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XII Cahier

=====Notes sur l’histoire de ma vie

VIe période: Vicariat de S.Quentin 1871-1877 (suite)

1876 – Cinquième année de vicariat (suite)

Fin: la gloire de Dieu et le salut de mon âme Moyen: les conseils de perfection.

Absolument parlant, elle est plus favorable à la pratique des con­seils, a la gloire de Dieu et au salut des âmes.

Relativement à moi: j'y trouverai moins de tentations de sensua­lité; j'y ferai plus fidèlement et avec plus de ferveur mes exercices de piété; oraisons préparées; repas avec lecture et sans / rien qui flatte les sens;

Je ne puis pas quitter maintenant. Il semble que Dieu me voulait ou je suis, puisqu'il a mis obstacle a mon entrée dans la vie religieu­se, il y a 4 ans lt2 et il a ici béni mon ministère et mes œuvres: Oratoire diocésain, Bureau diocésain des œuvres, journal, Franciscaines, patronage, cercle, orphelinat. Il m'a lié providentiel­lement./ Puis-je me dé conversations mieux réglées; direction plus suivie; études plus sérieuses; vie de pénitence et de réparation qui me convient.

- Toutes les difficultés ci-contre semblent nécessiter seulement un retard qui pourrait ne pas excéder deux ans.

- Une congrégation religieuse pourrait reprendre mes œuvres et les faire siennes.

- Ne pourrais-je pas conclure en faveur de la vie religieuse dans

un temps indéterminé et dans le cas de circonstances providentielles favorables? Oui, il faut prier et faire prier pour cela.

Il faut ne pas m'engager dans de nouveaux liens qui ne soient pas nécessaires.

- Donc, j'aurai en vue la 3 vie religieuse, que / j'embrasserai de préféren­ce a la vie séculière, pour y mieux pratiquer les conseils de perfection, et cela pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de mon âme.

Je n'y entrerai toutefois que lorsque je pourrai quitter lier facile­ment? Pour l'Oratoire diocésain, oui. Pour le Bureau diocésain? Peut-être, s'il plaît au nouvel évêque de l'organiser sans moi et s'il trouve quelqu'un qui prenne cela à cœur.

Pour le journal? Peut-être. Pour les Franciscaines? Peut-être. Pour les œuvres ouvrières de St Quentin? Oui, si je trouve un di­recteur, religieux ou autre, zélé, dévoué, intelligent, qui puisse les soutenir.

- Si je reste, je puis pressentir des agrandissements. Ils sont néces­saires pour le Cercle. Un autre ne pourrait sans doute pas les entre­prendre avant plusieurs années.

Tout cela n'indique-t-il pas que le Bon Dieu veut que je me sancti­fie là?

- Si j'entreprends dans un an ou deux ces agrandissements / qui seront devenus plus que pressants et absolument nécessaires, ce se­ra retarder encore de plusieurs années mon entrée en religion.

A moins de circonstances exceptionnelles sur lesquelles mes œuvres sans scandale et sans un grand détriment pour le salut des âmes.

- Je ne donnerais pas un autre conseil à un homme dont je ne voudrais que le plus grand bien.

- Si j'étais à l'article de la mort, il me semble que j'approuverais l'élection présente comme faite dans des vues droites pour la plus grande gloire de Dieu. Il en serait de même au jour du jugement. Il ne faut pas compter, une congrégation religieuse, ou un autre directeur aurait encore besoin de mon concours.

Il ne me paraît pas sage de renoncer à l'agrandissement pressant d'une œuvre utile à beaucoup d'âmes, pour procurer le plus grand bien d'une seule âme.

Dieu peut écarter les obstacles actuels et mettre à ma disposition les grands biens de la vie religieuse.

Je repris donc ma vie de vicaire avec un désir toujours croissant de vie religieuse. /

Mgr Dours, gravement malade avait pris sa retraite. Le mandement de carême, en mars, nous fut envoyé par les Vicaires capitulaires, M. Guyart et M. Bourse. Ils commençaient par exprimer leur reconnaissance envers l'évêque démissionnaire: «Il a passé en faisant le bien et les douze années de son laborieux et fécond épiscopat sont marquées par des œuvres qui perpétueront son souvenir au milieu de nous: l'extinction presque entière des dettes, la restauration et l'embellissement de la cathédrale, l'établissement des missionnaires diocésains (Lazaristes), la prospérité toujours croissante de nos séminaires, les deux nouvelles paroisses établies dans la ville la plus importante du diocèse (St-Quentin), qui n'avait qu'une seule église pour une population de plus de 33.000 âmes…»

Ils parlaient ensuite de leur mission: «Cette charge, essentiellement temporaire, doit être avant tout un ministère de pure conservation.

Nous nous proposons de l'exercer dans la plus entière dépendance des lois de l'Eglise, pourvoyant aux besoins les plus urgents, et laissant à la haute sagesse de notre futur évêque les modifications et les reformes qui pourraient être utiles…

Vous voudrez bien reconnaître en nous, malgré notre insuffisance, 5 l'autorité à laquelle les / saints Canons ont confié l'administration du diocèse pendant la vacance du siège épiscopal… De notre côté, nous n'aurons rien tant à cœur que de vous aider de tout notre pouvoir dans l'exercice de votre laborieux et pénible ministère, de vous consoler dans vos peines, de vous soutenir dans vos bons et légitimes combats,de vous encourager dans les efforts de votre zèle.»

Ces messieurs furent toujours bienveillants pour moi. Ils encou­ragèrent l'action apostolique du Bureau diocésain et me permirent de préparer le congrès d'œuvres de St-Quentin.

J'assistai encore à l'Assemblée des Cercles catholiques à Paris au mois de mai.

Toujours même assistance brillante, dévouée et disciplinée. On peut dire que c'était l'Etat-major de la France. Il y avait là les élé­ments d'administration d'une nation catholique idéale. Mais à côté de nous les masses populaires s'habituaient à la république et se laissaient gagner par l'illusion socialiste.

A St Quentin, le mouvement d'idées provoqué par notre œuvre suscita une entreprise de maisons d'ouvriers. M Jourdain un patron 6 chrétien, et M. Julien organisèrent une / société par actions. On imitait ce qui se faisait, à Mulhouse. On commença par deux grou­pes de maisons, un au faubourg d'Isle et un au faubourg S. Martin.

M. Jourdain avait visité avec moi les bouges habités par les ou­vriers dans les cours basses du boulevard Richelieu et autour de l'ancien abattoir. Les patrons auraient besoin de faire souvent ces constatations. - Elles leur expliqueraient les colères latentes de la classe ouvrière.

Cette œuvre des constructions de maisons d'ouvriers a du bon el­le est nécessaire même; mais elle n'est pas assez protégée par la loi. Les maisons construites par ces sociétés sont saines et dignes. Les ouvriers en deviennent peu à peu propriétaires par le paiement de leur loyer. A St-Quentin, quelques familles alsaciennes, habituées aux idées de Mulhouse furent les premières à en profiter. Mais il nous faudrait une loi favorable à la stabilité du foyer. Il arrive que les acquéreurs de ces maisons vendent leurs droits après peu d'années, hypothèquent la maison quand elle est acquise ou sont ruinés par les droits de succession et de partage à la mort du chef de famille, et assez rapidement le groupe des maisons passe encore aux mains des juifs ou /judaïsants. C'est toute l'organisation socia­le 7 qui est malade.

La loi de liberté avait été votée. On s'organisait à Lille. On fit au­près de moi de nouvelles instances. Je refusai encore. Je tenais pour sacrée la direction que m'avait donnée le P. Freyd avant de mourir, et puis mon projet était désormais bien arrêté de tendre à la vie re­ligieuse. J'étais heureux de voir aboutir ce mouvement d'idées auquel j'avais un peu contribué. Je me contentai d'envoyer ma modeste souscription à l'œuvre de Lille.

L'influence de la gauche grandissait à la Chambre et dans le pays. Les assemblées générales des Comites catholiques et des Cercles ont été splendides au mois de mai, mais on sentait venir l'orage.

A la clôture de l'Assemblée des Cercles, M. de Mun apostrophait ainsi le cardinal Guibert: «Eminence, il y a quelques jours, vous veniez, à cette même place, bénir les membres du Congrès des Comités catholiques, et, pour affermir leurs cœurs contre les incertitudes du lendemain, vous leur parliez de cette éternelle victoire que remportent 8 sur leurs ennemis, les vaincus du catholicisme: / serviteurs d'une œuvre qui a reçu de Pie IX le surnom glorieux d'armée de Dieu, nous ne déserterons, quoi qu'il arrive, ni notre poste ni notre drapeau, et nous espérons, s'il est vrai qu'elles nous attendent, avoir notre part dans ces défaites qui sont des triomphes

Les élections de février avaient donné une Chambre en majorité républicaine. C'était logique, puisque la Cónstituante avait voté la République. Malheureusement, les catholiques ne s'étaient pas ralliés et avaient laissé prendre la Chambre, c'est-à-dire la citadelle de l'Etat par leurs adversaires. Mac-Mahon gouverna péniblement avec le ministère Dufaure, en s'appuyant surtout sur le Sénat; mais à la fin de l'année, le 12 décembre, Dufaure dut passer la main à Jules Simon, qui devint président du Conseil.

Quand je rencontrais M.de Mun et quand il prenait la parole dans les congrès et assemblées, je prenais une leçon d'éloquence, et cela me servit un peu par la suite.

Il a des qualités d'orateur qui lui viennent de la nature et des cir­constances, comme la prestance, la voix, le prestige de son / 9 titre d'officier. Mais il y en a d'autres que l'on peut acquérir, comme la foi, l'élévation des pensées et certains artifices de rhétorique. Il y a ces métaphores et ces exemples bien choisis où, pour exciter une passion, on la montre en acte dans quelque circonstance histori­que.

Dans son beau discours de clôture de l'Assemblée de 1876, M.de Mun a des pensées élevées et noblement exprimées sur l'enthousiasme de la jeunesse, sur la foi des femmes de France, sur la prière. Il a aussi plusieurs de ces traits qui émeuvent, comme les orateurs de métier doivent en avoir toujours de prêts dans leurs notes pour en semer leurs discours. J'en indique quelques-uns ici.

l. Pour exciter les membres de l'Œuvre au travail après le congrès:

«On rapporte que l'empereur Septime-Sévere étant sur le point de mourir, l'officier chargé de transmettre aux légions le mot d'ordre journalier vint, suivant son habitude, le demander au prince,et que celui-ci, se soulevant un moment sur sa couche, répondit: «Laboremus! Travaillons!» Je voudrais qu'au moment ou va se séparer cette assemblée / générale, nous emportions avec nous ce mot qui résume 10 tout l'esprit de notre Œuvre: «Travaillons!».

2. Sur l'union d'esprit et de cœur:

«Des hommes qui chaque jour donnent à la même œuvre une part de leur temps, de leur intelligence et de leur activité, ne fût-ce qu'une heure, une parole ou un trait de plume, ont par là même,entre eux, une correspondance continuelle du cœur quel rien ne peut remplacer: les mêmes préoccupations agitent leurs esprits, les mêmes espérances soutiennent leurs courages, les mêmes joies et les mêmes douleurs remplissent leurs âmes. Entre de tels hommes il n'est plus besoin de rencontres fréquentes ni de longs entretiens; le travail commun suffit à tout, et pour eux il n'y a plus d'espace, plus de séparations et plus d'isolement. Si on venait d'un seul coup a les rassembler par surprise, on les trouverait tous, pour ainsi dire, au même point, et il semblerait, à les voir et à les entendre, que ce sont de vieux amis qui continuent un entretien depuis longtemps commence…»

3. Pour rappeler l'exemple des grandes œuvres du passe:

«La vieille tradition du peuple chrétien revivra tout entière dans ses associations nouvelles, et elles seront ainsi comme un témoignage du passé / et comme un exemple pour l'avenir. J'ai vu dans 11 un bourg de Bretagne une vieille église de granit, qui s'élevé au mi­lieu des landes, et qui porte a son fronton cette inscription gravée dans la pierre:

Discite, Melandri, quid potuere patres!

Nos Cercles se dresseront eux aussi, au milieu de cette foule où la bonne semence ne trouve plus de sillons pour la recevoir, comme des monuments de granit, gardant précieusement la foi de nos pè­res et rappelant sans cesse au peuple qui passe ce que la France était quand elle était chrétienne…»

4. Pour encourager a la prière:

«Plus les obstacles s'amassent autour de nous, plus les difficultés nous pressent et plus l'avenir nous parait incertain, plus il nous faut chercher dans la prière la force et l'espérance.

On raconte que, dans cette catastrophe du puits Jabin, dont la France a retenti douloureusement, quelques hommes qui travail­laient dans une région un peu écartée réussirent au péril de leurs jours a se frayer une voie de salut a travers les chemins ténébreux du labyrinthe souterrain; mais parvenus au puits où ils croyaient trouver la délivrance, un nouvel et redoutable obstacle se dressa de­vant eux: 12 les agrées bouleversés / par la détonation ne pouvaient plus fonctionner: alors ces hommes qu'on ne croyait plus chrétiens, saisis d'une pensée commune, tombèrent à genoux et, des entrail­les de la terre, on entendit s'élever leur prière fervente qui deman­dait à Dieu d'achever l'œuvre de leur délivrance. - Messieurs, nous aussi, nous cherchons péniblement la route qui doit nous conduire au salut, et quand, un jour, après quelques succès obtenus,nous croyons, dans une heure d'enthousiasme, que nous touchons au port, le lendemain un obstacle nouveau vient entraver notre mar­che et tout remettre en question. Alors, et quand le découragement menace de nous envahir, c'est l'heure de nous souvenir des mineurs de Saint-Etienne, et de fléchir le genou pour demander a Dieu d'achever l'œuvre qu'il a daigne commencer…»

5. Pour exciter a la confiance:

«Ne dites pas que tout est perdu et que vous ne verrez pas la fin de l'orage. Qui sait si vous n'êtes pas à l'aurore de la résurrection? J'ai lu qu'une société de sauvetage a conçu la pensée de munir les navires de bouées particulières, qui, lancées a la mer au moment du naufrage, apparaîtront tout-à-coup, par l'effet d'une combinaison chimique, surmontées d'une flamme brillante vers laquelle les nau­fragés pourront / se diriger comme vers un phare. Il me semble, 13 Messieurs, qu'au milieu de la tempête qui menace d'engloutir le navire où nous sommes, Dieu, de sa main puissante, a lance no­tre Œuvre dans les flots et qu'il l'a couronnée d'une flamme al­lumée au feu de la charité, pour être, aux yeux de tous, la bouée de sauvetage qu'il offre encore à la France en détresse!… »

6. Pour donner un cri de ralliement, il rappelait ce trait souvent cite:

«L'image du salut dont nous espérons être les instruments ne suf­firait point, peut-être, a remonter nos courages dans tous les ha­sards qui nous attendent. Il convient à des soldats qui vont au com­bat, après avoir cherche, dans la grandeur de leur cause et dans l'espérance du secours divin, un sujet d'affermir leurs cœurs, de se donner entre eux un cri de ralliement qui les réconforte à 1'heure du péril. Un illustre écrivain a raconté comment périt, pour la cau­se du Christ, au combat de Monte-Libretti, Arthur Guillemin, un des jeunes officiers de cette phalange de héros qui s'était formée pour défendre le trône de Saint-Pierre. Ce fut une immortelle journée: les soldats du Pape étaient quatre-vingt; / leurs ennemis! étaient 14 douze cents; et pourtant, ils furent victorieux! Mais leur chef était mort et bien d'autres avec lui. Au plus fort de la lut­te, voyant près de lui son clairon blesse qui cherchait a sonner en­core la charge, Guillemin eut une dernière parole: «Crie avec moi: vive Pie IX! et tu pourras combattre encore!» C'est, messieurs, le cri de ralliement que je vous propose! Quand nous verrons, le péril à son comble et l'ennemi faire rage autour de nous, serrons-nous les uns contre les autres, crions: Vive Pie IX! et nous pourrons combattre encore!…»

Les retraites à Soissons furent prêchées cette année par le Rév. P. Joseph Jenner. J'étais parti pour le congrès de Bordeaux.

Les réunions annuelles de l'Oratoire eurent lieu pendant la pre­mière retraite. Etaient présents MM. Frion, doyen de Neuilly, président; Petit, curé de Buironfosse, vice-président; Déjardin, doyen de Vailly; Legrain, curé de Gandelu, trésorier; Marchal, professeur à S, Léger; Luzurieux, curé d'Andigny; Petit, curé de Montigny l'Allier.

Etaient absents avec moi, MM. Caron, doyen de Coucy; Lemaire et Leleu, vicaires de St Quentin; Rasset, vicaire de Sains.

15 On admit quelques nouveaux membres: / MM. Houppeaux, curé de Luzoir; Dufour, curé de Cuisy-en-Almont et Jovenay, vicaire de Château-Thierry.

La petite œuvre se développait. Le président a pu voir le nouvel évêque, Mgr Thibaudier, qui a exprimé sa vive satisfaction et a dé­claré qu'il approuvait hautement une institution si propre à perfec­tionner le clergé séculier.

Mgr Thibaudier

Le nouvel évêque prit possession de son siège par procureur le 6 août. Les vicaires capitulaires nous le présentaient en ces termes: «Déjà la renommée nous a appris ses éminentes qualités. Il a passé la plus grande partie de sa vie dans le laborieux et fécond ministère de l'enseignement, et il y a amassé des trésors abondants de doctri­ne bien propres à rehausser son autorité. Revêtu depuis plus d'une année du caractère épiscopal, il a donné, en qualité d'évêque auxi­liaire, son actif et très intelligent concours à l'éminent primat des Gaules, Mgr Ginouilhac… Apres la mort de ce pontife, le chapitre métropolitain l'a choisi pour lui confier l'administration du diocè­se … Les respectueuses sympathies dont se plaisaient à l'environner le clergé et les fidèles, les regrets unanimes qui se manifestent au moment / de son départ, nous sont un sûr garant de la 16 réalisa­tion des espérances que nous avons conçues, et que nous nous plai­sons à entretenir…»

Ce n'était pas assez dire. Mgr Thibaudier était un évêque, ce mot le caractérise mieux que de longs discours. Il avait la gravité, la pru­dence, la sagesse de l'évêque. Il en avait aussi la charité, le zèle, la piété. Il était d'une apparence froide avec un cœur très dévoué. Elève de M. Noirot, il avait des connaissances philosophiques peu communes. Il était bien lyonnais et gardait bien des tendances galli­canes, mais avec la plus entière bonne foi. Il était aussi très attaché aux manières de voir des catholiques libéraux.

Il se présentait lui-même dans une belle lettre pastorale. Il com­mençait par dire son affection pour ceux qu'il adoptait et pour ceux qu'il quittait:

«C'est du plus profond de notre cœur, Nos Très chers Frères, que nous vous envoyons ce premier salut et cette bénédiction paternel­le. Combien de fois déjà ne vous avons-nous pas bénis, et que de prières n'avons-nous pas adressées au ciel pour vous ainsi que pour nous-même, depuis le jour où nous parvint l'annonce inopinée que nous allions devenir votre Pasteur! Des sentiments bien divers, / 17 N.T.C.E, émurent alors notre âme, et pourquoi ne le confesse­rions nous pas, la firent tressaillir de crainte et de douleur en même temps que de charité et de joie.

«Notre cœur se portait sans doute avec amour vers cette grande et précieuse portion du troupeau de Jésus-Christ que le Pasteur éternel, par la voix et l'autorité de son Vicaire se disposait à mettre sous notre garde. Mais des liens qui se rattachaient à notre berceau nous faisaient aussi sentir leur tendre et douloureuse étreinte. Il fal­lait quitter le ciel natal, et la cité que nous habitions depuis trente années et cette Eglise de Lyon si chère à ses enfants, et toutes ces af­fections formées dans le cours d'une existence déjà longue. Ah! Nos T.C.F., si Melchisédech, le prêtre sans père ni mère, fut dans l'an­tiquité l'image la plus parfaite du sacerdoce nouveau, c'est à l'évê­que surtout, c'est a celui qui, après le Rédempteur divin, possède le sacerdoce dans sa plus grande plénitude, que ce type mystérieux s'applique avec le plus de perfection. C'est à l'évêque qu'il est parti­culièrement demandé, comme jadis a Abraham, d'abandonner sa terre, sa parenté, ses amis, pour se transporter dans le pays que le Seigneur lui désigne. Il n'a pourtant ni 18 la volonté ni le pouvoir de se dérober aux / droits sacrés de la nature; il ne renonce point à aimer ce qui fût le digne objet de ses attachements, ni à souffrir avec ceux qu'il aime, ni à se dévouer pour eux au besoin; il ne re­nonce qu'à jouir de leur douce présence et du commerce de leur amitié…»

Le pieux évêque pouvait se rendre cette justice, qu'il n'avait pas, comme beaucoup, forcé la main à la Providence:

«Notre premier motif de confiance et de courage fut dans la ma­nifestation de la volonté divine. Nous n'avions pas recherché l'épi­scopat; il nous avait été comme imposé par le désir d'un Pontife vénéré, dont le labeur et les sollicitudes avaient épuisé les forces, et qui nous demandait paternellement de lui venir en aide. Ce Père descendu dans la tombe, notre front, oint de l'huile sainte, demeu­rait armé pour les combats du Seigneur; nos mains tenaient un bâ­ton pastoral; sur la proposition du guerrier qui veille aux destinées de la France, le successeur de S.Pierre nous dit «Voici un troupeau à diriger; voilà le champ de bataille ou il faut le disputer au démon.

Il nous parut impossible de refuser. C'est ainsi que nous sommes devenu votre évêque … et voila pourquoi nous croyons que c'est Dieu qui nous envoie.» /

Mgr Thibaudier rappelait ensuite les gloires de l'Eglise de 19 Soissons et de Laon:

«C'est de la Chaire de Saint Pierre que vinrent directement vos apôtres, c'est le Vicaire de Jésus-Christ qui vous envoya les deux grands missionnaires auxquels vous rendez un culte si filial, Saint Sixte et Saint Sinice.

«Et de quels germes de sainteté leur sang remplit-il la terre sur la­quelle il fût répandu! Il est bien peu d'Eglises non seulement chez la nation Très-chrétienne, mais dans le monde catholique, qui mon­trent comme celle de Soissons, douze de leurs évêques admis aux honneurs publics des bienheureux et recevant nos prières! Vous ré­clamez encore avec une légitime fierté parmi vos gloires chrétien­nes ces deux patriciens artisans, prédicateurs laïques, martyrs, saints Crépin et Crépinien que le monde nomme, ainsi que tant de cho­ses, sans les connaître, qui méritent si bien vos hommages séculai­res, et dont nul homme animé de quelque zèle pour la vérité ne de­vrait ignorer la sublime et touchante histoire…

«Vous aussi, noble Eglise de Laon, fille de S.Genebaud, vous avez vos gloires et vos protecteurs célestes!…Pour garder et honorer des gages si vénérables, combien de monuments et / d'institutions s'élevèrent / Citons seulement l'abbaye de S-Médard, ou notre 20 souvenir filial cherchera encore la trace qu'auraient du laisser les pas de l'immortel Leidrade, bibliothécaire de Charlemagne, puis archevêque de Lyon, dont l'Ecole antique, modestement appuyée aux assises de la Primatiale des Gaules, présente encore ses murs noircis et mutilés, comme d'irrécusables garants du zèle que l'Eglise aura toujours pour les bonnes études…»

Le pieux évêque terminait par une profession de dévouement au Saint-Siège:

«En sollicitant ici paternellement l'obéissance et le dévouement, comme notre charge nous y oblige, nous courons nous-même au-de­vant d'un semblable devoir, en offrant au Vicaire de J.C. l'homma­ge de notre vénération profonde, de notre tendre piété, de notre soumission sans réserve aux enseignements, aux lois et aux pre­scriptions du Pasteur des pasteurs. Fils de saint Irénée à plus d'uni titre, nous avons entendu souvent avec émotion rappeler et com­menter ces belles paroles par lesquelles, lui, venu des contrées orientales évangélisées par saint Jean, proclamait sur nos rives gau­loises, au second siècle de notre ère, la nécessité, pour l'Eglise toute en­tière, 21 d'aller chercher la lumière et l'unité auprès de / l'Eglise romaine, à raison de son autorité et de son rang incomparables (adv. haer. 1.III.c.3). Enfant et, hier encore, serviteur de l'Eglise de Lyon, nous retenons et nous réclamons humblement toute notre part de l'honneur et des devoirs solennellement attribués aux habitants de cette cité par le Souverain Pontife Innocent IV, dans un acte d'adoption spéciale qui leur conférait des droits privilégiés a la paternité du Siège apostolique… Désormais enfin successeur de saint Sixte et de saint Sinice, pontifes directement envoyés par le Chef de l'Eglise universelle, il nous est doux de transcrire, en nous l'appropriant avec respect, le serment adressé au bienheureux Pape S.Grégoire II, par l'apôtre de la Germanie, saint Boniface, qui tenait immédiatement sa mission de la même source: «Moi, évêque par la grâce de Dieu, je vous promets, Bienheureux Pierre, Prince des Apôtres, ainsi qu'au Bienheureux Pontife qui tient votre place et à ses successeurs, de garder une entière et inviolable fidélité à la foi catholique, de demeurer ferme dans l'unité de cette foi, et de témoigner en toutes circonstances un dévouement non moins inaltérable a celui qui occupe votre siège et à ceux qui lui succèderont.»

22 «Plus de onze cents ans se sont écoulés, Nos / T.C.F., depuis que saint Boniface écrivait cette grave profession de foi et ce serment: ne semble-t-il pas que l'un et l'autre pourraient suffire a un évêque du dix-neuvième siècle? Si la doctrine définie par le concile du Vatican n'y est pas énoncée, ne sentons-nous pas qu'on l'y respire?…

«Mère immaculée du Sauveur, c'est en vous invoquant que nous terminerons cette première allocution à notre peuple. Notre enfan­ce vous fut consacrée dans votre sanctuaire de Fourvière; vous y avez reçu plus tard la première confidence de nos aspirations au sa­cerdoce; combien de fois vous nous y avez accordé lumière, force, consolation! Très Sainte Vierge Marie, dont nous retrouverons avec bonheur le culte et la protection au sanctuaire non moins illustre de Liesse, prenez notre nouveau ministère sous votre garde; priez, et pour l'évêque, et pour le clergé, et pour les fidèles du diocèse de Soissons et Laon!»

Je le répète ici, c'était un évêque, un véritable évêque, et il en avait les grâces et les vertus.

Réunions de jeunes gens

Nos réunions hebdomadaires des j.gens de la classe dirigeante eurent lieu régulièrement toute l'année. Trente-quatre jeunes gens y prirent part, la plupart anciens élèves du lycée. C'était toute l'élite de la ville. Je les cite ici:

Malézieux André, Moureau Paul, Moureau Pierre, / Mornard Henri, 23 Delesale, julien Paul, Basquin Léon, Basquin Henri, Basquin Georges, Lefèvre, Blin Jules, Blin Amédee, Black Octave, Poissonnier, de Catalan, Vitard, Roger Paul, Voisin Paul, Hénocq, Raffard Adrien, Raffard Maurice, Raffard Jules, Lamotte, Mairesse Alexandre, Mairesse Léon, Bonjour, Maréchal Henri, Maréchal Louis, Dépierre Charles, Dépierre Paul, Urion, Beaufrere, Jourdain Maurice, Hurstel.

Tous n'ont pas également persévéré. Trois sont devenus prêtres ou religieux.

La réunion avait une causerie philosophique ou littéraire et une quête pour les pauvres. Tous les mois, c'était une soirée musicale. En septembre, nous fîmes une ravissante excursion au château de Coucy.

Chaque mois l'un de ces jeunes gens donnait une conférence à la réunion mensuelle du Cercle ouvrier.

J'ai donné le programme de mes causeries philosophiques en 1875.

Les secrétaires étaient réélus tous les trois mois. Ceux de 1876 fu­rent Octave Black, Paul Voisin, Jules Blin et Henri Mornard. Leur cahier de procès-verbaux résume nos travaux. Je leur fis tout 24 un cours d'économie politique. J'analyserai seulement ici une / confé­rence:

La religion et la justice dominent tous les devoirs et toute la mis­sion de l'État.

Pour le démontrer, considérons d'abord quel est le domaine pro­pre de la société civile, quelles sont l'étendue et les limites de ce do­maine.

Le pouvoir et les fonctions se déterminent par la fin à atteindre. La fin propre de la société civile est la prospérité temporelle des citoyens. Dieu a établi la société, en inclinant les hommes à la réali­ser, pour qu'ils y trouvent ce qui manque dans la vie solitaire ou dans la vie de famille pour le développement de leurs facultés et pour qu'ils s'acheminent en paix et facilement vers leur fin derniè­re qui est la béatitude éternelle.

La société civile doit tenir compte de la religion et de la justice:

1° parce qu'étant elle-même une personne morale elle doit à Dieu un culte d'hommage, de reconnaissance, de prière;

2° parce qu'elle a à pourvoir à la félicité temporelle des citoyens qui est toute subordonnée à la religion, à la justice, à la félicité éter­nelle.

La société civile n'a pas à gouverner la religion, puisque Dieu a établi pour cela une société spéciale qui est l'Église. Mais elle / doit la respecter, la favoriser même. En effet, 1° le premier 25 droit de chaque citoyen est de rendre hommage à son Dieu, l'État n'y peut donc pas contredire. - 2° La prospérité temporelle et la paix publi­que ne peuvent pas subsister longtemps avec l'indifférence religieu­se. Il n'y aurait plus ni protection divine, ni justice humaine, ni bon­ne foi dans les relations. 3° Le bien temporel des hommes est essen­tiellement subordonné au bien spirituel. Il doit même au besoin lui être sacrifié. La société civile ne peut donc pas perdre de vue la fin spirituelle qui est la lin principale de l'homme.

On ne peut pas séparer totalement dans l'homme deux fins dont l'une est subordonnée à l'autre.

L'État sans Dieu n'aurait pour limite de sa tyrannie que la force aveugle ou l'opinion qui est changeante et facile à corrompre.

C'est l'enseignement de l'Eglise.

S.Léon le grand (ad Leonem Aug. ep. 125): «Debes incunctanter advertere regiam potestatem tibi non solum ad mundi regimen, sed maxime ad Ecclesiae praesidium esse collocatum…»

Item, S. Aug. (ad Com. Bonifacium, ep. 185)

S.Grégoire le Gd (ad imp. Mauritium, 1.2 ep. XI): Ad hoc pote­stas caelitus data est ut, qui bona appetunt adjuventur, ut caelorum via largius / pateat; ut terrestre regnum caelesti regno fomuletur 26

S. Thomas (de regimine princ. 1.1.C. 15): «Cuicumque incumbit aliquid perficere, quod ordinatur in aliud sicut in finem, hoc debet attendere ut suum opus sit congruum fini… sicut aedificator sic debet domum disponere ut ad habitandum sit apta…ita ad regis officium pertinet ea ratione vitam multitudinis bonam procurare secundum quod congruit ad caelestem beatitudinem consequendam; ut scili­cet ea praecipiat quae ad caelestem beatitudinem ducunt, et eorum contraria, secundum quod fuerit possibile, interdicat.»

Ces quelques lignes de S.Thomas valent tout un traité de politi­que. Le souverain chrétien doit avoir en vue le bien commun tem­porel en tenant compte de la tin dernière. Il ne doit rien faire qui aille contre la fin dernière, par conséquent contre la religion, con­tre l'Eglise. Il doit la favoriser, secundum quod fuerit possibile. Cela ré­serve toutes les tolérances qu'exige la raison, surtout dans une so­ciété divisée…

Le Bureau diocésain, c'était presque moi seul. M. Julien et M. Guillaume m'aidaient un peu. J'avais à correspondre avec beau­coup de 27 curés pour des essais d'œuvres. J'avais aussi à préparer le / Congres de St-Quentin, à faire les invitations, à chercher des rapporteurs. Je rédigeai aussi un tract sur la fondation des Cercles et patronages et je le répandis dans le diocèse.

Je commençai aussi des réunions de patrons qui avaient lieu tous les 15 jours. Nous parlions des devoirs des patrons. J'en avais une douzaine. Plusieurs apportèrent des améliorations a leurs règlements d'ateliers, par ex. MM. Chatelain, Evrard, Vilfort. M.Basquin introduisit des Soeurs de charité à son atelier de broderies pour s'occuper des ouvrières.

Les fonctionnaires commençaient à s'éloigner de nous. Le gou­vernement inclinait rapidement à gauche. Les œuvres catholiques devenaient suspectes parce que les catholiques n'avaient pas su se rallier au gouvernement choisi par l'Assemblée constituante. M.Pluzanski, professeur au lycée, cessa au mois d'octobre de venir nous aider. Il n'était plus libre. L'Université passait sous l'influence maçonnique.

J'ai lu surtout cette année quelques contemporains: Mgr Freppel, Mgr Turinaz, Léon Gautier, Blanc de S.-Bonnet. J'ai noté de belles pages de Mgr Freppel / sur le caractère, sur le patriotisme, de Mgr 28 Turinaz sur le devoir d'agir et souffrir, de Léon Gautier sur l'éducation; et toute une étude sur le régime électoral d'après l'esprit du droit canon.

Quelle belle page de Mgr Freppel sur le caractère! «Il n'y a plus de caractères, tel est le cri qui s'élève de toutes parts, et non sans raison. Ou trouver, en effet, si ce n'est dans un petit nombre, cette fermeté de conviction qui ne se laisse pas entamer par la crainte ni séduire par le sophisme; cet attachement aux principes qui empê­che l'homme de flotter à tout vent de doctrine et de devenir le jouet des événements; cette constance à suivre en toutes choses la li­gne droite et invariable du vrai et du bien; cet empire sur soi-même qui fait sacrifier l'intérêt au devoir et placer l'honneur plus haut que le succès? - L'histoire du temps actuel serait la pour nous don­ner un démenti, si nous disions que les caractères n'ont pas faibli au milieu de l'apathie générale. Qu'est-ce donc qui peut leur ren­dre ce nerf, ce ressort moral sans lequel la vie humaine manque d'élévation et de dignité? La foi chrétienne, la foi qui faisait de saint Ambroise un grand / cœur et un grand caractère. 29 Ah! ne dites pas à cet homme qu'une foi robuste rend supérieur à toutes les vicissitudes de ce monde, ne lui dites pas de transiger avec le de­voir, de faire fléchir la justice devant la passion, de retenir la vérité captive sur des lèvres tremblantes, de sacrifier la conscience à l'ido­le du moment. Non, ces défaillances, ces lassitudes, ces mollesses, ces compromis entre la vérité et l'erreur, il ne les connaît pas: son caractère s'est trempé aux sources de la foi; et s'il ne parvient pas à faire triompher autour de lui la justice et la vérité, il saura du moins retirer du milieu des erreurs et des contradictions humaines une conscience droite et une âme non troublée.»

- Sur le droit électoral chrétien, je rappellerai seulement deux principes: 1° Le vote est obligatoire et doit être donné en connais­sance de cause; 2° les suffrages ne doivent pas être sollicités.

«Tout électeur est obligé, sous peine de péché mortel, de donner son suffrage en connaissance de cause, et de faire des recherches sur la capacité de la personne a élire. En négligeant ces recherches et ces investigations, les votants pèchent en matière grave, 30 pui­squ'ils sont tenus, en vertu de leur office de prendre / les précau­tions nécessaires pour éviter l'élection des indignes ou des moins capables, au préjudice de la communauté et de ses membres, qui se­raient gouvernés par de tels hommes.» (Decret. Greg. de electione, 7 cum in cunctis…etc., cités par Ferraris).

«La subornation ôte la liberté du choix et rend l'élection nulle. Il y a subornation quand on emploie les sollicitations ou les prières pour obtenir les voix. Les votants qui élisent ceux qui sollicitent leurs voix nomment des indignes.» (Ferraris: electio)

Comme tout cela est loin de nos coutumes! Chez nous, on ne peut voter que pour ceux qui se présentent, et beaucoup de braves gens croient pouvoir s'abstenir…

- Je prenais des notes aussi sur la moralité relative des instituteurs laïques et congréganistes, d'après les statistiques; sur les progrès de la folie et du suicide; sur les Bureaux de Charité d'autrefois com­parés aux Bureaux de bienfaisance d'aujourd'hui.

L'Ordre d'administration du Bureau de charité de S.Sulpice en 1777-78 est superbe. Ce Bureau accomplissait sans bruit toutes nos œuvres modernes. Il avait quatre sections, composées chacune de 31 quatre prêtres de la / communauté et de quatre dames bour­geoises ayant à leur tête deux dames de qualité.

Règles concernant la distribution des secours. Les secours consisteront:

1° A fournir de l'ouvrage aux pauvres en état de travailler. On donnera aux femmes et aux filles à filer et à coudre … Pour les hom­mes, il y aura un bureau d'adresses dans la paroisse, ou l'on indique­ra de l'ouvrage à ceux qui en manqueront.

2° A donner le pain à six liards la livre à ceux dont la pauvreté se­ra bien constatée. Deux raisons ont déterminé la suppression du pain gratuit: a) les boulangers choisissaient les plus mauvaises fari­nes; b) les pauvres habitués à manger un pain qu'ils n'avaient pas gagné se dégoûtaient du travail.

3° A relever le commerce de ceux qui ont éprouvé des malheurs, et les rétablir dans leur état par un secours considérable une fois donné, mais en prenant les plus sages précautions pour n'être pas trompés.

4° A soigner les malades et leur fournir tout ce qui sera nécessai­re: le chirurgien, le médecin, les drogues, le bouillon, et dans leur convalescence ce qu'on appelle la portion, qui consiste en un pain mollet et un morceau de viande chaque jour. /

5° Donner le lait et la farine pour les petits enfants nourris 32 par leurs mères, lesquelles seront averties qu'à moins de raisons très fortes, on ne les aidera pas à payer les mois de nourrice, parce que leur premier devoir est de nourrir leurs enfants.

6° Délivrer les prisonniers pour dettes, quand ce sera l'avantage de leur famille et en prenant les précautions nécessaires.

7° Mettre des enfants en apprentissage quand les enfants n'en ont pas la faculté.

8° Faire de petites pensions aux vieillards et aux infirmes; mais ceux qui n'auront personne auprès d'eux pour les soigner, ni pa­rents ni amis, seront placés dans les hôpitaux.

9° Fournir des layettes, des lits, des habits, des outils pour le tra­vail; mais rarement des secours en argent, les pauvres en abusant presque toujours par défaut d'économie ou pour se divertir.

10° Aider pour un quart ou un cinquième du loyer ceux qui mal­gré leur assiduité au travail et leur économie auront besoin de ce secours.

Le règlement ajoute que ceux qui ne sont pas de la religion catholique seront secourus comme les autres…

Dépenses depuis le 1. oct. 1777 jusqu'au 1. oct. 78:

136 layettes 952 livres / 33 lait et farine pour 290 enfants 3.450 « mois de nourrice de 43 enfants 1.532 « 14 écoles gratuites de garçons ou filles 6.019 « apprentissage de métiers 1.500 « pour des apprentis et apprenties 5.870 « habillements de 180 personnes 3.240 « 555 chemises et linge 2.421 « 351 lits et couvertures 3.849 « Bois 3.152 « petites pensions par mois à 270 personnes âgées ou in­firmes 15.890 « secours extraordinaires pour relever de pauvres fa­milles 57.367 « les dépenses pour les malades qui sont habituelle­ment une centaine 30.000 «

De plus on a donné pendant l'hiver 186.000 livres de pain à 6 liards et 360 rouets a filer.

Nous ne parlons pas des avances faites pour les nouvelles institu­tions, notamment une maison de prêts gratuits.

Les pères et mères qui négligeaient d'envoyer leurs enfants au catéchisme et aux écoles de charité étaient privés de secours ju­squ'à ce qu'ils remplissent cet important devoir.

Voilà qui était bien social et bien conforme aux œuvres moder­nes. Le Livre de l'Aumone de St-Quentin contient des renseigne­ments analogues. /

Le bon chanoine Demiselle continuait à m'écrire quelquefois. J'ai quatre lettres de lui de 1876. Le 9 janvier, il m'écrit de Crécy­sur-Serre: «Je suis ici pour une petite station de 5 ou 6 jours, à l'oc­casion d'une confrérie du S.-Nom-de-Jésus, datant du pontificat d'Innocent XI. - Je suis toujours plein d'espérance pour l'avenir de notre pays, à la vue de tous les efforts qui se font pour ramener la classe ouvrière, et de la fondation de ces universités qui verseront dans les hautes classes de la société des chrétiens sérieux.

D'autre part, les prières publiques et les démonstrations religieu­ses continueront de nous concilier le ciel et de nous procurer tou­tes ces grâces qui nous ont valu depuis cinq ans une tranquillité re­lative… Le St Père est toujours sublime, toujours inspiré d'en haut dans ses allocutions, mais je n'en vois pas qui surpasse celle au Sacré Collège à l'occasion de la S Jean. La France et l'Espagne se­ront les instruments de Dieu pour le renouvellement de toutes cho­ses. Il pourra bien aussi se servir de nos républicains honnêtes pour écraser le radicalisme, ce que ne pourraient faire les droites.» - Le cher chanoine était rallié quinze ans avant que le Pape ne le / pre­scrivit. Si tous les catholiques avaient fait comme lui, ils auraient été les maîtres dans la 35 république. Le 29 mars il m'écrivait: «Je m'empresse de vous annoncer que l'œuvre de S.François-de-Sales vous alloue 200 f pour votre Patronage … Le nouvel évêque aura beaucoup à faire. Le diocèse est dans une situation bien inférieure sous beaucoup de rapports. Pour les études, en particulier, il fau­drait imprimer une direction qui tende à fortifier les intelligences. Il faudrait que le clergé emportât du séminaire le besoin bien senti de l'étude et d'une étude méthodique. Un programme calqué sur celui qui sert à l'acquisition des grades pourrait être publié. Pour stimulant, on pourrait donner les grades par la voie d'examens dans une faculté érigée, ou dans le diocèse même ou bien au chef­-lieu de la province …Malheureusement le binage tue nos jeunes curés.. Je me mettrai à la tête de la petite caravane diocésaine pour les pèlerinages de Rome et d'Italie…»

Le 25 mai: «Je suis rentré samedi soir, bien fatigué, mais bien heu­reux. Notre passage à travers l'Italie a produit une grande sensa­tion. 36 Le diable en a rugi et il y a eu une interpellation / au parlement italien à notre sujet. Du reste, nous n'avons recueilli sur no­tre passage que des témoignages de bienveillance et même d'admi­ration. Les bons Italiens, naturellement timides, ne pouvaient qu'être stupéfaits de cette hardiesse toute chrétienne et toute française. Nous nous trouvions réunis chaque matin dans une égli­se. On y chantait le Credo, il y avait une allocution … Les directeurs d'œuvres catholiques se sont montrés admirables dans les différentes villes, par l'accueil qu'ils ont fait au pèlerinage. A Pise, Florence, Milan, Venise, Turin, on est venu nous recevoir à la gare. Des logements nous étaient préparés d'avance et il y eut des soirées charmantes avec distribution de souvenirs de tout genre. Espérons que ces démonstrations, en resserrant les noeuds de la charité catholique, prépareront les âmes aux combats de l'avenir…»

Le bon chanoine avait rencontré de mes connaissances, l'abbé Verrièle, d'Arras, l'abbé Charles Redoy, qui habitait Rome. J'ai trouvé à Rome, ajoutait-il, beaucoup d'améliorations matérielles qui font contraste avec les dégradations morales.»

Le 21 novembre, il m'écrivait: «Venez pour votre installation de chanoine, ma soeur va tenir prête votre chambre. Je reviens de prêcher une mission à Vierzy…» /

Parmi les anciens condisciples de Rome, le P .Gilbert, devenu 37 Oblat de S.-François-de-Sales à Troyes m'écrivait le 22 février pour me demander des renseignements sur un jeune homme. Il me di­sait: «Nous avons reçu notre première approbation. Le P.Daum nous a bien aidé.» Il parlait de la congrégation des Oblats, fondée sous l'inspiration de la Ven. Marie de Sales Chapuis, et dont il fût un des premiers membres.

Le 24 mars, il m'écrivait: «Je vous fais mes compliments de votre audace ou plutôt de votre confiance en la Providence: Je ne doute pas que vous n'arriviez promptement à couvrir vos frais et à conti­nuer vos bâtiments. (Il faisait allusion à mon œuvre du Patronage). Le P. Lambert, ajoutait-il, va bientôt commencer (c'est leur supé­rieur local qui allait bâtir leur collège à Troyes). Il a des souscrip­teurs, donateurs ou prêteurs, avec ou sans intérêt. Nous venons d'avoir quelques-uns de nos Oblats ordonnés, un diacre, un sous-diacre et quatre tonsurés. Le Bon Dieu bénit son œuvre, et les tren­te élèves du collège S.François-de-Sales augmenteront bientôt en nombre…»

Au mois de mai, Mgr Thibaudier était nommé. Je lui envoyai par M. Bernard, de Lyon, mon ancien condisciple, mon compte- / ren­du du 38 congrès de Liesse pour le renseigner sur le triste état de son diocèse. M.Bernard me répondit: «Je suis allé chez Mgr Thibaudier. Il allait partir pour Paris et ne recevait pas. Je lui ai fait remettre le compte-rendu de votre Assemblée des œuvres catholi­ques, avec quelques mots lui expliquant ce qui fait le sujet de votre lettre (projet de congrès à St-Quentin). A son retour, je l'entretien­drai plus longuement de vos œuvres, de vos projets. Je suis en excellentsermes avec lui: il est depuis longtemps pour moi un père au­tant qu'un ami. - Je ne saurais vous cacher que son départ pour Soissons cause une peine profonde au clergé de Lyon, qui chaque jour apprenait à l'apprécier et à l'aimer. Votre diocèse reçoit de la main de la Providence un saint évêque. Il fera un très grand bien parmi vous. Il n'a rien de brillant, il est simple, modeste, presque ti­mide. Si on le juge d'après les apparences, on ne peut que se trom­per. Mais au bout d'un certain temps, on aura compris tout ce qu'il y a en lui de qualités sérieuses. Puissiez-vous pour le bien de votre diocèse le garder longtemps!…» Cette appréciation était parfaite­ment exacte.

L'abbé Bougouin de Poitiers m'écrivait le 6 et le 10 avril des 39 lettres fort amicales, où il me / donnait des renseignements sur Mgr de Briey dont on parlait pour l'évêché de Soissons. «Venez au sacre, me disait-il, Mgr Pie qui vous connaît un peu serait heureux de vous présenter, lui-même à votre nouvel évêque: je ne suis pas téméraire en le disant…» Puis il me parlait de l'organisation de lai faculté de théologie à Poitiers. «Le professeur d'Ecriture Sainte et moi, disait-il, nous quittons le séminaire. Le P. Guéraud devient économe. Le P. Dorvan fait du catéchisme de persévérance (petit cours de dogme) à l'arrière-garde des élèves du séminaire; M. de Vareilles s'occupe de mathématiques avec ceux de philosophie. La faculté a maintenant toutes ses chaires et fonctionne sans bruit mais sérieusement entre les mains des PP. Jésuites. Mgr m'a donné (l'aumônerie du S.Cœur…»

Le 14 août, il m'écrivait: «En allant au congrès de Bordeaux, vous ne pouvez brûler Poitiers sans vous y arrêter. Je vous fais préparer un appartement au séminaire.. Je regrette pour vous Mgr de Briey, mais je suis convaincu que sa santé n'aurait pas suffi à la tâche. Le bon Dieu a tout permis pour le mieux. Mgr Pie m'a paru sympathi­que 40 à la nomination de votre nouvel évêque … Il / faut souhaiter du courage à Mgr Thibaudier; les bons prêtres seront sa force et des là qu'il aura autour de lui des ecclésiastiques éclairés, vous aurez vite réparé les vices de votre administration. Vous êtes appelé, je crois, à un moment ou à un autre, à rendre de vrais services à votre diocèse; quoi qu'il vous en semble, votre ministère vous y prépare, à mon avis, à courte échéance. Je puis vous le dire,c'est aussi l'avis de notre évêque, et à ce point de vue, comme je l'avais très vivement désiré, je regrette que Mgr de Briey ne soit pas votre évêque. Mgr Thibaudier sera assez clairvoyant pour voir sur qui il peut comp­ter…» Le bon Dieu nous conduit sans tenir compte des prévisions humaines.

L'abbé Désaire m'écrivait aussi quelquefois. Il était vicaire à S.- Ambroise, mais il pensait toujours à la vie religieuse. Le 28 mars: «Si je n'avais pas été absorbé par mon travail, qu'est venu accroître mon carême à la Maison-blanche, j'aurais depuis longtemps répondu à votre excellente lettre. Ce n'est pas que j'aie à vous donner des renseignements bien précis sur ce qui vous préoccupe le plus (pour l'œuvre du Patronage à une communauté); mais je serais au moins venu me consoler un peu auprès de vous de ce / malaise dont 41 je souffre toujours au milieu de mes travaux et du bonheur relatif qu'ils me procurent. Qu'y a-t-il? je ne saurais le définir; mais je suis toujours poursuivi par la pensée qu'il y a mieux à faire qu'à n'obéir qu'à soi, en ne produisant qu'un bien fort hypothétique. Toutefois, j'attends toujours et je ne prends aucune détermination, parce que, à l'encontre de ce que voudrait le P. Bienville (mon confesseur), j'aimerais mieux les dominicains et même ce que j'ai laissé, rue François ler 8. Il paraît que tout va bien là et qu'on s'est engagé dans une excellente voie, en prenant désormais des bases véritables (noviciat et études). Les novices qui s'y trouvent paraissent fort con­tents. Mais on n'ose pas dire encore que c'est le bonum ex integra causa; s'il en était ainsi, la voix intérieure parlerait trop fort…»

Au mois de mai, il m'attend pour me voir à l'occasion de l'Assemblée des Cercles.

Au 13 septembre, il me propose pour le séminaire de Soissons un de ses cousins, qui sort de l'Assomption. Il me parle de nos amis de Dijon, MM. de Bretenières et Poiblanc.

«A Dijon, j'ai passé une semaine délicieuse avec nos anciens amis … Ce sont deux saints. Ils se sont déjà adjoint sept confrères, 42 et / je ne doute pas que leur œuvre ne prospère bien vite, car le clergé leur est très sympathique.»

Le congrès était décidé pour la fin d'octobre. Dès le mois de sep­tembre, j'envoyais cette circulaire aux prêtres et aux laïques chré­tiens du diocèse: «Monsieur, Vous avez sans doute partagé avec nous les chrétiennes émotions communiquées à tout notre diocèse par la magnifique Assemblée des Œuvres catholiques qui s'est tenue l'année dernière à Notre-Dame-de-Liesse. L'enthousiasme de cha­cun de ses membres se traduisit par cette exclamation de son prési­dent: «Grâces soient rendues à Dieu, l'auteur de tout bien, qui sem­ble vouloir ouvrir pour nous comme une ère nouvelle, et qui vient d'inaugurer de la manière la plus heureuse sous les auspices de la sainte Vierge, l'œuvre de la régénération de notre pays.» - Prêtres et laïcs avaient répondu avec empressement à l'appel, fait au nom de Monseigneur notre évêque, par le Bureau diocésain. A la fin de ce congrès, tous se réjouissaient d'avoir passé ensemble des instants pleins de charme, d'avoir pu se connaître et nouer de doux liens de confraternité chrétienne, et surtout d'avoir obtenu des résultats très sérieux: 43 «les hésitations vaincues, le courage raffermi, le zè­le / excité et mieux éclairé, l'attention de tous portée sur les be­soins les plus urgents, les solutions données ou préparées, les déci­sions prises, les aspirations et les efforts reliés en un seul faisceau pour atteindre un but commun.» Cette assemblée vit éclater manifestement tous les signes des abondantes bénédictions célestes: l'encouragement du Souverain Pontife, les lettres sympathiques de Mgr de Ségur et du noble Comte Albert de Mun, l'enthousiasme que suscitait l'éloquence apostolique de quelques-uns des orateurs, et ce souffle surnaturel qui électrisait et transportait les âmes, tout cela faisait de cette réunion comme un autre cénacle, d'où chacun sortit en s'écriant: «Il faut agir! Il faut organiser l'association catholique !»

Sans méconnaître les difficultés de la situation présente et les obstacles qui s'opposent à notre action, nous étions tous pénétrés d'une sainte espérance, basée sur la pensée que Dieu est avec nous, puisque nous travaillons pour sa gloire et le salut des âmes, et qu'avec nous aussi est son Vicaire sur la terre, lui, dont la bénédiction porte toujours bonheur. Enfin, après avoir émis le voeu que ces assemblées soient renouvelées tous les ans, nous nous quittions sur cette parole de notre président: «Au revoir, bon courage et bonne espérance!»

Le moment est venu de reprendre ces consolants et fructueux travaux. Mgr Thibaudier, notre / nouvel évêque, veut bien nous en 44 courager, et sa Grandeur daignera présider elle-même nos assises nouvelles. - Notre première assemblée a porté ses fruits. Nous avons vu surgir des Comités de Cercles, des Conférences de S.-Vincent de Paul, des Associations de persévérance, des œuvres de tout genre en un mot, et ceux qui n'ont pas obtenu de suite un résultat aussi éclatant, ont songé aux moyens de créer des œuvres, en ont essayé quelqu'une modestement et sans bruit, ou bien en ont laissé germer l'idée qui pourra éclore sous les rayons d'une assemblée nouvelle… Nous bénissons Dieu de ce qui s'est fait. Nous étudierons les causes de l'inaction de plusieurs et nous chercherons ensemble les remèdes à y apporter. Nous savons que quelques-uns, par nature, aimeraient à se contenter de gémir en voyant sous leurs pieds le gouffre du mal. Mais nous ne voulons pas partager cette sorte d'apostasie de la volonté et nous dirons toujours avec Pie IX: Souffrons mais agissons, Agere et pati. - A l'œuvre donc, sous la di­rection de Monseigneur. Cette année encore, nous sommes assurés du concours d'hommes qui ont grandement contribué au succèdes congrès généraux de Lyon, de Reims et de Bordeaux. Nous pouvons compter sur la présence de M.Harmel 45 l'apôtre de l'usi­ne chrétienne, et de plusieurs / membres du Comité de l'Œuvre des Cercles. Nous avons demandé des délégués du Bureau central de l'Union et du Conseil général des Conférences de S.Vincent-de-­Paul. Nous aurons aussi plusieurs représentants des grandes indu­stries du département. Nos réunions coïncideront avec les fêtes so­lennelles du pèlerinage de Saint-Quentin…»

Pour savoir qui inviter, j'avais envoyé cette petite circulaire aux doyens: «Monsieur, nous vous serions très reconnaissants si vous vouliez bien nous envoyer prochainement la liste des laïques chré­tiens de votre canton que nous pourrions inviter au congrès diocé­sain.»

Pour gagner les industriels, nous avions rédigé avec M.Basquin cette circulaire qui était plus dans leur courant d'idées:  «M.Le Congrès diocésain des Œuvres ouvrières va réunir prochainement les personnes de notre région qui s'intéressent aux questions de l'organisation du travail et de la moralisation des ouvriers. Nous au­rons l'avantage de rencontrer là des industriels de plusieurs villes importantes, et particulièrement de Reims et de Maubeuge, qui se sont dévoués depuis quelques années à la réforme des ateliers et au bien moral et matériel des classes ouvrières. Nous entendrons la de­scription des institutions 46 moralisatrices qui ont valu à la Compagnie / des glaces de S.Gobain et Chauny une mention hono­rable, lors de la dernière Exposition universelle, au concours pour le mérite social des ateliers. Vous ne voudrez pas rester étranger aux travaux de ce congrès qui promet d'être éminemment utile et prati­que…

Tout se préparait pour le congrès. J'avais demandé des rapports de divers côtés.

Il fallait de temps en temps une fête, une soirée, pour entretenir la vie à l'Œuvre. Voici les fêtes qu'il avait fallu préparer et organi­ser dans l'année. En février, «Le Fils de Ganelon», drame tiré de la pièce de Bornier (la Fille de Roland); en avril, pour la S.Léon, con­cert; en octobre, «Georges l'ouvrier ou débauche et repentir»; en décembre, «Où est le bonheur», dialogue en deux actes.

Pour les mois de juin et juillet, j'avais organisé une exposition de travaux des apprentis et ouvriers du Patronage. L'exposition réussit. Il y avait de tout, broderies, tulles, tissus, ouvrages de bois, de fer, de cuir, imprimes, reliures, etc., etc.

Nous eûmes une belle solennité pour la bénédiction et l'inaugu­ration de la salle des fêtes et pour la distribution des médailles aux exposants le 20 juillet. /

M. Bourse, vicaire général, était venu de Soissons pour bénir 47 la salle. Il fit une allocution. M. Jules Coutant, un notable Saint­-quentinois fit le rapport sur l'Exposition et proclama les médailles.

Nous avons eu aussi en septembre une petite fête pour l'inaugu­ration de notre Congrégation de la Sainte Vierge. Elle avait été érigée par l'évêché au mois d'août et agrégée à Rome au commen­cement de septembre. C'était la réunion de piété, déjà ancienne dans l'œuvre, qui devenait une Congrégation de la sainte Vierge, canoniquement instituée. Ces bons jeunes gens étaient pour moi une grande consolation.

Ce beau congrès se tint du 23 au 25 octobre 1876. Ce fût l'apogée du réveil catholique dans le diocèse. Dès ce moment le changement d'orientation du gouvernement éloigna de nous les employés de l'Etat.

Quel beau congrès! Il dépassait la mesure d'un simple congrès diocésain. Il y eut 250 adhésions. Je citerai seulement quelques no­tabilités:

MM. d'Auvigny, propriétaire à Pont-Saint Mard les Basquin, ma­nufacturiers à St Quentin; Bauchart, propriétaire à Villers-le-Sec;

Commandant Barthelemy, du 87e;

Beluze, directeur du Cercle des Etudiants de Paris; /

48 Bernoville, prop. à St Quentin;

Biver, direct. de la Glacerie de S.-Gobain;

Boca, manufacturier à St Quentin;

Branche de Flavigny, prop. à Soissons;

Cte de Bueil, prop. à Varenne;

Cte Caffarèlli, conseiller général;

Caille, Négoc.et direct. d'œuvres à Amiens;

de Caqueray, prop. à Soissons;

Carle, membre de la Conf. de S.V.-de-Paul de Laon;

Louis de Cissey, dir. de l'œuvre du dimanche;

Coutant, administrateur des hospices à St-Quentin;

Debras, aumônier militaire à Aire;

Paul Decaux, Vice-prés. du Conseil Central des conférences;

Delherm de Novital, nég. à St-Quentin;

Doresmieulx de Fouquière, prop. à Béthune;

Duflot Blanchard, manuf. à St Quentin;

Filliette, présid. de la Conférence de Laon;

de Fry, rédacteur du Journal de St-Quentin;

Gueneret, sup. du Grand Séminaire;

Guérard, juge d'instruction à St Quentin;

Guyart, vicaire général;

Léon Harmel et Maurice Harmel, du Val;

Paul d'Hennezel, prop. à Vorges;

Hervé, dir. de la Gazette des Campagnes;

Huet-Jacquemin, ancien maire à St-Quentin;

Hugues-Cauvin, industriel à St-Quentin;

de Jassaud, Vérificateur de l'enreg à St-Quentin; /

Jourdain, manufacturier à St-Quentin;

49

Lefranc, médecin à St-Gobain;

Le Gouvello, capitaine d'infanterie au Havre;

L'Eleu de la Simone, chanoine à Laon;

Jules Lehoult, manufacturier à St-Quentin;

Lenain, propr.au Nouvion;

Loy, juge à Laon;

Malézieux, présid. de la Chambre de commerce à St-Quentin;

Mariolle, négociant à St Quentin;

Mauduit de Fay, fabr. de sucre à Marteville;

Mazuc, doyen de Villeneuve l'Archevêque (Yonne);

d'Ogny, propriétaire à Paris;

Poissonnier, ancien notaire à Chauny;

de la Prairie, propr.à Soissons;

Comte de Rougé, propr.à Paris;

Salandre, ancien notaire à Colligis;

Salanson, prop.à Villers-Cotterets;

Sepulchre, manufacturier à Maubeuge;

Schirmer, ingénieur à Saint-Gobain;

Marquis de la Tour du Pin, propr.à Arrancy; etc, etc

Le discours d'ouverture fut prononcé à la basilique par le Rév. Père Henriot, prieur des Dominicains de Paris. Prenant pour texte ces paroles de la Sainte Ecriture: Unicuique mandavit Dominus de proximo suo, L'orateur nous a démontré la nécessité de l'apostolat laïc. En face de l'impiété / révolutionnaire et de la guerre 50 acharnée faite à tout ce que nous aimons et vénérons, tout chrétien aujourd'hui doit être un apôtre… C'est aux prêtres, sans doute, que le Christ a plus spécialement confié la mission de régénérer le mon­de… Mais le prêtre ne suffit pas, malgré son zèle et son activité, il ne peut atteindre toutes les âmes; il en est même qui le redoutent, qui' le repoussent comme s'il était un appariteur funèbre. Alors que fe­ra-t-il? il s'adressera naturellement aux laïques; c'est à ceux qui vi­vent au milieu du monde de lui ouvrir un passage et de lui préparer les voies. Sans cet apostolat laïque, le prêtre aurait la douleur de voir son ministère frappé en grande partie d'une désolante stéri­lité…

Croisés de la foi, nous ne reculerons pas devant les croisés de l'impiété! Nous n'aurons pas moins de zèle et de dévouement pour propager la lumière et la vertu, que d'autres en dépensent chaque jour pour propager le mensonge et la dépravation… Tout catholique aujourd'hui qui a une intelligence pour comprendre, un cœur pour sentir et pour aimer, doit être un apôtre, tout catholique doit payer de sa propre personne. - Mettons nous donc généreusement à l'œuvre, 51 c'est le plus grand / service que nous puissions ren­dre, non seulement à l'Eglise, mais encore à la société, puisqu'une société sera toujours d'autant plus prospère qu'elle sera plus reli­gieuse. Oui, nous accomplirons en cela une mission essentielle­ment patriotique, nous nous rendrons éminemment utiles à notre pays, plus utiles cent fois que tous ces sinistres farceurs qui parlent, sans cesse de liberté, de patriotisme, de civilisation, et qui, par leur propagande impie et révolutionnaire, sont devenus les plus redou­tables fléaux de la patrie et de l'humanité!…

La première séance générale s'ouvre par une allocution de Mgr Thibaudier toute pleine de pieux encouragements:

«Pour la plus grande gloire de Dieu dans le ciel, et la paix des hommes de bonne volonté sur la terre, nous préludons, plein de confiance à la première séance du congrès… Dans ces trois jours, vous aurez à vous occuper du bien moral et matériel des classes la­borieuses et indigentes. Ce serait sans doute, Messieurs, une perspective admirable ouverte à votre grand désir du bien, que d'espé­rer pouvoir résoudre facilement et dans leur entier, toutes les que­stions dont la question se présente comme opportune et urgente. Ne nous laissons pas entraîner à de vaines illusions. Sans faire tout le bien désirable, nous en ferons cependant beaucoup / en éluci­dant 52 des questions enveloppées de ténèbres, en facilitant l'accès de solutions encore inabordables, en élaborant une premiè­re ébauche, qui laissera une matière plus facile aux mains d'autres ouvriers, pour tout ce qui est beau, tout ce qui intéresse la société et l'Eglise, spécialement dans le diocèse que la Providence a bien vou­lu confier à notre indignité… Quels aperçus nouveaux, quelles éclaircies pour celui surtout qui, assistant pour la première fois à ces assises d'un autre genre, voit, dans le sens du bien, des œuvres qui, jusqu'alors, n'avaient pas frappé ses regards et entend les motifs et les moyens de les multiplier!… On apprend beaucoup dans un congrès; pas un de vous, nous l'espérons, ne se retirera sans avoir été frappé, dans les résumés, dans les rapports, dans les différentes commissions, d'un rayon qui éclairera son intelligence et réchauffe­ra son cœur. - Ici, Messieurs, le contact à lui seul encourage, le voi­sinage d'hommes généreux échauffe et fortifie, et, d'un cœur qui bat pour le progrès des œuvres catholiques et la sanctification des âmes, s'échappe une force pour faire battre à l'unisson les autres cœurs. - Ces réunions ne servent pas seulement à éclairer, à encou­rager, elles sont en même temps propres / à édifier et à sancti­fier… Nous 53 prierons ensemble, nous demanderons l'extension de la gloire de Dieu, la diminution du mal; nous demanderons une nouvelle vie chrétienne pour ces générations qui s'en sont laissé dé­pouiller. En vous voyant, Messieurs, il nous est permis d'espérer beaucoup de ce congrès pour la régénération sociale et la sanctifi­cation des âmes».

Notre bon évêque se révélait dans cette allocution avec sa piété, sa prudence et aussi avec le style un peu abstrait du professeur de philosophie.

Monseigneur ajoutait qu'il avait demandé et obtenu une bénédic­tion spéciale du Saint-Père pour le congrès.

- Mon rapport sur le Bureau diocésain:

«Monseigneur, Messieurs, ce rapport pourrait prendre le titre de «Confessions d'un Bureau diocésain». Il faut que nous vous disions le peu que nous avons fait, en présence de l'œuvre immense qui était à faire.

La faute en est à notre insuffisance. Et cependant le champ était si vaste et si beau!

Le Bureau diocésain n'a-t-il pas été défini un organe nécessaire à la vie des œuvres, un lien d'union, un centre de renseignements, un foyer de propagande, le représentant des œuvres centrales 54 dans le diocèse; / il en continue l'action, en distribue les docu­ments, et propage, suivant les besoins particuliers de la région, les diverses méthodes qui ont réussi ailleurs pour l'organisation des œuvres.

Il a ses correspondants, ses zélateurs, ses missionnaires. Il tient des réunions spéciales, il prépare des congrès.

Comment avons-nous répondu à cette magnifique mission? Comment avons-nous alimenté ce foyer?

Nous ne l'avons pas laissé s'éteindre, Dieu merci! mais sa flamme n'a pas été vigoureuse. La tiédeur de notre zèle, notre petit nom­bre, nos occupation multiples, puis la vacance du siège épiscopal qui nous laissait sans mentor et sans guide, tout a contribué à ralen­tir notre action.

Aujourd'hui, nous en avons la confiance, les œuvres vont pren­dre un nouvel essor.

Nous avons retrouvé un pasteur vénéré, qui nous a prodigué ses bienveillants encouragements.

Vous vous rappelez ce qu'il nous écrivait à son entrée dans le diocèse: «C'est avec un sentiment de vive joie qu'il avait pu voir, dans le compte-rendu de l'assemblée de Notre-Dame-de-Liesse, un nombre considérable de ses diocésains, ecclésiastiques et laïques, ri­valiser d'application et de zèle pour combattre les misères morales qui contristent les gens de bien et menacent jusqu'à notre prospé­rité matérielle.» Et depuis, n'êtes-vous pas émus et touchés de la / bonté avec laquelle Sa Grandeur a daigne nous convoquer ici, pren­dre 55 la direction de nos travaux, les bénir, les encourager, et don­ner à nos œuvres la sève qu'elles ne peuvent recevoir que de la vraie vigne qui est le pasteur?

Notre docilité et notre gratitude attireront la bénédiction de Dieu sur nos œuvres; nous voulons être aux œuvres de Dieu, «quae sunt Patris»; le moyen pour nous, c'est d'être aux œuvres de notre pontife, qui est aussi pour nous un père dans l'ordre de la grâce: «in his quae patris mei surit oportet me esse.»

Il faut cependant, comme l'économe de la parabole, rendre compte de notre administration.

Et comme l'ordre chronologique des faits est le plus facile, nous allons le suivre pas à pas.

I. - Dès le lendemain de l'assemblée de Notre-Dâme-de-Liesse, nous nous mettions à l'œuvre pour la préparation et la publication du compte-rendu. C'était le premier moyen-de multiplier les résul­tats de cette assemblée. Elle allait ainsi se survivre, s'étendre pour ainsi dire à un immense auditoire. Nous allions porter l'écho de ses travaux sur tous les points du diocèse. Bien plus, le Bureau central nous engageait à faire parvenir ce compte-rendu à tous les évêchés de France, pour que les divers Bureaux diocésains de France / puis­sent imiter cette belle assemblée. 56 Il fallait pour tout cela donner à ce compte-rendu tous nos soins. Nous l'avons fait aussi complet ;que possible, et, en six semaines, nous étions à même de répandre à 1-500 exemplaires un volume de 160 pages, contenant sur toutes nos œuvres les données les plus pratiques

II. - Pendant le même temps, nous avons essayé d'organiser la correspondance cantonale. Nous nous sommes mis à la disposition de MM. les doyens pour leur fournir, au besoin, les documents et les renseignements nécessaires.

III. - Cependant le congrès de Reims approchait. Il fallait l'an­noncer, le faire connaître et y conduire le plus de monde possible. Nous avons répandu une circulaire qui donnait les renseignements nécessaires et qui invitait de la manière la plus pressante à cette im­portante assemblée.

Puissions-nous avoir un peu contribué au beau mouvement qui s'est produit alors! Nous comptions à Reims quatre-vingt congressi­stes de l'Aisne.

IV. - Nous nous étions engagés, à Notre-Dame-de-Liesse, à pro­pager l'association pour la sanctification du dimanche. Nous n'avons pas oublié nos promesses. Nous rappelions cette œuvre dans notre 57 première circulaire. Celle du 15 juillet 1875 lui était / presque entièrement consacrée. Nous en exposions l'organisation et nous faisions les plus vives instances pour que l'on commençât dans chaque paroisse: quelques dizaines d'associés avec des abon­nements au Bulletin mensuel de l'Œuvre.

V - La diffusion des documents a été l'œuvre de toute l'année. Nous avons répandu en grand nombre les documents gratuits du Bureau central,avec quelques manuels des Conférences de S.Vincent de Paul et des Patronages. Nous avons fait éditer et ré­pandu des Conseils pratiques pour l'établissement d'un cercle.

VI. - Il y a un moyen de propagande dont nous ne pouvons user que d'une manière très restreinte, c'est celui des missions ou des voyages pour les œuvres. Nous le croyons très utile, mais les mem­bres du Bureau n'ont guère de loisirs. Nous avons pu cependant al­ler donner parfois quelques conseils et nous avons tenu à Coucy-le­-Château un petit congrès cantonal d'ecclésiastiques et de laïques.

VII. - L'exposition générale des travaux des ouvriers et apprentis, membres des associations catholiques du diocèse, a été également l'œuvre du Bureau diocésain … Elle a obtenu un véritable succès. Deux cents objets ont été exposés. Trente-six médailles ont été di­stribuées…/

VIII. - Le Bureau diocésain s'est encore fait un devoir de 58 pro­voquer, à l'Assomption dernière, un pèlerinage commun des œuvres du diocèse à Notre-Dame-de-Liesse. Ce fût encore pour nous une excellente journée…

IX. - Cependant le jour du congrès de Bordeaux approchait. Le Bureau central nous demandait un nouveau recensement de nos œuvres. Nous avons envoyé à ceux d'entre vous dont nous connais­sions les œuvres, des feuilles à remplir, et ces feuilles sont revenues, messagères de joie et d'espérance, nous apprendre les merveilles de notre zèle.

Nous n'avons pas compté moins de Huit cercles; seize conféren­ces de S.Vincent-de-Paul; cinq confréries des Mères chrétiennes; on­ze œuvres de persévérance de garçons; six associations de dames de charité ou de Providence; douze œuvres de persévérance ou con­fréries de j. filles.

Que de détails intéressants nous ont fournis ces feuilles et que n'avons-nous le privilège de Josué pour créer le temps de vous les redire!

Jetons-y seulement un coup d'oeil. Nous y remarquons:

Notre-Dame-de-Liesse, avec ses œuvres complètes qui font de la pa­roisse une vraie corporation chrétienne.

59 Sains, et son Cercle du S.Cœur de Jésus, riche / de 71 mem­bres;

Ribemont, avec 24 ouvriers modèles dans son beau cercle, et 12 ap­prentis à son Patronage naissant;

Chauny, dont le Petit-cercle, dirigé par les Frères, compte 76 membres;

Seboncourt, le modèle des paroisses rurales: son ancienne et pieu­se conférence est d'une fécondité toujours nouvelle; elle vient de créer un Patronage qui compte déjà 62 membres; il a sa chorale, ses fêtes dramatiques, et il va devenir la pépinière d'une cercle.

Laon, dont le beau Patronage compte 87 membres et contient aussi le noyau d'un cercle;

Neuilly, qui a déjà cercle et patronage avec 48 associés.

Ne trouvez-vous pas que cela fait du bien, au milieu des tristesses de notre temps,de voir partout les rameurs du vaisseau: de l'Eglise travailler à remonter le courant?»

J'indiquais ensuite nos ressources financières. Monseigneur voulut bien me féliciter et me remercier.

- M. Lenain Proyart nous donne ensuite un beau rapport sur les devoirs des patrons.

Son but est d'obtenir que les patrons et chefs d'ateliers fassent 60 cette confession: «Absorbés / par l'activité industrielle, nous né­gligeons quelques-uns de nos devoirs de patrons.» Il puise ses docu­ments à trois sources: les économistes contemporains, les moralistes chrétiens, les hommes de pratique et d'exemple.

I. Pour les économistes, il cite Le Play et son école.

«Le paupérisme, dit Le Play, est une plaie causée par les vices du patron et de l'ouvrier, il aura pour remède le retour de l'un et de l'autre au respect de la loi morale.» La Réforme sociale, p.312).

Ailleurs, Le Play s'indigne contre l'application absolue au travail de l'ouvrier du faux principe de l'offre et de la demande. (Il reconnaît donc que le travail n'est pas une vulgaire marchandise et qu'il faut tenir compte de la vie humaine et des rapports humains).

D'après ce faux principe, disait-il, le patron et l'ouvrier ne tiendraient compte dans leurs rapports mutuels, que des conditions ac­tuelles du salaire, sans s'inquiéter aucunement de la permanence des rapports et des engagements, des avantages moraux, des liens que créent la charité chrétienne, les services rendus (et la justice so­ciale). C'est faire de l'ouvrier une machine intelligente et suppri­mer en même temps tout ce qu'ont de plus noble et de plus grand la morale et la religion (p.476). C'est pour un intérêt secondaire du moment, oublier / le passé (et le décalogue) et compromettre l'avenir. 61

Le devoir du chef d'industrie, dit Le Play, est de créer le patrona­ge. (Il ne montre pas assez que le devoir du patronage dérive d'une extension des relations familiales et qu'il a sa base et sa sanction dans le IVe précepte du décalogue).

«Le régime du patronage, dit-il, se reconnaît surtout a la perma­nence des rapports maintenus par un ferme sentiment d'intérêts et de devoirs réciproques. L'ouvrier est convaincu que le bien-être dont il jouit est lie a la prospérité du patron. Celui-ci, de son côté se croit toujours tenu de pourvoir aux besoins matériels et moraux de ses subordonnes. Il ne sépare jamais les combinaisons tendant à augmenter ses bénéfices de celles qui assurent aux populations des moyens d'existence. Sa préoccupation principale est de les exciter a acquérir au moyen de l'épargne la propriété de leur habitation et de retenir, en tout temps, la mère de famille au foyer domestique. (p. 465 et suiv.)

Le Play a parlé ailleurs du secours que la société et les patrons peuvent tirer des corporations religieuses. Il a classé ces corpora­tions, suivant leur but, en plusieurs catégories, dont deux principa­les. Celles de la première catégorie s'appliquent à soulager 62 tous les maux qui peuvent / frapper l'existence, depuis la naissance ju­squ'à la mort. Elles assurent la nourriture de l'âme et du corps à ceux qui en sont dépourvus; elles remédient à toutes les imperfec­tions physiques, elles combattent les désordres résultant du vice et de l'imprévoyance.

Celles de la seconde catégorie tendent à développer les bonnes moeurs et la prévoyance, le goût de l'épargne et de la propriété in­dividuelle; elles combattent l'ivrognerie et les autres vices qui re­tiennent les masses dans une situation précaire.

Le Play ajoute que l'action personnelle du patron en faveur de l'ordre moral doit être secondée par le ministre du culte.

II. Pour ce qui est des moralistes, M. Lenain cite S.Alphonse de Liguori et le P. Houdry. «Les maîtres et les supérieurs, dit S. Alphonse, sont tenus d'avoir souci de leurs serviteurs et de tous ceux qui leur sont soumis. La raison en est qu'ils sont vis-à-vis d'eux comme le chef vis-à-vis des membres; ils tiennent la place des pa­rents et, par conséquent, ils sont tenus en quelque sorte aux mêmes 'devoirs que les parents. Mais, avant tout, ils sont tenus de faire en sorte, autant qu'il est en eux, qu'ils observent les commandements de Dieu et de l'Eglise.»

63 On pourrait objecter, ajoute M. Lenain, que / ces notions sont relatives aux conditions de la petite industrie rurale ou manu­facturière, la seule qui existait au XVIIe siècle, conditions qui of­frent une alliance plus intime du foyer et de l'atelier. «On s'abuse, répond M. Le Play (dans une brochure sur la Réforme en Europe), quand, à la vue des merveilles qu'étale la grande industrie, on croit devoir appliquer au gouvernement de l'atelier des rapports sociaux différents de ceux qui convenaient aux anciennes méthodes de tra­vail. Ce prodigieux essor de l'industrie a multiplié les moyens de corruption et les causes de décadence. Il aurait fallu que le frein moral grandît dans les mêmes proportions. Ce frein a manqué: c'est la source du mal. Les devoirs compliqués et les obligations ré­ciproques que la loi suprême et la coutume conservaient devaient s'affermir et s'étendre, ils ont été supprimés…

III. Pour s'appuyer sur les hommes de pratique et d'exemple, M. Lenain recourait aux brochures de M. Harmel, qui résume les de­voirs des patrons dans l'obligation de procurer à leurs ouvriers la li­berté du bien, de faire régner la justice dans l'atelier, de protéger leurs ouvriers dans leurs corps, dans leurs âmes, dans leurs familles. Le patron chrétien est aidé par les associations et par les ministres de la religion. /

M. Hamet, curé de Seboncourt, nous lut une étude sérieuse sur 64 les conférences de S.Vincent-de-Paul, où il recommandait la fondation de patronages d'apprentis comme annexe des conféren­ces.

Le bon M. Beluze présida avec sa grâce charmante, une commis­sion spéciale relative aux conférences de S.Vincent-de-Paul.

Deuxième journée

Je donnai lecture du projet d'adresse au Saint-Père:

«Très Saint-Père, Humblement prosternés aux pieds de Votre Sainteté, les membres du Congrès des œuvres ouvrières, réunis à Saint-Quentin, s'empressent de lui offrir l'expression de leur filiale gratitude. Ils sont profondément touchés de la bonté toute pater­nelle avec laquelle Votre Sainteté encourage leur œuvre, par la bénédiction et l'indulgence plénière qu'Elle a daigné leur accorder. A l'ombre du tombeau de l'apôtre du Vermandois, ils se sen­tent animés d'un zèle plus ardent pour la régénération spirituelle de leurs frères et la défense de la sainte Eglise catholique, apostoli­que et romaine.

Puisse ce témoignage de leur fidélité au Vicaire de Jésus-Christ adoucir l'amertume des peines dont les ennemis de la Foi ne ces­sent de l'abreuver, et daigne le Seigneur abréger le temps de ses épreuves.»

65 M. Arrachart lut ensuite un exposé des œuvres / charitables et sociales de la Compagnie des glaces de St-Gobain, Chauny et Cirey.

Cette Compagnie a fait beaucoup. Elle a des logements ouvriers sains et commodes pour un tiers de sa population ouvrière. Elle ne tire que 2 1/2 pour cent des capitaux qu'elle y a employés.

Elle a des coopératives de consommation à S.Gobain et à Chauny. Elle donne 6% aux actionnaires et le reste du profit est distribué à la fin de l'année aux acheteurs. Ce boni varie de 2 à 7% du mon­tant des acquisitions. Les ouvriers ne peuvent pas acheter à la coopérative pour plus des 2/3 de leur salaire.

Il y a une cantine, avec chambres et restaurant, et des bains, le tout à des prix très modiques.

Une retenue sur le salaire, qui varie de 3,50 à 10 f.par mois, est placée à la caisse de retraite pour la vieillesse.

Il y a aussi des asiles, écoles, ouvroirs et cercles tenus par des Frères et des Soeurs. Dix Frères et quatre soeurs desservent les œuvres.

Les deux établissements ont leurs chapelles. La plupart des direc­teurs sont pratiquants. Malgré tout cela, la population ouvrière 66 n'y est pas chrétienne. Il y manque l'aumônier et l'esprit / d'apo­stolat chez les patrons.

M. Léon Harmel expose ensuite ses principes et décrit ses œuvres avec son ardeur ordinaire.

«Monseigneur, dit-il, à peine nommé à Soissons, votre sollicitude est attirée vers ces multitudes innombrables d'ouvriers si dignes de pitié et d'amour. Hélas! Ils sont livrés sans défense à leurs ennemis, les séducteurs du peuple; ils ont été conduits loin de Dieu, et, en perdant Dieu, ils ont perdu les joies de la famille, tous les biens de ce monde et ce bien ineffable qu'on nomme la joie du cœur .. Votre grande âme a compris que c'est à nos évêques à organiser et à prési­der ces congrès catholiques où nous travaillons efficacement à pan­ser les blessures de nos frères et à leur rendre le bonheur en leur rendant Dieu. - L'Eglise a une doctrine sociale, elle a le remède à tous les maux, parce qu'elle a la vraie solution de toutes les que­stions…»

Il établit ensuite que le libéralisme politique est absolument con­traire à la vraie liberté. Si Dieu n'est pas le maître de la société, nous serons sous la tyrannie de César ou sous celle de la multitu­de… /

«L'Eglise nous enseigne, poursuit-il, que le Dieu du ciel et de 67 la terre est aussi le Dieu de l'atelier, qu'il a droit au respect de tous. L'Eglise enseigne au patron que son autorité vient de Dieu, et qu'elle doit être employée pour conduire vers Dieu tous ceux qui en dépendent. Elle nous apprend que les ouvriers sont nos frères, elle excite dans nos cœurs un amour surnaturel pour eux que l'in­gratitude ne peut décourager. .. Le patron ne doit pas se contenter de faire respecter Dieu à l'atelier. En dehors de l'usine elle-même, il doit exercer ses devoirs de paternité sociale, sur les familles que Dieu lui a confiées. Par les moyens extérieurs, enseignement reli­gieux, écoles, etc., le patron fournit à ses ouvriers les moyens néces­saires pour les conduire à Dieu. Enfin, par les associations catholi­ques, il donne à tous les membres de la famille ouvrière des armes pour lutter contre la tyrannie de l'atelier… Baccarat et St-Gobain, malgré de grandes sommes dépensées chaque année, n'arrivent à rien, faute d'associations chrétiennes.»

Une discussion intéressante donne à M. Harmel l'occasion de dé­velopper sa pensée.

M.Doresmieulx de Fouquière lit un rapport sur l'Œuvre des cer­cles, ses principes et sa méthode.

M. Dessons fils nous lit un rapport intéressant et crânement 68 chrétien sur le Cercle de Sains. / Ce cercle compte 70 membres, dont 20 jeunes gens. «Trois mots, dit le rapporteur, résument les ré­sultats de l'œuvre: fuite des occasions, foi militante et pratique chrétienne… L'animosité des cabarets nous a frappés d'ostracisme… Mais nous sommes tout consolés par l'approbation de nos mères. - Les parents sont bien heureux, disait l'une d'elles en parlant du Cercle! - Que de larmes de moins, disaient d'autres, si le cercle eût été fondé il y a dix ans! - Au bout de six semaines qu'il fréquentait le cercle, un ouvrier déclarait avoir économisé sur ses lundis cin­quante francs, et de quoi payer ses dettes des lundis précédents.»

Devenu chrétien sans peur et sans respect humain, le cercle de Sains allait porter fièrement sa bannière aux processions et aux fê­tes de la région. Les communions sont fréquentes; les offices du di­manche sont animés par des chants. Une conférence de S.Vincent-de-Paul et une confrérie du Rosaire sont greffées sur le Cercle.

- Une commission spéciale traite de la Condition des ouvriers de culture. M. le Marquis de La Tour du Pin préside. MM. de Rougé, 69 Hervé et plusieurs ecclésiastiques prennent la parole. / On reclame surtout le repos du dimanche.

- Une autre commission s'occupe des cercles sous la présidence de M.Doresmieulx-de Fouqúière et Le GQuvello.MM. Harmel, Basquin, Sépulchre prennent la parole. On recommande surtout le groupement des patrons chrétiens, comme il a eu lieu à Tourcoing et à Maubeuge.

- Troisième séance générale. Je donne lecture de la lettre suivante de Mgr de Ségur:

«Paris, 20 octobre 1876.

Messieurs, je viens au nom du Bureau central de notre grande, Union, vous exprimer les voeux que nous formons tous pour la fé­condité de vos réunions et de vos délibérations fraternelles. M.le chanoine du Fougerais, qui veut bien nous représenter auprès de vous, vous parlera du congrès général de Bordeaux et des excellen­tes bénédictions dont N.S. a daigné le combler. Continuons résolu­ment notre travail de charité et de conquête, et que le Sacré-Cœur nous remplisse de plus en plus des lumières de la vraie foi et des ar­deurs du divin amour.

En suppliant ce Cœur adorable de vous bénir et de vous inspirer, j'ai l'honneur d'être, chers Messieurs, le plus dévoué de vos servi­teurs.

Louis-Gaston de Ségur, chanoine évêque de S. Denys. /

- Nous avons ensuite le plaisir d'entendre M.Louis de Cissey, 70 l'apôtre de l'œuvre du dimanche. «Nos temps sont pénibles, dit-il, mais les siècles passés ont eu aussi de mauvais jours. Abély, dans ses lettres, se plaint qu'il n'y ait plus ni religion, ni pasteurs. Dieu susci­te S.Vincent, M. Ollier, et la France est sauvée.

L'œuvre du Dimanche domine toutes les autres. Sans elle, a dit Pie IX, la France ne se relèvera pas … Nous demandons à nos asso­ciés la prière, l'observation du dimanche et une souscription de 10 centimes pour l'abonnement au Bulletin. Dans une ville nous comptons déjà mille dizaines… Nous avons déjà pour l'œuvre en France, 450.000 communions mensuelles, des millions de chape­lets, de chemins de croix, d'adorations, de pénitences qui combat­tent pour nous. Dieu pourrait-il ne pas se laisser fléchir?

Au Mans, on ne reconnaît plus la ville: tous les magasins ferment le dimanche. A Châlons, j'ai donné une conférence à la cathédrale, malgré les craintes du préfet qui redoutait de l'agitation. «N'ai-je pas droit, disait Monseigneur, à un catéchiste?» Cinq mille audi­teurs se pressaient dans la vaste nef, et, au sortir, tous heureux et sa­tisfaits répétaient: «Le repos du dimanche est vraiment la loi de ,l'humanité.» /

71 Dieu désire sauver la France, il nous l'a dit à La Salette et à Lourdes, mais il veut que sa loi soit observée…»

- M. l'abbé Prévot nous a donné un rapport spirituel et finement écrit sur l'enseignement et les bonnes lectures. Il nous parle des écoles, des conférences, des journaux, des livres et des tracts. «Les ennemis de la foi ont créé, dit-il, ont créé des publications populai­res, où le poison se cache sous des titres plus ou moins inoffensifs: Bibliothèque démocratique, Bibliothèque Franklin, Bibliothèque ouvrière, Bibliothèque de la Société d'instruction républicaine, Education populaire, Leçons d'instruction populaire, Collection à 5 centimes, Catéchisme du peuple, Ecole mutuelle; on annonce même une Bibliothèque de la libre-pensée…» Il nous cite quelques horreurs tirées de ces publications, contre Dieu, contre l'Eglise, contre la famille, contre la spiritualité de l'âme, etc. «La brochure sur la confession, dit-il, s'est répandue en une année à 300.000 exemplaires. Ces sociétés disposent de grandes sommes pour la pro­pagande, elles ont des dépôts dans toutes les villes…

Eh bien! Messieurs, ajoutait-il, je vous le demande, est-il possible de nous croiser les bras devant cet infernal déploiement de force et d'activité contre l'Église et contre les âmes?»

72 On ne peut pas exclure le roman. M. Prévot nous cite les œuvres de M. de Margerie, d'Anatole de Ségur, de Violeau, Bouniol, Henri Conscience, Mathilde Bourdon, Zénaïde Fleuriot, de Lamothe, etc Il nous signale des revues populaires: Revue de la presse, France illustrée, le Messager de la semaine, l'Ouvrier, le Clocher,le Foyer, la Semaine des familles … les petits livres de Mgr de Ségur, de l'abbé Mullois, de la Bibliothèque catholique de Toulouse, ceux du Propagateur catholique (Poussielgue), de la Société des livres utiles (Blériot); les tracts de la Société biblio­graphique, ceux de l'Œuvre des Cercles, ceux de la librairie S. Joseph (Haton).

- Si les ressources manquent, la Société de S-François-de-Sales ai­de à la propagande, spécialement à l'occasion des retraites.

- M. Lenain-Proyart nous lit un beau discours sur les devoirs des catholiques envers la presse. Il cite en particulier l'Encyclique «Inter multiplices» de Pie IX, qui recommandait aux évêques de fa­voriser et d'encourager les bons écrivains et la bonne presse.

Sur la question politique, il est parfait:

«La politique catholique, dit-il, admet la liberté des préférences particulières pour telle ou telle forme de gouvernement, mais elle entend / que ces préférences ne prennent jamais un caractère 73 agressif, insubordonné et factieux à l'égard des gouvernements exi­stants, alors même que ces gouvernements ne sont pas ceux que l'on préfère. Elle a, en effet, pour principe fondamental qu'il faut, selon le commandement divin, obéir consciencieusement et avec une entière bonne volonté aux pouvoirs établis, quels qu'ils soient, du moment où ils ne commandent rien de contraire aux ordres et aux défenses de l'Église.

Elle veut même qu'on encourage et qu'on aide, autant qu'on le peut, ces pouvoirs à servir la vérité, à faire le bien et à pratiquer la justice, toutes les fois qu'ils s'y montrent disposés. - Ne connaissant pas d'une manière certaine les décrets de la Providence concernant les formes de gouvernement qui doivent prévaloir dans un pays aux différentes époques de son histoire, nous devons craindre de nous inscrire en faux contre ces décrets par un attachement trop affecté à nos idées particulières et par une affirmation trop tranchée et' trop confiante de nos opinions et de nos vues personnelles. Il est évident que nous ne pouvons être aussi affirmatifs sur les questions de forme gouvernementale que sur les questions de foi et de morale définies par l'autorité infaillible de l'Eglise. Le mieux est alors pour nous d'accepter avec une entière soumission les formes qui prévalent, en faisant / taire provisoirement nos propres 74 y avait lieu, quelques malades délaissés ou sans famille.

- M. l'abbé Jardinier lit un rapport bien écrit sur les orphelinats du diocèse. On en compte une douzaine: à Charly, Saint-Quentin (au nombre de trois), Vendhuile, Soissons, Laon, Molain, Parpeville, S.Michel et Cerfroid.

A propos de S.Michel, il rappelle la vieille abbaye fondée par le comte Elbert de Péronne. Le B. Alcaleine en a été le premier supé­rieur. Un autre de ses quarante cinq abbés est honoré du culte des Saints. Un industriel, M. Savart y a appelé les Soeurs de charité qui y tiennent 200 orphelines. /

A propos de Cerfroid, il rappelait l'ancien monastère des 76 Trinitaires et la fière devise de ces bons moines: Gloria Deo uni et trino et captivis libertas. C'est là que Jean de Matha et Félix de Valois ont fondé leur œuvre. Félix de Valois, Vermandois, avait été élevé à St-Quentin. C'est à Cerfroid qu'il est mort en 1212, à l'âge de 85 ans. - Le P. Calixte, qui a essayé de renouveler Cerfroid, assi­stait au congrès.

A propos de St-Quentin, il parlait de notre hôtellerie d'ouvriers et de notre orphelinat et voulait bien dire ces choses trop gracieuses à mon endroit: «Nous avons réservé ces deux œuvres pour le bouquet, et c'est justice. Oui, c'est justice d'offrir à M. l'abbé Dehon notre affectueuse reconnaissance. N'est-ce pas à lui, n'est-ce pas à ces œuvres d'un cœur sacerdotal, que nous devons la jouis­sance savourée pendant trois jours de nous trouver ici, chez nous, dans cette salle grandiose que nous appellerons la salle des Etats généraux de la fraternité diocésaine…»

M. Lecomte, de Rouvroy, nous donna ensuite un rapport sur les ou­vriers de culture, un petit-chef d'œuvre qu'on imprima à part et qu'on répandit en grand nombre dans le diocèse. /

«On ne peut manquer, disait-il, d'être frappé du changement qui 77 s'est opéré dans les conditions, les habitudes, les sentiments de nos ouvriers de ferme depuis une vingtaine d'années. Alors les do­mestiques étaient à l'année, et il y avait une espèce de honte à quit­ter sa place avant le temps. Aujourd'hui, ils sont au mois, et souvent ils ne le finissent pas et quittent pour le moindre prétexte. Leurs gages, en grande partie en blé, assuraient la nourriture de leurs famil­les. A présent, ils sont payés le plus souvent en numéraire, et ce sa­laire est d'un emploi plus immédiat. Ils étaient nourris à la maison; dans beaucoup de fermes, maintenant, on leur donne un logement et on ne les nourrit plus. Leur peu de stabilité fait qu'ils hésitent quelquefois à déplacer leurs meubles; ils vivent alors en dehors de leur famille, à l'auberge ou à la cantine. - L'entente entre les culti­vateurs et leurs ouvriers n'est plus aussi facile et les rapports sont souvent tendus. On n'entend plus guère parler que comme d'une légende de ces bons et loyaux serviteurs qui passaient toute leur vie près du même maître, prenaient part à tout ce qui lui arrivait, et fai­saient comme partie de la famille…

Avec de nouveaux gains se sont créés de nouveaux besoins et l'on 78 peut citer comme le plus funeste / l'usage immodéré de l'eau­-de-vie. La facilité que les ouvriers ont trouvée de recevoir au fur et à mesure le prix de leur travail les a amenés à vivre au jour le jour. Le, chômage et la maladie les prennent au dépourvu et leur font éprouver des privations qu'ils ne connaissaient pas… Le change­ment moral est encore plus grand. Les enfants sont livrés aux ha­sards de la rue. Devenus grands, ils ne reconnaissent plus l'autorité de leurs parents; chacun réclame une partie de ses gains pour ses plaisirs et prétend agir a sa guise…

Mais quels sont les moyens à prendre pour obvier au mal? Il en est un qui résume tous les autres, c'est le précepte du divin Maître: Vous aimerez votre prochain comme vous-même. Il faut nous rap­procher de nos ouvriers; être bons, toujours bons pour eux. Il faut non seulement compatir à leurs peines et chercher à leur faire du bien, mais les aimer d'un amour surnaturel, qui voit en eux des âmes créées à l'image de Dieu comme notre âme … Même au point de vue de nos intérêts matériels, nous devons nous occuper de nos ouvriers; mais, pour nous chrétiens, il y a un motif d'un ordre bien supérieur, il s'agit de nos intérêts éternels; car il ne faut pas nous fai­re illusion, et c'est par cette pensée que je termine, il nous sera de­mandé compte de l'âme de nos serviteurs.» /

M. Lecomte proposait ensuite un règlement d'association des 79 cultivateurs chrétiens. L'association commença, mais pour toutes les œuvres sociales il faudrait désormais une organisation diocésai­ne, un Bureau diocésain agissant et zélé au siège de l'évêché.

Clôture solennelle du Congrès. Office pontifical de vêpres à la col­légiale. Le cardinal Regnier préside, assisté des évêques de Beauvais et d'Amiens. Les congressistes sont groupés dans la nef.

Mgr Thibaudier prend la parole. Il nous parle de St Quentin et de ses glorieux compagnons, Crépin et Crépinien dont on faisait la fête. Il célèbre leurs vertus, la pureté, la charité, le courage pour la défense de la vérité.

«Mais pourrais-je, ajoute-t-il, m'en tenir à ces principes généraux qui s'adressent à tous les fidèles, quand je me trouve en présence de chrétiens d'élite et d'un sacerdoce qui me rappellent les deux saints ouvriers de Soissons. Vous, Messieurs, qui vous dévouez aux bonnes œuvres, vous avez laissé les lieux où se trouvent vos intérêts personnels pour venir vous occuper de vos frères,pour étudier les moyens de les éclairer, de les consoler, de les unir ici-bas entre eux et avec vous, afin qu'ils vous soient unis dans le ciel…

Merci, Messieurs, pour la joie, la confiance, le courage / que 80 vous nous avez apportés et qui ont été en croissant pendant les quelques jours que vous avez passés dans cette cité. Que Dieu ré­compense votre zèle, votre modestie; qu'il les récompense ici-bas en les accroissant encore, afin de pouvoir les récompenser mieux en­core dans l'autre vie.»

- Tel fut ce beau congrès. C'était une magnifique poussée pour les œuvres, mais il eût fallu que le mouvement fût entretenu par un Bureau diocésain bien constitué à Soissons.

Quelques jours après le congrès, le 30 novembre, le Pape nous envoyait ce beau Bref:

«Pie IX, Pape. - A nos chers fils, les Président, Membres du bu­reau et autres membres du Congrès des Œuvres ouvrières du diocèse de Soissons. - Chers fils, salut et bénédiction apostolique. Votre lettre, chers Fils, à nous envoyée par Notre vénérable Frère Odon, votre évêque, ne pouvait que nous être très agréable. Elle traite, en effet, d'une affaire très grave et d'une portion de notre sollicitude pastorale qui ne le cède à aucune autre. L'impiété n'épargne aucune machination pour arracher les âmes à Dieu et corrompre le peuple en dirigeant ses forces vers la ruine de la so­ciété religieuse et civile. C'est pourquoi nous donnons nos soins les plus empressés 81 à ce qu'il soit pourvu aux besoins des enfants / et des jeunes gens, et à ce qu'on leur procure avec l'aliment d'une saine doctrine et la règle des moeurs, des secours opportuns pour le développement et la mise en œuvre des facultés de leur âme et de leur corps, dans leur propre intérêt et dans celui des autres.

Comme vous dirigez vers ce but vos études et vos travaux, et que vous vous êtes réunis en congrès pour la prospérité et l'accroisse­ment de l'œuvre que vous avez entreprise, vos hommages nous on été très agréables comme un devoir de piété filiale,mais de plus, ils ont reçu de la fin que vous vous proposez une noblesse et une va­leur plus grandes. Nous souhaitons donc à vos travaux des fruits abondants, et ils le seront d'autant plus que vous ferez pénétrer plus profondément dans les cœurs des jeunes gens les principes re­ligieux, et que vous prendrez plus de soin de les détourner de tou­te opinion qui s'écarterait d'une manière quelconque des enseigne­ments de cette chaire de vérité, ou qui pourrait rompre ou même affaiblir cette force d'unité qui ne redoute aucune embûche ni au­cun assaut des agitations. Que Dieu seconde votre entreprise pour le salut d'un grand nombre! Comme gage de ses faveurs, recevez Notre bénédiction apostolique que Nous vous donnons à tous avec affection, Nos très chers fils. -

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 30 novembre 1876, la 31e année de Notre pontificat. Pie IX, Pape. /

Ce Bref était très bienveillant. Il n'avait en vue que les œuvres 82 d'enfants et de jeunes gens. Le St Siège n'était pas encore orienté vers l'action sociale et démocratique. Le Congrès allait bien au delà des œuvres de jeunesse en traitant des cercles, des mutualités, des œuvres de presse, etc.

Le soir du deuxième jour, le 24, Mgr Thibaudier avait annoncé à la réunion qu'il me nommait chanoine honoraire. Mgr Mathieu m'avait fait préparer une mosette par les Dames de la Croix. Les fé­licitations et acclamations ne me manquèrent pas, elles vinrent mê­me d'où je pouvais le moins les attendre.

C'était une période de succès, les croix viendront après.

Quelques jours plus tard, j'allai à Soissons pour être installé. M. Demiselle m'offrit l'hospitalité et me patronna. Le Chapitre se réu­nit. On procéda en règle et solennellement: procession à la stalle, serment, allocution du doyen, procès-verbal. La plupart des chanoi­nes étaient bien vieux et moi bien jeune. Je trouvai cette cérémonie très peu gaie et assez superflue pour un titre qui est un pur hochet. J'y mis beaucoup de bonne foi, de simplicité et je priai un peu pour l'Eglise / de Soissons, dont je devenais une dignité honoraire!! 83

Le Comité a eu plusieurs réunions dans l'année.

Le 22 janvier, M. Paisant, président du tribunal y assistait. Je fis un compte-rendu sommaire. L'année 1875 avait été très féconde. L'œuvre avait reçu dans cette année 12.000 francs de dons et coti­sations, et 2.000 francs des quêtes à l'église et aux soirées. Nous comptions 475 patronnés: 305 enfants au-dessous de 16 ans, 170 hommes ou jeunes gens. Le petit cercle a été créé pour les adole­scents de 15 à 16 ans. Une société civile a été constituée. Elle s'est rendue acquéreur du terrain Dollé, de la maison Idée et du jardin Casier.

Une maison de famille a été organisée pour de jeunes ouvriers et des orphelins. L'abbé Brochard y réside.

L'Exposition se préparait. La grande salle se construisait.

M. le capitaine Bischoff est agréé comme nouveau membre.

29 juin. Compte-rendu: depuis le ler janvier, dons et quêtes, 6.388 francs.

Une évolution politique a eu lieu, le gouvernement est moins fa­vorable.

Nous avions depuis le mois de février le ministère Dufaure­-Ricard, 84 et les élections / partielles étaient nettement républicai­nes. MM. Roux (sous-préfet), Fossé d'Arrosse (substitut) et le capi­taine Bischoff ont quitté St-Quentin. L'œuvre est toujours très vi­vante.

La séance du compte-rendu annuel est fixée au 23 juillet.

12 octobre. Dernière séance. M. Pluzanski, professeur de philo­sophie au lycée, donne sa démission de secrétaire et n'ose plus prendre une part active aux séances.

Mac-Mahon est amené à prendre un ministère Jules Simon.

Je décrivais la situation de l'Œuvre de S .Joseph à la belle fête du mois de juillet, quand nous distribuions devant un public imposant les médailles de l'Exposition. Je reproduis mon rapport, il dépeint l'œuvre au moment de son apogée:

«Vous n'attendez pas de nous, en ce moment, un compte-rendu détaillé, qui vous redise toute la vie intime de notre œuvre. Il serait superflu de vous décrire nos journées du dimanche, partagées en­tre les exercices religieux et les délassements de l'esprit et du corps, ou nos soirées de la semaine occupées par les réunions pieuses et charitables, la récréation et l'étude de la musique. Nous avons fait cela dans les comptes-rendus précédents, ce serait aujourd'hui pour la plupart d'entre vous une redite fastidieuse. /

«Nous nous proposons donc seulement de vous rappeler les 85 principes sur lesquels s'appuie notre œuvre,son efficacité et ses espérances, puis de vous indiquer rapidement nos progrès et notre situation financière.

«J'ai reçu trop de preuves de votre sympathie, pour avoir besoin de chercher à la conquérir en commençant ce discours. C'est plutôt à votre indulgence que j'ai lieu de faire appel pour un travail écrit à bâtons rompus dans les courts instants que laisse la direction d'une œuvre complexe jointe aux occupations ordinaires du mini­stère paroissial.

La situation sociale, raison de nos œuvres.

«Nous vous disions l'an dernier notre but. Avec vous et avec tous les esprits judicieux de notre siècle, nous avons vu avec tristesse l'envahissement du mal social. Nous avons sondé les plaies profon­des de la société, le paupérisme, l'antagonisme des classes, l'immo­ralité croissante dans le peuple. Puis, consultant notre cœur de chrétiens, nous avons pensé qu'il ne fallait pas se contenter de gé­mir avec les gens honnêtes et timides,ni d'émettre de creuses for­mules avec les utopistes.

«Nous sommes allés droit à la difficulté et nous avons appelé sur le même terrain, sur le terrain de la charité chrétienne, le riche et le pauvre, le patron et l'ouvrier, pour qu'ils travaillent 86 ensemble à la solution du problème, / pour que les malentendus se dissipent, pour que l'union se rétablisse, que le règne de l'Evangile renaisse et que la plaie sociale soit guérie. Ce rôle était généreux et chevale­resque, il nous plaisait de le prendre.

«Les enquêtes de l'autorité administrative, comme celles de l'initiative privée, ont justifié dans ces dernières années l'assertion, par nous souvent émise, que le malaise social provenait surtout d'un mal moral. - La Chambre de commerce de la Seine répondait au questionnaire de l'Assemblée: «Les ouvriers économes et laborieux sont dans des conditions satisfaisantes. Les autres subissent la peine de leur inconduite et de leurs excès. Un grand nombre s'épuise par l'abus des boissons alcooliques et les plaisirs énervants du milieu dans lequel ils vivent.»

«Un ancien ministre, philosophe assez perspicace pour bien dé­crire le mal, mais pas assez chrétien pour trouver le remède, M.J., Simon, l'avait dit d'une façon plus saisissante encore: «Chose terri­ble, le pain manque plus souvent dans les ménages d'ouvriers par la faute du père que par la faute de l'industrie. Dans la seule journée du lundi, le cabaret absorbe le quart de l'argent gagné dans la se­maine, peut-être même la moitié. C'est l'ordre et le travail plus en­core que le bon salaire qui assurent le bien-être. Ainsi le 87 mal est surtout / un mal moral.»

«Nous aimons à prendre nos témoins dans un camp peu suspect de sévérité envers l'ouvrier, qu'il flatte souvent outre mesure. Citons encore le tableau de la débauche du lundi tracé avec vigueur par connu au patron qui le paie, grandissant au milieu du vice, dont il a chaque jour le spectacle sous les yeux,apprenant presque incon­sciemment 89 à répéter les / blasphèmes qui retentissent sans relâ­che à ses oreilles. N'est-il pas permis, en face de cette situation, de se demander si ce n'est pas par ironie que nous parlons quelquefois de civilisation moderne?

«Il faut à l'apprenti, au sortir de l'école, un patronage paternel, destiné à suppléer l'action de la famille absorbée par les travaux de l'atelier. Se reposer sur le père de ces soins attentifs est, dans la plu­part des cas, chimérique; il ne le peut pas et souvent même ne le veut pas. Qu'a-t-on donc fait pour eux en dehors de nos œuvres? Quelles sont les institutions publiques ou privées destinées à les mo­raliser? Il n'est pas étonnant qu'un grand nombre se livre de bon­ne heure à la débauche; qu'ils brisent bientôt tous les liens qui les attachent à la religion et à la famille, et qu'ils quittent même le foyer paternel, au lieu d'aider leurs parents, dès qu'ils peuvent se suffire, afin de jouir en égoïstes d'un salaire qu'ils seront seuls à consommer.

«Tel est le mal dans toute son ampleur. Aucun remède sérieux ne lui a été opposé en dehors des œuvres de l'Eglise. Ce remède n'est certainement pas dans la feuille impie ni dans le roman socialiste qui se lisent au cabaret entre deux verres d'eau-de-vie.

90 «Il faut toute l'action de nos œuvres avec les / conseils assi­dus d'un directeur, l'émulation du bon exemple,attrait des joies honnêtes et la force surnaturelle de la religion pour assurer l'édu­cation chrétienne de l'apprenti et pour relever la dignité morale de l'ouvrier.

L’association chrétienne, remède au mal social.

«Il n'est pas d'économistes qui ne constatent, dans le monde in­dustriel d'aujourd'hui, un mouvement irrésistible vers l'association. C'est, du reste, un besoin instinctif de l'humanité. De ces aspirations étaient nées autrefois, sous la direction bienfaisante de l'Eglise, les associations de métiers; nous voyons aujourd'hui les as­sociations renaître de leurs cendres, mais cette fois, ce semble, pour activer l'antagonisme des classes. Leur forme, ce sont les chambres syndicales; leur objet apparent, la défense des intérêts légitimes… Une aspiration naturelle, qui pourrait être dirigée pour le bien des ouvriers et la prospérité industrielle, est exposée à deve­nir bientôt, sous l'influence des idées révolutionnaires, une arme de combat, peut-être un instrument de ruines.

«Les chefs des établissements industriels ont, s'ils le veulent, un grand rôle à remplir. Leur mission est de prendre la tête du mouve­ment qui entraîne les ouvriers vers l'association, mais pour lui ren­dre sa vraie direction, en s'efforçant de / lui donner pour base 91 l'esprit chrétien.

«Il n'est pas question ici de rétablir tout d'une pièce les corpora­tions de métiers, de limiter la liberté du travail. Tout cela a sans dou­te vieilli et ne saurait convenir aux temps modernes. Mais ce qui ne passe pas, ce qui demeure, comme l'essence même de la vie sociale, c'est le besoin de s'associer; or les associations qui se forment ac­tuellement seront chrétiennes avec les patrons ou révolutionnaires contre les patrons. L'autorité, qui chaque jour échappe à ceux-ci, peut cependant être reconstituée entre leurs mains, à condition de lui donner pour type celle du père de famille. Dès que l'ouvrier re­connaîtra chez le patron une sollicitude paternelle, il sera désarmé; dès que le patron considérera ses ouvriers comme ses enfants, il se­ra respecté et la paix sociale refleurira.

«Voilà le grand but que nous ne perdons pas de vue, tout en re­grettant de n'avoir pas jusqu'à présent marché aussi rapidement dans cette voie que nous l'aurions désiré. Il nous faudrait pour cela un concours plus efficace de la part des patrons. Aussi les supplion­s-nous d'étudier avec nous l'organisation de l'usine chrétienne, de ,protéger, de soutenir et d'encourager nos œuvres et, pour éclairer 92 et pour diriger leur zèle, / de lire la Revue des questions socia­les et ouvrières, publiées par l'Œuvre des Cercles.

«Nous pouvons nous féliciter déjà de voir cet esprit de patronat chrétien réveillé dans la société saint-quentinoise, par l'initiative de M. l'archiprêtre, dans l'Association des Mères chrétiennes. Les da­mes qui ont reçu de la Providence les dons de l'éducation et de la fortune, visitent, consolent, et dirigent par leurs conseils les mères chrétiennes de la classe ouvrière…

Les intérêts matériels du patron et de l’ouvrier.

«Il est des esprits difficiles qui ont cru nous accorder la grâce d'une appréciation favorable en nous louant du zèle que nous met tons à faire jouer honnêtement quelques enfants le dimanche. Nous avons fait voir déjà combien notre but est plus élevé, puisque nous travaillons de la manière la plus active et la plus efficace au relève­ment moral de nos populations industrielles. Avec l'Eglise, nous joi­gnons toujours le bien matériel au bien moral; nous encourageons nos apprentis et nos ouvriers au travail et à l'épargne. Notre caisse d'épargne qui sollicite leurs économies chaque dimanche, crée chez eux des habitudes qui dureront, nous l'espérons, toute leur vie. Leurs dépôts s'élèvent au nombre de 3.000 environ par an et ce qui reste à leur avoir, après des remboursements utiles, dépasse aujourd'hui 4.000 francs. /

93 «La fortune d'un ouvrier ne date-t-elle pas souvent d'un pre­mier encouragement à l'épargne donné par un patron ou par un protecteur? En voici un exemple entre mille: Un industriel de Roubaix avait dans sa fabrique un ouvrier adonné à l'ivrognerie et mangeant ainsi tous ses salaires. Cet ouvrier se casse la jambe et re­ste sans ressources. Le patron, ne voulant pas abandonner ce malheureux, lui offrit de soutenir sa famille, à condition qu'il le rembourserait plus tard par un prélèvement sur ses salaires. Quand il fut guéri, chaque semaine, une réduction légère fut opérée sur les gains de l'ouvrier. Au bout de l'année, le remboursement com­plet avait eu lieu, le patron lui proposa de continuer la retenue. «Je placerai, dit-il à cet ouvrier, vos économies; dans deux ans vous pourrez acheter la maisonnette où vous logez.» Au bout de deux ;ans l'ouvrier était propriétaire.

«Ce fait se reproduit ici chaque jour en des proportions moin­dres. Bien des patrons et des parents de nos apprentis les encoura­gent et les habituent à l'épargne en leur donnant de petites som­mes à déposer chaque semaine et ils s'assurent de leur régularité en se faisant présenter leurs livrets.

«Toute notre action sur leur volonté tend encore à leur inspirer le goût du travail. Toute la vie de l'œuvre les éloigne du chômage funeste du / lundi. Ils doivent être et ils sont, en général, 94 des ouvriers modèles dans leurs ateliers. Aussi nos plus anciens obtien­nent-ils déjà la confiance de leurs patrons et l'avantage de devenir surveillants ou contre-maîtres. Les patrons qui ont observé de près le bon esprit de nos œuvres engagent leurs ouvriers à les fréquen­ter et nous demandent volontiers des apprentis ou des commis dé­butants. C'est dans la même pensée que nous avons organisé notre exposition industrielle. Nous voulons par là développer chez nos ouvriers le goût, l'activité, l'intelligence et favoriser ainsi leur pro­spérité temporelle.

Nos progrès.

«Nous parlons ailleurs du développement déjà bien large mais encore insuffisant qu'a pris notre local; c'est du progrès de l'œuvre vivante, du progrès de nos associés, progrès numérique et progrès moral, que nous voulons ici traiter.

«Notre nombre s'est encore accru depuis l'an dernier, mais plus lentement. Les salles du Cercle déjà remplies n'offraient plus d'espace aux nouveaux venus, et la cour du Patronage encombrée de briques et de mortier, rendait trop facile la concurrence aux fê­tes foraines et aux rives du canal. Nous comptons actuellement 170 membres au Cercle et 260 au Patronage, en tout 400 et quelques as­sociés. /

95 Mais nous estimons que sans grandir beaucoup en nombre notre association a gagné en valeur. N'en est-il pas d'un groupe d'hommes comme d'une terre cultivable? On peut, sans ajouter à sa quantité, multiplier indéfiniment son prix. Il suffit pour cela d'en perfectionner la culture. C'est en ce sens que notre œuvre a surtout progressé cette année. Elle a crû en sagesse et en force; nous avons vu avec la plus grande joie se développer en elle l'esprit d'initiative qui contraste si heureusement avec la faiblesse de ca­ractère si générale dans nos contrées. Les conseillers et dignitaires du Cercle surtout tiennent au progrès de leur association, à son bon esprit, à la dignité de ses membres. Il y a là un élément nou­veau de zèle et d'apostolat pour notre ville. Ils ont pris leur œuvre à cœur. Ils nous apportent par leur dévouement un puissant et pré­cieux concours. Leur action multiplie et prolonge la nôtre. Ils sont plus mêlés que nous à leurs compagnons de travail. Ils portent le bon exemple et le bon conseil là où nous ne pouvons pas atteindre. Il est, du reste, dans l'esprit de nos œuvres de développer ces initia­tives qui forment des caractères énergiques et puissants pour le bien.

«La stabilité de l'œuvre a également progressé. Nous comptons désormais un bon nombre de patronnés fidèles qui sont assidus à l'œuvre en toute saison. Ils y donnent le ton, ils en forment 96 l'esprit et ils / assurent définitivement sa durée. Cette œuvre encore inconnue, il y a quatre ans, à St Quentin, y a désormais conquis droit de cité. Elle a prouvé sa vitalité, sa force. Elle peut apporter un puissant concours au relèvement social. Les ouvriers y viennent assidûment, nous demandent la voie à suivre pour assurer l'ordre moral et chrétien. C'est une armée dévouée pour le bien, à nous de lui fournir des cadres.

«Je voudrais pouvoir signaler le même progrès dans l'action dirigeante, je ne le puis. Les patrons, qui nous trouveront toujours respectueux et dévoués, nous ont déjà aidé généreusement par l'appui de leurs sympathies et par le concours de leurs souscriptions; nous leur témoignons notre reconnaissance. Ils nous doivent un autre concours, celui de leurs personnes, de leur intelligence, de leurs études et de leur influence personnelle. Ils le reconnaîtront et ils nous l'offriront.

«Les révolutions sociales et les transformations industrielles et économiques ont distrait les esprits de plus d'un devoir depuis un siècle. Autrefois le patron accomplissait, envers les quelques ouvriers de son petit atelier, ses devoirs de paternité morale et de protection, en les conseillant, en leur donnant l'exemple, en portant intérêt à leur famille, à leur foyer, à leur fortune, à leurs enfants. Les révolutions /sociales ont fait oublier ces devoirs. 97 L'organisa­tion de la grande industrie en a changé les conditions. C'est une va­ste réforme à susciter, c'est une renaissance à provoquer. La foi chrétienne est à l'œuvre. L'expérience est déjà faite. Nous avons, auprès de Reims, une usine chrétienne, une filature qui a com­mencé avec des groupes ouvriers analogues à ceux de St-Quentin et de Reims, et qui est maintenant un paradis terrestre, où règnent la charité, la paix, l'aisance et le bonheur par le moyen des associa­tions catholiques. Le branle est donné. Nous avons vu à Paris, au mois d'avril, à l'Assemblée des Cercles, un groupe de grands indu­striels de Roubaix, de St-Dizier, de Rouen, de Laval, de Fourchambault, de Maubeuge et d'autres villes, décidés à reprodui­re les œuvres du Val-des-Bois. Nous supplions les patrons chrétiens de St- Quentin de se joindre à nous pour étudier l'organisation de ces œuvres et pour travailler au progrès moral et matériel de la po­pulation ouvrière de notre ville.

«Je suis heureux de pouvoir signaler, dans cet ordre d'idées, le concours que nous prêtent quelques jeunes gens d'élite de la so­ciété saint-quentinoise, qui ont pris à cœur ces questions, y ont ap­pliqué leur brillante intelligence, et déjà se sont mis à l'œuvre 98 pour nous aider autant que le / comportent leurs loisirs. Ils ont bien voulu se charger de donner des conférences aux réunions mensuelles du Cercle. Ils ont traité déjà de l'Organisation du tra­vail, de l'Inégalité des conditions, des Maisons d'ouvriers et des Monts-de-piété. Ils apportent ici le charme de la jeunesse, l'influen­ce du talent et l'honneur du dévouement. Ils sont aimés et ils peu­vent être assurés de notre reconnaissance. Ces jeunes gens seront, sans nul doute, plus trad., les membres les plus dévoués de notre Comité, et ils trouveront leur place dans une association de patrons chrétiens, qui ne peut tarder de se former à Saint-Quentin, comme elle vient de se former à Lyon, à Marseille, à Nancy, à Lille, à Nantes, et dans d'autres villes industrielles, pour l'étude des que­stions d'économie sociale et l'organisation des ateliers chrétiens.

Notre maison de famille.

«Une institution qui complète notre œuvre et qui est susceptible de grands développements, si les ressources ne manquent pas, c'est notre Maison de famille. Nous avions cruellement souffert de voir d'excellents jeunes gens, arrivés de la campagne pour apprendre un état ou se former au commerce, perdre tout le charme de leur naïveté et leurs bonnes habitudes, par un séjour de quelques mois dans 99 un mauvais garni; et des / orphelins trop âgés pour être reçus dans les hospices, mais trop jeunes pour se suffire à eux-mê­mes, devenir les victimes de leur faiblesse ou de leur inexpérience. Ces orphelins, abandonnés à eux-mêmes, ne tardaient pas à se met­tre dans le cas d'être envoyés en maison de correction; ou bien ils étaient recueillis et exploités par des personnes avides, qui les met­taient aux plus rudes travaux et leur dispensaient avec parcimonie le pain du corps sans songer à leur âme. Nous leur avons ouvert un asile encore insuffisant. Nous avons organisé déjà quinze lits, et ils sont tous occupés par des jeunes gens et des enfants dont huit sont orphelins. Hier encore, la maison en accueillait deux. Une lettre d'une personne honorable de la ville nous demandait leur admis­sion en ces termes: «Monsieur, je prends la liberté de vous présen­ter deux enfants, deux orphelins, dont on a mis la mère en terre aujourd'hui. Trop âgés pour être admis à l'Hôtel-Dieu, mais bien incapables encore de se diriger, ils viennent, en suppliant, vous de­mander un asile et la protection de S Joseph. Le plus jeune, âgé de treize ans, travaille en filature, l'aîné qui a quinze ans pourra faire ce que fait son frère, aussitôt qu'on lui aura trouvé de l'ouvrage; en attendant, il peut servir les maçons.» En pareille circonstance, nous ne savons pas douter de la Providence, / et nous 100 comptons bien qu'elle ne nous fera jamais défaut. Cette œuvre, comme toutes celles qui répondent à un besoin réel, grandira nécessairement. Des personnes généreuses voudront en assurer l'avenir par leurs dons et leurs souscriptions.

Situation financière.

«La langue des chiffres est toujours aride. Ce chapitre, pour ne pas vous importuner, a besoin d'être court et clair. Voici en quel­ques mots le bilan de notre caisse. Mais d'abord, avant d'arriver au problème de mathématiques, je me trouve arrêté par un problème moral ou, si vous voulez, psychologique. Quel ton vais-je prendre dans ce chapitre? Ferai-je ressortir les difficultés de notre situation ou bien me montrerai-je entièrement rassuré? La présence de nos bienfaiteurs me dit de faire valoir notre détresse pour exciter leur générosité. Celle de nos créanciers me dit de faire ressortir toutes nos ressources pour ne pas perdre le crédit dont nous jouissons. Un plus fin politique y serait embarrassé. Cependant je crois avoir trouvé la solution du problème. je vais essayer de rassurer nos créanciers en alarmant nos bienfaiteurs. Il y a un an, nous avions couvert le prix de notre première construction et de notre mobi­lier, en tout 27 ou 28.000 francs. Nous faisions appel à votre / géné­rosité pour réunir la valeur du premier terrain qui est de 101 20.000 francs. Et nous vous disions qu'après avoir obtenu cette som­me, nous posséderions une œuvre sans dettes, mais avec un local de moitié insuffisant … Nous vous racontions un trait de l'histoire de don Bosco qui, dans un jour d'angoisse à Gênes, rencontra un petit vieillard qui lui donna 19.000 francs…

- Qu'est-il arrivé depuis un an? Tout ce que nous avions osé souhaiter s'est accompli. Notre local s'est considérablement agran­di. Nous avons eu l'audace d'acheter ici un jardin et une maison, là un autre jardin, et nous avons bâti cette salle. Et quand je dis auda­ce, je n'y vois, pour ma part, que de la confiance dans la divine Providence, de la confiance en la protection de notre saint Patron et en votre inépuisable générosité.

Nos prévisions se sont réalisées. Vous avez remplacé le bon vieil­lard de Gênes. Le total de vos offrandes égale à peu près la sienne. Nous le devons à la générosité de tous. Tantôt ce sont les chefs d'in­dustrie qui, trouvant dans notre œuvre le remède à l'immoralité dei l'atelier, nous envoient de riches souscriptions; tantôt ce sont les magistrats qui nous aident, sans doute pour retrouver des loisirs et des vacances, en voyant diminuer le nombre des délits commis 102 par les jeunes gens;/ tantôt ce sont les personnes pieuses qui nous remettent leur offrande, souvent anonyme, pour s'attirer la protec­tion de notre saint Patron, saint Joseph. Nous avons donc une sour­ce constante de revenus et notre capital, c'est votre sympathie.

«Nous disons donc à nos bienfaiteurs: Que votre bienveillance ne reste pas purement théorique et que ses témoignages ne tarissent pas; autrement notre œuvre croulerait. Ne dites pas: Voilà une œuvre qui a des ressources assurées. Non, car nos ressources ce sont vos dons eux-mêmes, et ils nous sont plus nécessaires que jamais, puisque nous avons triplé nos dettes depuis un an.

«A nos créanciers, nous dirons: Ne soyez pas dans l'inquiétude: nous avons une poule aux oeufs d'or. Nous ne voulons pas la tuer et nous espérons qu'elle ne mourra pas. Cette poule aux oeufs d'or, c'est la sympathie de nos bienfaiteurs.

«Et à vous, nos bienfaiteurs, nous disons encore: En nous aidant, vous ne vous appauvrissez pas. Saint Laurent, en montrant ceux qu'il avait assisté des trésors de l'Église, disait: Voilà nos trésors. Vous pouvez, en montrant ces enfants, pour lesquels vous avez bâti cet asile de piété, dire aussi: Voilà nos trésors pour le ciel./

Conclusion. 103

«En résumé, nous gagnons du terrain dans la voie du relèvement chrétien et de l'apaisement social. Nous avons entre les mains un instrument, une œuvre qui a désormais fait ses preuves. Les résul­tats acquis ne nous laissent pas regretter nos sacrifices. Mais ce qui reste à faire est encore immense. L'action des patrons chrétiens n'est encore qu'un germe à Saint Quentin. L'usine chrétienne et l'atelier chrétien n'y sont encore connus que comme un idéal dont on n'entrevoit pas la réalisation prochaine. Nos faubourgs popu­leux demanderaient d'autres cercles et patronages. Nous vous de­mandons à tous votre concours.

«A M. le Vicaire capitulaire, qui a daigné quitter ses graves occu­pations pour venir nous présider, en le remerciant de sa bienveil­lance et de ses précieux conseils, nous demanderons qu'il sollicite pour notre œuvre une des premières bénédictions de notre nou­veau pontife, Mgr Thibaudier.

«A M. l'archiprêtre qui est, autant par sa sagesse et par son dé­vouement que par l'autorité de ses fonctions, la tête et le cœur des œuvres dont nous sommes les bras, nous demanderons la continua­tion de son paternel appui.

«A nos bienfaiteurs, nous offrons nos remerciements, persuadés que leur concours ne nous fera jamais / défaut. Nous remercions les 104 patrons et les chefs d'ateliers qui ont bien voulu accepter les fonctions de membres du jury de l'Exposition. maine prochaine et pour les jours gras. Les progrès de l'œuvre me consolent de mes fatigues. Nos jeunes gens augmentent toujours en nombre et en sa­gesse. Il faut aussi que je prépare une Assemblée diocésaine qui se tiendra vers Pâques à Liesse pour stimuler tous ceux qui sont à mê­me de créer dans le diocèse des associations de jeunes gens et d'hommes.»

11 février. «Notre congrès diocésain des œuvres aura lieu à Liesse les 10 et 11 mars. Les circulaires / et programmes vont être 105 envoyés aujourd'hui ou demain. J'ai à correspondre, à préparer des rapports. Nous enverrons mille invitations. Nous comptons avoir plus de cent personnes…

La Providence n'abandonne pas nos œuvres de St-Quentin. Les Franciscaines ont recueilli depuis le ler février environ quatre mille francs, le Patronage quinze cents. Nous ne rencontrons pas d'hosti­lité sérieuse. Il y a au contraire parmi nos bienfaiteurs des noms qu'on est étonné d'y voir.»

24 avril. «J'irai à Paris pour l'Assemblée générale des Cercles catholiques d'ouvriers, du 18 au 22 mai.»

14 mai. «Le Conservateur vous tient au courant de nos fêtes. L'in­stallation de M. Mathieu a été un véritable triomphe … Mes confrè­res s'habituent au changement.»

11 mai. «Mgr me confie la direction du vicariat. C'est une lourde charge pour laquelle il me faudra l'aide du Bon Dieu que vous de­manderez pour moi…»

- M. l'abbé Petit m'écrivait quelquefois. Il me félicitait de ma no­mination. Il me parlait de ses joies et de ses épreuves. Son église de Boujon s'achevait. Je devais aller à la bénédiction, j'avais même pré­paré un discours, / mais les intrigues de son maire 106 firent retar­der la cérémonie.

- Ma correspondance avec mes amis de Santa Chiara languissait «Enfin, j'adresse à tous une humble et pressante requête en finis­sant: Je vous supplie d'attirer par vos prières les bénédictions de Dieu sur ces œuvres, en vous souvenant que, pour toute maison que Dieu n'édifie pas, c'est en vain que les hommes travaillent.»

Notre compte-rendu imprimé contenait la liste des Membres Fondateurs et Bienfaiteurs de l'œuvre. Les Fondateurs avaient ver­sé au moins 200 f; les Bienfaiteurs, de 50 à 200. Cette liste compre­nait vraiment toutes les personnes influentes de la ville, avec quel­ques notabilités du département.

Fondateurs: Mgr Dours, évêque de Soissons, M.M. Gobaille, archi­prêtre; Mathieu, archiprêtre; Roux, sous-préfet; Genty, vicaire; Dehon, vicaire; Arpin Fernand, Basquin Hector, Black-Tonnoir, Boca frères, Jourdain René, Lebée Eugène, Mabille; Malézieux Henri, président de la Chambre de commerce; Maréchal, Millot, Moureau, Paillette, Lecot, Robert de Massy, Mairesse, Lécuyer ainé, Faroux, Delcourt, Testart, Déprez-Delarbre, Falise, Pluzanski, ourdain-Boinet, Dr Cordier, Cambronne, Leproux, Démeline - Boulogne, J. de Réverony. - Mesdames Hennet, Legrand Emile, Bernouille, Raffart, 105 / Desjardins, Fouquier-Coutte, Mennechet, Lecaisne; les Dames de la Croix.

Bienfaiteurs: M.M. Arrachart, Lehoult Jules, Souvillé, Guérard, Mariolle, maire; Malézieux, député; Huet Jacquemin, ancien maire; Picard, ancien maire; Desjardins Ernest, député; Hugues François, député; de Caffarelli, député; Godelle, député; Féronelle, Leblanc, Dr Dutems, Béguin, Santerre, Leroy-Lecaisne, magistrat; L cerf, Dufour Edouard, Cardon notaire, Tansin Louis, Née, julien; Demiselle, chanoine; Geispitz, vicaire; Guillaume, conservateur des hypothèques; Tansin Henri, Pluche, Dr Blin, Colmont, Geneste, Beaufrère, Capron, Fouquier Henri, Hacquard, abbé Gilquin, Le Camus, Gourdin, de Fressancourt, Bocheux, Margerin du Metz, Jean Blin, de Namuroy, Delvigne, Moureau, Damoisy, Pichon, Belseur, Agombart-Cheval, Déprez Joubx, Damay, Halliez, Pecqueux, Quennesson, Mornard. - Mesdames Tilliol, Girardin, Borel, Doublet, Leclercq-Vinchon, Duplaquet, Namuroy, Pouillon, Vicaire, Martin, Fouquier, Maury.

L'assistance au Congrès de Bordeaux complète l'emploi de cette année.

Je m'arrêtai à Poitiers, pour revoir quelques anciens condisciples, en particulier l'abbé Bougouin qui me logea au séminaire J'eus le / plaisir d'assister à une réception du soir à l'évêché et d'assister à 106 un échange de vues élevées sur les événements contemporains entre Mgr Pie et Mgr Gay.

Les œuvres étaient bien vivantes à Poitiers. Le patronage de l'abbé Fossin faisait merveille. La faculté de théologie avait l'avanta­ge de posséder le P. Schrader. Tout cela devait être peu durable.

L'abbé Bougouin me fit visiter la ville qui est très riche en monu­ments et œuvres d'art.

Le petit Temple S.-Jean ou baptistère est de l'époque gallo-romai­ne; avec le Temple du Clitumne (ég.-S.Sauveur, du Ve siècle) près de Spolète, il est une des rares adaptations du style classique ro­main à l'usage du culte chrétien. Dans ces deux édicules on a copié les temples romains, tandis qu'en général on imitait les basiliques ou tribunaux.

Notre-Dame-la-grande et S-Hilaire sont dans le style roman; 5ainte-Radegonde et la cathédrale, dans le style ogival des Plantagenet. La façade de N.D.-la-grande, comme celle de la cathédrale d'Angoulême rappelle le travail des orfèvres du haut moyen-age. Elle a trois étages d'arcades, des reliefs nombreux et deux tourelles à toits coniques appareillés en écailles de poisson. Elle rappelle le roman italien de Pise, de Lucques, de Vérone. /

107 Saint Hilaire est une grande église romane du XIe siècle, avec sept nefs et six coupoles. Elle a quelque chose du style roma­no-byzantin et du style arabe.

L'église de Montierneuf, du XIe siècle, est aussi romane; elle a une coupole.

La cathédrale et Sainte-Radegonde sont dans le style ogival Plantagenet avec des nefs hautes et imposantes. On n'y trouve pas l'élégance et la légèreté du style ogival de l'Ile de France.

L'église Sainte-Radegonde possède le tombeau vénéré et miracu­leux de la sainte, et la trace traditionnelle des pieds de Notre-­Seigneur, comme au Quo vadis de Rome.

En somme, l'architecture à Poitiers est demi-byzantine et demi­-anglaise. Ce n'est plus le style français proprement dit.

Poitiers a aussi des peintures intéressantes.

S.-Jean et Notre-Dame ont des fresques du XIIe et du XIIIe, com­me il y en a en Italie. La bibliothèque a aussi des miniatures du IXe et du Xe siècles.

- Je pourrais redire du congrès de Bordeaux ce que j'ai dit del Ceux de Reims, de Lyon et de Nantes. Même entrain, même bonne 108 volonté, même union. C'était l'adolescence de notre / réveil social. Tout y était rose, tout y était jeune et plein d'espérance; pas de divisions, pas de découragement. Il semblait que nous allions re­gagner la jeunesse, refaire des corporations et ranimer la vie sociale chrétienne.

Mgr de Ségour nous séduisait par sa douceur et sa piété; le P. Bailly nous électrisait par son esprit et son entrain. - Mais les œuvres de Dieu ne vont pas si facilement. Il fallait que l'épreuve vînt les secouer pour les consolider.

L'église S.Seurin, l'ancienne cathédrale, est un édifice assez lourd, demi-roman, demi-ogival, des XIe-XIIIe siècles. La crypte possède le tombeau de S.Fort, premier évêque de Bordeaux, le tombeau de Ste Véronique et d'autres sarcophages du IVe au VIe siècle.

La cathédrale S.André est une des belles églises ogivales du midi, mais elle est bien inférieure à celles du centre. Elle a une grande nef sans bas-côtés, des XIe-XIIe siècles, et un choeur à bas côtés doubles du XIVe.

S.Michel est une belle église ogivale. Sous le clocher, une crypte contient une quarantaine de cadavres momifiés dressés le long du mur dans des attitudes qui font rêver.

Ste-Croix est dans le roman d'orfèvrerie, comme N.D.-de-Poitiers et la cathédrale d'Angoulême. /

- Je voulus visiter au passage l'humble maison de S.Vincent de 109 Paul à Pouy, et ce fut une bonne journée de prière et de pèle­rinage.

- Puis je partis pour une fugue en Espagne. J'avais tant besoin de récits intéressants à offrir à mes réunions de jeunes gens! Je courus en express jusqu'à Burgos. Ce fut pour moi une surprise complète. Je me représentais une Espagne demi-chevaleresque et demi-frivole, l'Espagne du Cid et de Figaro. Le Nord de l'Espagne ne répond pas du tout à cette conception. La Biscaye est un pays de montagnes et de culture avec une population robuste et laborieuse. Ses forêts ont des chênes comme notre Bretagne, ses plaines des pommiers com­me notre Normandie. Le versant de l'Atlantique y entretient un cli­mat assez froid.

Mais Burgos m'a bien émerveillé. Sa cathédrale est un reliquaire par l'abondance et la délicatesse des détails. En France, nos églises de Brou et de l'Epine; en Angleterre, l'abbaye de Melrose en peu­vent donner l'idée. Une première visite laisse l'impression d'un éblouissement. Je me promis bien d'y retourner à l'occasion et de visiter l'Espagne plus en détail. /

110 Puis le revins par Lourdes où je priai beaucoup pour savoir ce que N.S. voulait de moi, et je rentrai en m'abandonnant à sa Providence.

A une dernière réunion de l'Œuvre du Patronage au 15 décem­bre, j'exprimais ma pensée sur la situation sociale de la France.

«Serai-je Cassandre ou Jonas? Disais-je. Cassandre, sous le coup de la malédiction de Jupiter, voyait toutes ses prédictions incompri­ses. Elle ne put, dit la Fable, préserver Troie de sa ruine, ni Agamemnon de sa mort.

Jonas prophétisa que Ninive serait détruite, si elle ne se convertis­sait pas; Ninive se convertit et fut préservée de la ruine.

Depuis plusieurs années nous vous disons avec l'Église qu'une cri­se sociale est imminente, et qu'il faut que le monde du travail re­vienne à l'ordre chrétien.

Les quarante jours accordés à Ninive s'écoulent, et les avertisse­ments de l'Église n'ont encore profité qu'au petit nombre.

La situation sociale est-elle plus rassurante? Remarquez que je me place en dehors de la politique et ne parle que de la vie morale dans le monde industriel et des rapports sociaux entre le 111 maître et l'ouvrier. / Les progrès du paupérisme sont-ils arrêtés? L'im­moralité du peuple décroît-elle? L'antagonisme des classes est-il moins bouillonnant dans les cœurs? La presse qui reflète les idées de ceux qui dirigent et qui prépare les impressions de ceux qui se laissent diriger, est-elle devenue un lien de charité et de concilia­tion?

S'il faut à toutes ces questions répondre négativement, n'avons­ nous pas raison de vous presser d'agir?

Nous vous montrions, il y a quelques mois, le seul remède au mal social contemporain dans l'association catholique. En avez-vous dé­couvert ou tenté un autre?

Le seul qu'aient mis en avant ceux des tribuns du jour qui raison­nent un peu, c'est l'instruction, et le croyant infaillible, ce remède, ils le veulent rendre obligatoire. Je les veux croire de bonne foi, mais ils sont dans l'erreur.

L'instruction est un moyen en soi indifférent. Elle permet de mieux comprendre et de faire plus grandement ou le bien ou le mal, selon que l'intelligence plus développée s'appliquera au mal ou au bien.

Nous voulons, nous, le progrès de / l'instruction chrétienne 112 pour que le bien se fasse plus grandement. L'instruction est une ar­me. Nous déplorons l'aveuglement de ceux qui ne comprennent pas l'urgence d'en apprendre l'usage au peuple par une éducation morale et chrétienne, en même temps qu'on la met à sa portée.

Nous vous avons présenté un ensemble complet de restauration sociale et chrétienne dans nos œuvres catholiques bien comprises. Nous les voulons largement établies. Nous y voulons voir le prêtre prenant la main du patron et la mettant dans celle de l'ouvrier, et tous trois cherchant ensemble dans la charité chrétienne la satisfac­tion des justes aspirations de tous pour le temps et pour l'éternité.

Nous vous avons cité plusieurs fois les succès obtenus ailleurs par les efforts communs des patrons et des ouvriers. Au premier rang se place l'usine chrétienne de M.M. Harmel. Des progrès moins grands dans la vie chrétienne et dans l'union des classes et la pro­spérité de l'ouvrier se sont accomplis à Rouen, à Maubeuge, à Lille, à Roubaix, sous l'inspiration de MM. Guyot, Screpel, Sepulchre et FéronVrau. /

L'Œuvre des Cercles déploie un zèle apostolique pour allumer 113 partout le feu sacré de la charité et de la vie chrétienne. Pourquoi faut-il qu'ici nos progrès soient si lents? Il y a cent cau­ses diverses: notre peu de zèle, le peu de temps que les affaires lais­sent à la réflexion, la routine, la défiance, la crainte. Je ne finirais pas si je les voulais dire toutes. Je signalerai seulement celle à la­quelle je puis en ce moment apporter quelque remède. La portée sociale de nos œuvres n'est pas assez comprise par ceux qui pour­raient leur donner le plus puissant appui.

Il y a certes d'heureuses exceptions et je veux rendre justice tout particulièrement au digne et très aimé président de notre Comité dont la grave maladie fait peser aujourd'hui sur nos cœurs une an­goisse à laquelle nous ne pouvons faire diversion qu'en comptant sur la Providence. (M. Hector Basquin)

Nous voulons espérer que les chefs d'industrie s'arrêteront à con­sidérer nos œuvres plus attentivement. Ils y trouveront la solution chrétienne de la question sociale qui les préoccupe. Ils 114 vou­dront étudier avec nous les moyens de rétablir la corporation / chrétienne, non pas celle du siècle passé avec ses entraves et ses abus, mais la corporation libre, l'entente dans l'union, l'effort com­mun vers la prospérité temporelle comme vers le salut des âmes.

Nous voulons espérer encore la réalisation prochaine d'une asso­ciation de patrons chrétiens décidés à développer nos œuvres et à établir dans leurs ateliers les pratiques de l'usine chrétienne. Nous confions cet espoir à vos prières pour qu'elles le portent devant Dieu et en fassent descendre avec l'inspiration du ciel, la réalisation prochaine.

Après ces considérations morales, ce serait trop déchoir que de vous parler aujourd'hui des détails de l'œuvre. Il suffira de vous di­re notre joie de la voir toujours nombreuse et prospère, et d'expri­mer notre confiance en votre générosité, à laquelle nous faisons un pressant appel.

Nous n'avons pas pu attendre les ressources pour édifier cette sal­le. Il nous tardait trop d'avoir à vous offrir un abri digne de vous et capable de contenir en même temps nos patronnés que vous ne ren­contrez jamais. Nous avons pensé que vos dons viendraient sans in­terruption pour couvrir ensuite notre dette. Nous avons foi en no­tre œuvre et nous pensons qu'elle continuera à entraîner vos sym­pathies en / travaillant directement au règne de la paix sociale et 115 au relèvement des hommes du peuple, qui sont la force et la vie des nations. /

XII Cahier

=====Notes sur l’histoire de ma vie

1877: Sixième année de vicariat

Ce fut la grande année de ma vie, l'année décisive.

Tout me souriait dans la vie séculière. J'étais aimé de tous. 116 Je réussissais dans mes œuvres. J'étais chanoine honoraire à 33 ans. On parlait de me faire vicaire général à la première vacance. Cependant je n'étais pas heureux. Il me semblait que ma vie intel­lectuelle et ma vie surnaturelle s'étiolaient. Je n'avais plus le temps de lire et d'étudier. J'étais surmené. Mes exercices de piété en souf­fraient. Je ne me croyais pas à ma place et je voulais la vie religieuse.

Mon désir s'accentuait quand je voyais nos chères Soeurs calmes, ferventes et comblées des dons de Dieu.

Mgr Thibaudier m'avait pris en affection, il observait ce travail de mon âme. M. Mathieu m'était aussi bien dévoué.

Mgr Thibaudier allait faire son voyage ad limina, il accepta la compagnie de M. Mathieu, celle de M. Mignot et la mienne. /

Le voyage se fit en février. Nous allâmes par Milan et Lorette et nous revînmes par Florence.

Mgr Thibaudier était un artiste, il connaissait à fond l'Italie et un peu l'italien.

A Milan, nous ne pouvions pas manquer de vénérer les corps des Saints Gervais et Protais, les patrons du diocèse de Soissons.

M. Mathieu était peu enthousiaste. Rien pour lui ne valait la Collégiale de Saint Quentin, pas même la cathédrale de Milan. Il est vrai que notre collégiale est bien belle. Le gothique français a une pureté de lignes et un aspect de grandeur que n'a pas le gothi­que italien. La nef centrale de Milan a cependant 12 mètres de hau­teur de plus que celle de Saint-Quentin.

Mgr Thibaudier était petit et grêle, il disparaissait entre M. Mathieu et moi. Dans les sacristies, on prenait toujours M. Mathieu pour l'évêque. Monseigneur s'en amusait et s'en vengeait avec esprit: quand on nous quémandait dans les rues, il envoyait les mendiants à … l'évêque.

A Rome, le séminaire français nous logea, Monseigneur et moi.

118 M. Mathieu / dut aller à l'hôtel en face, il en fut un peu vexé. Je ne sais pourquoi on manquait de chambres.

Mgr Thibaudier se montra extrêmement bon. Il faisait le cicero­ne et conduisait partout M. Mathieu, qui ne tarda pas à s'ennuyer et à regretter St Quentin où il était roi et prophète.

Pie IX nous accorda une audience et nous reçut avec une extrê­me bonté. Je le trouvai vieilli, mais je ne prévoyais pas que nous le perdrions dans l'année.

Mgr lui présenta à signer des feuilles de pouvoirs et des faveurs diverses. Il en refusa la moitié avec un petit mot assez sec «Basta». - M. Mathieu offrit au Pape une relique de St Quentin et un album. Pie IX s'amusa à feuilleter l'album. Nous lui remîmes aussi une au­be d'une grande valeur, brodée par la maison Basquin et Mgr rap­porta une décoration pour M. Basquin.

Pie IX admirait la belle santé de M. Mathieu. Il le qualifia XII d'opulent, il voulait sans doute dire corpulent.

Ce petit séjour à Rome et à Santa Chiara réveilla tous mes pieux désirs. / Je voulais la vie d'étude, de prière, de recueillement. Je 119 demandai à Mgr l'autorisation de rester au Séminaire. J'aurais fait du droit canon pratique à la chancellerie, allo studio. Mgr me re­fusa.

J'emportai de Rome le corps de S.Clément. Je donnai 500 francs d'offrande pour l'obtenir. Avec ce surcroît, le voyage me coûta envi­ron 1.500 francs.

A Florence, nous allâmes revoir le palais Pitti. Mgr avait un culte particulier que je partage pour la Vierge dite du Grand Duc.

Je rentrai à St-Quentin. Je repris mes chaînes qui me parurent plus lourdes que jamais et je ne songeai plus qu'à m'en dégager.

Toute l'œuvre se continuait avec toutes ses dépendances et ses annexes: Cercle, Patronage, Réunion de Patrons, Orphelinat.

La réunion des patrons devait durer jusqu'en 1881. Elle contri­bua à la réforme de quelques ateliers et au développement des Maisons d'ouvriers.

Je n'avais plus le loisir d'aller assister à l'Assemblée de l'Œuvre des Cercles, j'y envoyais un rapport / et je devais faire 120 cela ré­gulièrement chaque année au mois d'avril jusqu'en 1884.

Je continuais à préparer des fêtes périodiquement. La bonne so­ciété de St-Quentin y assistait. J'en profitais pour lire un rapport sur l'œuvre ou un appel aux bienfaiteurs.

Le 25 janvier, nous représentions «Jeannot et Colin», de Florian. Je lus ce petit appel aux patrons:

- «A quoi servirait d'avoir institué au prix d'énormes sacrifices des Patronages et des Cercles, destinés à offrir durant la journée du di­manche un asile salutaire aux ouvriers, si le lendemain et les jours suivants, c'est-à-dire six jours de la semaine, ces mêmes ouvriers et apprentis se voyaient obligés d'affronter un atelier où ils enten­draient continuellement des paroles de blasphème, des propos irré­ligieux, immoraux, et où ils ne rencontreraient que de funestes exemples?»

«Ainsi parlait, il y a quelques jours un de mes confrères devant une imposante assemblée qui réunissait deux cents patrons de la ville de Lyon sous la présidence de leur digne archevêque, dans lai 121 belle salle des Frères au pensionnat de Fourvières. Et que / ré­pondirent ces patrons ? Voici leur pensée exprimée par l'un d'eux: «Faisons des ateliers honnêtes et chrétiens. Promettons-nous les uns aux autres de ne pas tolérer dans nos maisons, ateliers, magasins, comptoirs, de mauvaises paroles, de mauvaises lectures, de mauvais exemples; bannissons-en le blasphème, les chansons et les propos déshonnêtes. Créons autour de nous une atmosphère sociale dont l'air soit pur et sans danger pour l'âme de nos apprentis, de nos ou­vriers et employés. Traitons en toutes choses nos subordonnés com­me nous voudrions qu'on fit pour nos propres enfants.» - Que de vil­les nous ont ainsi devancés! L'union des patrons catholiques de Lyon compte aujourd'hui 1057 sociétaires. Nantes, Paris, Nancy, Toulouse, Montauban, Roubais et Saint-Etienne ont aussi de puis­santes associations de patrons chrétiens.

«Vous aimez notre œuvre et cependant vous nous faites tisser la toile de Pénélope et rouler le rocher de Sisyphe. Vous défaites, pen­dant la longue et sombre nuit des six jours de travail, ce que nous tissons avec tant de peine pendant la belle journée du dimanche. 122 L'atelier / est le persécuteur du bien. Vous n'êtes pas assez chrétiens dans votre vie de patrons!

«Vous voudriez avoir un milieu social ou règnent la sécurité, la paix, l'ordre et la charité. Nous vous le donnerons si vous voulez, mais il faut bien que vous nous aidiez!

«Que ne pouvez-vous comme nous toucher chaque jour du doigt la tyrannie de l'atelier et la nécessité de l'action chrétienne des pa­trons ! Plus de deux cents jeunes gens nous ont quittés depuis la fondation de notre œuvre à cause de la tyrannie des ateliers. L'un d'eux m'exprimait hier clairement ce fait: Si j'allais encore au Patronage, je ne pourrais pas rester seulement une journée dans mon atelier sans être accablé des injures les plus ordurières.

«Il y a parmi vous des pères et des mères de famille, eux seuls! peuvent ici me comprendre. Un directeur d'œuvre a dans son cœur tous les sentiments d'un père et même d'une mère pour ceux qu'il appelle volontiers ses enfants. Se les voir arracher ainsi en grand nombre successivement, c'est pour lui une douleur toujours amère et toujours renouvelée, que je ne saurais vous décri­re. /

«Permettez-moi de donner aujourd'hui quelque liberté à ma 123 parole apostolique. Si elle a pour quelques-uns un ton de reproche, vous comprendrez que c'est dans un but de charité ardente.

«Laissez-moi vous redire ce que vous disait un patron chrétien au congrès d'octobre dernier dans cette même salle: Donnez-nous la liberté du bien!

«Le bien, sans que vous y preniez garde, est opprimé dans vos maisons: Il faut d'abord que vous admettiez avec moi que la raille­rie, le rire, l'injure, les insinuations, les taquineries, les surnoms, le ridicule constituent une oppression à peu près invincible, surtout quand tout cela est réuni et continuel, et quand les caractères sont affaiblis et la foi vacillante.

«Ceci posé, j'affirme qu'il n'est presque pas un atelier, un maga­sin, un comptoir à Saint-Quentin, où il y ait la liberté du bien pour un jeune homme de douze à vingt-cinq ans.

«Ah ! que ne vont-elles quelquefois pleurer chez vous pour tou­cher vos cœurs ces mères de famille qui viennent nous donner le déchirant spectacle de leurs larmes! /

124 «Pour une mère, son trésor c'est son enfant. Une mère hé­roïque de l'antiquité païenne disait à son enfant qui partait pour les combats: Rapporte ton honneur; reviens mort ou victorieux.

«La mère chrétienne, chez laquelle l'héroïsme est commun, dit à son enfant qui s'éloigne pour le travail ou pour le service militaire: Rapporte ta foi chrétienne; plutôt mourir que de perdre ta foi ou tes moeurs.

«J'ai trouvé, messieurs, ces sentiments à Saint-Quentin même dans le cœur d'un père qui me disait, oserai-je vous le redire? Il ne disait pas: j'aimerais mieux voir mourir mes cinq enfants que de les voir perdre leur foi - mais il me disait et était la même chose: J'aime­rais mieux voir mourir mes enfants que de les mettre au travail dans un atelier ou un magasin de Saint-Quentin: Et pour éviter cette ty­rannie du mal, messieurs, il travaille la nuit et il mange du pain dur.

«Si une mère chrétienne allait chez vous, comme elles viennent chez nous bien souvent et vous disait: De grâce, indiquez-moi un 125 atelier où mon fils conservera sa foi et / ses moeurs, trouve­riez-vous une réponse facile?

«Pour ne pas dire trop de mal d'une ville pour laquelle je ne suis pas sans affection, je réponds d'ordinaire: Il n'y en a guère.

«Les mères comptent sur notre œuvre pour réparer le mal le di­manche. Nous ne pouvons pas répondre pleinement à leur attente. De grâce, Messieurs, donnez la liberté à Dieu et au bien dans vos ateliers.

«Vous nous aidez de vos deniers. Vous serez encore généreux tout a l'heure quand on sollicitera vos aumônes. Vous vous souviendrez que nous avons agrandi nos locaux en 1876 et que nous avons gros­si notre passif de 14.000 francs dont l'échéance nous menace. Votre générosité nous tache, mais nous attendons mieux encore, et nous espérons voir le jour où l'on dira de quelques ateliers de Saint-­Quentin, ce qu'un de nos anciens sociétaires m'écrivait, il y a quel­ques jours, de Roubaix: «Je travaille dans une filature où tout le monde fait partie des œuvres. On fait dans l'atelier la prière trois fois par jour.» - Mon Dieu que votre règne arrive à Saint Quentin !»

Apres le retour de Rome, Monseigneur comprenant que j'étais trop surmené me donna comme auxiliaire M. Parmentier. Ce bon abbé m'aida un peu pour l'œuvre, mais cela ne pouvait pas suffire pour me rattacher à ma situation de Saint-Quentin. Comme je l'avais dit à la réunion de janvier, je sentais que je roulais le rocher de Sisyphe. L'atelier défaisait ce que faisait le Patronage. Il fallait at­teindre les patrons par l'éducation. Il fallait obtenir par le secours de Dieu une organisation sociale plus chrétienne. Je restai per­plexe.

Au mois d'avril, mes apprentis me faisaient toujours une grande fête pour la Saint-Léon. Cette année, M. de Cissey passait à St-­Quentin, il nous fit le 12 avril une belle conférence sur le repos du dimanche. C'est le 19 seulement qu'on célébra la Saint-Léon en jouant «Yves le pêcheur» de M. Baju.

J'en pris occasion pour parler encore bien fermement aux pa­trons.

- «Grâce à Dieu, leur disais-je, nous avons toujours eu dans cette œuvre un but noble et élevé. C'est une œuvre de salut social que nous avons entendu faire. /

«A chacune de nos réunions, nous avons constaté avec vous le 127 mal social toujours grandissant. L'antagonisme des classes s'ac­centue.

L'atelier redouble d'impiété et d'immoralité. L'enseignement re­ligieux est pourchassé. Les patrons, malgré les avertissements de l'Eglise et les cris de leur conscience, n'agissent pas ou agissent trop peu et rendent par conséquent leur responsabilité plus redoutable.

«La crise approche. Le flot monte. La digue de nos œuvres arrê­tera un peu le courant, mais les vagues la dépasseront.

«Notre idéal, c'est l'union chrétienne du patron et de l'ouvrier réconciliés l'un à l'autre par le prêtre. Nous avons fait nos preuves. Elles sont éclatantes dans les usines chrétiennes du Val-des-Bois, de Roubaix, de Tours, de S.Dizier. Là règne, avec l'ordre chrétien, la paix sociale, la prospérité, le bonheur et l'aisance.

«Nos essais incomplets ne sont pas moins concluants. Nos réu­nions sont un paradis par la joie pure qui y règne surtout en com­paraison de l'état de malaise, de honte et de haine où croupit l'ou­vrier qui traîne sa vie en dehors de la foi chrétienne.

128 «J'ai dit «nos essais incomplets», parce qu'il / nous a man­qué jusqu'à présent le concours des patrons. Nous le demandons depuis plusieurs années et nous ne sommes nullement étonnés de ne pas l'obtenir, connaissant le cœur humain, la faiblesse des ca­ractères et les étreintes léonines du honteux respect humain.

«Nous poursuivons notre tâche, en attendant le Messie qui nous apportera ce concours. Viendra-t-il par une maison d'enseigne­ment, par des conversions, ou par l'élévation providentielle d'ou­vriers chrétiens? Dieu le sait. Nous ne pouvons que prier, en agis­sant dans une attente confiante.

Nous croyons vous avoir persuadés, vous convertir appartient à Dieu.

«Cependant nous voulons vous redire aujourd'hui sous une for­me nouvelle l'enseignement de l'Eglise relativement à vos devoirs. «Et d'abord laissez-nous accepter le reproche que vous nous ferez de n'être pas de ce monde. Ce monde étant mauvais, nous ne ri­squons rien à le fuir.

«Nous rêvons donc un atelier idéal, où patron et ouvriers entreront avec la grâce de Dieu dans leur cœur. Le signe du salut, la croix y brillera. La mère des pauvres et le patron des travailleurs, Marie et Joseph y / auront leurs images. La prière y commencera la 129 journée pour offrir le travail à Dieu. Les blasphèmes et propos déshonnêtes en seront bannis. Le repos du dimanche y sera sacré et le travail du lundi y sera vigoureux et régulier, après que le diman­che aura réconforté l'âme et reposé le corps des travailleurs.

«On y verra souvent le patron, veillant aux bonnes moeurs aussi bien qu'au bon travail.

«La bénédiction de Dieu y entretiendra la prospérité.

«Voilà, direz-vous, l'idéal d'un autre âge et un rêve réalisable tout au plus au couvent. Je n'ai décrit cependant que l'atelier chrétien qui existe en beaucoup de localités des pays de foi de notre France, de l'Italie, de l'Espagne, de l'Irlande et d'autres contrées. Que dis-­je, c'est le tableau fidèle de grandes usines modernes qui sont pre­sque à nos portes et qui ont obtenu ce résultat en peu d'années. Qu'a-t-il fallu pour cela? Un patron chrétien. Dieu veuille nous en donner ici quelques-uns.

«Allez visiter, je vous prie, l'usine du Val-des-Bois, près de Reims, la filature de M. Screpel à Roubaix, la fonderie de M. Sépulchre à Maubeuge. Vous trouverez / ces merveilles et vous vous 130 croi­rez à l'âge d'or.

«De nier ce résultat, je vous en puis offrir le défi.

«En présence de ces faits, que pensez-vous de votre responsabilité? Croyez-vous que Dieu prenne bien au sérieux ces mots que vous lui dites souvent: Que votre règne arrive! - Ne faudrait-il pas entre­prendre de réaliser ce souhait de votre prière en faisant régner Dieu dans votre vie patronale et dans votre atelier?

«Ne voyez-vous pas qu'il y a là des devoirs que vous négligez? Le patron doit être chrétien comme patron. Il exerce une paternité que lui donnent sa position sociale et la Providence.

«J'ai le bonheur de connaître les patrons des usines modèles que je vous citais tout à l'heure et je puis vous assurer que tout leur se­cret est dans un seul mot: le devoir.

«Nous voulons espérer contre toute prévision. Vous entrerez dans cette voie, vous nous aiderez dans la lutte, vous vous associerez en­tre vous pour faire régner le Christ à l'usine et à l'atelier.

131 «Comme fruit, nous vous promettons que / vous goûterez ensuite les douces joies de la paternité spirituelle, quand vous pour­rez, en parcourant vos ateliers, y rencontrer des regards affectueux et des cœurs purs comme ceux des jeunes gens assidus à nos œuvres.

Je parlais assez clairement, mais pour réformer à Saint-Quentin la population patronale et ouvrière, il faudra du temps et des œuvres complexes et multiples.

- L'œuvre eut d'autres fêtes encore dans l'année. Au mois de juin on représenta «Le dîner de M. Pantalon».

Au 2 septembre, c'était une fête d'un caractère spécial. Nous célébrions solennellement la translation du corps de Saint Clément, que j'avais rapporté de Rome.

La cérémonie était présidée par M. l'archiprêtre, délégué par Mgr l'évêque de Soissons. Nos jeunes gens avaient fait des merveil­les pour orner la chapelle, la cour et la salle de fête.

Les reliques, déposées dans un gracieux corps de cire étaient pré­parées sur un trône dans la grande salle, décorée comme une cha­pelle.

Mon ami l'abbé Désaire nous fit un beau discours, puis le / Corps saint fut porté en triomphe autour de la vaste cour et déposé 132 sous le nouvel autel de la chapelle. Cette fête laissa une im­pression inoubliable. Une grande foule de pieux paroissiens était venue pour vénérer le Corps saint.

Notre œuvre se complétait peu à peu. Elle réunissait tous les avantages spirituels au confortable matériel.

L'orphelinat avait vingt-cinq enfants et jeunes gens et devenait une sorte de maison du peuple.

Au mois de mai, l'abbé Cardon, aumônier du Lycée, m'invitait à prêcher la retraite de première communion à ses élèves. Le provi­seur devait en avoir la frousse un peu plus tard quand il apprit que je fondais l'Institution. Il déclara que M. Cardon avait introduit le loup dans la bergerie! Pauvres agneaux.

Les petits lycéens font la première communion passablement. Je leur comptai force histoires et ils m'écoutèrent.

Un maître les surveillait, entrant et sortant sans prendre d'eau bénite et sans prier. Leur chapelle est vaste, mais sans ornements. C'est une salle blanchie et froide. On ne sent là ni foi / ni amour de Jésus-Christ. 133

Mes réunions de jeunes gens de la classe dirigeante se conti­nuaient régulièrement. Elles étaient toujours nombreuses et animées. Mes jeunes gens travaillaient. Ils écrivaient des notices sur les œuvres, dont l'ensemble forme la brochure «L'ouvrier et ses vrais intérêts», éditée par M. Moureau.

Plusieurs se formaient à la parole publique en donnant des conférences au Cercle. Nous essayâmes aussi quelques controverses politiques et littéraires qui furent très animées. L'un d'eux soutint le libre-échange, un autre le protectionnisme.

Nous imitions les réunions par lesquelles Ozanam a inauguré les conférences de S.-Vincent-de-Paul. Nous avions toujours la quête hebdomadaire. Les jeunes gens visitaient quelques familles, s'y inté­ressaient, comprenaient les difficultés de la vie ouvrière actuelle et s'initiaient aux questions sociales.

Toutes ces œuvres étaient à faire, mais j'étais trop seul. L'organi­sation de nos grandes paroisses ne permet pas au clergé de faire 134 de l'apostolat. Quand nos / pauvres prêtres ont assisté aux funérailles, leur temps et leur activité sont presque épuisés. On pourra vivre plusieurs siècles de ce régime-là sans refaire une so­ciété chrétienne.

La IVe assemblée générale a lieu au mois d'août à Soissons. Il y avait onze membres présents, MM. Frion, doyen de Neuilly; Caron, doyen de Coucy; Déjardin, doyen de Vailly; Legrain, curé de Gandelu; Marchal, professeur à S.-Léger; Petit, curé de Buironfosse; Luzurier, curé d'Audugny; Lemaire, vicaire à St-Quentin; Dufour, curé de Cuisy-en-Almont; Petit, curé de Montigny.

Je n'y assiste que le troisième jour. J'étais bien à Soissons, mais ab­sorbé par la préparation de mes nouvelles œuvres et en conféren­ces fréquentes avec Monseigneur.

On me renomma secrétaire.

Mes confrères espéraient que la fondation de St Jean pourrait réaliser une maison de vie commune pour l'Oratoire, j'avais d'au­tres vues que je ne rendais pas encore publiques. Cela devait me conduire à quitter l'Oratoire diocésain, dont j'avais provoqué la fondation./

Je n'écrivis guère de sermons en 1877. Je n'en avais pas le loisir. J'ai des notes d'un discours sur l'Ave Maria à la réunion annuelle de l'Archiconfrérie, le dimanche de Quasimodo (1).

Pour la lere communion du Lycée et une autre que je prêchai à la campagne, je me servis des notes de l'année précédente. J'y ajou­tai quelques pensées sur la rénovation des voeux de baptême et sur la consécration à la Sainte Vierge.

Dans le discours sur 1'Ave Maria, je tirai parti de mon récent pè­lerinage à Lorette, qui m'avait laissé de si douces émotions. J'avais célébré la messe là à l'autel de l'Ange, à l'autel de l'Ave Maria.

Je citai de jolis traits de S. Ignace d'Antioche, de S. Denis, de Ste Brigitte.

S. Ignace disait: «Les fidèles se portaient vers Marie par un in­stinct surnaturel. Comme les agneaux, entre mille brebis cherchent leur mère et la reconnaissent à sa voix, comme le poussin court sous les ailes de sa mère, ainsi les fidèles se portaient vers Marie…»/

S. Denis disait: «Les fidèles voulaient voir la Mère du Christ, 136 l'arbre modeste duquel s'était détachée cette fleur divine, ce fruit précieux, qui remplit le ciel et la terre de son parfum et de sa sa­veur…

Dans les révélations de Ste Brigitte, approuvées par le Concile de Constance, nous lisons qu'elle eut un fils nommé Charles, jeune d'âge et de moeurs, adonné à la guerre et à la licence des camps. Il mourut dans la fleur de la jeunesse. Sainte Brigitte vit le tribunal cé­leste où siégeaient le Christ et sa Mère à sa droite. Satan se plaignait de l'injustice de Marie qui lui ravissait cette âme. Il avait reçu, disait-­il, le pouvoir de tenter les hommes, cependant la Vierge l'avait ex­clu du lit de mort de Charles. Il avait en outre, disait-il, le droit de présenter les âmes au jugement et de les accuser. Cependant la Vierge lui avait ravi cette âme et la présentait elle-même en lui in­terdisant toute accusation, ce qui amenait un jugement sans l'audi­tion des parties. Le Christ lui répondit que sa Mère avait part à sa royauté, qu'elle pouvait dispenser des lois et qu'il était juste qu'elle le fît pour cette âme qui avait toujours eu pour elle de la dévotion. Tel est le fruit de la dévotion à Marie: 137 une mort paisible entre les bras / de la Mère de Dieu.

Pendant les deux années 1876-1877, j'avais peu de loisirs. Je lisais cependant et j'étudiais pour rendre plus utiles et plus instructives mes instructions et causeries aux réunions des jeunes gens et aux réunions du Patronage. Comme lecture spirituelle, je lisais Marchant, qui est si riche en citations des Pères. J'ai lu avec intérêt et profit Mgr Freppel. Les vieux historiens de St Quentin me four­nissaient des récits intéressants sur les anciennes corporations, sur les bureaux de charité, sur les jeunes Chevaliers de la Couronne.

De Mgr Freppel, je notai de belles pages sur le caractère et le patriotisme chrétien (1).

«Il n'y a plus de caractères, tel est le cri qui s'élève de toutes parts et non sans raison. Où trouver en effet, si ce n'est dans un petit nombre, cette fermeté de conviction qui ne se laisse pas entamer par la crainte ni séduire par le sophisme; cet attachement aux prin­cipes qui empêche l'homme de flotter à tout vent de doctrine et de devenir le jouet des événements; cette constance à suivre en toutes choses la ligne droite et invariable du vrai et du bien; cet empire sur soi-même qui fait sacrifier l'intérêt au devoir et placer l'honneur plus haut que le succès ? /

«L'histoire du temps actuel serait là pour nous donner un démen­ti 138 si nous disions que les caractères n'ont pas faibli au milieu de l'apathie générale. Qu'est-ce donc qui peut leur rendre ce nerf, ce ressort moral sans lequel la vie humaine manque d'élévation et de dignité? La foi chrétienne, la foi qui faisait de saint Ambroise un grand cœur et un grand caractère. Ah! ne dites pas à cet homme de transiger avec le devoir, de faire fléchir la justice devant la pas­sion, de retenir la vérité captive sur des lèvres tremblantes, de sacri­fier la conscience à l'idole du moment. Non, ces défaillances, ces lassitudes, ces mollesses, ces compromis entre la vérité et l'erreur, il ne les connaît pas. Son caractère s'est trempé aux sources de la foi, et s'il ne parvient pas à faire triompher autour de lui la justice et la vérité, il saura du moins retirer du milieu des erreurs et des contradictions humaines une conscience droite et une âme non troublée…»

Sur le patriotisme: «Saint Ambroise résumait ainsi les devoirs des chrétiens: La justice, disait-il, se doit premièrement à Dieu, secondement à la patrie, troisièmement à la famille puis à l'humanité entière.- Vous l'entendez, les chrétiens n'ont jamais séparé la religion de la patrie; toujours ils ont associé ces deux grandes choses 139 dans une / commune affection, et c'est pourquoi nous aussi, nous devons prendre à cœur les intérêts de notre pays et ne compter pour rien les sacrifices que pourrait nous demander une telle cause. Il y a infiniment plus de bonheur, disait encore l'éloquent évêque de Milan, à sauver sa patrie de la ruine que sa propre personne du danger: multo gratius excidia patriae repulisse quam propria pericula; et celui-là comprend la vraie noblesse, qui met son activité au service de sa patrie, au lieu de se tenir à l'écart et de chercher le repos et la tranquillité au sein des plaisirs: Praestantiusque esse existimat quod operam suam patriae impenderet, quam si in otio positus tranquillam vitam voluptatum copiis functus egisset.» (l)

Je copiai une longue étude sur les élections d'après le droit ca­non. Partout les canons et les conciles font un devoir grave de voter en connaissance de cause et de voter pour les plus dignes pour ne pas causer un préjudice grave à la communauté qui serait gou­vernée par des indignes. Consulter là-dessus le canoniste Ferraris. Combien / 140 la vie civile pourrait trouver de lumières dans l'étu­de des canons de l'Eglise!

Je trouvai aussi de curieux renseignements sur les Bureaux de charité d'autrefois, notamment à Paris et à Saint-Quentin. Quelle différence avec les Bureaux de bienfaisance d'aujourd'hui! Ces Bureaux qui existaient dans les paroisses importantes n'avaient pas seulement pour but de soulager les souffrances physiques, mais de contribuer à la moralisation, à la réhabilitation, à l'éducation des pauvres. Le règlement de St-Sulpice de 1777 est extrêmement inté­ressant. Les règles concernant la distribution des secours marquent une admirable entente de la vie sociale. J'en copie le résume. C'est toute une leçon de sociologie.

«Les secours consisteront: 1° A fournir de l'ouvrage aux pauvres en état de travailler. On donnera aux femmes et aux filles à filer et à coudre… Pour les hommes, il y aura un bureau d'adresses dans la paroisse, où l'on indiquera de l'ouvrage à ceux qui en manqueront.

2° A donner le pain à six liards la livre à ceux dont la pauvreté se­ra bien / constatée. Deux raisons ont déterminé la suppression 141 du pain gratuit: a) les boulangers choisissaient les plus mauvai­ses farines; b) les pauvres habitués à manger un pain qu'ils n'avaient pas gagné se dégoûtaient du travail.

3° A relever le commerce de ceux qui ont éprouvé des malheurs et les rétablir dans leur état par un secours considérable une fois donné, mais en prenant les plus sages précautions pour n'être pas trompés.

4° A soigner les malades et leur fournir tout ce qui sera nécessai­re: le chirurgien, le médecin, les drogues, le bouillon et dans leur convalescence ce qu'on appelle «la portion» qui consiste en un pain mollet et un morceau de viande chaque jour.

5° Donner le lait et la farine pour les petits enfants nourris par leurs mères, lesquelles seront averties qu'à moins de raisons très fortes, on ne les aidera pas à payer les mois de nourrice,parce que leur premier devoir est de nourrir leurs enfants.

6° A délivrer les prisonniers pour dettes, quand ce sera l'avantage de leur famille…

7° A mettre des enfants en apprentissage / quand les parents 142 n'en ont pas la faculté.

8° À faire de petites pensions aux vieillards et aux infirmes; mais ceux qui n'auront personne auprès d'eux pour les soigner, ni pa­rents ni amis, seront placés dans les hôpitaux.

9° A fournir des layettes, des lits, des habits, des outils pour le tra­vail; mais rarement des secours en argent. Les pauvres en abusent presque toujours par défaut d'économie ou pour se divertir.

10° A aider pour un quart ou un cinquième du loyer ceux qui malgré leur assiduité au travail et leur économie auront besoin de ce secours.

Le règlement ajoute que ceux qui ne sont pas de la religion catholique seront secourus comme les autres. On profitera de cette circonstance avec les ménagements convenables pour les instruire de la religion.

Et comme les chiffres du budget annuel sont éloquents! Je ne résiste pas au plaisir de les recopier:

136 layettes 952 livres

lait et farine pour 290 enfants 3.450

mois de nourrice de 43 enfants 1.532

14 écoles gratuites de garçons ou de filles 6.000 - /

143 apprentissage de métiers 1.500

pour des apprentis et apprenties 5.870

habillements de 180 personnes 3.240

555 chemises et linge 2.421

351 lits et couvertures 3.849

Bois 3.152

Petites pensions par mois à 270 personnes âgées

ou infirmes 15.000

- Secours extraordinaires pour relever de pauvres

familles, et pour les pauvres honteux 57.000

- Les dépenses pour une centaine de malades habituellement 30.ooo

- De plus on a donné pendant l'hiver 186.000 livres de pain à 6 liards et 360 rouets à filer.

Nous ne parlons pas des avances faites pour les nouvelles institu­tions, notamment une maison de prêts gratuits … (1)

Quel contraste avec l'assistance publique d'aujourd'hui qui distri­bue brutalement des bons de pain, et avec quels frais d'administra­tion!

Au temps jadis l'administration des Bureaux de charité était con­fiée à quelques prêtres et à quelques dames de la paroisse. /

- J'étudiai aussi les vieilles corporations Saint-Quentinoises. 144 On en comptait 34, elles comprenaient tous les métiers de la ville. Quelle admirable vie corporative! Toutes les confréries assistaient avec leurs bannières à la procession de la fête-Dieu. Quelques-unes avaient un chapelain ou curé. La plupart avaient une messe spécia­le le dimanche dans quelque église ou chapelle de la ville. Toutes célébraient solennellement leur fête patronale annuelle. La plupart avaient une boîte ou caisse spéciale de secours. Toutes aussi avaient des règlements spéciaux pour l'honneur et le recrutement du mé­tier, pour la bonne fabrication des produits et pour empêcher la do­mination des grands ateliers ou magasins. C'est l'oubli de toutes ces vieilles et sages coutumes qui a produit le socialisme. Je ne donne­rai pas ici plus de détails, je le ferai peut-être dans la Revue.

- Je copiai une curieuse note de Lamartine sur l'éducation univer­sitaire:

«Semblable à ces fils de barbares qu'on trempait tour-à-tour dans l'eau bouillante et dans l'eau glacée pour rendre leur peau / insen­sible aux impressions des climats, l'enfant a été jeté dans 145 l'in­crédulité et dans la foi, il sort de la maison d'un père, peut-être croyant, peut-être sceptique; il a vu son père affirmer et sa mère nier; il entre dans un collège divisé d'esprit et de tendances; il lui faudrait deux âmes; il n'en a qu'une. On la tiraille et on la déchire en sens contraire; le trouble et le désordre se mettent dans ses idées; il en reste quelques lambeaux à la foi, et quelques lambeaux à la raison; sa foi s'éteint, sa raison sans ardeur se refroidit; son âme se sèche et son enthousiasme se change en indifférence ou en dé­couragement…»

- Enfin je pris intérêt à une ancienne confrérie de jeunes gens de St-Quentin, les Chevaliers de la couronne. Un bon chanoine avait donné en 1656 une couronne d'argent à Saint Quentin. Il lui don­na comme garde d'honneur un groupe de jeunes gens d'élite. Ils devaient être de bonne famille et posséder un cheval. Leur fête an­nuelle, c'étaient des courses, tout comme au XXe siècle: deux cour­ses pour l'honneur ou pour plaire aux dames et la troisième 146 pour posséder la couronne. Le vainqueur ou le Roy de la confrérie avait / seulement l'honneur de porter la couronne à la procession du 2 mai.

Cette confrérie avait, comme nos cercles d'aujourd'hui, l'avanta­ge d'unir les jeunes gens choisis, de les grouper sous un but religieux et avec des règlements qui garantissaient leur dignité de vie et la moralité de leur conduite: prohibition du blasphème, des querelles, des excès de boissons, des propos déshonnêtes, etc.

De l'évêché. - En août 1876, Mgr Thibaudier n'était pas encore installé, il écrivait de Royat: «M. le Vicaire général Guyart me demande à ce que vous soyez autorisé à représenter le diocèse de Soissons au Congrès des Œuvres catholiques de Bordeaux, comme vous l'avez représenté ailleurs. Je vous délègue volontiers à cet effet. Offrez mes meilleurs hommages à S.E. le cardinal Donnet et mes respects dévoués à Mgr de Ségur. Vous viendrez à votre retour me rendre compte de la réunion. Votre bien affectueusement dévoué en N S.» - Odon év. de Sois. et L.- Monseigneur me témoigna bientôt une grande amitié qui ne se démentit pas pendant tout son séjour à Soissons. Au mois d'octobre, nous préparions le Congrès de St-Quentin. Je lui avais parlé d'inviter le Préfet à la fête / de clô­ture, le Préfet était 147 bien pensant et devait être à St-Quentin à cette époque-là. Mgr me répondit le 11 octobre: «Cher Monsieur Dehon, Ne craignez pas de m'importuner, encore moins de me déplaire, en me proposant ce qui vous paraît bon. S'il m'arrive ensuite de ne pas partager votre avis, croyez que j'en aurai du regret et que je ne vous en aimerai pas moins. Je viens d'écrire à M. le Préfet pour l'informer. L'inviter moi-même pourrait sembler être plus qu'un acte de courtoisie, et partant serait d'une dignité douteuse. Mais, si M. l'archiprêtre, qui recevra le mercredi, veut l'inviter, cela ne pourra se prendre qu'en bonne part. J'ai prévenu M. le Préfet de la présence du Cardinal et de quelques autres évêques. Croyez moi, etc…»

Le 30 novembre, à propos des épreuves du compte-rendu du Congrès: «Mon cher chanoine, A mon regret, je me suis vu obligé de vous faire répondre par M. Bourse. Trouvant ce soir un moment,; je tiens à vous donner un nouveau témoignage de l'intérêt que m'inspirent vos œuvres. - Sans avoir bien parlé au début du con­grès, je n'ai été pourtant ni si dénué de sens ni si peu français que m'a fait le bon M. Duployé (le sténographe). Je vous / donne carte blanche pour me 148 rendre supportable.- J'ai lu en route le rap­port de M. Lecomte (le cultivateur), qui est excellent et fort triste. Si Dieu nous accorde un peu de temps et de liberté, il faut absolu­ment que nous fassions quelque chose… Songez à l'organisation du Bureau diocésain; proposez-moi, si le moment vous paraît bon, une réunion à l'évêché en janvier.

Nous sommes embarrassés pour vous trouver un auxiliaire avant la Trinité. Ne pourriez-vous pas en découvrir un vous-même, autre que le vicaire de Sains indispensable à son poste? (P.Rasset). Du diocèse je vous donnerais presque n'importe qui. Faites-vous une œuvre réellement sage et qui donne de solides espérances en an­nexant un orphelinat à votre Patronage? je le demande, je ne juge pas, tout en croyant voir là deux œuvres distinctes qui ne se fortifieraient pas l'une l'autre. Pour l'orphelinat, serait-il impossible d'avoir un Frère ou un bon laïque? (1) (J'y mis bientôt M. André): En voilà peut-être assez pour un voyageur, mon cher Chanoine. Priez Dieu pour moi, comme je le prie pour vous et vos travaux, et croyez moi..'.'

- Le 30 janvier, avant le départ pour Rome:

149 «Mon cher Chanoine, Quand on va se mettre / en route, il est bon de payer ses dettes. C'est pourquoi je vous adresse 300 f., ma modeste part dans les frais du Congrès. Je pense que M. l'Archiprêtre aura reçu mon billet d'hier, et que je ne tarderai pas de savoir si mon plan de départ vous convient…»

- Le 31 mars, au retour de Rome:

« Mon très cher Chanoine, La veille de Pâques, il faut paver ses dettes, ou du moins témoigner de quelque bonne volonté. Je ré­ponds donc brièvement à plusieurs de vos lettres. Avant tout, sachez bien qu'elles ne m'importuneront jamais et que je vous saurai bon gré des propositions plausibles de votre zèle, lors même qu'il ne me semblera pas possible de les réaliser. Sur les bonnes Franciscaines, mon opinion est et sera la vôtre et celle de leur digne supérieur (M. l'archiprêtre). Elles pourraient avoir eu quelque tort à Strasbourg et n'être pas moins dignes, chez nous, d'estime, de respect et d'intérêt. L'expérience instruit les bonnes âmes et les aide à deve­nir meilleures. J'aime celles-ci. Je ne crois pas pouvoir néanmoins leur offrir la maison de Marle, qui doit servir, ce semble, à une œuvre plus générale…

Relativement aux Pères (je lui avais demandé si on ne pourrait pas offrir une œuvre à St-Quentin / aux jésuites qui allaient 150 quitter St-Vincent de Laon), la lumière n'est pas encore faite dans mon esprit … Leur confier le Patronage me paraîtrait presque une aventure pour eux et pour nous. Restent la résidence et le collège. La résidence me paraît d'une utilité médiocre et vous savez quels inconvénients elle ne pourrait manquer d'avoir. A cet égard une maison de Maristes serait peut-être plus populaire et préférable. Pour le collège, on nous ajournera bien loin…

Pour passer à un autre ordre de choses, mon cher Chanoine, je me demande si nous devons tenir cette année un nouveau con­grès. Peut-être ferions-nous bien de nous borner à organiser sérieu­sement notre Bureau diocésain, et d'attendre la réponse que fera Mgr l'Archevêque de Reims à la proposition que je lui ai faite de rendre ces congrès provinciaux. La province me paraît assez ho­mogène. Nous devons en tout cas nous occuper du Bureau. Veuillez, d'ici un mois me faire des propositions. Voici quelques données dont vous voudriez bien tenir compte: l'Evêque, président, M. Vincent, ler Vice-président; M. Mathieu, 2e Vice-président; Vous, secrétaire; les autres membres pris ailleurs qu'à St-Quentin.

Bien affectueusement à vous en N-S.» /

Le moment providentiel était venu pour la réalisation de ma vo­cation.

Je pris un parti le 27 juin 1877 et je devais faire mes premiers voeux le 28 juin 1878.

Mais je veux redire ici toute la préparation de cette vocation et ses motifs.

Dès le séminaire, j'avais un désir ardent de la vie religieuse avec une grande hésitation sur la congrégation à choisir.

Je m'en ouvris souvent au Père Freyd, mon directeur. J'invoquais chaque jour à cette intention les principaux fondateurs d'ordre. saint François, saint Dominique, saint Ignace, saint Philippe de Neri, le vénéré Libermann. Je leur demandais d'éclairer mon élec­tion.

La dernière année, les projets de fondation d'université du P.d'Alzon me séduisaient. Je fis ma retraite d'élection chez les Pères Rédemptoristes, sous la direction du P. Mauron, leur général. La lu­mière ne se fit pas dans mon esprit. Je sortis de la retraite inclinant vers l'Assomption, mais sans détermination bien nette.

J'allais cependant me rendre à l'Assomption au mois d'octobre, 152 quand je fis part de nouveau / au P. Freyd de mes troubles. Ce bon Père me télégraphia: «Votre hésitation est légitime, vaudrait mieux vous dégager.» Ce fut bientôt fait. Je me remis aux mains de mon évêque, qui me nomma vicaire de Saint-Quentin.

J'avais pour ce genre de ministère la plus grande répugnance, mais je n'en fis rien voir. J'aurais préféré le recueillement, l'obéis­sance du cloître, la pauvreté, l'étude.

Le P. Freyd m'écrivait le 21 octobre: «Je crois que vous avez fait ce qui pour le moment est le plus conforme à la volonté de Dieu. L'ave­nir vous montrera plus clairement ce que N.-S. demande définitive­ment de vous. En attendant, l'expérience que vous gagnerez dans le saint ministère vous sera précieuse; vous verrez qu'avec de la bonne volonté vous vous maintiendrez parfaitement.

Quand notre âme est portée sur les ailes de la prière et du saint abandon à la volonté de Dieu, nous voguons tranquillement et sûre­ment.»

Le 16 mai 1872, ce bon Père me rassurait encore: «Pour le mo­ment, m'écrivait-il, vous êtes certainement là où Dieu vous veut … Laissez la Providence conduire votre barque, elle a été si bon­ne pour vous.»

153 Le 25 août 1872, il m'exprime encore / la même pensée: «Plus tard vous verrez comme la divine Providence mène tout à bonne fin et sait admirablement se servir des moindres choses qui nous paraissent insignifiantes, pour nous conduire enfin là où nous sommes appelés à faire son œuvre.»

Même direction au 14 décembre 1872: «Mgr d'Outremont vou­drait bien vous avoir. (1) Je lui ai dit qu'ayant commencé des œuvres à Saint-Quentin il vous serait difficile, sinon impossible de quitter. Au fond je vous confesse que je ne voudrais pas vous voir pour le moment ailleurs qu'à Saint-Quentin. Travaillez là où vous êtes pour le moment, l'avenir vous dira ce que vous aurez à faire plus tard.»

Au 3 juin 1874, le P. Freyd m'écrit: «Je vois avec la plus vive sati­sfaction les œuvres nombreuses qui doivent leur existence à votre initiative et activité. Concluez de ce bien réalisé jusqu'ici que vous êtes vraiment à votre place, en attendant que la bonne Providence vous prenne par la main et vous conduise où elle sait, mais où je ne sais pas encore plus que vous. Il ne vous importe pas de savoir ce que l'avenir vous réserve. Demeurez entre les mains du Seigneur le docile et fidèle instrument / de ses œuvres et de son 154 adorable volonté.»

Cependant en 1874, des instances répétées me sont faites pour que je devienne professeur à l'Université catholique de Lille. Le 6 août de cette année, Mgr Hautcœur m'écrit: «Vous êtes certaine­ment au courant de ce qui s'est fait pour l'Université. je me suis dit depuis longtemps que votre place était toute marquée ici. Un cours de droit naturel et des gens vous conviendrait-il? Préférez-vous en­seigner la philosophie?

Je consultai le P. Freyd, mais j'inclinais à refuser. Je pensais toujours à la vie religieuse et pour le moment mes œuvres me rete­naient à Saint-Quentin. Le P. Freyd abonda dans mon sens, il m'écrivait. «Mon avis est que vous restiez à Saint Quentin. Vos œuvres vous y retiennent et d'autres considérations que je vous dirai de vive voix.»

Au fond, les avis du P. Freyd se basaient sur des motifs défec­tueux. Il m'avait écarté de l'Assomption parce qu'il ne croyait pas à l'avenir de l'Assomption; il m'écartait de l'Université de Lille parce qu'il ne croyait pas à son avenir et qu'il y voyait une concurrence regrettable au séminaire français de Rome. Quoi qu'il en soit, il était mon directeur, je l'écoutais. /

155 Mgr Hautcœur renouvela en vain ses instances le 29 août, le 6 septembre, le 13 septembre. M. Féron-Vrau fit aussi une démar­che.

Mgr Monnier m'écrivait encore le 15 février 1875. Mgr Hautcœur vint me voir et m'écrivit de nouveau le 25 juillet 1875. Je restai ferme dans ma décision.

Ma retraite de 1874 rendit plus ardents mes désirs de vie religieu­se. J'en fis part au P. Freyd, il me répondit au 6 octobre: «Je suis plus que jamais persuadé que N. S. guidera vos pas et vous mènera là où vous avez à le servir et à le glorifier. Si vous saviez comme il est bon de ne rien précipiter et de nous défier même des bons désirs que nous pouvons avoir parfois!»

J'insistai et en deux lettres du 2 et du 19 décembre 1874, mon saint directeur me révéla toute sa pensée. Ce furent ses derniers avis. Il tomba ensuite gravement malade et mourut le 6 mars 1875. Le 2 décembre, il m'écrivait: «Un peu de patience, mon très cher, et le bon Dieu vous indiquera ce que vous aurez à faire. Tempus meum, dit-il, nondum advenit, tempus vestrum semper prope est.- Du reste si vous êtes si pressé et si vous désirez vraiment la vie religieuse,/ 156 venez ici. Vous irez faire chez nous une bonne année de noviciat, après quoi votre poste serait naturellement à Rome au séminaire français.» C'était vraiment tentant. Il ajoutait même comme une prévision personnelle: «De mon autorité je vous nomme mon suc­cesseur, et vous savez par vous-même qu'ici il y a du bien à faire.» Ce bon Père avait pour moi trop d'estime.

Le 19 décembre, sa pensée se formule encore plus précise: il m'avoue que sa pensée-mère avait toujours été de me conduire aux dignités ecclésiastiques, mais en voyant mon insistance pour la vie religieuse, il y reconnaît une vocation. Il me propose la congréga­tion du Saint Esprit.

Mon état d'âme était toujours le même. Je voulais la vie religieuse et N. S. ne me montrait pas clairement où je devais aller.

Cependant je commençai des démarches pour essayer de me dé­gager de mes œuvres. J'écrivis aux Pères de l'Immaculée Conception de Rennes, aux Frères de St-Vincent-de-Paul et à plu­sieurs autres congrégations pour leur céder la direction de mes œuvres ouvrières. Je reçus de partout des réponses négatives. J'étais cloué à St-Quentin.

J'avais perdu mon saint directeur. A la fin de 1875, j'écrivis à la fois au P. Eschbach, le nouveau supérieur du séminaire français et aux / Pères Jenner et Pouplart de la Compagnie de Jésus que les 157 circonstances m'avaient amené à connaître.

Le P. Eschbach me répondit avec prudence: «Je demanderai au Bon Dieu que la lumière se fasse dans votre âme. Comme bien vous pensez, je serais on ne peut plus heureux de vous voir des nôtres, mais c'est à Dieu seul de vous appeler.»

Le P. Pouplart, le 26 nov. 1875, me conseille une retraite: «Les liens qui vous retiennent dans le monde, dit-il, ont sans doute leur force, même au point de vue spirituel. Les dettes elles-mêmes con­tractées pour les œuvres sous votre direction, sinon par vous et en votre nom personnel, peuvent retarder également votre entrée en religion. Mais enfin tout cela doit-il vous faire perdre de vue ces aspirations que vous avez toujours eues, ces désirs qui deviennent de jour en jour plus violents? Je ne le crois pas et je ne puis qu'abonder dans votre sens. Toutefois je suis loin de vous dire qu'il soit urgent de briser vos liens. Le dirupisti vincula n'est pas encore venu. Pourquoi ne prendriez-vous pas une petite vacance de huit jours et n'iriez-vous pas faire les Exercices de St Ignace à 158 St Vincent de Laon / ou à Liesse?»

Le 11 mars 1876 le P. Pouplart insiste pour me déterminer à faire une retraite d'élection, et il n'a pas de peine à me convaincre: «Je n'ai pas, dit-il, la lumière pour voir ni la grâce spéciale pour pres­sentir les desseins de Dieu sur votre avenir: moins encore aurais-je l'imprudence de vous pousser… mais il me semble qu'il faut en finir et que vos œuvres elles-mêmes demandent une solution. Si Dieu vous appelle à la vie religieuse, il conviendra alors d'aviser aux moyens de soutenir, d'assurer vos entreprises pour St Quentin et de fixer l'époque de votre entrée en religion… Si, tout bien pesé au poids du sanctuaire, il est décidé que vous devez vous sanctifier et sanctifier les autres dans l'état ecclésiastique séculier (ce qui ne m'étonnerait pas), vous aurez alors le cœur plus libre; vous serez mieux et serez mieux parce que votre voie sera parfaitement tracée.»

Je fis donc une bonne retraite du 21 au 27 mars à Laon, à la mai­son du troisième an des Pères Jésuites, sous la direction du P. Dorr. Je fis une élection sérieuse. J'écrivis les motifs pour et contre. Mes attraits, mes besoins spirituels me portaient vers la vie religieuse. Mes œuvres avaient encore besoin de moi et me retenaient. J'avais organisé l'Association sacerdotale de l'Oratoire diocésain, le Bureau diocésain des / Œuvres, le Cercle, le 159 Patronage, l'orphelinat. J'avais contribué à la fondation des Franciscaines et à la création du journal «Le Conservateur». Pouvais-je me dégager brusquement de tout cela? Je conclus que je tendrais à me dégager, que je ne m'engagerais pas dans de nouvelles œuvres; que je cher­cherais un directeur spécial pour le Patronage.

Je formulais ainsi ma conclusion:

«Donc j'aurai en vue la vie religieuse, que j'embrasserai de préfé­rence à la vie séculier, pour y mieux pratiquer les conseils de per­fection et cela pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de mon âme.- Je n'y entrerai toutefois que lorsque je pourrai quitter mes œuvres sans scandale et sans un grand détriment pour les âmes…» J'ajoutais: «Je ne donnerais pas un autre conseil à un homme dont je voudrais le plus grand bien. Si j'étais à l'article de la mort, il me semble que j'approuverais l'élection présente comme faite dans des vues droites pour la plus grande gloire de Dieu.»

Je fis part mon élection au P.Pouplart et au P. Jenner. Ils me ré­pondirent tous deux immédiatement pour m'encourager.

Le P. Pouplart m'écrivait le 28 mars: / «Vous ne pouvez douter 160 de la joie que me fait éprouver la réception de votre lettre… Ma réserve vous a prouvé combien je tenais à ce que vous puissiez dire que Dieu seul avec votre concours avait fait son œuvre. N. S. a daigné vous dire «Veni sequere me», et vous avez répondu parfaite­ment à son appel; que son Cœur en soit mille fois béni!» Il m'enga­geait à simplifier mes œuvres et à préparer mon départ.

Le P. Jenner me répondit le 29 mars: «Que Dieu soit loué et mille fois béni de la miséricordieuse bonté dont il use envers vous! Vous êtes donc arrivé à la conclusion que j'entrevoyais si nettement.. Je me dévouerai de mon mieux pour vous aider à résoudre la question de votre Œuvre ouvrière et je vais dès cet instant tenter l'une ou l'autre démarche…»

Cependant N.-S. n'aplanit pas les difficultés qui s'opposaient à mon départ. Le 17 juillet, j'écrivis au P. Dorr, supérieur du Troisième an à Laon,-pour lui annoncer que j'allais faire une nou­velle retraite sous sa direction. Il me répondit le 19: «Vraiment vous devez sentir le besoin de vous retrouver assez souvent dans la solitu­de pour conserver bien ferme votre résolution. Jusqu'ici la Providence n'a pas encore semblé vouloir écarter les obstacles, mais lui est-il bien difficile d'aplanir en un moment le chemin qui vous conduira au but / tant désiré? Conservez la confiance sans bornes et ne cessez 161 pas d'importuner la divine miséricorde. La voca­tion est une grâce si précieuse qu'elle mérite bien d'être désirée longtemps, demandée avec persévérance, payée par bien des sacrifi­ces…»

Attendre, c'était donc toujours pour moi la consigne divine.

Je continuai mes œuvres. J'organisai le Congrès des œuvres à St Quentin. Mgr Thibaudier me nomma chanoine honoraire au mois d'octobre.

Le P. Jenner m'écrivit alors: «Vous voudrez bien me permettre de vous exprimer toute la joie que me cause la distinction si flatteuse dont vous venez d'être l'objet de la part de votre évêque. Je ne veux y voir qu'un moyen nouveau d'étendre votre sphère d'action et de consolider vos diverses œuvres, qui tendent si directement à la gloi­re de Dieu. Je suis même à me demander si cette haute bienveillan­ce de Monseigneur n'est pas une indication du ciel pour mettre fin à certaines préoccupations.»

Au printemps de 1877, j'allai à Rome avec Mgr Thibaudier, M.Mathieu archiprêtre et M. Mignot. Ce séjour à Rome, en me rap­pelant toutes les grâces des premiers temps de mon sacerdoce, ne fit qu'enflammer davantage mon désir d'aboutir a la vie religieuse.

162 Je demandai à Mgr à rester à Rome pour y refaire un an ou deux d'étude. C'était pour sortir de St Quentin, avec l'arriére-pen­sée d'aller de Rome au noviciat des Pères du Saint-Esprit. Mgr me refusa formellement.

Cependant l'heure de la solution approchait. N-S. préparait tout sans que j'aie soupçonné ses desseins. J'étais depuis le 2 juillet 1875 aumônier de nos chères Soeurs. Elles étaient rattachées à l'ordre franciscain, mais leur but intime était la vie de réparation e d'amour au S.-Cœur de Jésus. La chère Mère Supérieure et les âmes qui lui étaient le plus unies avaient des aspirations encore vagues vers un groupement de prêtres réparateurs. Elles n'osaient' penser à une congrégation nouvelle. Elles se demandaient com­ment ce groupement pourrait se faire et qui en aurait l'initiative. On pensait un peu au P. Jenner pour organisateur.

De saintes âmes ont eu des aspirations analogues et n'ont pas abouti. Il y a eu des essais de congrégations réparatrices de prêtres tentés par la vénérable Mère Marie-Thérèse, fondatrice de l'Adoration réparatrice, par le P. Jean du S.-Cœur à Marseille, par Mgr l'évêque de Grenoble (1) et Mgr Jourdan de la Passardière.

Je comprenais et je goûtais les vues de la / chère Mère sans y 163 voir une vocation pour moi (2). Je provoquai les ouvertures de la chère Mère sur ses vues à ce sujet, elle me les exposa. Elle m'écri­vait le 25 mai 1877:

«Je supplie tous les jours N.-S. de donner ces lumières à d'autres qui pourront agir et faire accomplir sa volonté, et je ne vous en au­rais pas parlé ces derniers temps si vous, mon Père, ne l'aviez pas fait le premier. Espérons, ajoutait-elle? que N.-S. suscitera en tem­ps voulu l'apôtre qu'il aura choisi pour cette mission difficile. Le temps ne peut être éloigné, je crois, et je le demande à sa miséricor­de.»

Cependant un travail progressif se faisait en mon âme. Je voulais être religieux; je ne pouvais pas quitter mes œuvres de St Quentin. J'éprouvais un attrait puissant pour une congrégation idéale d'amour et de réparation au S.-Cœur de Jésus. Je comprenais que cette œuvre répondrait aux désirs exprimés par N.-S. à Paray-le­-Monial et par la Sainte Vierge à La Salette et aux aspirations de beaucoup d'âmes saintes.

Nos Soeurs priaient pour la réalisation de cette œuvre et je les y encourageais.

164 Il y avait une conclusion logique: N. S. / demandait peut-être que je fondasse moi-même cette œuvre à Saint-Quentin. Comment le savoir? Un pareil projet n'était-il pas une témérité in­sensée? Je ne pouvais pas facilement consulter là-dessus les deux religieux dont j'avais pris conseil depuis quelques mois, parce qu'ils me désiraient tous deux dans la Compagnie de Jésus. Malgré leur vertu, je pouvais craindre de la partialité. Je m'en ouvris à celui qui avait autorité pour me dire la volonté divine, à Mgr Thibaudier. Un moyen pratique se présentait, je le lui proposai: Mgr désirait un col­lège ecclésiastique à St-Quentin, je lui dis: «C'est peut-être là le moyen de commencer une congrégation réparatrice; elle se fonde­ra sous le couvert du collège. «J'exposais en même temps à Mgr mes attraits et les motifs qui militaient pour et contre cette fondation. Mgr accepta, c'était le signe de la volonté divine.

C'est le 26 juin 1877 que je fis part à la chère Mère de mes projets, de mon ouverture à Mgr et de son assentiment. La chère Mère toute émue et impressionnée à la pensée de la lourde charge que la Providence me confiait, resta presque muette; mais le lende­main elle m'écrivait: «Je n'ai pas pu assez remercier N.-S. ni assez admirer la voie qu'il allait prendre / pour l'accomplissement de 165 ses desseins si miséricordieux pour les âmes.»

Mgr Thibaudier m'avait donné son assentiment verbal, il eut l'oc­casion de le consigner par écrit le 13 juillet: «Le projet de société m'écrivait-il a toutes mes sympathies; j'y prêterai les mains dans toute la mesure où Dieu me paraîtra le vouloir; je souhaite que vous présidiez à sa réalisation.» Cette lettre épiscopale est vraiment l'acte de fondation de notre Institut.

La décision si nette de Mgr était pour moi celle de Dieu, je n'avais plus à hésiter. D'ailleurs les deux Pères jésuites que j'avais consultés précédemment comme directeurs donnèrent aussi leur approbation à mon projet. Le P. Jenner m'écrivait le 6 juillet:

«Que Dieu soit loué et mille fois remercié de tout ce qu'il fait en vous et autour de vous. Vous m'apparaissez vraiment virum dexterae ejus, et je suis comblé de joie en vous voyant désireux de corre­spondre si fidèlement à ce qu'il demande de vous…»

Le P. Pouplart m'écrivait plus tard: «Dieu disposant toutes choses, je dois de louer de ce qu'il fait de vous … que le Cœur de N.-S. en soit glorifié!» /

Je fis un acte de foi en achetant la maison Lecompte. La chère 166 Mère avait demandé à Dieu comme signe providentiel des res­sources par lesquelles elle pût nous aider; elle obtint ce signe le 14 juillet: une soeur se trouva mise par héritage à la tête de 20.000 f. de rente, ce qui permit à la communauté de nous aider pendant quelques années.

Le 14 juillet, M. Lombard, qui était l'usufruitier de la fortune de Sr Marie des cinq Plaies, était mort subitement.

La chère Mère nous aida avec désintéressement. Pendant plu­sieurs années, elle nous donna une part des rentes annuelles et de quelques sommes recueillies de cette succession (1).

Je me mis en retraite du 16 au 31 juillet pour écrire les Règles et Constitutions de l'Institut, qui étaient imitées de celles de S. Ignace.

Je commençai mon noviciat de ce jour là. Je devais faire mes pre­miers voeux au 28 juin suivant à la fête du S.-Cœur de Jésus. /

1. N.-S. a exprimé à la Bienheureuse Marguerite Marie son désir de voir des âmes vouées à l'aimer et à réparer les offenses qui sont faites à son Cœur par les péchés des hommes. Le péché attire sa colère, irrite sa justice, arrête sa miséricorde et entrave le triomphe de la foi et de l'Eglise. N.-S. s'est plaint particulièrement des fautes des âmes privilégiées, des âmes consacrées. Voici quelques-unes de ses paroles qui m'impressionnaient profondément:

«Mon Cœur est si rempli d'amour pour les hommes que, ne pou­vant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il se manifeste à eux pour les enrichir des trésors qu'il renferme. Je te découvre le prix de ces trésors: ils contiennent les grâces de sanctification et de salut nécessaires pour tirer le monde de la perdition…

«Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épar­gné, jusqu'à s'épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour. Pour toute reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par les mépris, les irrévérences, les sacrilèges et la froideur qu'ils ont pour moi dans le sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore plus sensible, c'est que ce sont des cœurs consacrés qui me traitent ainsi./

«J'ai une soif ardente d'être honoré et aimé des hommes dans le 168 Saint-Sacrement, et cependant je ne trouve personne qui s'efforce selon mon désir de me désaltérer.

«Le grand désir que j'ai d'être aimé parfaitement des hommes m'a fait prendre le dessein de leur manifester mon Cœur et de leur donner dans ces derniers temps ce dernier effort de mon amour, en leur proposant on objet et un moyen si propre à les engager à m'aimer, à m'aimer solidement.

«En leur donnant mon Cœur, je leur ouvre tous les trésors d'amour, de grâces, de sanctification et de salut que ce Cœur con­tient, afin qui tous ceux qui voudront lui rendre et lui procurer tout l'amour et l'honneur qu'il leur sera possible, soient enrichis avec profusion des trésors dont ce Cœur divin est la source féconde et inépuisable.

«J'écrirai leurs noms dans mon Cœur et je ne permettrai jamais qu'ils en soient effacés.

«Je cherche une victime pour mon Cœur, laquelle se veuille sacri­fier comme hostie d'immolation à l'accomplissement de mes des­seins.

II. Notre Dame de La Salette a demandé aussi la réparation. Et si l'on en croit le secret de Mélanie, elle a demandé surtout la répara­tion par le prêtre et pour le prêtre.

III. C'était l'objet des aspirations de bien des / âmes saintes. 169

La vén. Anne de Rémusat de Marseille, surnommée la seconde Marguerite Marie, a eu les mêmes lumières. N.-S. lui a demandé souvent la réparation. Elle a parlé de l'œuvre des prêtres, elle l'ai désirée et annoncée. C'est pour répondre aux vues d'Anne de Rémusat que le P. Jean du S.-Cœur, Louis d'Arbaumont, avait fondé à Marseille la congrégation des Prêtres-victimes du S.-Cœur.

IV. Plusieurs congrégations réparatrice de femmes se sont fondées dans ces derniers temps et toutes aspiraient à la fondation de congrégation d'hommes dans le même but.

On peut remonter jusqu'aux Filles du Sauveur, fondées par la Mère Marie de Jésus du Bourg. Cette sainte fondatrice a écrit de belles pages sur un projet d'œuvre d'hommes dans l'esprit d'amour et de réparation envers le Sauveur et son Cœur sacré. Des essais de fondation ont été tentés.

Madame Barat a désiré et espéré une œuvre d'hommes.

La Mère Marie-Thérèse, fondatrice des Soeurs de l'Adoration ré­paratrice comprenait et répétait sans cesse que le prêtre devait / 170 être le premier réparateur. A son instigation, Mgr Luquet (mort, je crois, au Séminaire français) et le P. François essayèrent une œuvre de prêtres qui n'a pas eu de durée.

Les Soeurs Victimes du S.-Cœur, de Lyon et d'Avenières, fondées par la Mère Véronique, de sainte mémoire, ont désiré l'œuvre des prêtres. Quelques prêtres même avaient préparé une fondation en union avec ces pieuses Soeurs, ils sont venus à nous (le P. André Prévot, le P. Charcosset, le P. Galley).

Les Filles du Cœur de Jésus d'Anvers et de Marseille ont eu les mêmes aspirations.

V. Mgr Fava, évêque de Grenoble, avait des projets analogues pour répondre aux demandes de Notre Dame de la Salette. Il a fait des essais qui n'ont pas abouti. Il m'écrivait lui-même: «Cette idée de réparation est soufflée sur l'Église par l'Esprit de Dieu de toutes parts.»

Le Rév. P. Giraud, auteur de beaux livres sur la vie d'immolation, m'écrivait: «Mgr l'évêque de Grenoble est tout animé d'un zèle ar­dent pour la réalisation de quelque sainte œuvre sacerdotale.» Le P. Giraud s'inspirait d'ailleurs dans ses écrits des lumières de la Mère Véronique.

Mgr de Grenoble m'envoya même son vicaire général, Mgr Jourdan de la Passardière, / pour combiner quelque fusion des di­vers projets 171 d'œuvres réparatrices.

VI. L'œuvre des Victimes du S.-Cœur, de Bordeaux et de Murat, pour la sanctification du clergé, avait été fondée en 1875. C'était une simple association. Il y avait lieu de fonder une congrégation de prêtres dans ce but pour hâter le résultat désiré.

VII. La belle œuvre de la Garde d'honneur de Bourg avait le mê­me but, au moins dans son troisième degré: union à la vie de victi­me di S.-Cœur pour la sanctification du peuple choisi et pour la ré­paration. Cette œuvre aussi appelait une congrégation de prêtres. La Soeur Marie du S.-Cœur qui était l'âme de cette œuvre nous en­couragea. - «Au troisième degré, dit le Manuel, les Gardes d'hon­neur, en particulier les âmes religieuses et consacrées, offrent leurs réparations pour adoucir les blessures douloureuses que Jésus­-Christ, prêtre et victime, reçoit dans son sacerdoce, en unissant leurs immolations à celles du Saveur perpétuellement immolé, en devenant une seule et même victime avec lui … C'est l'amour héroïque montant jusqu'à l'autel du sacrifice, glorifiant le suprême amour et coopérant avec lui au salut du monde.»

VIII. Je pourrais citer encore d'autres âmes / privilégiées, 172 par ex. la vénérable Agnès Steiner, Louise Lateau, etc. qui avaient les mêmes lumières. (1)

IX. Enfin, nos Soeurs Servantes du Cœur de Jésus avaient ce but. Elles priaient et se sacrifiaient pour cela. C'était leur attrait. J'avais moi-même vécu dans cet esprit depuis plusieurs années. J'avais dû me pénétrer de l'esprit des Soeurs pour les diriger, les prêcher, les confesser. Aussi quand la chère Mère me communiquait ses vues sur la réparation sacerdotale, particulièrement en avril et mai 1877, J'abondais dans son sens.

«Vous savez mieux que moi, m'écrivait la chère Mère le 21 avril, combien la réparation, est nécessaire dans les temps actuels et que le Cœur de Jésus la réclame pour que nous obtenions grâce et mi­séricorde…» Elle ajoutait: «Si je ne me trompe, il faudrait aussi des âmes sacerdotales pour cette réparation, mais N.-S. fera accomplir sa volonté à cet effet à son temps; je l'espère et le désire pour sa gloire et le triomphe de l'Église.»… /

L'Institution St-Jean devait être le premier abri de l'œuvre. Elle serait là comme en Egypte au milieu de l'agitation et des études trop païennes d'un collège, mais elle devait trouver son Nazareth l'année suivante à la maison du S.-Cœur.

Il fallait donc préparer le collège et l'organiser. La distribution des prix était une belle occasion pour donner de la publicité à la fondation. Nous la faisions annoncer en ces termes par une circu­laire de M. Lecompte: «Je vous prie de vouloir bien honorer de vo­tre présence la distribution solennelle des prix qui sera faite à mes élèves le 4 août, à 2 heures précises dans l'Établissement. Je suis heureux de pouvoir vous annoncer que la Maison va prendre un ac­croissement considérable. L'enseignement y sera donné par une Société d'ecclésiastiques, sous le patronage de Mgr l'évêque de Soissons… Le local sera immédiatement agrandi. La cérémonie de la distribution des prix sera présidée par M. l'Archiprêtre de Saint­-Quentin, Vicaire général honoraire. Le discours d'usage sera pro­noncé par / M. l'abbé 174 Dehon, Chanoine honoraire, désigné par Monseigneur pour devenir le supérieur de la maison…»

Je préparai à la hâte un discours. Je pris pour thème «L'éducation chrétienne, son but, ses instruments, sa méthode, ses fruits.»

J'étais loyal en exprimant d'abord l'impression que je ressentais de la gravité de l'œuvre entreprise: «Nous sentons, disais-je, toute l'importance de l'œuvre que nous entreprenons. Nous compre­nons toute notre responsabilité devant les pères et les mères de fa­mille qui nous confieront ce qu'ils ont de plus cher, devant la so­ciété dont nous allons former quelques membres choisis, devant Dieu qui aime tant l'enfance et qui veut qu'on la traite avec un sou­verain respect…

Je rappellerai seulement ici ce que j'ai dit du but de l'éducation: «Qu'est-ce donc que cette œuvre de l'éducation et quel est son but?

«Un homme du monde, de ceux qui vivent en dehors de notre milieu chrétien et qui ne portent pas bien haut leurs regards, me répondrait:

- L'éducation, c'est l'acquisition des connaissances requises pour 175 subir avec succès / un examen, pour s'ouvrir une carrière et se faire une réputation d'homme instruit. C'est encore la formation au savoir-vivre, au bon ton, aux bonnes manières, à tout ce qu'il faut en un mot pour faire son chemin en ce monde.­

«Tout cela est bon, mais est-ce bien là tout?

«Voici maintenant la pensée chrétienne traduite dans le langage élevé et poétique d'un des évêques les plus éloquents de ce siècle (Mgr Berthaud, évêque de Tulle) (1) - Tout chrétien baptisé es une fleur divine ou plutôt est un dieu en fleur; chacun de ses actes doit être un pas vers la maturité, vers l'âge parfait, vers la grandeur et la taille divine; enfants du baptême, de la première communion, l'Eglise votre mère vous a suggéré des prétentions immenses, vous a montré votre nature divine, vous a soufflé des haines sacrées contre le mal, contre la passion, contre le démon. Un vrai chrétien n'est-il pas éminemment au-dessus d'un homme qui ne serait que roi? Ne doit-il pas avoir une âme plus grande, faire de plus nobles actions, porter une plus belle couronne? Instruisez-le donc dès sa plus ten­dre enfance, ou faites-le instruire chaque jour de la grandeur de ses destinées.

176 Gardez-vous de laisser ramper à terre sa pensée / et ses dé­sirs. Revêtez-le de ces vertus évangéliques qui seront son manteau de gloire. Ce n'est pas une éducation royale, c'est une éducation di­vine, qu'il faut pour élever à toute sa hauteur celui qui doit être l'émule de Dieu dans la carrière de la perfection et son commensal au banquet de l'éternelle félicité:

«Disons plus simplement ces grandes choses.

«Au fond de tout système d'éducation, il y a une pensée domi­nante et essentielle, un but, un idéal. Ce but est toujours en rapport avec les doctrines politiques et religieuses du philosophe qui conçoit ce système d'éducation ou de société qui l'institue. La dic­tion imprimée à l'éducation dépend tout particulièrement de l'idée qu'on se forme de l'homme parfait. L'immense supériorité de l'éducation chrétienne sur toute autre vient de ce qu'elle a pris la perfection totale et surnaturelle de l'homme en cette vie et en l'au­tre comme son but et son idéal.

«Platon, chez les Grecs, avait entrevu ce noble but. Il a donné de l'éducation la plus belle définition: J'appelle éducation, disait-il, ce qui donne au corps et à l'âme toute la beauté et toute la perfection dont ils sont susceptibles.- Et dans cette perfection de l'âme, il n'avait pas en vue seulement la vie présente. - C'est une folie, pour une créature mortelle, dit-il ailleurs en parlant de l'éducation, / d'avoir plus de souci de cette courte existence que de 177 l'éter­nité. (Au dialogue du Phédon) (1) - Mais ces vues élevées de Platon ont été tout exceptionnelles dans le paganisme.

«Pour mieux comprendre l'idéal chrétien et le faire ressortir da­vantage, demandons à l'histoire ce qu'elle nous offre en dehors de lui.

«Il y a eu l'idéal des peuples primitifs, celui de Sparte, celui de Rome avant les guerres puniques. Pour ces peuples, l'homme par­fait, c'est le soldat vaillant, dur à la fatigue, docile a la discipline. L'éducation, chez eux, se réduit presque au développement des for­ces physiques et de l'adresse du corps.

«Il y a eu l'idéal politique. C'est celui des pouvoirs implantés par la force et qui veulent prévenir leur discrédit dans les esprits. C'était celui de la Convention en 1792. La politique devient alors la préoccupation presque exclusive des organisateurs de l'éducation nationale. Tout le reste, religion, délicatesse des moeurs, culture de l'esprit, noblesse du cœur est absolument méprisé ou relégué au second plan. L'homme semble n'être qu'un animal politique, venu au monde pour connaître, aimer, et servir la Constitution. La Déclaration des droits de l'homme était déjà pour Talleyrand le catéchisme de l'enfance. (Assemblée nationale 25 sept. 1791) (1). Pour 178 Lepelletier de Saint- / Fargeau, Barrère, Danton et pour la Convention qui les approuve, la famille doit abdiquer ses droits devant l'Etat. Les enfants appartiennent à la grande famille sociale avant d'appartenir à leur famille privée. (Moniteur, 22 sept. - 14 déc. 1793)­

«Sur cette base, on érigeait des systèmes qu'on aime a relire, ne serait-ce qu'à titre de divertissement. On proposait, par exemple,; l'éducation commune de tous les enfants loin de leur famille, à par­tir de l'âge de cinq ans, éducation limitée aux connaissances élé­mentaires et confondues avec l'apprentissage professionnel sans di­stinction de sexe, voire même avec costume identique. (Michelet trouve ce projet admirable d'intention et nullement chimérique. (Hist. de la Révol. t. IV, p.390) (2).

«Ce n'est pas là, vous le pensez bien, notre idéal.

«L'idéal politique ne fut pas étranger non plus à l'organisation première de l'Université avec son monopole exclusif, sous le Consulat et l'Empire.

«Il y a encore l'idéal utilitaire. C'est celui d'une nombreuse école anglaise contemporaine, celui des positivistes en France. Tout le dé­veloppement de la personne humaine pour eux se réduit à l'activité physique et industrielle. L'homme n'est qu'un être matériel. D'âme, de morale, de culture intellectuelle, de religion, il n'en / 179 est guère question.

«Il y a enfin l'idéal que j'appellerai critique ou de l'art pour l'art. C'est celui d'un grand nombre de membres de l'enseignement of­ficiel de notre temps. Ils cultivent les lettres et la philosophie, mais ils n'ont pas d'autre culte que celui de la forme dans la littérature et dans l'art. Ils rejettent ou dédaignent tout principe religieux. Pour eux, Dieu n'est qu'une idée et toutes les religions sont des évolutions progressives de l'esprit humain.

«L'idéal chrétien seul embrasse à la fois tous les éléments de la perfection humaine.

«L'éducation chrétienne ne néglige pas ce qui importe au déve­loppement physique. Elle se préoccupe de l'hygiène et des exerci­ces du corps. Elle regarde les lettres et les sciences comme nécessai­res pour développer les facultés de l'esprit. Elle forme le jugement par la philosophie et par l'histoire, le goût par la connaissance des modèles de la littérature et de l'art, la volonté et le cœur par la reli­gion, les moeurs et le caractère par les procédés délicats en usage dans la meilleure société.

«Elever un chrétien, ce n'est pas seulement lui donner des notions de science humaine qui l'aideront à se créer une position dans la vie…/ C'est aussi et avant tout former en lui un noble et grand 180 caractère, des moeurs pures, de mâles vertus. C'est faire croître en son âme la foi qui ouvre à l'entendement le monde invisible, l'espé­rance qui fortifie le cœur par la perspective d'une félicité méritée et l'amour qui rend Dieu sensible dans les ombres froides de la vie .

«Elever un chrétien, c'est encore former un homme de cœur, un homme de sacrifice et de dévouement, un homme qui ait secoué le joug de l'égoïsme. Quelle que soit la carrière qu'il embrassera un jour, prêtre, soldat, agriculteur, industriel ou magistrat, le disciple de l'éducation chrétienne y portera cette conviction ardente et profonde, qu'il a une influence régénératrice de parole et d'exem­ple à y exercer.

«Tout ce que Dieu lui a donné de talent ou de génie, tout ce que l'éducation lui a communiqué de forces intellectuelles et morales, tout cela ne sera pas seulement pour lui le moyen d'honorer sa vie; ce sera encore l'instrument du bien qu'il doit accomplir. Dans la sphère d'action où la Providence le placera, il sera le missionnaire de la vertu et la vivante image de Jésus-Christ.

«Tel est le but de l'éducation chrétienne, tel est le nôtre. Et si no­tre attente n'est pas trompée, nos élèves, ceux du moins qui 181 répondront pleinement / à nos soins, trouveront dans l'esprit que nous donnerons à la maison, dans le culte particulier du S.-Cœur de Jésus et la protection de son aimable disciple saint Jean, une grâ­ce spéciale de pureté, de douceur, de piété et de zèle pour le bien…»

Tout cela était bien relevé pour les bons cultivateurs qui venaient couronner leurs élèves, mais un discours de distribution de prix va plus loin que ses auditeurs, il est publié dans les journaux et il at­teint le public lettré.

J'avais donné les grands principes de l'éducation chrétienne, je devais, les années suivantes dans une série de discours qui furent réunis en un volume, parler des vertus de l'enfance, de patriotisme chrétien, des lettres chrétiennes, des rapports de la science et de la foi, de l'étude de l'histoire, de l'étude de la géographie …

Avec la maison Lecompte, j'avais acheté un terrain attenant. Même avant les prix, les ouvriers avaient fait tomber les barrières, et l'on commença les constructions nouvelles, une chapelle, des classes, un mur de clôture. Tout cela devait coûter 25.000 francs. /

182 J'engageais l'avenir, je donnais à mes voisins de grosses espérances pour la vente de leurs immeubles, mais que faire? Où aller pour commencer l'œuvre? On n'improvise pas un local de pensionnat.

Je vins loger à St-Jean pour le jour de l'Assomption. Je devais-être là pour surveiller les travaux. Les bonnes Soeurs allaient venir s'y installer aussi et me donner un immense concours par leur activité, leur dévouement, et surtout par leurs prières et leur esprit religieux

Je fis accommoder un oratoire dans une grande mansarde. Ce devait être l'oratoire des Soeurs pour plusieurs années.

Je me logeai au premier sur la rue dans la chambre de M.Lecompte.

M.Vinchon, du Patronage, fut mon premier collaborateur. Il devait être frère, il est resté seulement comme auxiliaire.

M.Mathieu était très bon pour moi. J'avais tous les jours mon cou­vert mis à sa table. J'y allais souvent.

Je restai vicaire en titre pendant quelques mois, mais avec dispen­se des catéchismes et d'une grande partie de la besogne.

Il me restait le Patronage et l'aumônerie / des Soeurs. Elles 183r° avaient un chapelain. J'y allais souvent même pour la mes­se. J'y faisais les conférences et j'y entendais les confessions.

Les inscriptions pour les élèves ne tardèrent pas à venir.

Une circonstance heureuse nous favorisa. La maison de N.-D.-de-­Laon ne pouvait pas continuer faute (le ressources. Plusieurs de ses professeurs et de ses élèves nous vinrent.

J'appelle cette circonstance heureuse pour nous. Elle était péni­ble pour les Laonnois. Ils nous en gardèrent toujours un peu rancu­ne, comme si notre fondation avait été cause de la destruction de leur œuvre. Il n'en était rien. La fermeture de Notre-Dame était décidée avant notre fondation. Je crois même que ce fait avait in­flué sur la décision de Monseigneur.

Il m'avait écrit le 8 juillet: «Vous pouvez préparer, par les moyens qui vous paraîtront convenables et annoncer quand vous le jugerez à propos, l'ouverture de votre institution de jeunes gens. Je n'ai pas cru devoir en parler à Laon, mais le départ de ces MM. de St-Bertin (que les professeurs et M. Thévenard lui-même ignorent) /183v° est tout-à-fait décidé. N'en dites rien,il ne faut pas troubler la fin d'année de ces enfants, dont j'ai été fort content.»

La fermeture de la maison de Laon me donna quelques profes­seurs: MM. Bigaut, Lefevre Emilien, Lefèvre Arnould, Glorian. C'était pour moi un concours considérable. Ces messieurs m'appor­taient des traditions et l'expérience de l'enseignement. St-Jean de­venait tout d'un coup une maison formée et bien assise.

Et cela d'autant plus que Laon m'envoyait aussi quelques bons élèves, comme Geoffroy, Savard, Delloue, Damiens, Baudelot, Petit, les Wirtz. Ils allaient former les hautes classes, la seconde, la troisiè­me, la quatrième. Ils encadreraient les élèves de M.Lecompte et donneraient le ton à la maison.

La Providence m'assistait.

Il fallait un titulaire légal à la maison. Je n'avais pas le stage voulu. La chose put s'arranger. M.Lecompte resta titulaire pour quelques mois. Je demandai une dispense complète de stage. Mgr me donna ce billet bienveillant pour le joindre à mon dossier: «Nous autori­sons M. l'abbé Dehon, vicaire de St-Quentin, chanoine honoraire 184 de notre cathédrale, pourvu de diplômes honorables de / l'Université de France et de l'étranger, connu dans ce diocèse et ail­leurs pour s'être occupé avec succès des œuvres de jeunesse, à de­mander au Conseil départemental de l'Aisne un certificat de stage pour la direction d'un établissement d'instruction secondaire; au besoin, à demander dispense de ce certificat à M. le Ministre de l'Instruction publique.» Quelques mois après, je recevais la dispen­se, signée de M Jules Simon.

Mgr m'avait écrit qu'il m'aurait au besoin prêté pour titulaire M.Leredde, curé d'Ardon.

Le recrutement des professeurs n'était pas facile, mais Mgr était si bienveillant! Je lui avais demandé un prêtre qui était curé près de Vervins. Il hésitait à me le donner ne croyant pas qu'il réussirait. Il m'écrivait: «Tenez pour certain, mon cher Chanoine, que ni vos propositions, ni vos instances ne me lasseront; ne cessez pas de me demander ce qui vous semble utile, pourvu que vous ne preniez pas en mauvaise part (votre excellent esprit ne le permettra jamais) les délais ou les actes contraires que ma conscience m'imposera. J'ap­précierai votre zèle, / votre activité, vos ressources; je 185 m'effor­cerai d'y voir des traits providentiels de lumière; vous excuserez un évêque, dont la situation n'est pas trop aisée, de paraître un peu ti­mide.»

Il subissait quelques critiques à Laon et à Soissons.

Il me donna un autre prêtre, M.Mulette et deux abbés, MM. Marchal et Philippot. Avec deux ou trois laïques, j'avais le person­nel nécessaire. M.Lefèvre Emilien hésita et ne vint que l'année sui­vante.

Le 8 septembre, je célébrai avec une grande émotion la premiè­re messe à l'oratoire de St-Jean. J'étais si heureux de donner un au­tel de plus à Notre-Seigneur.

Je m'étais donné à N. S. pour une œuvre de réparation, il fallait m'attendre à ce qu'il usât de mon offrande. Il devait désormais me prêter souvent sa croix. Ce serait la forme de ses bénédictions.

Les nouveaux soucis de l'œuvre à fonder étaient le pain quoti­dien. Ceux du Patronage n'étaient pas finis.

J'eus à souffrir beaucoup du côté de mon père, qui ne compre­nait pas la voie où je m'engageais. Il rêvait pour moi l'épiscopat, cette nouvelle entreprise le désorientait.

186 Ma Situation en ville changeait aussi. J'avais / été jusque la l'homme de tout le monde. J'avais beaucoup d'amis. Désormais tous les amis du lycée se détournaient de moi. Je perdais tout d'un coup les sympathies de la moitié de la ville.

Enfin, comment les ressources me viendraient-elles pour une œuvre si importante? Les dépenses d'appropriation allaient grand train.

Il y avait bien le concours des Soeurs. Elles avaient reçu un bel héritage, mais les inquiétudes ne tardèrent pas à poindre de ce côté-là. Monseigneur le pressentit de suite. Il m'écrivait le 13 août:

«De qui et par qui les Franciscaines héritent-elles à Fourdrain? N'y a-t-il aucun danger de contestation de la part d'aucun héri­tier?'.'

Nous devions avoir bientôt un gros procès à l'horizon.

Table des matières

XII Cahier
1876: Cinquième année de Vicariat
Retraite à Laon - Election
Vicaires capitulaires 4
Cercles - Maisons d'ouvriers 5
Université catholique 7
Evolution politique 7
Leçons d'éloquence 8
Oratoire diocésain 14
Mgr Thibaudier 15
Réunions de jeunes gens 22
Autres œuvres 26
Etudes et lectures 2.~
Correspondance 34
Préparation du Congrès de St-Quentin 42
Nos fêtes en 1876 - Exposition 46
Congrès de St-Quentin 47
Discours du PHenriot 49
Première journée 51
Deuxième journée 64
Troisième journée 75
Bref du Pape Pie IX 80
Canonicat 82
Comité protecteur 83
L'Œuvre 84
Bienfaiteurs 104
Bordeaux - Burgos - Poitiers 105
Encore l'œuvre 110
1877: Sixième année de Vicariat
Fondation de 17 Institution et de la Congrégation
Voyage de Rome 117
L'œuvre ouvrière 119
Fête du 25 janvier 120
Fête du 19 avril 126
Saint Clément 131
Lycée 132
Jeunes gens 133
Oratoire diocésain 134
Prédications 135
Etudes et lectures 137
Correspondance 146
La grande question 151
Motifs pour lesquels la Congrégation a été fondée 167
Premiers pas: Saint-Jean 173
Organisation 181
Premières ombres 185
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