportée en Europe par les Croisés en 1204 et fit partie de la corbeille de noces de Marie de Bourgogne. 95 Dans la même salle est la célèbre salière de Benvenuto Cellini, faite pour François ler en 1543; pièce de table re­présentant Neptune et Cybèle qui offrent les dons de la mer et ceux de la terre. Derrière Cybèle est un arc de triomphe chargé d'épices, et derrière Neptune un vaisseau forme salière. Sur la base sont les figures des vents et des jours d'après Michel-Ange. Cette sa­lière est passée des mains de Charles IX dans la collection d'Ambras.

Nous avons revu dans la soirée le musée du Belvédère.

10 juin. - Nous quittions Vienne à regret comme la première fois. La route nous était connue et cependant nous ne pouvions nous lasser d'admirer les frais paysages qui se déroulaient sous nos re­gards. C'est un parc continu, une succession de bouquets d'arbres semés sur des vastes pelouses. D'imposants monastères dominent les collines, notamment celui des Bénédictins de Moelk (Melk). En approchant de 96 Salzbourg le paysage devient plus grandiose grâce aux montagnes qui en forment le fond.

Salzbourg est dans une admirable situation. D'un coté le Capucinenberg, boisé et sauvage, de l'autre la longue croupe de Schlossberg et son pittoresque château. Entre les deux un beau fleuve et une ville gracieuse bâtie à l'italienne. Enfin du côté du Tyrol les sommets neigeux des Alpes.

Le soir je fis mes adieux à mon compagnon de voyage (1)qui pre­nait l'express pour la France et le lendemain je me dirigeais rapide­ment vers Rome.

1425 juin. - Ce premier séjour à Rome ne fut pas bien long: dix jours seulement! Mais il m'a laissé de profonds souvenirs et j'y ai obtenu de grandes grâces. Je fus ébloui par les grands sanctuaires: St-Pierre, St-Paul, Ste-Marie-Majeure, St Jean-de-Latran. C'était la Jérusalem nouvelle toute vivante et resplendissante. C'est la ré­surrection tandis que l'ancienne 97 Jérusalem est restée plongée dans les tristesses de la Passion et de la mort du Sauveur.

J'ai été pendant ce court séjour bien favorisé par la Providence. Mgr Dupanloup m'avait envoyé de bonnes lettres de recommanda­tion. Je fus admis partout. J'ai vu Mgr de Mérode, Mgr Mercurelli, le prince Borghèse, Mr. d'Hulst, le P. de Villefort.

Mgr de Mérode me rappelait les évêques du temps de la Chevalerie et des Croisades. C'était bien le digne ministre d'offi­ciers comme Lamoriciere, Pimodan et Charette.

Mgr Mercurelli était le secrétaire des Lettres latines du Pape, pré­lat pieux et bon, mais ennemi acharné du libéralisme et du gallica­nisme.

Le prince Borghèse était le grand seigneur profondément aristo­cratique. C'était une faveur d'avoir une audience de son Altesse. Il me parla de la carrière ecclésiastique et laissa percer le regret qu'il y eut peu de carrières ouvertes aux fils de famille dans les Etats pon­tificaux. 98

M. d'Hulst était étudiant de théologie. Il habitait place de l'Ara Coeli. Il me donna bien des renseignements utiles et me con­seilla fort de faire mes études au Collège romain.

Le P de Villefort était assistant du Général des Jésuites Je le vis deux fois. C'était un saint. Comme il était humble et charitable! Peu d'hommes m'ont laissé un souvenir aussi touchant et surnatu­rel.

Mais la meilleure de mes joies fut de voir Pie IX, la bonté unie à la sainteté. Je le vis en audience particulière, grâce à une lettre de l'Evêque d'Orléans(1). C'était le soir vers six heures. On me condui­sit par le long couloir extérieur construit en encorbellement pour relier ses appartements. Je lui parlai de mon pèlerinage aux Lieux Saints, de ma vocation, de mon indécision sur le lieu de mes étu­des. Il me conseilla le Séminaire français de Rome. Sa décision était conforme à mes attraits. Il me semble que cette première bénédic­tion de Pie IX m'a procuré de grandes grâces.

J'étais désormais dans la paix. Je 99 fis la connaissance du P Freyd au Séminaire français. C'était un homme de Dieu, un saint, comme disait Pie IX. Je m'attachai à lui dès ce moment.

J'assistai à quelques cours du Collège romain. Je compris que cet­te grande doctrine me charmerait. Il me sembla que j'étais déjà de la maison.

Le 21 j'assistai aux fêtes de St Louis de Gonzague: messe, commu­nion générale, panégyrique. J'aimais ce cher Saint depuis longtem­ps. Je l'invoquais depuis mon berceau. Que de grâces je lui dois!

J'avais terminé à Rome ce que j'y voulais faire. Ma vocation était arrêtée, c'était le couronnement de mon voyage. Je revins me jeter dans les bras de ma mère. Quelle joie nous eûmes tous deux! Elle surtout, elle avait eu tant de craintes, tant d'angoisses! Elle s'était demandé si souvent si elle me reverrait. Pour moi j'avais bravé tous les dangers d'un long voyage avec l'insouciance de mes vingt ans. J'avais échappé à bien des périls. Il est vrai que j'avais une confian­ce vraiment 100 filiale en Marie et je reste convaincu que plu­sieurs fois dans ce voyage elle m'a sauvé miraculeusement.

Je pris trois mois de bonnes vacances. Il fallut raconter souvent mon voyage. Mes récits sur la Palestine impressionnèrent beaucoup mon père et préparèrent son retour à Dieu.

M. Vitet aimait à entendre parler de l'Orient et surtout de la Grèce. Il m'invita plusieurs fois pendant ces vacances. J'eus le plai­sir de rencontrer chez lui un orientaliste distingué, François Lenormant. J'admirais la délicatesse de goût de M. Vitet et la di­stinction de ses manières. Il me représentait bien l'idéal de l'acadé­micien français. Il aimait les lettres, les arts, la musique, les jardins. Sa soeur, Mme Aubry faisait de la peinture. Ludovic Aubry s'essayait à écrire dans les revues littéraires. La comtesse Duchâtel était une amie de la maison.

Je ne cachais pas mes projets à M. Vitet. Il n'essaya pas de m'en détourner. Mais j'eus pendant ces vacances avec 101 mes pa­rents des scènes bien pénibles. Mon père souffrait cruellement de ma décision. Il n'y comprenait rien. Tous ses châteaux en Espagne s'écroulaient. Mes grandes facilités lui avaient donne de l'orgueil. II rêvait pour moi une carrière honorable selon le monde. Longtemps il avait désiré pour moi l'école polytechnique. Maintenant que j'avais fait le droit, il me destinait à la diplomatie ou à la magistrature

Ma mère sur laquelle j'avais compté tout à fait pour m'aider m'abandonna complètement. Elle était pieuse, elle me voulait pieux, mais le sacerdoce l'effrayait. Il lui semblait que je ne serais plus de la famille, que j'étais perdu pour elle.

Il me fallut endurcir mon cœur pour résister à tous les assauts que j'eus à subir. Je fus parfois dur pour mes parents. Il le fallait. Je leur dis que j'étais majeur et que j'entendais être libre. Il fut conve­nu qu'on me laisserait partir, mais les scènes de larmes se renou­velèrent souvent. 102

APPENDICE I

Le texte que nous publions ici est extrait du manuscrit «Voyage d'Orient» où Léon Dehon a recopié les notes de voyage prises par lui et par L. Palustre. (Sous les sigles L.D. et L.P). Cahier IV, pp. 119-124 (Arch. D., B 13/2 d).

L.D. La nature de la Grèce n'est plus ce qu'elle dut être autrefois: depuis deux mille ans, les Grecs brûlent leur bois et n'en plantent jamais. De ce déboisement excessif résulte un changement d'aspect et de climat et des inondations fréquentes et terribles. Cependant la Grèce n'est ni aussi aride, ni aussi nue que l'ont dit la plupart des voyageurs. Elle n'est ainsi que sur les côtes et l'intérieur a encore de frais vallons et de belles forets. Signalons une foret de chênes au Magne, d'Androusa à Navarin et une autre d'Olympie à Tripotamo; la vallée de l'Alphée, bois de pins; le revers du Parnasse couvert de sapis; la vallée du Boagrius, ombragée de platanes. La culture très répandue de l'olivier donne aussi au pays un aspect riant, mais ces pauvres arbres sont abîmés à la récolte qui se fait à coup de fléaux. Les récoltes les plus répandues sont celles de la vigne et du coton. Le blé est le plus souvent semé avant le labour qui est unique et peu profond. La charrue est primitive: elle se compose d'un soc avec deux ailes et d'un seul bras; le tout est assez léger pour être porté sur l'épaule. La culture est surtout parfaite en Arcadie. Elle est d'ailleurs partout en progrès et les défrichements sont nombreux. On ne peut que regretter la singulière manie qu'ont les bergers de détruire et brûler tous les arbres, sous prétexte qu'ils auront ainsi plus d'herbe pour leurs troupeaux et bien plutôt pour le simple plaisir de détruire et de se chauffer.

L.P. Dans toute la Grèce, les travaux publics ne sont soignés qu'à Athènes, au Pirée, à Syra et à Patras. Il y a bien quelques tentatives à Sparte et à Chalcis, mais la bonne volonté semble enrayée pour longtemps. Les monuments les plus nombreux qu'on ait élevés sont des églises, mais la charité semble y prendre plus de part que l'administration. Les maisons ne se bâtissent bien qu'à Athènes. Là le style grec est souvent d'une grande pureté dans les détails, tandis qu'au fond règne le confort moderne. On remonte jusque dans les magasins des colonnes et des poutres de marbre et partout des es­sais, souvent heureux de polychromie. Vostitza a quelques construc­tions dans le même genre. Patras bâtit à l'italienne. Dans la plupart des provinces, on bâtit en briques crues de petites maisons qui sem­blent avoir été celles des anciens. Il n'est en effet resté aucune trace de maisons antiques et souvent les débris d'une ville ne se compo­sent que de briques. Dans les maisons qui se sont le moins moderni­sées et 1 qui représentent le mieux l'antiquité, le mobilier se com­pose d'un foyer sans cheminée, des lampes qui brûlent de l'huile d'olivier, une table basse, des escabelles, des nattes, des coffres peints. On y cuit encore le pain sous la cendre ou plus souvent dans des fours de campagne.

L.D. Les Grecs peuvent aujourd'hui comme jadis se diviser en deux races principales. Les Grecs pasteurs ou agriculteurs et les Grecs marchands ou marins. Ceux-ci correspondant aux anciens athéniens, Corinthiens et Eginètes; ceux-là aux Spatiates et aux Arcadiens. Le Grec des côtes est généralement petit, porté à l'em­bonpoint. Sa tête est peu haute et le bas du visage est proéminent. Les yeux sont fins et vacillants. Il porte la moustache épaisse, prend du tabac et fume le narguilé. Il représente la race io­nienne. Le Grec des montagnes est leste et fier, élégant dans sa toi­lette et souvent recherché. Il est hospitalier. Il fume beaucoup la ci­garette et jamais la pipe. Tous sont avides et amis du gain facile. Ils voient partout des trésors et détruisent tous les monuments pour en trouver. Ils sont voleurs à l'excès et menteurs comme leurs ancêtres. Cependant on trouve encore, surtout dans les montagnes, quelques figures franches et ouvertes. Les meurtres sont fréquents et dans leurs dissensions politiques, ils incendient réciproquement leurs maisons. Leur curiosité est fatigante: ils observent le voyageur sans répit et habitués qu'ils sont à la vie publique, ils ne laissent pas, jouir du chez soi. Parmi les femmes, on peut aussi distinguer deux types principaux: les femmes des côtes, vêtues de cotonnade et celles des montagnes qui portent une simple robe blanche et un manteau de laine sans manches de la même couleur. Le vêtement doit s'être perpétué depuis l'antiquité.

L.P. La religion grecque semble surtout consister dans les petites pratiques. Pour le peuple ce ne sont que signes de croix multipliés. Ils vénèrent une foule de statues et d'images qu'ils embrassent en se signant. Le clergé est sale, grossier, ignorant. Il n'a aucune tenue, ni au dehors, ni au dedans de l'église. Ce sont surtout les couvents qui laissent le plus à désirer. C'est le séjour du farniente par excel­lence. Les livres en sont toujours absents, mais les moines montrent leurs caves avec un certain orgueil. Les couvents sont de lieux ou­verts: on dirait des caravansérails. Mais l'hospitalité ne consiste qu'en quatre murs. On y voit une foule d'enfants auxquels on ne donne aucune instruction et que l'on emploie à tous les travaux de la domesticité. A mesure qu'ils grandissent, leur intelligence semble s'épaissir et la plupart des moines d'un âge avancé ont une figure dégradée. Les églises sont ornées pour le peuple et non pour Dieu, car le choeur réservé est d'une simplicité voisine de la saleté. Les catholiques sont très peu nombreux, mais le clergé a une bien au­tre tenue que celui de l'église grecque. Mais leurs églises sont pau­vres et ils manquent de fonds pour terminer celle qu'ils élèvent à Athènes, cependant d'un style très simple. Nous avions quitté Athènes à regret et le mauvais temps nous ayant fait manquer ici nos excursions projetées, ce regret est devenu plus vif.

Le texte que nous publions ici est extrait du manuscrit «Voyage d'Orient» où Léon Dehon a recopié les notes de voyage prises par lui et par L. Palustre. (Sous les signes L.D. et L.P). Cahier VI, pp. 64-70. (Arch. D., B 13/2 f).

L.D. 26 avril. Près de nos tentes le rivage est couvert d'éponges. Le temps est sombre comme la veille au matin et il doit aussi s'éclai­cir l'après-midi. La route après un détour revient au bord de la mer pour franchir un cap rocheux avancé qui est la tête d'une chaîne parallèle au Carmel. Le passage est raide. Une maison en occupe le sommet. Au delà les collines s'éloignent un peu de la côte. Le pas­sage de ce cap que l'on nomme l'échelle de Tyr a quelques degrés taillés dans le roc, mais son nom est trop prétentieux. Plus loin, nous rencontrons une magnifique fontaine et nous apercevons sur une des collines qui entourent la plaine du rivage quelques terras­ses ruinées et deux colonnes debout. Ces ruines sans histoire por­tent le nom d'Alexandraschene. Continuant le long de la mer, nous passons un petit promontoire rocheux et après avoir suivi une autre plaine étroite nous arrivons au cap-blanc dont le nom n'est justifié que du côté du nord. C'est encore une pointe rocheuse en saillie dans une baie peu profonde. La tour carrée que nous rencontrons au rivage vers l'Alexandraschene avant d'atteindre ce cap n'a pas l'aspect imposant qu'on lui prête.

Le Cap blanc a d'abord un promontoire peu élevé avec une tour sans importance, puis une longue corniche taillée dans le calcaire, mais assez large et peu propre à donner le vertige. Rien de plus charmant par un beau ciel que cette route taillée au-dessus des flancs raides et blancs du rocher que vient battre en grondant le flot bleu de la mer, avec la presqu'île de Tyr dans le lointain et des fleurs sur le rocher, lauriers et gueules de loup. Après ce cap, nous sommes dans la plaine de Tyr. Elle est large, presqu'inculte. Les montagnes la bordent à droite. Derrière elles, apparaît le massif neigeux de l'Hermon et au loin la longue chaîne du Liban. Avant d'atteindre la presqu'île qui borde Tyr nous nous écartons à droite et un torrent nous conduit en le remontant aux étangs de Salomon. C'est au milieu d'un village de meuniers. Les étangs sont de vrais châteaux d'eau, élevés d'environ 15 degrés d'escalier au-dessus du sol. Les sources les remplissent. Le premier à l'ouest est octogone. Les épaisses murailles ont leurs assises alternativement hautes et plates. Il y a quatre retraits remplis par un cailloutis cimenté et in­cliné. L'eau pénètre en haut sous la muraille. Celle-ci est donc rongée ou faite à dessein à corniche. Près de ce bassin, un superbe lotos a 6 m. de circonférence. Plusieurs moulins sont adossés au ré­servoir et reçoivent l'eau dans des puits. Un aqueduc haut et large allait de ce bassin aux autres. L'eau l'a rongé, détruit et couvert de stalactites. Les deux principaux des autres bassins à l'est sont l'un de forme irrégulière, l'autre carré. Ils communiquent ensemble. L'appareil est colossal. Sur le côté, un massif en forme de con­trefort a ses pierres tenues entre elles par des bandes plates qui en­trent dans des rainures sur les faces horizontales et verticales. Ces magnifiques bassins peuvent dater du temps de Salomon. L'aque­duc qui conduisait leur eau à la ville a été reconstruit et ruiné plu­sieurs fois. Il est abandonné. On en retrouve quelques arcades en plaine près de la ville. Un autre aqueduc ogival dirigé vers le sud paraît servir encore pour l'arrosement.

De ce lieu, nous nous écartâmes de la route pour aller chercher à droite sur une colline qui regarde la ville le tombeau du roi Hiram.

Dans les détours que nous fîmes, nous rencontrâmes plusieurs sarcophages avec couvercles sans ornements, puis des rochers ex­ploités en carrière, des sarcophages creusés et surtout des traces di­verses de pressoirs. C'était ou une pierre circulaire entourée d'une rigole ou un carré creux avec un bassin au centre et souvent deux pierres taillées dressées en face l'une de l'autre avec une coulisse dans l'une. Sans doute ce sont là les restes des machines à presser, car on les trouve près des bassins. Ces rochers ont donc eu des vi­gnes autrefois.

C'est sur les bords du chemin entre les deux sommets d'une colli­ne dont l'un porte le nom de Hanaweih qu'est le tombeau d'Hiram. C'est un sarcophage énorme et grossier avec un couvercle pénétrant et cintré, sur une base haute de 5 ou 4 m. La base a cinq assises dont une en terre et la cinquième au-dessus en saillie. Chacune d'elles est composée de quatre pierres colossales avec quelques traces de bossage. Derrière ce monument deux escaliers descendent à une même excavation rectangulaire en forme de voû­te. Le monument paraît inachevé tant il est brut et peu fini.

De là, en une heure, nous gagnâmes Tyr. La côte en ce point est assez mal cultivée. Le site de Tyr est analogue à celui d'Alexandrie. C'est une presqu'île élargie vers la mer en deux bras continués par des écueils. L'isthme est sablonneux. Les poteries et débris qui cou­vrent la terre en face de la presqu'île et au point où elle commence marquent que la ville fût là à une certaine époque. La Tyr moderne (Sour) occupe l'angle nord-ouest. Elle ne remplit que la moitié de la ville des croisades. L'autre moitié est un cimetière fouillé récem­ment pour en extraire des matériaux. L'isthme a de chaque côté une baie qui ne peut servir de port. Un petit port fermé par des tra­vaux faits par les romains et rétabli depuis est entre la baie et la pointe du nord. Il est entouré d'une digue avec tours ruinées. On y trouve des blocs de grand appareil, mêlés de colonnes et avec des emboîtements de rainures. Au sud, il y a une ligne de récifs qui fer­ment une bande étroite que l'on a prise à tort, je crois, pour un au­tre port. La rade seule peut porter ce nom et je ne crois pas qu'il y ait eu, comme on l'a dit, un brise-lames gigantesque. A l'ouest, il y a à fleur d'eau des bancs de rochers sur lesquels gisent de nombreux débris de colonnes que le temps y a fixés comme dans le poudin­gue. Je crois que ces colonnes ont été jetées là dans une des de­structions de la ville, mais je ne puis admettre un affaissement du terrain car les rochers y sont plats et horizontaux comme sur toute la côte de Phénicie. La ville moderne est triste, mêlée de ruines, mal habitée, peu hospitalière. Elle a quelques barques et deux voi­liers dans la rade du nord. Son enceinte arabe ruinée a utilisé deux églises. L'une près de la porte du nord a fourni comme tours deux absides latérales. La grande abside est ruinée. On retrouve en outre les murailles de la nef et une porte latérale avec deux niches. L'au­tre église à l'angle sud-est dut être la cathédrale. Les trois absides servent de tours. Il reste deux pans de muraille et une fraction du transept avec un escalier ruiné. Dedans on trouve une colonne sim­ple de granit, colossale et une autre colonne double avec un appen­dice anguleux tout le long, qui s'engageait sans doute dans une mu­raille. Nous ne vîmes ni base, ni chapiteau. Une corniche régnait autour des absides. Tyr n'a gardé de sa splendeur que sa belle vue sur les montagnes, l'Hermon, le Liban, et sur la mer. On aperçoit au sud le cap blanc et au nord les collines de Sidon. A la côte en fa­ce de la presqu'île sont deux monticules dont l'un porte un fort ou lazaret et l'autre une mosquée.

N.B.

Nous avertissons nos aimables lecteurs que le présent volume est complet. C'est par une erreur de typographie que, dans la numéro­tation, la page 201 suit la page 190.

IV Cahier

=====Notes sur l’histoire de ma vie

5ème période: Rome, 1865-1871

Ce départ marque une étape dans ma vie. Il fut bien émouvant et bien pénible. C'était le 14 Octobre. Je devais passer par Soissons pour voir Mgr Dours. Mes bons parents me conduisirent jusqu'a N.D. de Liesse et même jusqu'a la gare de St-Erme. Il leur en coûtait tant de se séparer de moi! Il leur semblait qu'ils me perdaient pour toujours. J'allais donc commencer mes études ecclésiastiques sous les auspices de N.-D. de Liesse. Je priai de bien bon cœur aux pieds de l'humble Vierge noire. Dans le mystère de ce sanctuaire fermé par son élégant jubé sur lequel se dressent comme des sentinelles vigilantes les Chevaliers de la légende(1). Apres avoir visité en pas­sant, mais d'une manière distraite le château des Princes de Monaco à Marchais, je fis mes adieux a ma famille 103 a St-Erme, et ce ne fut pas sans des larmes amères. Mon père et ma mère pleuraient, comment n'aurais-je pas pleuré aussi! Et puis ces adieux confirmaient pour moi des sacrifices qui ne se font pas sans un dé­chirement, même quand la partie supérieure de l'âme en éprouve une joie surnaturelle.

J'allais à Soissons par Reims. Je m'extasiai devant la plus gracieu­se de nos cathédrales. J'admirai ses trois porches délicatement fouil­lés, sculpture empreinte d'une austère piété, ses contreforts puis­sants, et à l'intérieur sa nef harmonieuse quoique un peu étroite, ses verrières aux couleurs puissantes, particulièrement les roses des transepts.

A l'Archevêché, je visitai la noble salle du sacre et je fis connais­sance avec le savant bibliothécaire du Cardinal Gousset, le Père Gauthier, vieux breton d'humeur joyeuse et de science profonde, ami de l'historien Rohrbacher et son collaborateur. Je vénérai à la hâte le tombeau de St Rémy dans sa vieille basilique romane, et curieux 104 de faire revivre en mon imagination la vieille ville gallo-romaine, j'en recherchai les trous à la porte de Mars, à la mo­saïque des promenades et au tombeau de Jovin (1). - Le soir j'arri­vais à Soissons où je reçus chez M. Demiselle une aimable hospitalité

La cathédrale de Soissons a une grande perfection de construc­tion. Elle est simple et austère comme les œuvres du XIIème siècle. Son transept demi-circulaire avec ses deux étages de galeries est aussi harmonieux qu'il est original. Elle possède quelques œuvres d'art: au maître-autel, l'adoration des bergers, tableau de la jeunes­se de Rubens; dans la nef le Christ donnant les clefs à St Pierre, par Philippe de Champagne, toile expressive et bien dessinée, mais froi­de en coloris; dans le transept, la statue de Mgr de Simony, œuvre assez fine de Foyatier.

Après l'office, j'allai à l'Evêché, Mgr Dours me reçut avec amabi­lité. Il était occupé à surveiller les ouvriers qui transformaient un cellier en chapelle. Il me recommanda l'étude de la théologie mo­rale, il pensait 105 qu'on la négligeait à Rome. Il me parla d'un vague projet qu'il désirait faire goûter à ses collègues d'envoyer quelques séminaristes étudier aux Universités allemandes d'où ils reviendraient bien armés, pensait-il, pour combattre les objections que l'impiété contemporaine tirait de l'exégèse, des sciences natu­relles et des langues orientales. Je déjeunai avec Mr Péronne, docte chanoine destiné à l'épiscopat. -

Soissons est riche en monuments et en souvenirs. - Je visitai rapi­dement ses gracieuses flèches de St-Jean-des-Vignes, son ancienne collégiale de St-Léger, les ruines d'un théâtre romain dans le jardin du séminaire, et l'hôtel de l'ancienne généralité (1) qui est devenu l'hôtel de ville. Le soir j'étais à Paris.

Je ne fis que traverser Paris, d'ailleurs le choléra y régnait. Malgré l'épidémie, la ville paraissait animée. On travaillait active ment au nouveau Louvre et à l'avenue de l'Opéra.

Palustre allait m'accompagner jusqu'en Savoie. Il connaissait déjà 106 une grande partie de la France, nous allions visiter ensem­ble 106 le Jura.

Nous allons d'un trait jusqu'à Dijon. Nous avons d'abord pour horizon les parcs et les villas des environs de Paris, puis la plaine cultivée de la Brie. Je reconnais au passage l'église de Melun, édi­fiée au XVème siècle, que j'ai déjà visitée! Nous traversons la forêt de Fontainebleau pour remonter ensuite la vallée de la Seine ju­squ'à Montereau, puis celle de l'Yonne jusqu'à la Côte-d'Or. La façade de St-Etienne de Sens, me rappelle en passant celle d'Amiens. Je reconnais Tonnerre étagée en demi-cercle et dominée par l'égli­se St-Pierre, avec sa belle abside du XIVème siècle. J'aperçois aussi la salle des malades du XIIIème siècle, aujourd'hui chapelle de l'hôpital et l'hôtel modeste du Chevalier d'Eon près de la voie. Nous remontons la vallée agreste de la Loge pour passer par un tunnel de 4 kilomètres sur le versant de la Méditerranée, avant d'ar­river à Dijon.

Dijon est une petite capitale, toute 107 remplie de souvenirs, de monuments, d'œuvres d'art. C'est la patrie de St Bernard, de Ste Chantal, de Bossuet, de Lacordaire (1).

On rencontre en y entrant le donjon ruiné du vieux castel de ses ducs. Plus loin est la statue de St Bernard en belle place. C'est bien: St Bernard est la plus glorieuse personnalité de Dijon. Sur le socle de cette statue sont rangés comme des satellites les hommes mar­quants du XIIème siècle: Louis VII, Suger, Eugène III, Pierre le Vénérable.

Dijon est riche en églises et en monuments civils. Elle a sa cathé­drale, Notre-Dame, St Jean, St-Michel, St-Philibert. Elle a le palais de ses ducs et celui de son parlement. Le choeur de la cathédrale est digne du XIIIème siècle. Notre-Dame est dans le style bguignon du XIIème siècle. C'est une église intéressante et pieuse. Sa façade plate ornée d'arcatures superposées de curieuses statuettes qui sym­bolisent les vertus et les vices. On prie volontiers dans cette église aux pieds de la Vierge noire si vénérée des Bourguignons. L'église St-Michel est du XVe siècle à l'intérieur, mais sa façade 108 est du XVIe siècle. Elle est de l'architecte Sambin, élève de Michel­-Ange. Chose étrange, on y voit sur le piédestal de la Madone les sta­tuettes d'Apollon, de Vénus, de Léda et de l'Amour. C'est bien là la Renaissance; quelle aliénation!

Le Palais des Ducs de Bourgogne est riche en souvenirs histori­ques. Sa façade est du XVIIe siècle. Une tour du XVe la domine. Mais le grand intérêt du palais est dans la salle des gardes. C'est là qu'on voit aujourd'hui les merveilleux tombeaux des Ducs de Bourgogne qui se trouvaient autrefois à l'église de la Chartreuse près de la ville. Les tombeaux de Philippe le Hardi, de Jean sans Peur et de son épouse sont des chefs-d'œuvre de sculpture d'une délicatesse inouïe. L'un est du XIVe siècle et l'autre du XVe. Les sta­tues des princes en pierre polychromée reposent sur leurs sar­cophages. Ceux-ci sont fouillés en forme de cloîtres gracieux où se promènent des chartreux priant, pleurant ou lisant. C'est merveil­leux de variété et de finesse. Mais à vrai dire ce sont des objets de musées 109 plus que des monuments religieux et la Providence les a mis à leur place en les envoyant dans ce musée.

Le Palais du parlement a un porche de la Renaissance et de bel­les salles du XVe siècle.

Sur la place St Jean on montre l'emplacement de la maison de Bossuet et l'hôtel du spirituel président de Brosses.

Le 18 nous visitions Dôle et Besançon. Dôle est gracieusement étagée sur un coteau qui domine le Doubs. En regard de la ville se déroule le panorama de la Maine du Jura. Dôle n'est pas riche en monuments. Les sièges qu'elle a subis au XVIe siècle ont cependant épargné quelques logis curieux du Moyen Age. L'église Notre­-Dame est de la Renaissance.

Besançon est dans une situation unique. Elle est bâtie dans un an­neau du Doubs. La citadelle forme le chaton de l'anneau. Des forts élevés sur des rochers de chaque côté de la rivière en défendent l'approche. Besançon a un assez grand air. C'est bien l'ancien ne petite capitale, sérieuse, 110 vieillie et un peu triste. Besançon com­me plusieurs de nos vieilles villes gauloises a son axe romain, la Porte Noire. Elle a des souvenirs religieux des premiers siècles, elle a été évangélisée par les disciples de St Irénée. Sa cathédrale est plus vénérable que belle. Elle est en grande partie romane. Elle a deux absides. Elle a un gracieux tombeau du cardinal de Rohan, une résurrection peinte par Vanloo (Van Loo), un superbe martyre de St Sébastien par fra Bartolomeo.

Dans la grande rue le palais de Granvelle est une œuvre importante de la Renaissance. Il a les trois ordres classiques superposés. Le musée a quelques belles toiles: un Dürer, le Christ en croix; un Titien, portrait de Granvelle, père du Cardinal; Ary Scheffer, le portrait du Général Baudrand, un chef-d'œuvre; Jean Gigoux, la mort de Léonard de Vinci.

Le soir nous allions à Salins par les fraîches vallées du Doubs et de la Loire.

Salins est agréablement située dans un vallon, entre le mont St-André et le Mt Belin. Elle est dominée par l'église St-Anatole; 111 monument historique, moitié gothique, moitié roman. La grande curiosité de Salins, ce sont ses salines, qu'on nous a permis de visiter. De vastes souterrains voûtés contiennent les réservoirs où l'eau est amenée par des pompes aspirantes. L'eau prend sa salure sur des couches souterraines de sel gemme. Elle est traitée par l'évaporation et elle laisse en dépôt de beaux cristaux blancs. Les eaux-mères sont utilisées pour les bains.

De Salins à Alaise nous étions en plein jura. Des vallées boisées de chênes et de sapins sont encadrées de hauts sommets rocheux. La bourgade de Nans dominée par son château est au point de jonction de quatre vallons pittoresques.

La haute vallée du Lison mériterait à elle seule un voyage; c'est une des plus belles régions de France. Le Lison coule entre des ro­chers tourmentés. Le Manteau de St Christophe est une grotte voûtée au fond de laquelle les eaux perdues sous le rocher font re­tentir le roulement d'une cascade. Les Grecs et les Romains au­raient placé là quelque merveilleuse Sibylle. 112 Le Lison sort en casca­de d'un petit lac au fond d'un cirque de rochers. Près de la un entonnoir profond de 300 mètres, au fond duquel est un petit lac, semble être l'entrée sacrée de quelque génie des eaux. Ces beautés naturelles me parlaient du Créateur. J'étais heureux de les rencon­trer sur le chemin du séminaire.

Le 19, nous visitions Alaise, qui dispute à Alise-Ste-Reine, l'hon­neur d'avoir été l'Alesia de César. Ce qui est certain c'est que là aus­si était une ville romaine, une autre Alesia, bien placée sur un pla­teau isolé au bord du Lison, mais ce n'est pas là que succomba le héros gaulois Vercingétorix, le fier antagoniste de César(1). Je quit­tai Léon Palustre à Salins pour m'en aller seul à Rome, mais en tou­riste impénitent, avide de goûter les beautés de la nature et celles de l'art, et désireux de connaître les souvenirs de la religion et ceux de l'histoire, j'allais visiter encore sur mon chemin Bourg, Chambéry et Turin. 113

Bourg a une ancienne cathédrale, aujourd'hui église Notre­-Dame, avec des stalles qui sont un chef-d'œuvre de sculpture du XVe siècle. Chaque panneau représente un saint. Ces reliefs sont expressifs et mouvementés. Chaque siège a une tête grotesque. C'était le propre du XVe siècle d'unir ainsi le sérieux au trivial.

Bourg a des monuments à ses grands hommes, à Joubert,à La Lande, à Bichat. La statue de Bichat est de David d'Angers, elle est bien expressive.

Mais le chef-d'œuvre de Bourg c'est l'église du faubourg de Brou. C'est vraiment la plus belle œuvre gothique que le XVIe siè­cle fût capable de produire. C'est un ex-voto de la duchesse Marguerite de Savoie après la guérison de Philippe II son époux. C'est Marguerite d'Autriche, leur belle-fille qui l'a fait exécuter par les artistes les plus habiles de l'Europe. - C'est un véritable musée artistique. L'intérieur est bien proportionné, très éclairé, sans cha­piteaux aux colonnes. 114

Parmi les admirables restes des vitraux j'admirai surtout dans la chapelle de la Princesse (1), la vénérable tête de Dieu le Père, l'humble Vierge et les beaux portraits de Philibert le Beau et de Marguerite d'Autriche. Les trois tombeaux du choeur valent pour la sculpture les œuvres des maîtres florentins du XVIe siècle. Philibert le Beau surtout dans l'attitude de la mort est plein de vé­rité, de sentiment et de naturel. Les génies qui portent les attributs du prince et de la princesse sont d'une ampleur et d'une grâce ra­vissantes. Les bouquets et feuillages aux dais qui abritent les prin­cesses sont d'une délicatesse rare.

Devant le porche de l'église un cadran solaire dessiné par le pavé est un chef-d'œuvre de calcul. Le spectateur sert de style en se plaçant sur un cercle inscrit et à un point différent pour chaque mois. Le monastère attenant est maintenant séminaire.

Je devais revoir plusieurs fois Bourg où j'ai eu de bonnes et édi­fiantes relations avec le Supérieur du séminaire, M. Perretant, 115 fondateur d'une association de prêtres et de pieuses Soeurs de la Visitation, favorisées de grâces extraordinaires qui ont fondé l'œuvre de la Garde d'honneur du Sacré-Cœur.

Le principal intérêt de Chambéry est dans sa charmante position sur la rivière de Laisse. La ville occupe toute la vallée et monte mê­me un peu sur les coteaux. Au midi, c'est le faubourg dominé par le couvent de Lémenc. Au nord le château s'élève au dessus de la ville. Il a conservé quatre tours carrées de son enceinte. Le vieux lo­gis des Ducs de Savoie a été remplacé par un palais moderne qui sert de préfecture. La chapelle a conservé son abside ogivale du XVIe siècle tournée vers la ville dont elle est le plus gracieux monu­ment. La cathédrale du XVIe siècle est insignifiante, ses voûtes sont peintes dans le genre italien. Le monument du général de Boigne, par ses têtes d'éléphant en saillie rappelle le goût bizarre de 116 Borromini.

Après Chambéry nous commençons à gravir les Alpes. Je salue la Vierge qui surmonte le clocher de Myans. J'aperçois déjà les neiges. Nous longeons le Mt Granier dont les escarpements abrupts rappel­lent son éboulement du Moyen Age. Le cône de Montméli pouvait autrefois barrer le passage de la vallée. En passant l'Isère large et ra­pide nous laissons un embranchement qui va vers Grenoble. Puis nous remontons l'arc bien longtemps, en laissant à droite St-Jean­-de-Maurienne et la vallée de l'Arvon. Le chemin de fer s'arrête à St-­Michel. Là il faut prendre les diligences traînées chacune par dix ou douze mules.

A Tourneaux est l'entrée du tunnel. On doute encore de son Succès, des tuyaux conduisent à la percée l'air comprimé par la chute de l'Arc. Nous dépassons le fort de L'Echaillon au plus étroit de la vallée de l'Arc.

Après Lons-le-Bourg nous nous élevons en zigzag jusqu'aux nei­ges. Nous 117 traversons un plateau aride en longeant un lac glacé et nous redescendons à Suze (Suse) par une route hardie tracée en lacets. A Suze (Suse) nous retrouvions le chemin de fer.

22 Octobre - Turin a toutes les qualités des villes modernes: rues droites et alignées, galeries couvertes, colonnades et squares nom­breux. Mais il lui manque les chefs-d'œuvre d'architecture et de sculpture que le Moyen Age et la Renaissance ont accumulés ail­leurs. Le château et la cathédrale bâtis au XVe siècle et en briques n'ont rien d'intéressant à l'extérieur. La façade du Palais Madama élevée en 1720 par Juvara avec deux ordres d'architecture est riche et harmonieuse. Le seul art original à Turin est dans les essais har­dis du Père Guarini, au 17e siècle, à la chapelle du st Suaire et à l'Eglise de San Lorenzo.

Quelle précieuse relique que le saint Suaire; comme on prie bien auprès de son autel!

Le musée d'armures a des pièces 118 d'une grande valeur, telles que: une aigle romaine de la légion VIII, une tête de bélier ou de rostre, un cimeterre attribué à Constantin Paléologue,une épée de fer, simple et lourde qu'on dit venir de St Maurice, chef de la Légion thébaine.

Le musée de peinture est un de nos beaux musées d'Europe. Toutes les écoles y sont bien représentées. J'ai noté les toiles suivantes: Gaudenzio Ferrari, piémontais, une Déposition de la croix, fine de dessin et belle de couleur; Cesare da Sesto, une ma­done,belle de couleur et de sentiment; Garofalo, Jésus avec les Docteurs, bien disposé et étudié. La Vierge au rideau est - elle bien de Raphaël? n'est-ce pas une copie? Les cheveux, les vêtements, le fond ne sont pas soignés (1). Titien a un portrait bien fini de Paul III. Véronèse a trois grandes toiles. Le repas chez Simon est le plus fini. Le Christ y est noirci. La Madeleine est une belle vénitienne en robe de soie. Un groupe animé et respectueux se presse autour du Christ. La table est dressée devant un portique sous 119 lequel des esclaves conversent. Qu'il y a loin de ces scènes demi-réalistes aux pures conceptions de fra Angelico! Guerchin a une belle mado­ne. Le Caïn tuant Abel d'Elisabeth Sirani est dans un ton sombre et mat. Les quatre saisons d'Albane sont des chefs-d'œuvre. De gra­cieux petits génies y travaillent avec Vulcain en hiver et avec Cérès en été. Pour le Ecoles flamande et hollandaise ont peut citer: un Lucas de Leyde, Couronnement de Henri IV dans une église ogiva­le, dessin soigné, couleurs ravissantes, groupes vivants de mendiants et de moines; de J. Mabuse un triptyque: le calvaire, dessin harmo­nieux, teintes douces, genres Van Eyck. On attribue à Memling un curieux tableau représentant Jérusalem et Gethsémani à vol d'oi­seau avec toutes les scènes de la passion à leur place. Les figures y sont finies et soignées comme dans les miniatures. De Teniers, une taverne avec des joueurs de cartes et une étude de procureur avec des consulteurs. De Dou, une femme cueillant des raisins à sa fenê­tre; de Potter, prairie et vaches; 120 de Salaert, une procession à Bruxelles prise à vol d'oiseau sur la grande place au moment de la bénédiction; de Wowerman, bataille de la bicoque animée et bien disposée; de Van Dyck,les enfants de Charles ler et les enfants de Savoie-Carignan; toiles gracieuses de Rubens, une Ste Famille, mer­veille de coloration et de clair obscur, mais rien de religieux. Enfin Rembrandt a un portrait de vieux rabbin et un bourgmestre qui sont des œuvres expressives et vigoureuses.

L'Ecole française a une Ste Marguerite de Poussin, l'aurore et le crépuscule de Claude Lorrain, remarquables comme teintes et comme perspective et un beau portrait équestre de Charles Albert (1834) par Horace Vernet.

J'avais visité Turin en ami des arts, je devais le revoir plusieurs fois en pèlerin et y puiser des grâces précieuses auprès du st Suaire, de N.-D.-Auxiliatrice et de Don Bosco. Le soir je couchais à Plaisance.

La cathédrale de Plaisance est du XVIe siècle (1). Ses trois nefs sont vastes mais 121 simples. Les Prophètes et les Sibylles du Guerchin à la coupole sont d'un grand style. Les fresques des Carrache au choeur ont la grandeur, mais non la grâce, de celles du Corrège à Parme. Elles représentent la cour céleste, des choeurs d'anges et les limbes; sur la place une belle colonne porte une sta­tue de l'Immaculée Conception.

Après Plaisance je n'ai plus le loisir de m'arrêter. Je laisse derriè­re moi les villes des duchés, dont les remparts rappellent leurs dis­sensions d'autrefois.

Je dépasse Parme et son large torrent (1), et les plaines fertiles de la Romagne (2) où les champs sont bordés d'ormeaux enguir­landés de vignes, et Bologne aux tours perchées au pied d'une montagne couronnée par une église de pèlerinage à Marie (3). De là par un chemin de fer hardi, œuvre des Autrichiens, nous remon­tons le torrent impétueux du Reno, tantôt le long de ses rives, tantôt au milieu même de ses eaux entre de hauts rochers mêlés de verdure; et par de nombreux tunnels nous passons sur l'autre ver­sant d'où 122 nous planons au dessus de Pistoie et de la vallée de l'Arno où nous descendons en courant (4).

Le matin du 24 j'étais à Livourne et je passai tout le jour dans les Maremmes, vaste et triste plaine semée de chênes-lièges entre les Apennins et la mer. Des diligences faisaient le service en attendant le chemin de fer qui ne devait venir que quelques années plus tard.

A Montalto, première bourgade pontificale, campée sur un ro­cher, je fus soupçonné d'apporter le choléra qui régnait à Paris. Je n'échappai qu'avec peine à la quarantaine et je dus subir des fumi­gations désinfectantes. Je faillis faire là au lazaret ma retraite de rentrée au Séminaire.

J'arrivai à Rome le 25 bien ému par le but de mon voyage et par l'aspect de cette ville qui réveille en nous l'histoire toute entière. J'aperçus en arrivant les principaux monuments, je me reconnus et je me trouvai heureux d'être revenu.

Ière Année: 1865-1866

123

J'étais enfin dans mon élément véritable, j'étais heureux. Le sé­minaire était une vieille habitation, étroite, toute en hauteur, som­bre et triste à l'intérieur. N'importe, j'étais heureux. On me logea au cinquième ou au sixième, je ne sais plus bien, dans une mansar­de sous les plombs, au-dessus de la chapelle. La chambrette était pe­tite et nue, le lit était dur, peu importe, j'étais heureux. Deux bons condisciples m'installèrent: M. Verloque, du Var, devenu chanoine de Fréjus, et M. Brunetti, de la Savoie, devenu économe de ce sémi­naire lui-même. Le bon M. Duplessis fut mon premier chef de pro­menade. Il est maintenant Directeur du Séminaire. Je n'ai gardé des années passées là que de doux souvenirs. Je voudrais les revivre ces années. Tout y était bon: le charme des études sacrées, le pieux recueillement de la cellule et de la chapelle, la sainte direction du P Freyd, l'amitié véritable de bons 124 condisciples. Après six années passées là, j'aurais voulu y demeurer encore. Et quand j'y re­tournai en 1877 avec Mgr Thibaudier je lui demandai très sérieuse­ment à refaire deux ou trois ans de Séminaire. Que de grâces j'ai reçues là! je ne saurais jamais le dire. C'est un océan insondable pour moi.

Les premiers jours furent absorbés par la retraite. Elle était prê­chée par le vénérable Père Rubillon, assistant du Général des Jésuites. Il nous donna de la façon la plus traditionnelle les exerci­ces de St Ignace. Il nous lisait le texte même des Exercices et nous le commentait.

J'ai résumé ses instructions et j'ai encore ce résumé dans mes no­tes.

Il traita d'abord de la fin de l'homme, c'est le fondement de tou­te retraite; puis de la prière, c'est une annotation de St Ignace; en­suite de l'usage des créatures, du péché, de l'examen de conscien­ce, la contrition et l'humilité, la mort, la lutte (ou les deux éten­dards), le péché véniel, l'amour de Dieu, l'imitation de J.-C., la Nativité et 125 enfin les résolutions à prendre.

C'était bien la quintessence des exercices de St Ignace; c'était d'ailleurs un assistant du Général (des Jésuites) qui nous les don­nait.

J'ai profondément goûté ces exercices, et je n'ai jamais cessé de les aimer. Ils ont cependant quelque chose qui ne va ni à mon tempérament ni à ma grâce, c'est qu'ils font attendre plusieurs jours avant de nous parler de l'amour de Dieu. «L'homme a été créé, dit St Ignace, pour louer, honorer et servir Dieu et par ces moyens sauver son âme». Je ne saurais m'arrêter là et mon cœur me dit de Suite que l'homme a été surtout créé pour aimer Dieu. N'était-ce pas la fin principale que Dieu avait en vue? N'est-ce pas ce qu'il nous demande d'abord dans le décalogue?

C'était pour moi une faveur de la Providence de suivre les exerci­ces donnés par un disciple si éminent de St Ignace.

Dans la première méditation il nous montra Dieu se suffisant à lui-même 126 dans son éternité, à l'opposé des secondes majestés dont les serviteurs sont le piédestal; puis Dieu nous créant d'un peu de boue par amour pour nous, sans autre temps ni peine qu'une parole, à l'opposé des créations humaines, longues, pénibles et coû­teuses, et enfin le domaine inévitable de Dieu sur nous, à l'opposé du domaine limité des secondes majestés, dont les sujets peuvent­ passer la frontière de leurs états.

Dans la seconde méditation, il nous montra la nécessité de la grâce pour être honnête homme, pour être chrétien, pour être prêtre Sans la grâce l'homme ne peut pas suivre toujours, partout et dans les circonstances difficiles les règles de l'honnêteté naturelle. S'il est d'une nature forte, il s'enflera comme le torrent grossi des eaux de pluie et fera de grands ravages. Nature faible, il croupira comme une flaque d'eau et corrompra son voisinage. Sans la grâce, pas de chrétien; la vie chrétienne est toute surnaturelle. Sans la grâce, pas de vie sacerdotale; 127 la vie du prêtre doit être super chrétien­ne.

Mais la clef de la grâce, c'est la prière, avec les sacrements, qui sont aussi des prières. Mais la prière c'est une élévation de l'âme ascensio mentis ad Deum (1).

Ascension, détachement de la terre, détachement de l'esprit par le recueillement, de la volonté par la victoire sur les penchants dé­sordonnés qui s'entrechoquent dans l'âme comme la foule sur un marché.

Ascensio mentis, c'est-à-dire élévation de l'imagination par la repré­sentation du sujet de la méditation, élévation de la mémoire par le souvenir du même sujet et de sa préparation; élévation de l'intelli­gence par la contemplation devant Dieu de la vérité proposée et de son utilité; élévation de la volonté par l'application de la vérité à notre progrès spirituel… Le prêtre qui ne prie pas sera en chaire une cymbale retentissante, il ne fera rien au confessionnal et dans le monde il subira l'exemple au lieu de le donner.

Troisième méditation: Les créatures sont des outils (uti) à notre usa­ge. 128 En avons nous usé en serviteurs diligents, ou bien en ser­viteurs négligents, infidèles ou perfides: négligents en n'en profi­tant pas pour notre salut, infidèles en prenant pour nous l'encens dû à Dieu, en cherchant nos jouissances avant la volonté de Dieu; perfides en tournant contre Dieu les outils qu'ils nous a donnés pour le servir.

Pour régler cet usage, nous avons peu de lois, un code bien suc­cinct, les dix paroles de Dieu et les six commandements de notre mère la Ste Église. Nous devons parvenir à l'indifférence, non pas celle qui transige avec les passions, non pas celle du cynique Diogène, qui n'est qu'un amour-propre raffiné, non pas celle qui s'appuie sur la ruine des facultés intellectuelles, mais le détache­ment de nos penchants, de nos sympathies et antipathies naturelles, en n'usant que pour Dieu de tout ce qui nous vient de Lui.

Quatrième méditation: Le péché de Lucifer, pêche d'orgueil et de scandale. Le péché d'Eve, péché de convoitise. Il y a peut-être en enfer des hommes de notre condition qui y ont été précipités pour un seul 129 péché mortel. N'avons-nous pas aussi nos fautes et peut-être l'orgueil d'obtenir la crosse et la mitre? Pendant que nous péchions, si Dieu ne nous a pas écrasés comme nous le faisons d'un insecte importun, c'est que la passion du Sauveur se présentait à lui comme un sacrifice expiatoire en notre faveur…

Cinquième méditation: L'examen est partout nécessaire. L'homme examine sa situation financière avant d'entreprendre une affaire, pour ne pas prendre d'engagements qu'il ne pourrait pas tenir. L'étudiant pour obtenir ses grades, revoit ses études, ses définitions, ses thèses. L'examen doit être pratique et aller à la source des cho­ses. Les caractères distraits ne se voient jamais. Les scrupuleux se voient trop…

Sixième méditation: contrition et humilité! I° Souvenir de nos pé­chés: péchés d'enfance, péchés de nos premières écoles, péchés d'adolescence et autres. 2° - Considération de nos péchés: petitesse de l'orgueil, pauvreté de l'avarice qui s'attache à la boue, saleté de la sensualité, etc… 3° - Considération de ce 130 qu'est notre per­sonne dans le monde: un grain de sable, dont la disparition ne lais­serait pas de vide. Que sommes-nous en face des saints, en face des anges, en face de Dieu? 4° - Ce qu'est notre personne en elle-même: le corps n'est que pourriture, au point que les personnes les plus chè­res le rejetteront après notre mort pour n'en être pas empestées; l'âme va de chute en chute et de corruption en corruption, comme ces plaies qui répandent à chaque pansement des humeurs infectes. 5° - Rendons grâce à la miséricorde de Dieu qui nous a attendus ju­squ'à la pénitence, tandis que St Michel avait terrassé Satan et que la terre avait englouti Coré, Datan et Abiron.

Septième méditation: la mort - Dans l'éternité, l'épanouissement de l'état de grâce, c'est la vision et la possession de Dieu; l'épanouisse­ment du péché, c'est l'enfer. Nous méditons sur la mort, passage du péché à l'enfer. Statutum est hominibus semel mori et post ea iudicium (1) (cf.He 9,27). C'est un statut formel, inévitable prononcé par Dieu 131 lui-meme: Pulvis es, et in pulverem reverteris (Gen 3,19). Statut publié, promulgué, rappelé constamment, par la chute du jour, par la fin des saisons, par nos vêtements, dépouille de la mort, etc. … La mort, porte qui ferme sur le temps et qui ouvre sur l'éternité! voyage auquel on est préparé comme aux voyages de long cours. La mort prend des arrhes. Le jeune homme lui a déjà donne pour arrhes le puerile decus (2). C'est une frontière où ne passent ni les honneurs, ni les richesses, ni les titres.

C'est un passage à la lumière où nous verrons les œuvres des hommes et leur pauvreté; lumière infinie, qui photographiera en un instant toute notre vie…

Huitième méditation: La lutte. Satan est l'ennemi de la nature hu­maine parce qu'elle est le chef-d'œuvre de Dieu parmi les êtres visi­bles, et qu'elle exerce l'autorité de Dieu sur les autres créatures. Satan régnait sur le monde quand le Christ vint le renverser, le dé­troner. Il est l'ennemi du Christ, l'ennemi du chrétien, 132 l'en­nemi du prêtre qui fait régner le Christ. Sa rage n'est pas platoni­que, St Grégoire et St Ambroise disent que l'amour est essentielle­ment actif, il en est de même de la haine.

Toujours tigre, satan est tantôt lion, tantôt serpent, tantôt sirène. Lion, il rugit, soulève les éléments, l'air, nos nerfs et notre sang. - Serpent, il nous laisse la paix et les fleurs, puis nous propose quel­que transaction avec le devoir en nous promettant des avantages temporels. Sirène, il loue aux religieux le siècle, aux prêtres le mon­de. C'est une lutte sans trêve; mais confiance Dieu est avec nous.

Neuvième méditation: Le péché véniel. Grâce à Dieu le péché mor­tel n'entre guère dans un séminaire bien dirigé, mais le péché vé­niel se trouve partout: I° - Sa nature: c'est une transgression de la loi de Dieu, par ex.: la négligence dans nos exercices de dévotion, le laisser-aller de nos sens. C'est une tache à l'âme comme un ulcè­re sur un beau visage. 2° - Ses effets. C'est une plaie 133 qui, si el­le se renouvelle nous épuise, use nos forces et peut nous conduire à la mort. C'est une suspension de notre intimité avec Jésus-Christ: in­timité, union, expansion, confiance, conformité d'esprit et de vo­lonté. 3° - Ses châtiments: peine du sens et peine du dam: le feu du purgatoire et la privation de la vue de Dieu. Ayons donc horreur du péché véniel et faisons pénitence en nous conformant au règle­ment, conformément à l'exemple du B. Berchmans qui disait: Vita communis est maxima mea poenitentia.

Dixième méditation: L'amour de Dieu. St Ignace consacre une se­maine à la componction, à la contrition, et trois autres à l'amour de Dieu. - Il y a deux choses à cultiver au Séminaire, l'intelligence et le cœur. La philosophie est utile, la logique surtout, mais sans l'amour de Dieu elle ne produit rien. La casuistique au confession­nal, le dogme en chaire sont indispensables, mais il faut joindre la charité. Ainsi le B. d'Avila après avoir écrit pour son sermon ce que lui suggéraient 134 la nature, la philosophie et la loi, passait de longues heures en prière. Nous suivons dans la retraite l'ordre de la messe où le prêtre commence par le confiteor et s'humilie à plu­sieurs reprises en montant à l'autel, au Munda cor meum et à l'Offertoire, puis appelle Dieu dans ses mains et enfin dans son cœur. C'est l'ordre des exercices de St Ignace.

L'amour de Dieu est le couronnement de tout. L'amour de J.-C. doit être fondé sur l'estime et la connaissance profonde, comme toutes les vraies amitiés. Il ne craint pas l'examen comme les gran­deurs du monde qui descendues de leur piédestal et devant leur va­let de chambre sont bien petites. Pour arriver à cette connaissance, il faut méditer la vie de N.-S. …

Onzième méditation: L'imitation de J.-C. - C'était l'usage en Palestine de parler en paraboles; N.-S. s'y conforme dans ses di­scours. St Ignace nous propose celle d'un roi puissant et sage, qui appellerait pour la guerre ses sujets les plus nobles et leur propose­rait de vivre comme eux, de se vêtir comme eux, de combattre 135 avec eux, et de partager les récompenses après la victoire. Ce prince serait admiré.

Eh bien! N.-S. nous offre tout cela. Et cependant un roi fût il puis­sant comme Alexandre, actif comme César, sage comme Salomon, doux comme David, il ne serait rien auprès de J.-C. qui est roi par droit de naissance, par droit de conquête et par tous les droits. Et d'ailleurs les princes de la terre n'en sont pas là. Ils ont bonne ta­ble, sont bien vêtus et ne s'exposent guère au combat, tandis que le pauvre soldat souffre la faim et le froid, et quand il ne succombe pas, il n'est guère récompensé. J.-C. a vécu pauvre avec une seule tunique, n'ayant pas où reposer sa tête et vivant d'aumônes. Il a souffert plus qu'aucun homme et a été humilié plus que qui que ce soit, et il nous appelle à la récompense avec lui et cette récompense est un trône dans les cieux. Oh! que l'on comprend bien l'ar­deur des Saints à rechercher l'humiliation et la pauvreté pour imi­ter leur Dieu et pour son amour.

St Martin à 80 ans demandait à souffrir 136 encore pour son Dieu es à Dieu, et J.-C. a voulu se faire humble et pauvre pour qu'en l'imitant nous nous sauvions. Imitons-le par notre humilité. Ne croyons pas être distingués quand souvent il n'y a que nous de cet avis. Soyons des séminaristes distingués par notre exactitude ponctuelle au règlement, par une grande activité au travail, par une grande charité dans nos relations.

Douzième méditation: La Nativité de N.-S. -Joseph et Marie accom­pagnent avec humilité Jésus vivant dans le sein de sa Mère. Ils sont nos modèles pour nos rapports avec le St Sacrement. - Les hôtelle­ries sont fermées à leur pauvreté: point de murmures, point de plaintes. Nous prêtres, nous serons aussi repoussés des honneurs et des richesses du monde, imitons leur résignation. Joseph donne tous ses soins à leur installation par respect pour Jésus et Marie. -

Faisons-nous aussi de très humbles serviteurs de Dieu et des hom­mes dans le sacerdoce. - Paix sur la terre: les 137 anges ne chan­tent pas cela au palais d'Auguste ni chez les grands de Rome, où rè­gne la guerre des passions, mais dans cette étable où règne le bonheur de l'union avec Dieu. - Paix aux hommes de bonne vo­lonté, parce que la grâce leur est assurée. La bonne volonté, dit St Augustin, est tout ce que Dieu demande de nous.

Approchons de Jésus enfant avec la permission de Marie et de Joseph et demandons la grâce de l'imiter.

Treizième méditation: Résolutions. - Pour notre carrière, notre réso­lution est prise, nous n'avons pas choisi, mais J.-C. nous a choisis. Prenons pour modèle de notre vie cette année Jésus à Nazareth et au Temple. Il obéissait, il travaillait, il grandissait. Obéissons au rè­glement et ce sera pour nous plus glorieux et plus utile que de faire même des miracles.

Obéissons aux supérieurs, c'est Dieu qui nous parle par eux. Travaillons avec zèle. Qu'il ne soit pas dit que ceux qui travaillent pour le siècle et les honneurs auront plus de courage que nous qui travaillons pour Dieu et pour le ciel. 138

Grandissons en vertu, en science, en charité fraternelle et surtout en amour de Dieu. Grandissons en humilité. Nous ne som­mes pas à l'abri dans notre cellule des attaques du démon, qui en­tre sans frapper et tient plus à l'âme d'un prêtre qu'à mille âmes…

Je m'étais dolmé de tout cœur à cette retraite. Je devais refaire souvent les exercices de St Ignace et les faire faire à d'autres, mais jamais je ne devais éprouver des impressions plus profondes.

Ce fut là la base de ma vie de séminariste. Je m'appliquai tout en­tier aux résolutions que j'avais prises.

J'avais fait la retraite en laïque. Le ler novembre je pris la souta­ne. Quelle joie j'éprouvai! Ce bonheur ineffable était bien un signe de vocation. J'avais fait bénir ma soutane par le P Freyd. Depuis lors j'ai toujours embrassé ma soutane en la prenant le matin et en réci­tant le Dominus pars (1).

Je pris de suite le P. Freyd pour directeur. Pie IX l'appelait un saint. C'était un vrai religieux. Je l'ai trouvé 139 pendant six ans toujours égal dans sa direction, toujours pieux, toujours uni à Dieu et inspirant cette union avec Dieu. Il se nourrissait de la doctrine ascétique la plus sûre. Il conseillait Rodriguez, St Liguori, Saint ­Jure. Il aimait qu'on alternât dans ses lectures spirituelles entre un livre théorique et une vie de Saint. Il me recevait en direction tous les quinze jours, et je tirais toujours profit de ses entretiens. Il m'écoutait en confession toutes les semaines et même deux fois par semaines quand je le désirais. Il avait reçu avant d'être religieux une bonne formation au séminaire de Strasbourg, et il avait com­pris ensuite et goûté le véritable esprit intérieur du vénéré père Libermann. Cette direction a été une des grandes grâces de ma vie.

Le bon père Brechet était économe. C'était un breton tenace et croyant comme ses compatriotes. Je l'ai toujours trouvé serviable et dévoué. On le disait parcimonieux, est-ce bien un défaut pour un économe? Ils ont tant de peine à maintenir le bon ordre, la prospérité 140 dans leurs maisons. Le P. Eschbach et le P.Daum étaient directeurs et répétiteurs de philosophie et de théologie: tous deux intelligents et instruits, très habitués à l'argumentation, et bons pré­parateurs aux examens. Le P. Daum est bien dévoué. Il m'a aidé en maintes circonstances. Je le regarde comme un ami.

Je fus bien vite habitué aux cours. J'avais quelques notions d'ita­lien, cela m'aidait à comprendre le latin prononcé à la romaine. J'avais pour professeurs les Pères Palmieri et Tedeschini pour la lo­gique et la métaphysique, le P. Carretti pour la morale, les PP. Ferrari et Foglini pour les sciences.

Le P. Palmieri était un travailleur. Ses cours étaient autographiés. Il était parfaitement clair et méthodique. Il possédait à fond les grands auteurs, Suarez surtout et De Lugo. Cependant il ne les co­piait pas. Il s'assimilait les matières et les faisait siennes. C'était une série de thèses courtes, claires et parfaitement liées.

Le P. Tedeschini m'a laissé les meilleurs 141 souvenirs. Il nous mettait en mains le manuel de Tongiorgi, mais pour les thèses qu'il approfondissait, il nous dictait un résumé. Il était aussi savant que modeste. Quand il poussait une thèse à fond, comme celle de l'ori­gine des idées ou du principe vital, il remuait tous les in-folio de la bibliothèque. Il classait les auteurs, analysait leurs systèmes, les ra­menait à quelques opinions principales et nous donnait des conclu­sions saisissantes de logique et de clarté. Il provoquait nos objec­tions. Il aimait à résoudre nos difficultés soulevées par les écrivains contemporains. C'était de plus un bon et pieux religieux. Il nous té­moignait un grand dévouement. Il s'informait après les classes de nos difficultés. Il dirigeait notre travail. J'ai gardé de lui le plus édi­fiant souvenir. Il nous apprenait surtout à travailler et nous montrait par son exemple comment on étudie une thèse à fond. Il ai­mait 142 St Thomas et n'était pas esclave des Thomistes. J'ai goûté sa thèse sur le principe vital. Il nous montrait jusque dans les plantes un principe vital simple doué de forces données par le Créateur et différent de l'organisme. Cette thèse bien établie met à néant la doctrine de l'évolution.

Le bon P. Carretti était aussi bien dévoué. C'était un vrai Romain. Il allait piano, surtout l'été. Son cours n'avançait pas vite et ses feuilles lithographiées n'étaient pas toujours prêtes à temps. C'était un esprit élevé. J'aimais ses belles thèses sur la base de la morale na­turelle qu'il plaçait dans l'ordre même des choses. Son auteur favo­ri était De Lugo. Il n'ignorait pas les opinions modernes des Anglais et des Allemands sur la morale de l'utile ou du plaisir, et il aimait à les réfuter. C'était un homme de foi et un apôtre. Le di­manche il allait dans la campagne romaine évangéliser les «contadi­ni», et le lundi il nous racontait avec émotion les 143 misères morales et physiques qu'il avait rencontrées.

Les Pères Ferrari et Foglini étaient assez ferrés sur les sciences. Ils connaissaient la mécanique rationnelle et le calcul infinitésimal et différentiel, et ils nous en enseignaient les principales notions. Ils étaient modestes d'ailleurs et pleins d'admiration pour le progrès des sciences mathématiques de notre temps.

J'ai gardé de mes condisciples le meilleur et le plus édifiant sou­venir. Nous étions six du Séminaire français en philosophie, trois anciens et trois nouveaux. Les anciens étaient M. Bernard de Cambrai, M. Le Tallec de Vannes, M. Guilhen de Montpellier. Les deux premiers avaient été zouaves pontificaux. Deux nouveaux, M. Perreau de Chambéry et (M.) De Rivoyre de Roanne avaient fait leur droit avec moi à Paris. M. Perreau était docteur. Celui-ci avait une âme toute suave. C'était bien un disciple de St François de' Sales. Je l'avais vu communier 144 souvent à St-Sulpice. Il était mûr pour le ciel. Il est mort peu de temps après son ordination au sacer­doce. C'était pour moi un ami, un confident, un moniteur. C'est une des belles âmes que j'ai connues. Les quatre autres sont entrés en religion après leur séminaire. Cela montre combien le P Freyd savait exciter en nous le désir de la perfection. M. Le Tallec et M. Guilhen sont Jésuites. M. De Rivoyre est capucin. M. Bernard est chez les Pères du St Esprit.

M. Le Tallec était un breton ardent et plein de foi. Il avait quitté son collège de Vannes pour s'engager aux zouaves où il avait été sergent. Il fit sept années d'études au Collège Romain. Il soutient ensuite les thèses publiques l'année du Concile. Il est à la tête des œuvres de jeunesse de l'Université catholique (1).

M. Bernard appartenait à une des meilleures familles de Lille C'était le catholique intégral du Nord, très dévoué au Pape et enne­mi du libéralisme. Il avait un vrai culte pour le Père Freyd. Il est entré au St-Esprit. Il 145 est professeur au Scolasticat. M. De Rivoyre était un homme d'imagination, pieux comme un enfant, libéral converti et ne faisant pas les sacrifices à demi. Il est capucin. Il a été prieur et maître des novices.

Le père Guilhen de la C(ompagn)ie de Jésus a été depuis mis­sionnaire à l'île Maurice.

J'étais aussi en bonnes relations avec plusieurs des théologiens de cette année-là.

Dijon nous avait envoyé M. De Bretenières et M. Poiblanc, tous deux de bonne famille et fort édifiants. M. De Bretenières était li­cencié ès lettres et particulièrement distingué. Ils ont fondé depuis à Dijon une société de missionnaires diocésains et un collège. M. De Bretenières était le frère de Just De Bretenières, le martyr de Corée, qui sera un jour placé sur les autels. Il me communiquait parfois des lettres de son frère et ces lettres me ravissaient J'en ai copié plus d'un passage dans mon recueil d'extraits choisis (p. 66) (1). Quelle âme apostolique! quel ardent amour de la mortification 146 et de la souffrance! Est-il étonnant qu'une âme de cette trem­pe ait obtenu la grâce du martyre!

La Savoie ne nous avait pas seulement donné le cher Abbé Perreau. Elle était encore représentée par M. (De) Costa de Beauregard; de Chambéry, MM. Charles et Bullier de Tarentaise, M. Petit de Chambéry, M. Durand de Maurienne. Plusieurs sont de­venus professeurs dans leurs séminaires diocésains. M. (De) Costa était de grande famille, et la noblesse de l'âme chez lui ne le cédait pas à celle de la naissance. Il a fondé un orphelinat à Chambéry où les enfants se livrent à l'horticulture.

Le bon et saint évêque de Beauvais Mgr Gignoux, nous avait en­voyé trois étudiants, M. Gossin devenu frère prêcheur, M. Renaud M. Philippet, devenu archiprêtre de Compiègne.

La Bretagne avait encore M. Peyron, devenu le secrétaire érudit et zélé de l'évêché de Quimper, et M. Le Goff, directeur au Séminaire de St-Brieuc.

Mgr Pie, de Poitiers, nous avait envoyé 147 le P Dorvan, oblat de St Hilaire et les deux frères Pineau. Ces deux messieurs avaient commencé les études de droit et de médecine. Ils avaient beaucoup à souffrir de l'opposition de leur famille à leur vocation. Le plus jeune est devenu capucin.

Nous avions deux Canadiens bien distingués: M. Bégin, devenu évêque et coadjuteur du cardinal archevêque de Québec. Je m'étais attaché à lui. Il avait un naturel fort aimable et une intelligence d'élite. M. Paquet, un autre Canadien est devenu recteur de l'Université de Québec.

M. Caelho, de Para, représentait l'Amérique du Sud. Il avait passé par St-Sulpice. Il est devenu supérieur du Séminaire à Para, au Brésil.

M. Gilbert, de Troyes, avait étudie le droit à Paris avec moi Il est devenu un des fondateurs de la Congrégation des Oblats de St François de Sales.

M. Bernard de Lyon est professeur aux Chartreux.

M. Cognard de Cambrai et M. 148 Roserot de Troyes, sont chez les Pères du St Esprit.

M. Duponchet de Paris, est chez les Jésuites, et M. Thouille, de Verdun, est curé dans la Meuse.

Ce sont là ceux que j'ai le mieux connus. Par ce qu'ils sont deve­nus on peut juger de leur valeur comme piété et comme études. Ce milieu a été pour moi fort encourageant et fort édifiant. J'en rends grâces à N. Seigneur.

Je regarde comme une grande faveur de la Providence d'avoir fait mes études théologiques au Collège Romain. Cette université est aujourd'hui dans l'Église ce qu'était celle de Paris au XIIIe siècle, au temps de Pierre Lombard, de S. Thomas d'Aquin, de S. Bonaventure. C'est là qu'est le sommet des études théologiques contemporaines. Là plane le souvenir et l'influence des Bellarmin, des Tolet, des Lugo, des Pallavicini. Pie IX a signalé cette supério­rité dans son bref de 1875 à Mgr l'évêque de Poitiers. En le félici­tant d'avoir confié aux Pères de la Compagnie de Jésus la faculté de théologie qu'il établissait dans sa ville 149 épiscopale, il recommande à ceux qui seront chargés d'organiser, en France, l'enseigne­ment catholique, de prendre pour type de leur travail les univer­sités romaines, particulièrement les écoles tenues par les Jésuites, et surtout ce Collège Romain qui, du reste, est leur centre et leur modèle, et d'adopter le plan des études suivi dans cette grande éco­le et consacré par une si longue et si heureuse expérience.

Ce plan d'études, le Ratio Studiorum, est en effet le code de l'en­seignement chrétien. Il est pour les études ce qu'est le livre des Exercices spirituels de St Ignace pour la vie spirituelle. Il fournit le fond le plus solide pour un plan de maison d'études. Il y faut tou­tefois faire une part aux auteurs chrétiens pour les humanités.

Puissent nos Universités catholiques s'en inspirer! Mais hélas! el­les semblent bien être sans action jusqu'à présent sur nos séminai­res. C'est par là seulement qu'elles pourraient avoir une grande in­fluence et amener une rénovation des 150 études. Nos séminaires devraient être rattachés aux Universités. Ils en seraient des succursales. Il y présenteraient leurs élèves pour les grades. Malheureusement nous ne pouvons pas espérer une organisation de ce genre dans l'état où se trouve aujourd'hui l'Eglise de France.

Rome a conservé dans son intégrité la grande méthode scolasti­que en philosophie et en théologie. C'est la méthode d'exposition et de démonstration puisée aux sources vénérables de l'antiquité ecclésiastique, fidèle à l'esprit de ceux que l'Eglise appelle ses Pères et aux règles consacrées par l'usage traditionnel. Rien n'empêche qu'elle se mette au niveau et à la portée des intelligences d'aujourd'hui, qu'elle s'enrichisse de tout ce qui s'est fait de bon et pensé de solide dans les temps modernes. Elle profite de ce beau travail de développement philosophique et dogmatique qui se poursuit sous l'influence de la foi à travers les progrès, les découver­tes, les agitations, les erreurs même de la société. 151

C'est hélas! au Cartésianisme que nous devons l'abandon de la scolastique en France. Elle gênait cette école du doute pratique qui voulait chercher toute seule son chemin dans les ténèbres, sans le secours de la foi et de la tradition.

On a dit bien à tort que la scolastique était antipathique à l'esprit français. C'est en France qu'elle a eu son plus merveilleux épa­nouissement. St Anselme, le Père de la scolastique, nous appartient comme docteur, il n'a donné à l'Angleterre que les dernières années de sa vie. Pierre Lombard, St Bernard qui ont donné les premiers développements à la scolastique. Alcuin même et son Ecole palatine qui en ont produit les premiers germes n'appartien­nent-ils pas à la France? St Thomas et St Bonaventure, quoique nés en Italie, nous appartiennent bien aussi comme docteurs, leur vie s'est passée à élever notre jeunesse parisienne, et ce contact a dû contribuer à développer en eux les belles qualités de l'esprit français, la concision, 152 la plénitude d'idées, la clarté de pen­sée et d'expression et l'ordre qui met chaque chose à sa place dans une noble sobriété et une agréable harmonie.

Ce qui a gâté l'esprit français, ce sont nos prétendus philosophes, ennemis de la foi et de la théologie. C'est Descartes, et son école ­Descartes, le grand ennemi de la scolastique et le père du rationali­sme qui n'est qu'une conséquence du principe protestant (1). Qu'on rende à l'esprit français cette grande formation catholique, cette éducation puissante qu'il recevait dans ce Moyen Age si sotte­ment décrié, et que les autres nations n'ont pas eu le malheur de perdre autant que nous; qu'on lui rende tout cela et on verra com­ment l'esprit français est superficiel.

Jusqu'à nos jours nous avons été engoués du XVIIe siècle. Le P Gratry en a donné cet éloge dithyrambique: «Qu'était le XVIIe siè­cle? Un docteur en théologie d'abord, et en outre, sous le rapport intellectuel, le point le plus lumineux de l'histoire. Le XVIIe siècle lui seul est le père des sciences, le créateur 153 de cette grande science moderne dont nous sommes si fiers aujourd'hui. On a de­puis perfectionné, déduit et appliqué, mais il a tout créé. Il y a eu là comme une aspiration du Verbe, pour l'avènement des sciences. Ce siècle, du reste était le plus précis, le plus complet des siècles théo­logiques, le plus grand sans comparaison des siècles philosophiques et le plus grand des siècles littéraires».

Ouf! le Père Gratry nous donne là l'exemple d'une hyperbole plus littéraire que véridique.

Je partage plutôt le jugement de mon condisciple et ami qui n'a fait qu'exprimer du reste dans son Essai sur la méthode des études ecclésiastiques ce que nous pensions tous à Rome. Je lui emprunte ici quelques fragments.

Le mal qui a été fait à l'esprit français vient en grande partie de Descartes, de ce mouvement antiscolastique et anticatholique qui procédait du protestantisme et que Descartes n'a pas inventé, mais auquel il obéissait lui-même, qu'il a mis en théorie 154 et formulé, dont il a été le héros et la personnification, je voudrais dire l'hérésiarque.

Ce qui est assez étonnant, c'est que le clergé français, pendant plus de deux siècles, en lui ouvrant toutes les portes de l'enseigne­ment, se soit, pour ainsi dire, livré pieds et poings liés, à un homme dont le St-Siège a condamné l'esprit et les principes, condensés par lui-même dans son fameux Discours sur la méthode (1).

Les hommes de génie sont ordinairement de grands esprits qui ont personnifié à un degré supérieur les idées d'une époque. Ils ont formulé les tendances de leurs contemporains et soutenus par une mission divine ou diabolique, ils s'en sont fait les champions. Luther n'a pas inventé le libre examen en théologie. Descartes n'a pas inventé le libre examen en philosophie; Rousseau qui est peut-être le représentant le plus complet, l'hérésiarque de la Révolution française, n'a pas inventé le libre examen en politique. Ces trois hommes sont les représentants des trois principales époques de cet immense courant 155 d'indépendance et de révolte qui travail­le le monde et emporte la société depuis trois siècles; véritable hérésie et la plus formidable qui menace de couronner son œuvre en envahissant la sphère politique pour s'emparer du gouverne­ment du monde.

L'œuvre de Descartes, que beaucoup de philosophes, même catholiques, ont pris comme lui pour une rénovation, n'est qu'une perturbation, une réforme dans le sens de celle de Luther et de la même espèce, la seconde période de la grande hérésie protestante ou révolutionnaire.

N'est-il pas insupportable de voir Descartes déclarer tout simple­ment que jamais avant lui on n'a eu la vraie certitude, ni la vraie philosophie et que la science n'a pas existé jusque-là faute d'avoir été fondée sur sa méthode.

Cet immense dédain que Descartes professait pour le passé n'est pas seulement un travers funeste et la marque évidente du peu de valeur de sa théorie, mais une contagion qui s'est répandue; il a en­gendré et soufflé en France ce ridicule 156 mépris du Moyen Age, qui a duré jusqu'à nos jours. La prétention qu'il affichait d'être l'inventeur non pas d'une philosophie mais de la philosophie est pur charlatanisme.

Il prétendait, il est vrai, respecter le domaine de la foi, mais en mettant en doute toutes les vérités rationnelles n'ébranlait-il pas du même coup l'édifice de la foi, qui repose sur les vérités fondamen­tales de la religion naturelle, l'existence et les attributs de Dieu, l'existence, la spiritualité, l'immortalité de l'âme.

Il prétend éliminer toutes les connaissances humaines sauf le fait même de la pensée et remonter de ce point de départ pour recon­struire l'édifice de la science. Mais la pauvre lumière de l'homme ne suffit pas à ce travail et ce jeu est fatal.

Le doute n'est pas seulement une arme terrible, mais vu l'état de l'esprit humain, affaibli et troublé par la chute, il est un poison mortel et insinuant qu'on ne verse pas impunément dans l'intelli­gence. Il constitue une sorte 157 de second péché originel qui s'ajoute à celui d'Adam, pour rendre la pente encore plus facile à l'homme vers le scepticisme.

Les apologistes et les scolastiques ont quelquefois usé d'un doute fictif comme d'un argument ad hominem, mais cela n'a aucun rap­port avec le doute méthodique de Descartes. C'était en passant et pour montrer comment la raison elle-même confirme la foi et ré­clame ses lumières.

A vrai dire, cette méthode de philosophie est absurde et contre nature, antiphilosophique autant qu'antichrétienne. Pourquoi ex­clure la plupart des moyens naturels de la connaissance et faire tout reposer sur un syllogisme qui d'ailleurs suppose plusieurs vérités fondamentales: la possibilité d'arriver au vrai, le principe de causa­lité, etc.! L'esprit humain a besoin de s'appuyer sur des preuves d'un autre genre. Il aime mieux l'évidence que les raisonnements. Il trouve soit dans le simple bon sens, soit dans le témoignage de Dieu ou des hommes, 158 bien plus de conviction et de sécurité que dans ces argumentations subtiles propres à lui faire perdre le fil de la vérité.

La grande illusion moderne, celle qui fait le fond du rationali­sme, celle qui a perdu la philosophie, c'est la thèse cartésienne de la puissance et de la suffisance de la raison pour arriver à la posses­sion complète et sans mélange du vrai philosophique. La préten­tion d'arriver à la vérité complète par la raison seule sans s'aider de la foi au moins comme préservatif est démentie par l'histoire, qui nous montre l'esprit humain, partout où il est privé,par sa faute ou autrement, de la lumière de la foi, toujours et fatalement con­damné à l'erreur, et à des erreurs honteuses jusqu'à la négation mê­me de la certitude, de la vérité, et de la raison.

La théologie comme l'a dit Bacon, est l'arôme des sciences hu­maines, elle les empêche de se corrompre. Privée de son arôme, la science est allée où nous la voyons, et c'est Descartes qui lui a 159 ouvert cette voie. Elle se sécularisa. Etrangère au christiani­sme, elle ne tarda pas à lui devenir hostile et engendra le rationali­sme. Les timides se sont arrêtés au libéralisme qui est un mélange à doses diverses de rationalisme et de foi, une réduction de la foi à son minimum, une diminution de la vérité (1).

Tout le XVIIe siècle est malade de cette sécularisation de l'ancien esprit chrétien. Notre admirable Fénelon vantait Descartes et em­pruntait ses idées, Boileau interdisait aux vérités chrétiennes la poé­sie et les ornements gracieux des lettres. Molière et même Corneille et Racine ramenaient le théâtre au paganisme (2).

C'est le péché de l'esprit qui devait nous conduire au laïcisme d'aujourd'hui.

Malgré le travail absorbant que m'imposaient les cours de philo­sophie, j'ai pu me livrer encore pendant cette année scolaire à quel­ques études personnelles. J'ai pu lire quelques ouvrages philosophi­ques et littéraires, quelques traités des Pères et des Scolastiques, 160 plusieurs ouvrages d'économie sociale et divers auteurs ascéti­ques.

En philosophie, j'étudiai de Maistre: Du Pape et Soirées de St­Pétersbourg; Oudot: Du devoir; Maret: Philosophie et religion(3); Gratry: Les Sources et Les Critiques (4).

La littérature et l'histoire étaient sacrifiées, je lus à peine quel­ques chapitres de Thiers et de Guizot, divers articles de Dom Gueranger et la Rome chrétienne de Mgr Gerbet (1).

Pour ce qui est des Pères, je lus de St Augustin, La Cité de Dieu et des Lettres, de St Chrysostome, le Traité du sacerdoce et des Homélies; de St Jérôme, des Lettres; de St Ambroise, le Traité de la virginité.

J'aimais déjà les études d'Économie sociale et politique. Outre La Cité de Dieu de St Augustin et La Politique (2) de Bossuet, je lus sur ces matières Bellarmin, au Traité de l Église (3), de Maistre, passim et les Considérations sur la France (4).

Peltier, De la Puissance ecclésiastique (5); Fauchet, De la religion natio­nale. 161

Pour les scolastiques, je consultai souvent St Thomas dans sa Somme et ses opuscules; Lugo De rerum divisione et passim; Leibnitz, Systema theologicum et Suarez en divers endroits.

Comme lectures spirituelles, je pris pour cette année, St François de Sales, sa vie et ses œuvres; S(ain)t-Jure, L'Homme spirituel; Ste Gertrude, ses révélations; Dom Gueranger, ses œuvres; et la vie de St Berchmans.

Je notais ordinairement ce qui me frappait le plus dans mes lectu­res. J'ai gardé cette coutume depuis et mon cahier d'extraits divers est pour moi un trésor où j'ai mis en réserve toutes les pensées les plus élevées et les plus justes des grands esprits avec lesquels j'ai été en relations par la lecture pendant ma vie (1).

Je me plais à reproduire ici quelques-unes des pensées que j'ai notées pendant mon année de philosophie. 162

Gratry m'indique le but des études philosophiques: «Trouver l'unité des esprits du premier ordre; fréquenter comme une seule société, par voie de comparaison continuelle, Platon et Aristote, St Augustin et St Thomas d'Aquin, Descartes, Bossuet et Fénelon, Mallebranche (Malebranche) et Leibnitz; parvenir à com­prendre dans quel sens général et commun Dieu inspire les grands hommes et ce qu'il veut de l'esprit humain. Comprendre dans Aristote et dans Platon la grandeur de l'esprit de l'homme et ses bornes, et dans les autres l'immensité qu'ajoute à la raison humai­ne la lumière révélée de Dieu» (Les Sources) (2).

Il me donne la note chrétienne des vacances: «Se retremper dans le spectacle de la nature, dans la lumière des arts, dans le commer­ce des grands esprits, dans les pèlerinages vers les absents, dans les amitiés saintes, dans les ligues sacrées pour le bien et puis enfin dans quelques jours de sévère solitude en face de Dieu tout seul, ne serait-ce pas là du repos? (Id.) 163 (3).

Il m'indique les plus nobles vertus de l'âme et leur influence sur le corps lui-même: «L'expression de la face de l'homme n'est que la résultante des habitudes. Assistez donc ce pauvre corps; transfigurez-le, s'il se peut, par la sérénité, la pureté, la paix, par le courage, par l'intelligence et par la noblesse décidée des désirs, des habitudes et des résolutions» (Id.) (1).

Mgr Maret expose supérieurement la nécessité d'une religion po­sitive. «Abandonnerez-vous les masses à elles-mêmes dit-il? Ce serait les livrer à l'ignorance, au vice, à une véritable barbarie. Les amène­rez-vous aux écoles de la philosophie? Mais pour philosopher, il faut des loisirs et de la capacité, et ces conditions leur manquent. Que leur faut-il donc.? Quels secours leurs besoins appellent-ils? Un enseignement sûr, facile et cependant revêtu d'une autorité capable de commander leur assentiment et de justifier leur adhésion. Cet enseignement lumineux, saint, uniforme, invariable, lait pour les enfants, pain pour les forts, simple et profond,tempéré 164 et su­blime, se proportionnant à tous les âges, à toutes les conditions, à tous les besoins de l'humanité; cet enseignement nécessaire pour arracher l'humanité aux superstitions dégradantes, à l'ignorance abrutissante et aux vices honteux; cet enseignement sans lequel l'humanité n'arrivera pas à toutes ses fins naturelles, la philosophie avec son langage savant, ses méthodes difficiles, ses systèmes nom­breux et divers, la philosophie avec ses variations et ses contradic­tions le possède-t-elle? Jamais elle ne l'a donné, jamais elle ne pour­ra le donner. Il y a là une lacune immense qui accuse son insuffisan­ce» (Philos. et relig, t.l.) (2).

M. Oudot, mon ancien professeur de droit se montre un vrai phi­losophe dans son livre Du devoir. Il n'est pas assez apprécié. Il caractérise en quelques mots l'erreur capitale de Descartes: «Soumettre d'indispensables vérités à un moyen de preuves impuissant à les donner, c'est les compromettre. Tel fut le tort de la philosophie de Descartes. Elle contenait le germe du 165 retour au scepticisme».

J. de Maistre si perspicace, si supérieur à son temps en toutes choses n'a cependant pas deviné la renaissance de l'art chrétien, tant était grande la fascination de l'art païen. Je suis surpris de lire dans son beau livre Du Pape les lignes suivantes: «Les lettres et les arts furent le triomphe de la Grèce, dans l'un et l'autre genre elle a découvert le beau, elle en a fixé les caractères: elle nous en a transmis des modèles qui ne nous ont guère laissé que le mérite de les imiter. Il faut toujours faire comme elle, sous peine de mal faire» (1). Evidemment J. de Maistre, pour ce qui est de l'art et des belles-lettres partageait encore l'illusion du XVIIe siècle. C'était un classi­que. Pour lui le XVIIIe siècle était barbare.

Comme M. Guizot, juge sainement de la question de Rome dans son discours de réception de Prévost-Paradol à l'Académie! M. Vitet, qui m'honorait de son amitié me disait que M. Guizot lui paraissait être un chrétien de bonne foi et 166 profondément vertueux. M. Guizot dans ce discours parle d'Ampère: « Il assistait avec tristesse, dit-il, à l'état actuel de Rome et à l'incertitude de ses destinées. Il avait à cœur ce grand fait qui est une des gloires de l'histoire des hom­mes, la cité souveraine du monde païen devenue la capitale indé­pendante du monde chrétien, et le droit d'asile assuré à toutes les grandeurs terrestres déchues, sous la protection de la croix et sur les tombes de ses martyrs. Il se demandait avec une anxiété affec­tueuse ce que serait Rome, si elle cessait d'être ce qu'elle est depuis tant de siècles, la ville unique entre les grandes villes de la terre, at­trayante et puissante par la seule vertu des croyances et des souve­nirs. Les esprits élevés et équitables ne veulent pas croire que les droits divers ne puissent pas obtenir le mime respect ni que l'avenir des peuples exige la ruine de leur passé, ni qu'il soit impossible d'assu­rer aux Romains leur juste part de progrès social et de liberté, sans que la 167 situation européenne du chef de l'Église catholique soit dénaturée et détruite» (1). Quel catholique aurait dit ces choses plus justement et plus noblement?

M. Thiers n'avait pas été moins catégorique sur la même question dans un discours à l'Assemblée nationale en Octobre 1849. «Pour le pontificat, disait-il, il n'y a pas d'autre mode d'indépendance que la souveraineté. Et c'est là un intérêt universel de la plus haute impor­tance devant lequel les intérêts particuliers des nations doivent se taire. Sans l'autorité du Souverain Pontife, l'unité catholique serait défaite, sans cette unité, le monde moral, déjà si fortement ébranlé serait renversé de fond en comble» (2).

Mgr Gerbet apprécie dans sa Rome chrétienne (tome 2) (3) les diver­ses formes de gouvernement. «Si la nature humaine pouvait sup­porter un régime parfait, dit-il, le pouvoir social serait l'attribut non de la naissance mais du mérite reconnu. La perpétuité 168 héréditaire du pouvoir, destinée à remédier à des causes d'instabi­lité sociale, a sa raison dans l'infirmité même de notre nature. L'ordre contraire, qui marque la dignité de la nature humaine, éclate d'une manière éminente dans l'Église (4).

Ce que Dom Guéranger a écrit sur le péril social et ses remèdes est tout aussi actuel aujourd'hui qu'alors.

«Je n'ignore pas, disait-il, que c'est s'exposer à passer pour rétro­grade que de ne pas voir le salut de la société dans l'emploi de tel­les ou telles formes politiques, que de ne pas avoir confiance dans les grands avantages que la civilisation a retirés des conquêtes du siècle dernier; mais puisque nous avons la liberté de penser et de dire, qu'il me soit permis aussi d'en user et de signaler les vrais be­soins du siècle et ses véritables dangers. Il est vrai, nous voyons régner dans la société un certain ordre extérieur, une certaine prospérité matérielle. Mais, comme le disait Donoso Cortès, il est d'autres ruines que celles qu'accumulent l'émeute, 169 le pillage et la guerre civile. Vous avez beau sillonner le pays de chemins de fer, conclure des traités de commerce, bâtir des gares et des entrepôts, multiplier les usines, élever à grands frais de somptueux monuments; qu'est-ce que toute cette splendeur, toute cette richesse, si la vérité n'habite pas au sein de cette société envirée de voluptés? Qu'est-ce, sinon la robe de soie de l'immonde courtisane? Or qui oserait dire que les vérités ne diminuent pas parmi nous? Nous en­tendons tout insulter, tout blasphémer, tout nier, les dogmes les plus augustes, les vérités les plus saintes, l'Eglise, le christianisme, Dieu lui-même… Ce que nous ne pouvons attendre de l'homme, nous l'attendons de Dieu. Il a fait les nations guérissables, il a ressu­scité les morts du tombeau, il saura donc aussi nous relever de la pourriture morale où nous croupissons. Ne l'oublions pas toutefois, cette régénération ne peut s'effectuer qu'au prix d'un miracle, et les miracles aussi bien dans l'ordre 170 moral que dans l'ordre physique, sont des grâces extraordinaires. Il faut les obtenir par la prière, par une prière ardente et persévérante. Il faut les obtenir aussi en coopérant dans l'humble sphère de notre action, à la réali­sation du plan divin…» (1).

J'aimais à lire les paroles ardentes de St Jean Chrysostome sur le zè­le, elles m'enflammaient pour ma belle vocation. «Eh quoi!, disait-­il, si vous voyez un aveugle sur le bord d'un fossé vous vous empres­sez de lui tendre la main, et en voyant vos frères sur le point de se précipiter dans les gouffres de l'enfer, vous pourriez hésiter à cou­rir à eux et à les sauver!… (1). Voyez, dit-il encore, ceux qui navi­guent dans la vaste étendue des mers, bien qu'ils voguent au souffle d'un vent favorable et en pleine sécurité pour eux-mêmes, si leur oeil découvre au loin un navire qui fait naufrage, restent-ils indiffé­rents sur le sort qui le menace? Non: saisis de compassion, ils font force de rames de son côté; ils mettent l'ancre, ils 171 amènent les voiles, ils jettent des planches à la mer, ils tendent des câbles aux naufragés pour les aider à échapper à une mort imminente. Nous sommes tous embarqués sur la mer périlleuse de la vie, mer semée d'écueils et féconde en naufrages. Quand donc promenant vos re­gards sur sa surface agitée, votre oeil découvre au loin quelque compagnon de voyage en butte à la fureur des flots ou près de heurter contre un récif, laissez là sur le champ tout soin et toute af­faire, et volez au secours de l'infortuné qui va périr».

St Augustin me traçait les règles du règne social de Jésus Christ. «Les rois servent Dieu en rois, comme ils le doivent, s'ils ordonnent le bien, s'ils défendent le mal, non seulement dans les choses hu­maines, mais aussi en ce qui regarde la religion» (Ad Cresc. L.III,57) - «Il servent Dieu en rois, quand ils font pour le servir ce que les rois seuls peuvent faire» (Ep. 185, ad Com. Bonif., 19).

«Nous estimons 172 heureux les empereurs non pas s'ils gou­vernent longtemps ou s'ils laissent à leurs fils la paisible possession de leur trône, mais s'ils mettent leur puissance au service de Dieu en l'employant à dilater son culte» (Lib. V~ De Civ. Dei) (2).

Je trouvai dans le même auteur un encouragement à écrire. «Ce qui est écrit, dit-il, ne tombe pas aux mains de tout le monde. Il peut y avoir des lecteurs qui rencontrent nos livres et en profitent. Il est donc utile que plusieurs écrivent sur le même sujet des livres de style différent, en sauvegardant la doctrine. Un livre ira à l'un et un autre livre à l'autre» (De Trinit., l. I, C.5) (1) .

J'aime beaucoup une appréciation de St Jérôme sur la lecture des auteurs profanes. «Maintenant encore, dit-il, nous voyons des mini­stres de Dieu délaisser l'Evangile et les prophètes pour lire des comédies, chanter les vers légers des Bucoliques et faire leurs déli­ces de Virgile: ce qui est un devoir pour les enfants est pour cela (ceux-là) un péché de volupté» (Ep. 3 au Pape Damase) (2).

St Augustin dit sur le même sujet: 173 «Laissons les bagatelles du théâtre; nourrissons notre esprit de l'étude et de la méditation des divines Ecritures, rassassions - en nos âmes fatiguées par la soi d'une vaine curiosité et par les vains essais qu'elles ont fait de se nourrir d'images vides, semblables à des mets en peinture» (De Vera relig., c. 51, 100) (3). C'est l'impression que j'ai toujours éprouvée, la vaine littérature, le roman, les œuvres où le clinquant de la for­me cache le vide du fond m'ont toujours paru des mets en peintu­re; je n'y puis pas mordre.

Il faudrait citer tout St Ambroise sur la virginité. Je me contente de solliciter avec lui un regard de Marie en voyant comment sa présen­ce a confirmé St Jean-Baptiste dans la pureté.

Fauchet, dans son livre De la religion nationale marque nettement la base de toutes les lois. «Les lois civiles ne peuvent jamais créer la morale; elles doivent toujours la suivre et l'enjoindre. Vous avez pour la première 174 de vos lois, qui est la base de toutes les au­tres, une religion. Il faut que toute votre législation s'y conforme, si­non vous êtes en contradiction avec vous-même, et votre gouverne­ment reste dans le chaos par le défaut de concordance entre les lois de Dieu et les lois des hommes. - La doctrine sur 1'usure, sur les contrats, sur tous les rapports de la morale, comme sur le dogme et les sacrements appartient à l'Église seule. - Il y a sacrement où l'Église dit qu'il y a sacrement; il y a bonnes moeurs ou l'Église catholique dit qu'il y a bonnes moeurs. Toutes les puissances tem­porelles ensemble ne pourraient pas changer un iota à la vérité de ces principes» (1).

J'ai lu, relu le traite de Peltier sur la puissance ecclésiastique. Je ne connais pas d'auteur qui traite plus complètement des rapports de l'Église et de l'État. Pour le pouvoir coercitif de l'Église, il invoque à propos St Thomas d'Aquin»(2a 2ae, 9.12, a.2). «L'Église n'a pas à punir l'infidélité chez ceux qui n'ont jamais reçu la foi, 175 com­me le dit l'Apôtre (1Cor 5,12): «qu'ai-je à juger de ceux du dehors?» Mais elle peut punir et juger l'infidélité de ceux qui avaient reçu la foi, et elle le fait à propos pour empêcher qu'ils gou­vernent des sujets fidèles» (2).

Personne mieux que St Thomas ne m'a fait comprendre l'intelli­gence humaine et son fonctionnement. C'est tout un traité de phi­losophie sur cette matière que sa question 79 dans la lère partie de la Somme (surtout aux art. 2-5-12-13). Il nous montre l'intellect agent comme une puissance, dérivée d'une puissance supérieure, de l'Intellect séparé, de l'Intellect divin et prête à éclairer les images de notre imagination pour les rendre intelligibles. - Il donne le nom de Raison à l'ensemble des principes premiers et naturelle­ment connus qui nous servent à juger de toutes choses, et le nom de conscience aux principes qui 176 tendent à la pratique et qui dictent nos actions et en apprécient la moralité. Comme nous som­mes loin avec lui de Descartes qui oublie ce riche domaine de notre âme et fait tout reposer sur son fameux syllogisme! (1).

Je trouvai en De Lugo la défense de la propriété contre le commu­nisme et le socialisme. «La propriété existe en fait, dit-il, et cela n'est pas seulement licite, mais c'est utile et même nécessaire pour la vie sociale. Si tout était commun comme les choses communes sont facilement négligées, on verrait disparaître tout zèle pour la culture du sol, pour la conservation des récoltes et pour la distribu­tion de ce qui est nécessaire à la vie. Il y en a peu qui voudraient travailler pour la communauté sans avoir rien à espérer de plus que ceux qui ne travaillent pas; de là mille querelles et dissensions, cha­cun prenant ce qu'il trouverait et les plus puissants s'appropriant ce qu'ils voudraient.

Toutefois la vie commune est possible 177 entre quelques hommes de bien qui choisissent les administrateurs de leurs biens. C'est ce qui a lieu dans les ordres religieux. Il en fut de même par­mi les premiers chrétiens à jérusalem. Mais la perfection est le par­tage du petit nombre, aussi le nombre des chrétiens s'augmentant, il fallut laisser aux fidèles la propriété de leurs biens. C'est ce qui eut lieu aussi pour les clercs. A l'origine, ils menaient la vie commu­ne. Leur nombre s'étant accru, il fallut leur laisser leurs biens en propre, et la vie commune resta le partage des religieux» (Disp. 6.)(2)

Comme Leibnitz parle bien des religieux, lui aussi! «J'avoue, dit-il, que j'ai toujours goûté et apprécié les ordres religieux, les pieuses confréries et autres institutions de ce genre. C'est comme une mili­ce céleste sur la terre, pourvu qu'on en écarte les abus et le relâche­ment, que les règles données par les fondateurs y soient ob­servées, et que 178 le Souverain Pontife en détermine l'organisation pour l'utilité de l'Eglise. Que peut-il y avoir de plus beau que de porter la lumière de la vérité aux nations éloignées, en bravant l'océan, le feu et le glaive, et de ne chercher que le salut des âmes; de s'interdire les joies du monde et même les douceurs de la con­versation pour se livrer à la vie contemplative; de se dévouer à l'édu­cation de la jeunesse, de secourir les malheureux, les désespérés, les captifs, les prisonniers, les malades, sans se laisser effrayer même par les dangers de la contagion? Ceux qui ignorent ou méprisent cela n'ont de la vertu qu'un sentiment bien vulgaire, et ils mesurent sottement les devoirs des hommes envers Dieu par leur vie toute glaciale sans âme et sans zèle» (Systema theologicum) (1).

Bossuet, dans un sermon sur la charité fraternelle, nous dit com­ment il faut écouter la parole de Dieu ou la lire. «Verbum sapiens quodcumque audierit, scius laudabit et ad se adjiciet». 179 -C'est son texte. - L'homme sage qui entend quelque parole sensée la loue et se l'applique à lui-même (Ecli 21,18). Voyez qu'il ne se contente pas de la trouver belle et de la louer; il ne fait pas comme plusieurs qui regardent à droite et à gauche à qui elle est propre et à qui elle pourrait convenir. Il ne s'amuse pas à deviner la pensée de celui qui parle et à lui faire dire des choses auxquelles il ne songe pas. Il ren­tre profondément en sa conscience et s'applique tout ce qui se dit (ad Se adjiciet).C'est là tout le fruit des discours sacrés: pendant que l'Évangile parle à tous, chacun se doit parler en particulier, confesser humblement ses fautes, reconnaître la honte de ses ac­tions, trembler à la vue de ses périls» (2).

J'arrive aux lectures spirituelles.

Le Vén. Bellarmin m'a montré comment St Paul avait tracé en quelques mots tout un programme de direction spirituelle. 180 «Jamais 9 dit-il, vous n'arriverez à l'art de vivre heureusement et bien, si vous n'allez à l'école de J.-C. qui est le seul vrai maître (Mt 13, 8), si sur ses paroles et ses exemples, vous ne vous formez à cette justice, qui l'emporte beaucoup sur celle des scribes, des pha­risiens et des philosophes, à cette justice dont la fin est la charité, fruit d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincere» (1 Tm 1,5) (1).» Finis autem praecepti est charitas, de corde puro et conscientia bona et fide non ficta». Je puis dire que ce fut là pour moi une lu­mière définitive. Ce fut là la règle dominante de cette année et de toute ma vie. La Direction de ma vie intérieure, entravée, il est vrai, par d'innombrables défaillances, a toujours été l'amour de N.-S., entretenu par la foi et par la pureté de cœur et de conscience.

Le cher St François de Sales me disait en passant l'union nécessaire de l'Église et de l'État. «Salomon, dit-il, sachant par l'inspiration cé­leste 181 que la république tient à la religion comme le corps à l'âme, il disposa à part soi de toutes les parties requises tant à l'éta­blissement de la religion qu'à celui de la république» (T. IV, 221) (2).

Je recueillais de Busson ces deux pensées du même Saint, qui de­venaient ma règle et ma boussole: «Si l'on ne juge bien des objets d'art que sur l'appréciation des connaisseurs, est-il sage de mesurer son estime pour les différentes vertus sur celle du monde, lui si peu versé dans la science des saints, si plein de convoitise et d'orgueil. - La boussole la plus juste ne se tourne pas plus exactement vers le nord que son âme vers le bien. Dieu seul était le pôle qui attirait son cœur» (Esprit de S. Fr. de Sales) (1).

C'est, je crois, Ste Brigitte qui me disait les avantages du séjour à Rome. «Les rues y sont pavées de trésors, elles ont été rougies par le sang des martyrs. Là à cause des indulgences et des pardons que nous ont mérités 182 les Saints, on fait son salut en abrégé» (2).

Avec le B. Berchmans j'avais résolu de m'appliquer spécialement cette année à l'humilité et à l'abnégation. «Je dirigerai vers l'acqui­sition de ces vertus toutes mes prières, mes désirs, mes actions, mes examens. J'éloignerai de suite les pensées avantageuses de moi-mê­me. Je ne dirai rien à ma louange. Les compliments me seront un sujet de confusion. Je regarderai mes confrères comme m'étant supérieurs et je les traiterai avec respect. J'accepterai les humilia­tions avec patience; avec promptitude même, comme Notre­-Seigneur; avec joie, et c'est alors comme le paradis sur la terre» (3).

Ainsi, à l'aide de mes lectures, je formulais dans ma pensée les ju­gements les plus nets sur une foule de questions importantes.

Je viens de dire l'histoire de mon intelligence pendant cette année, je vais dire celle de mon cœur et de ma volonté. 183 Notre­-Seigneur s'empara bien vite de mon intérieur, et il y établit les di­spositions qui devaient être la note dominante de ma vie, malgré mille défaillances; le dévotion à son Cœur Sacré, l'humilité, la conformité à sa volonté, l'union avec Lui, la vie d'amour, tel devait être mon idéal et ma vie pour toujours; N.-S. me le montrait, m'y ra­menait sans cesse, et me préparait ainsi à la mission qu'il me desti­nait pour l'œuvre de son Cœur.

Je commençais dès lors à noter presque chaque jour mes impres­sions, ce qui me permet de retrouver d'une manière sûre les traces de l'action divine et du plan divin sur ma pauvre âme.

Je reproduis ici quelques fragments de ces notes. C'est encore une grâce de les relire et d'y conformer de nouveau mon cœur(l).

- «Jesu, lux vera. Jésus est ma lumière. Son nom me rappelle ses préceptes 184 et ses exemples, et son invocation m'attire sa grâ­ce. - Jesu, fortitudo martyrum: Jésus est ma force; son invocation me donne confiance en me rappelant la rédemption et sa volonté de nous sauver. Jesu, refugium nostrum -Jésus m'est un remède dans mes faiblesses et mes misères. Il me relève en m'inspirant tour à tour des sentiments d'amour et de crainte.

- C'est dans le Cœur de Jésus que je veux faire les exercices de la vie purgative. C'est en lui et avec lui que je veux considérer mes pé­chés et les pleurer, en demander pardon à Dieu, les détester, com­battre mes défauts et mes mauvaises inclinations, pratiquer la morti­fication et la pénitence, souffrir les afflictions, les peines, les ennuis.

- C'est en lui et avec lui que je veux faire le bien et pratiquer la vertu. J'ai foi en sa sagesse, confiance en son amour. Avec lui je veux pratiquer l'humilité, la patience, l'obéissance, la chasteté. Avec lui je veux faire l'oraison et l'action de grâces. Avec lui je veux 185 aimer le prochain d'un amour vrai, avec cordialité, compassion, affabilité, douceur, condescendance, patience.

Avec lui et en lui je veux faire toutes mes actions avec modéra­tion, douceur, suavité.

- C'est en lui que je veux pratiquer l'union à son Père, par des ac­tes fréquents d'amour, d'adoration, de remerciements, d'oblation, d'hommage, d'abandon, d'anéantissement de moi-même, de déta­chement des créatures».

Je méditai longtemps sur l'humilité et je la considérai sous tous ses aspects. J'en contemplai le modèle en N.-S., j'en reconnus les avantages.

«L'humilité est le fondement de toutes les vertus. L'homme hum­ble est porté à la foi, en reconnaissant la faiblesse de sa raison; à l'espérance, en reconnaissant son indigence et sa misère; à la cha­rité envers Dieu, en comparant les dons de Dieu avec sa propre in­dignité, à la charité envers le prochain, en ne considérant que 186 ses propres défauts et les qualités d'autrui. L'homme humble sera patient: il sait qu'il n'y a pas de châtiment dont ses iniquités ne le rendent digne. Il aura facilement l'esprit d'abnégation, de pauvreté et d'obéissance. Il prie volontiers et Dieu exauce ses prières.

La connaissance de notre faiblesse nous conduit à la confiance en Dieu. Que nous reste-t-il à faire en voyant notre inclination profonde au péché, sinon à nous appuyer sur Dieu seul, et à faire uniquement sa volonté, toujours sainte et sanctifiante».

«J'accomplis ce que mon Père m'a ordonné», disait N.-S. Mais c'est par le Sauveur que nous allons à son Père. «Allez à mon Père par moi, je suis la voie. Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui no­tre demeure. Si vous gardez mes commandements, vous demeure­rez dans mon amour: je vous enverrai l'Esprit de vérité. Ceux-là sont mes frères qui gardent la parole de mon Père». 187

Je voudrais qu'il ne restât rien en moi de ma volonté propre et qu'elle fût toute absorbée et vivifiée par la volonté de Dieu vivant en moi. Et le moyen pour cela c'est l'union avec N.-S. «Demeurez en moi, nous dit-il, afin que je demeure en vous. La branche ne pourrait porter aucun fruit d'elle-même si elle ne demeurait unie au cep. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte du fruit abondamment, car sans moi nous ne pouvez rien faire. Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, tout ce que vous voudrez demander vous sera accordé. Demeurez en mon amour. Gardez mes commandements. Que ma joie demeure en vous et que votre joie soit parfaite».

Ce sont là les pensées par lesquelles N.-S. gagna mon cœur pen­dant cette première année. - J'eus à lutter beaucoup; je cherchais l'union avec Dieu parfois avec tension d'esprit et j'y gagnais quel­ques 188 maux de tête. C'est que j'avais à faire violence à ma mauvaise nature et à mes longues habitudes de laisser-aller dans la vie intérieure pour me mettre sérieusement à l'union avec Notre Seigneur.

Cette union, c'est le but que mon saint directeur, le Père Freyd, proposait constamment à mes efforts. Je sentais que Notre-Seigneur agréait mon désir en principe, mais il mettait des conditions à sa réalisation, ou plutôt il faisait lui-même le travail de préparation à sa venue dans mon cœur. Il fallait d'abord purifier ce cœur, puis y mettre quelques dispositions et habitudes propres à contenter son hôte divin.

Le travail de purification fut surtout l'œuvre de cette année. N.­S. me fit rechercher les moindres fautes de ma vie passée. A chacu­ne de mes confessions je retrouvais quelque vieille dette oubliée à régler. J'avais habituellement une contrition très vive, je pleurais souvent. J'aimais à faire le chemin de la croix ou quelque au­tre mortification. Ce sont là les grâces de tout lévlte 189 qui commen­ce à se donner à N.-S. Je vous remercie, ô mon Dieu, de ne pas me les avoir refusées, malgré mon indignité.

Au printemps de l'année (1866) j'entrai dans le tiers-ordre de St François au 21 Mars. J'avais déjà fait un essai à Paris mais je n'avais pas persévéré. Cette fois je devais être bien fidèle jusqu'au jour où mes voeux religieux firent tomber mes liens antérieurs du tiers-or­dre. Je fus reçu novice par le Révérend Père Général des Capucins, dans un oratoire intérieur du couvent de la place Barbérini. Il me donna comme pénitence, en échange des jours déjeune 5 Pater, Ave et Gloria à dire chaque fois. Je dois bien des grâces de préserva­tion et de réparation au Tiers-Ordre. J'ai toujours beaucoup aimé St François d'Assise. J'avais pris son nom à la vêture. Je l'ai invoqué tous les jours de ma vie. Je l'ai pris pour un des patrons secon­daires de notre Œuvre et j'ai lieu de 190 croire qu'il y a beaucoup contribué par son intercession.

Table des matières

IV Cahier
Jérusalem - La semaine sainte
Bethel - Silo - Naplouse 5
Samarie 10
Jezraël - Endor - Le Thabor 11
Tibériade 13
Capharnaüm - Génésareth - Cana 16
Nazareth 18
Séphoris - Kaïfa (Haifa) - Le Carmel 20
St-Jean-d'Acre 23
Tyr 25
Sidon 30
Beyrout 31
Byblos - Nahr-el-Kelb 32
Le Liban 34
Les Cèdres 37
Balbeck 38
L'Anti-Liban - Le Barada 39
Saídnaya - Damas 41
Damas 43
De Damas à Beyrout 50
Beyrout 50
Deir-el-Kamar - Gazir 51
Asie Mineure
Chypre - Larnaca 54
Rhodes 54
Cnide - Halicarnasse - Cos 57
Ephèse 58
Smyrne - Les Grecs 60
Ténédos - Les Dardanelles 61
La Troade 62
Les Dardanelles 63
Constantinople - Le Bosphore - Le Danube - La Hongrie
Le Retour
Constantinople et ses environs 65
Scutari - Chalcédoine 74
Constantinople (suite) 76
Le Bosphore 84
La mer Noire 85
Le Danube 86
Bude-Pesth 89
De Pesth à Vienne 91
Vienne 92
De Vienne à Salzbourg 95
Rome 96
Vacances 100
* Table des matières0
IV Cahier
V° période. Rome: 1865-1871
Le voyage 102
Reims 103
Soissons 104
De Paris à Dijon 105
Dijon 106
Dôle 109
Besançon 109
Salins 110
Le Jura - Le Lison 111
Alaise 112
Bourg 113
Chambéry 115
Le M(on)t-Cenis 116
Turin 117
De Plaisance à Florence 120
De Florence à Civita et Roine 122
1ère année: 1865-1866 123
Le séminaire 123
La retraite 124
Directeurs 138
Cours et professeurs 140
Condisciples 143
Les études 148
Travaux personnels 158
État d'âme - Direction 182
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