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22ème CAHIER (6.11.1906 – 21.12.1906)

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Notes quotidiennes (1906 – 1907)

Bonne réception chez les Pères franciscains à Blumenau. Ils ont là une grande maison avec une soixantaine de religieux. Ils ont des scolasti­ques, une école cléricale, une école professionnelle. C'est leur maison centrale pour la région.

Ils rendent de grands services au diocèse, où ils desservent six ou sept paroisses.

Le P. Celso et le P. José Kaufmann ont été très affables pour nous, Celui-ci est neveu d'un assistant du Père général. Les Pères trouvent à vivre au Brésil, avec le casuel, les dons et les profits de leurs travaux. Ils ont de la culture, des ateliers, tissage etc. 2 Ils ont introduit le tissage de laine au Brésil. Ils font leurs vêtements de bure, comme les Soeurs italiennes de la paroisse voisine de Nova Trento ont introduit l'élevage des vers à soie et le tissage de la soie.

Les Pères ont aussi une imprimerie. Ils dirigent le cercle ouvrier de S. Joseph. Des Soeurs de la Providence tiennent l'école des filles. C'est une paroisse bien organisée. Le centre colonial de Blumenau se développa péniblement à ses débuts. Il fut fondé en 1852 sur les bords de l'Itajahy [Itajaíl par le colon allemand dont il porte le nom. Il se sou­tint grâce aux subsides du gouvernement. Il prospère maintenant, et les routes rayonnent aux alentours, dans une riche campagne, parsemée de moulins et d'usines. 3

De bateaux à vapeur montent et descendent la rivière Itajahy [Itajaí]. Mais la colonie utilise aussi le port de Nova Trento, qui a beaucoup d'Allemands.

L'état de Santa Catharina est la partie du Brésil qui a le plus profité de la colonisation dirigée officiellement et dont la population comprend le plus de natifs étrangers et de fils d'étrangers. Les patriotes allemands voyaient avec bonheur naître la Germanie future de Nouveau Monde dans Santa Catharina et le Rio Grande do Sul. Leur langue prévaut en maint district, et grâce à l'éducation plus approfondie donnée par eux, l'état de Santa Catharina, encore si faiblement peuplé a pris dans la con­fédération brésilienne une part d'influence que n'ont pas acquise de grands Etats. Il lui a donné 4 le ministre Müller, qui a tant contribué à l'embellissement de Rio.

C'est en 1849 qu'une société commerciale de Hambourg importa les premiers cultivateurs allemands, qui s'établirent aux bords de la rivière Cachoeira. Le village naissant reçut le nom de Joinville, en l'honneur du prince français auquel un territoire d'environ 152.000 kilomètres carrés avait été concédé, comme douaire de Dona Francisca, soeur de l'Empe­reur du Brésil.

Les colons, plus favorisés que ne le furent beaucoup d'autres, reçurent des lots bien choisis, accessibles par de bonnes routes, et bientôt le pays prit l'aspect d'une riche campagne allemande, avec des cultures soignées comme celles de la mère patrie.

Joinville et Blumenau avec 5 leur rues droites, larges et ombragées, leurs maisons entourées de jardins où croissent le chêne et le saule pleu­reur, semblent s'être donné pour modèle le type d'une ville rhénane. La moitié des habitants de ces municipes sont Allemands, les autres sont Italiens ou Polonais. Beaucoup sont protestants. Des brasseries, distille­ries, charronneries et autres fabriques s'y sont établies. Les charriots et les barques transportent aux ports respectifs de Sâo Francisco et d'Itaja­hy [Itajaí] le maté surtout, puis le tabac, le maïs, le tapioca, le beurre et autres denrées agricoles.

Il y a aussi dans les deux états de Santa Catharina et de Paranâ des groupes slaves qui viennent de la Pologne autrichienne et prussienne. 6 C'est surtout aux environs de Curitiba et de Palmeira, mais il y en [a] aussi à Sâo Bento.

Aux jours de foire, Curitiba et Palmeira rappellent les villes galicien­nes. On évalue à une centaine de mille, soit au tiers de la population, les colons polonais de Paranâ. Des Lazaristes et Rédemptoristes polonais s'occupent d'eux. Ils gardent leur langue et leurs moeurs, ils ont même un journal.

Les colons italiens sont nombreux aussi dans cette région. La moitié de la paroisse de Brusque est italienne. Sâo Bento a des chapelles italien­nes.

Ce sont de bons colons, venus du Bergamasque et du Tyrol. Ils ont conservé leur foi. Ils sont moins attachés que les Allemands à leur natio­nalité et ils fusionnent 7 plus vite avec les Brésiliens.

Le 7, départ pour Itajahy, par bateau sur la rivière. Les eaux sont bas­ses. Il faut prendre un petit bateau à roues le Progresso jusqu'à Gaspar. Là nous prenons le Blumenau qui est plus grand. Il y a encore dans ces petits ports beaucoup de pirogues. La rivière descend entre des rives pit­toresques: fond de verdure, bouquets de palmiers, mimosas en fleur, ro­ches de granit se mirant dans l'eau; quelques ressouvenirs des lacs d' Ecosse.

Gaspar, église franciscaine sur la hauteur. Belles vues sur la rivière qui fait là un coude.

Les Pères nous offrent gentiment à dîner.

Détails de moeurs: chicottes à mouche orné de corne et de filets d'ar­gent, 8 hauts étriers genre moyen-âge.

La vie n'est pas chère dans les colonies: les oeufs, 200 reis la douzaine, le café, 700 reis le kilo;

le beurre, 1 milreis 20.

un ananas 200 reis.

cent bananes id.

douze oranges 100 reis.

La cuisine pour trois à Sâo Bento, 38 milreis par mois.

Notre rivière s'élargit et devient imposante. A Tainha on fait sécher des poissons à l'air, ce sont des bagri, vieille coutume indienne qui persé­vère.

Nous arrivons à Itajahy [Itajaí]. Deux collines cachent la mer. Nous abordons au trapiche, à la jetée.

Le 7, j'arrive chez les nôtres. Le bon P. Foxius1) est très hospitalier. Le P. Thoneik l'aide. Ils ont 3 paroisses 9 et 6 chapelles. La population est brésilienne. Quelques maisons de commerce allemandes.

On commence au port des travaux pour 50 contos. Une grande crue en 1880 a détérioré le lieu d'ancrage, qui n'est plus guère accessible qu'aux goëlettes. L'entrée du port est difficile. On fait des digues pour rendre la sortie de la rivière plus directe et plus profonde.

Belle bourgade bien tracée. Eglise modeste. Nos Pères projettent d'en élever une nouvelle.

La vie chrétienne se ranime. Le nombre des communions pascales est monté de 500 à 1500. On compte 100 communions par mois. L'Aposto­lat est bien vivant, ainsi que la Irmandade de Smo Sacramento et la con­férence de S.-Vincent-de-Paul. 10

Les chapelles se restaurent. Des choeurs embellissent les offices.

Le peuple a quelques coutumes superstitieuses. Ils font voeu d'assister à la messe avec un cierge, avec une couronne, de porter une pierre sur la tête à la procession, etc. Ils désirent tourner la clef du tabernacle dans la bouche des enfants.

Le pays est beau, mais les grands arbres disparaissent. L'oiseau appe­lé Bem-te-be, chante comme nos hirondelles. Un serpent jararaca est ve­nu chercher la mort sur les marches du presbytère.

Je reste fatigué de mes longues journées de voiture et je perds du sang. Le 9, promenade au pharol, vers la mer. Les travaux du port réussiront-ils? Les gens du peuple disent que le fleuve contrarié se ven­gera… 11

Le 10, départ à 4 h du matin pour Brusque, pour éviter la chaleur. 40 kilomètres en voiture. La route est dure dans sa seconde partie. La colo­nisation fait des progrès le long de la route. On développe les cultures en brûlants les arbres, quelques plantations de riz fort imparfaites.

Pas un seul village sur la route. Les oiseaux chantent agréablement le matin avant la chaleur.

Nos Pères de Brusque sont venus au-devant de nous avec une belle ca­valcade: le maire et les conseillers de fabrique.

On ne voit Brusque qu'en y arrivant. Notre maison et l'église sont sur une colline à l'entrée du pays. Beau panorama. 12

L'église est la meilleure de la région, elle a été bâtie autrefois par l'Etat.

Brusque a 15 chapelles. 10.000 âmes. Moitié Italiens. 13.000 commu­nions cette année. 500 baptêmes.

Dans la bourgade, les catholiques dominent. Il y a un temple pro­testant, mais pas de pasteur résident.

Nous trouverons là près de l'église un bel emplacement pour une mai­son centrale.

La nature est belle. Les ingà, beaux arbres à fleurs blanches, ombra­gent les caféiers. Passiflora (fleur de la passion), dans les haies et les bois. Noyers du Brésil: fruits composés, 3 ou 4 dans une gousse.

Les fourmis sont redoutables. Elles dépouillent les arbres. Elles font de curieuses processions, portant 13 des fragments de feuilles et de fleurs. On brûle leurs nids avec du pétrole.

Je reçois des visites: le juge qui parle bien français, des colons, les en­fants de Marie.

Il y a quelques riches commerçants. Les Bauer, les Renaux sont million­naires. Ils achètent les produits du pays, maïs, riz, bois et paient en mar­chandises importées. Bauer a un vapeur, Rudi, qui va à Rio, et des voiliers. Le peuple est excellent. Les Italiens sont de Bergame et du Tyrol.

Je reçois des lettres concernant les projets de Mons, Bergame, Lou­vain.

Je prends là quelques jours de repos, j'écris et je lis.

Visite de la chapelle de Guabiruba où nos Pères vont chaque diman­che. Colonie Badoise. 14

La famille Korrmann est là toute puissante. Elle est dévouée aux prê­tres. On agrandit l'église.

Je visite la ferme. Cuisine séparée, comme partout au Brésil. Four, magasins de bananes, patates, etc. étable, grenier pour le milho. Jardin soigné: fleurs de cire, fleurs cœur de Marie, fleurs de Noël (arbustes à fleurs mauves); prunes du Brésil (ameixas).

Il y a dans la région plusieurs sectes religieuses, des méthodistes bien organisés, des adventistes qui attendent le Messie et vivent en commu­nauté. Le 13, bonne réunion des nôtres. 7 Pères, arrangements pour les placements à faire.

Le 14, pèlerinage à cheval à Notre-Dame de Caravaggio à 15 Azambuia. Je monte un cheval blanc. Les Italiens ont apporté cette dé­votion. Petit hôpital: six Soeurs de la Providence.

On soigne là toutes les misères: les malades, les fous, la lèpre, la gale. Il y a là des alcooliques, usés par le cachexa (eau de vie de cannes). Ce vice sévit dans la région.

Les hommes s'y usent en un an ou deux. Tel village n'a plus que des veuves.

Des gens pâles et enflés ont la maladie de la terre. Ils ont des vers intesti­naux.

L'après midi; j'écris des lettres de nouvel an. Le Sabiâ me régale de ses chants. Il est moins varié que nos rossignols, il a la voix moins claire. 16 Le 15, pluie. J'ai au pied une chique et ses oeufs. J'arrache cela, et je deviens boiteux pour quelques jours. Fiat. Décidément ce voyage du sud est dur.

Tous les gens ici, comme au nord, portent le couteau à la ceinture, le facâo. J'en achète plusieurs comme souvenirs. Les Pères me donnent aussi des cous (queues?) de Toucans.

Le ven. Père Anchieta est honoré ici à tous les foyers, comme l'apôtre du Brésil. On le représente parlant aux animaux qu'il subjugue.

La vie n'est pas chère. Nos Pères paient 120 milreis de pension par mois pour 6.

Les oeufs, 320 reis la douzaine; une poule, 400 reis; le miel, 300 reis le kilo; le beurre, 1800 le kilo. 17

Lecture du P. Chevalier2). Figures du S.-Cœur: le côté d'Adam, les villes de refuge, la fontaine d'Eliezer, l'urne de Rebecca (Gen. 24). Hau­riam donec cuncti bibant [v. 19].

Prophéties du S.-Cœur: le nuage prédit par Elle (3 liv. des Rois - 18,44); la source de Zacharie (ch. 13,1): les sources d'Isaïe (ch. 12,3); la fleur du Jessé (Is. 7) [cf. 11,1]: la corolle est le Cœur de Jésus, les cou­leurs et les parfums sont ses vertus et ses grâces.

Joël 3,18 fons de domo Dei egredietur, Ps. 77,20. Is. 48,21. Percussit petram et fluxerunt aquae. Is. 44.45 [cf. 44,3]. Effundam aquas super sitientes. Apoc. 21 [22,1].

Poursuivant son étude sur le cœur humain, le P. Chevalier dit: L'homme, image de la Trinité est à la fois intelligence, volonté, sensibi­lité. Ces trois facultés possèdent chacune un système nerveux, 18 qui lui est propre. Le cerveau, siège de l'intelligence; le cervelet avec la moëlle allongée, siège de la volonté; le grand sympathique, plexus solai­re au creux de l'estomac, plexus cardiaque, siège de la sensibilité (amour, passions, affections). De ce nerf sympathique, petit mais vivi­fiant, partent des filets qui portent notre sensibilité affectueuse jusqu'au bout des doigts…

Je reçois la visite d'un Français, Démarche et son fils. Ils sont venus il y a 30 ans, de la Franche-Comté, toute une petite colonie. Les autres sont morts ou retournés. Ceux-ci s'italianisent.

A Cedro grande, Italiens, Mantouans, Bergamasques et Tyroliens à Nova Italia. La famille Brusque était française. Les descendants sont à Blumenau. 19

Le 18, dimanche, jour d'attente. La population est édifiante. Il y a 15.000 communions par an pour 10.000 âmes.

Un vieil Allemand désirant absolument voir le Père général est venu de 12 kilomètres. Il disait: «J'ai dit que je le verrais et je l'ai vu». Venir à la messe de 12, 15, 18 kilomètres ne leur coûte pas.

Le 19, départ des Pères Stolte et Meller3) pour Sâo Bento. Lectures de la Bruyère, de L. Racine «La religion».

Jolis papillons, symbole de la résurrection. Le Dante a dit: «Noi Siam vermi - nati a formar l'angelica farfalla» [Purg. X, 124-125]. Colibris, oiseaux-mouches, beja-flores à notre jardin, cardinaux, passereaux do­rés. Partout des grillons, des lucioles. 20

Les Indiens sont ici à nos portes. Les Bugres viennent la nuit voler le maïs et les moutons.

L'Amérique ancienne a dû être peuplée par tous les côtés: les Phéni­ciens, les Ibères à l'est; les japonais et Malais à l'ouest; les Norvégiens et Sibériens au nord.

On retrouve les types phéniciens et syriens avec les coutumes cor­respondantes au Pérou (chez les Quitchuas et les Incas) et au Mexique. Il y a des reliefs du genre assyrien, des momies, des hiéroglyphes au Mexique, et des étoffes genre oriental, au Pérou.

Les Tupís et Guaranys au Brésil paraissent avoir formé une seule race primitive au Brésil, à l'âge de la pierre polie. Ils appelaient l'or la pierre jaune, le fer la pierre 21 noire, le bronze la pierre qui sonne.

Ils ont gardé le souvenir du déluge. Ils avaient des chefs civils appelés caciques et des prêtres féticheurs.

Les tribus Tupfs et Guaranys ont généralement le type de la race jau­ne, avec les yeux pelus ou moins obliques. Ces races viennent de la Mongolie, du japon, de la Malaisie. Reclus signale cette origine dans sa géographie. A propos des Goyazes, une tribu de Tupfs, il dit: «Peu d'Indiens présentent un type mongoloïde plus frappant». Il fait la même remarque pour d'autres tribus. Pour les Guaranys, il dit que «ils sont au nombre des indigènes américains qui se rapprochent par le type de celui des Asiatiques orientaux».

D'autres tribus au nord-est doivent descendre des phéniciens, des Berbères, des Ibères. Elles ont adopté 22 la langue tupi, mais elles dif­fèrent des Tupfs. Les Cayuas per exemple ont un teint plus clair que les autres Indiens. Ils pratiquent la couvade, coutume que Strabon attribue aux Ibères et qui se perpétue chez les basques. Dans la couvade, le mari se met au lit et reçoit les compliments des visiteurs, quand sa femme a mis un enfant au monde.

La langue des Guaranys et des Tupfs est agglutinante, comme beau­coup de langues asiatiques.

Une tribu, celle des Chavantés a le type presque noir. Ils mènent une existence misérable, n'ayant ni cabanes ni tentes. Ils doivent être venus d'Afrique, de Malaisie ou d'Océanie.

Les Patagons rappellent les Australiens et les Papoues. 23

On peut étudier l'origine des Indiens à un autre point de vue, on pourrait dire à priori, d'après nos textes classiques.

Il semble que Salomon y envoyait ses navires. Il fit construire une flot­te sur la mer Rouge. Elle était montée surtout par des Phéniciens. Elle allait au loin chercher de l'or, des parfums, des bois précieux. Salomon a dit de lui-même: «Dominus dedit mihi horum quae sunt scientiam veram, ut sciam dispositionem orbis terrarum et virtutes elementorum» (Sap. eh. 7,17). Le savant bénédictin et orientaliste Genebrardus (1537-1597), a dit de cette flotte: «Oportuit solventes ex mari rubro, et aliqua Indiae orientalis parte perlu­strata, attactis Malaqua, Sumatra, recta deinde contendere ad insulam Sancti 24 Laurentii (Madagascar), ex qua ad caput Bonae Spei, inde ad Bra­siliam atque legentes illam Brasiliae oram, tangere Cubam et insulam S. Dominici hispanam; ex qua tandem pateret accessus ad Mexicanas oras, (1200 ans environ avant notre ère).

Les Phéniciens ont pu par là implanter leur race en Amérique et y amener avec eux des Malais de Sumatra et de Madagascar…

Les courants venant du cap de Bonne-Espérance portent naturelle­ment les voiliers vers le Brésil.

Quelques compagnons d'Enée seraient-ils allés aussi par là? Virgile rapporte ainsi les traditions:

Diversa exilia, et diversas quaerere terras,

Auguriis agimur divum, classemque sub ipsa

Antandro et Phrygiae molimur montibus Idae,

Incerti qua fata ferunt, ubi sistere detur.

Mais la poésie est suspecte en histoire. 25

Il paraît bien aussi que les Carthaginois n'ignoraient pas l'Amérique. C'était une race puissante. Strabon raconte qu'ils avaient plus de 300 villes en Afrique et que Carthage comptait 700.000 habitants. Une fois vaincus par les Romains, ils cherchèrent un refuge sur d'autres terres, un siècle et demi avant notre ère.

Mais déjà bien longtemps avant cela ils avaient parcouru toutes les mers, bien au delà des Colonnes d'Hercule. Ils connaissaient les îles For­tunées (Canaries) bien proches de l'Amérique par les vents alizés; ils re­montaient jusqu'en Angleterre pour y chercher l'étain et jusqu'au Jutland.

Platon parle d'une île qui s'étendait en avant des Colonnes d'Hercule, île plus grande que l'Afrique et l'Asie ensemble: «Insulam ante 26 ostium habebat, quos (quae) vos columnas Herculis appellatis, et insula illa et Lybia et Asia Major erat». Il est vrai qu'il la fait disparaître dans un cata­clysme d'un jour et une nuit. Mais on sait avec quelle facilité les narra­teurs grecs interprètent les faits qu'ils n'ont point vus (témoin Hérodo­te).

Le déluge dont il parle, qui a submergé l'île d'Atlante, pourrait bien être un souvenir de déluge de Noé.

Ce qui est dit de l'île d'Atlante par les anciens répond assez bien à l'Amérique. Diodore de Sicile, qui écrivait dans le siècle avant notre ère et 300 ans après Platon raconte que les Phéniciens d'Afrique avaient en­trepris de naviguer plusieurs siècles auparavant hors des Colonnes d'Hercule et avaient été entraînés vers une terre inconnue, très grande, au milieu de l'Océan, terre agréable, fertile, arrosée 27 de grandes fleuves, avec des forêts étendues et qu'ils s'y établirent.

Après ce que nous savons de la religion, de l'écriture, du culte du So­leil, des sacrifices d'enfants et d'hommes (à Baal), de la couleur et même du caractère des Indiens depuis le Mexique jusqu'au Pérou, de leur civi­lisation, marquée par les ruines de leurs monuments, il paraît bien pro­bable que les Phéniciens ont contribué à peupler l'Amérique équatoria­le. Il y a encore près de Recife un Haut-lieu sacré, un lieu de sacrifices sur le plateau de Tabatinga, qui domine toute la vallée où est construite l'usine de Camaragibe.

Je le sais, dit le Père Maximin, parce que le vieux Pantaleâo, ancien esclave affranchi, qui passait la centaine d'années, m'avait parlé 28 de cela et de bien d'autres histoires dans un style ineffable, mais surtout par des données manuscrites qui existaient, il y a dix ans, au monastère bé­nédictin d'Olinda et provenaient de José de Alencar, le romancier qui utilisait ces traditions pour les faire revivre dans ses romans.

A citer encore comme curiosité l'interprétation du livre d'Esdras par quelques-uns, lorsqu'ils disent que les premiers habitants de l'Amérique furent les Juifs captifs au temps du prophète Osée (730 ans avant J.-C.) conduits par une force divine vers une région inconnue, où n'avait ja­mais habité créature humaine par des chemins d'un an et demi de voya­ge. Le P. Simon de Vasconcellos veut même reconnaître dans les In­diens le caractère des juifs, lâches, 29 craintifs, superstitieux, men­teurs…

Certaines tribus indiennes ont la circoncision, mais cette coutume n'est pas spéciale aux juifs, elle existait chez les Egyptiens, les Ethio­piens, les Syriens, les Phéniciens.

Des Juifs ont bien pu d'ailleurs être mêlés aux Phéniciens qui s'aven­turaient sur l'Océan.

Les collections du Musée Kircher à Rome montrent qu'il y a une étonnante unité entre toutes les branches de l'humanité.

Flèches en carquois avec pointes de silex, de fer, de bois dentelé, de roseau affilé. On trouve cela en Polynésie, en Afrique comme au Brésil. Il en est de même des masses et hachettes en pierre polie, des fléchettes de pierre taillée, des pirogues, des rames, des filets, des 30 instru­ments de musique. Le Brésil a la spécialité des jolies coiffures de plumes d'oiseaux parce que la nature s'y prêtait. Les Africains du Sud et de la côte Somali ont les mêmes usages.

La préhistoire en Italie est la même. Le Mexique a quelques mosaï­ques, des verroteries.

Le Pérou rappelle la Phénicie et l'Egypte par ses momies, ses vases à dessins, ses étoffes tissées en couleur.

Le Pérou mettait ses momies accroupies et en sacs. On trouve aussi des corps accroupis au japon et même en Etrurie.

De Brusque, je retourne en voiture à Itajahy, où j'espère avoir bientôt un bateau. J'arrive le 20. On attend le bateau pour le 26… Je lis, j'écris. J'envoie 31 à Me Fontaine une notice sur le Menino Jésus, pour sa re­vue.

J'ai le temps de traduire tout le volume de Tollenaere sur Pernam­buco.

Le 21 nov. Fête de la Présentation. Souvenir de Fayet.

J'aurai ici un séjour de repos. J'en ai besoin. Le jardin du presbytère est agréable: beaux caféiers en fleurs, orangers, noyers, pruniers, bana­niers, mammons, cannes, manioc, maïs, fejâo. Le Père curé soigne son jardin comme il soigne les âmes.

Manca il rimando alla nota 4 : lo metto qui 4)

Le 22, je vais en pèlerinage à N.-D.-des-navigateurs, Nossa Senhora dos Navigantes. Je lui demande un bon voyage; elle me l'accordera.

La chapelle est sur le bord du fleuve en face d'Itajahy [Itajaf]. On y va en barque. La statue est celle de N.-D. du S.-Cœur. Plusieurs petits bateaux y ont été 32 offerts en ex-voto. La fête se fait tous les ans au 2 février. Toutes les barques et tous les bateaux du port sont pavoisés et défilent en procession. Le 23, attente. je reçois enfin la lettre du P. Falleur5) du 27 sept. sur Bergamo, presque deux mois après son envoi. J'envoie une dépêche pour dire d'acheter.

Le 24, passage de 4 Pères franciscains. Ils vont au définitoire (chapitre provincial) à Petropolis.

Un petit vapeur, le Rudi, les emporte à Rio.

Quelle belle floraison des caféiers dans le jardin! Les arbres sont tout blancs de fleurs avec un léger parfum d'oranger.

Le jardin a aussi l'arbuste pitanga, fruit comme des petites cerises, 33 le jaboticabeira, sorte de prunier.

Nous causons des fêtes locales. Ici on aime à couronner les saints que l'on fête, mais comment couronner le S.-Esprit, à la pentecôte? Un homme et une jeune fille élus portent la couronne royale. On les encen­se, la procession les conduit chez eux. Cette coutume vient des îles Aço­res, sept îles dédiées au S.-Esprit. Les traditions açoriennes disent que sept evêques chassés d'Espagne par les Arabes s'enfuirent là et fondèrent sept églises.

Les Açores ont été connues et visitées par les Phéniciens, les Arabes, les Normands. Pourquoi pas aussi l'Amérique?

A la chapelle de Penha, les noirs veulent qu'à Noël on 34 couronne leurs empereurs et impératrices du Rosaire. Ils prétendent danser dans l'église. On changera cela, ce n'est pas facile.

Le 25, je fais une remarque: Notre décret d'approbation est daté du 4 juillet, mais il a dû passer à la signature du Pape le samedi précédent, le 28 juin. Ce jour-là, c'était le 28e anniversaire de mes premiers voeux. C'est sans doute providentiel.

Je lis dans le beau dictionnaire allemand de Brockaus un article sur les Sémites (juifs, Abyssins et Arabes) et les Chamites (Egyptiens, Berbères, Lubyens, Numides, Gétules); aux îles Canaries, les Guanches6); - les tal­las et Somalis, les Danakils - les Kabyles - en Espagne, les Ibères, les Ba­sques; les Turdetans en Andalousie, une partie des Lusitaniens, 35 les Cantabres, les Gascons7) - l'Ibérie caucasienne - les Chanaanites (Phéni­ciens) - S. Augustin appelait encore les Carthaginois Chananai. Les uns et les autres ont contribué à peupler l'Amérique.

Aucun bateau ne vient du nord. Comment vais-je arranger mon voya­ge? Il paraît que le Saturno va remonter au Nord le 29, je le prendrai jusqu'à Santos et là je trouverai l'Amazone qui va à Buenos-Aires.

Ce sont des jours d'attente. Je lis l'histoire du Brésil, je vais en écrire un petit résumé d'après Reclus.

Le temps est beau, mon thermomètre marque journellement 22° le matin et 25° à midi.

Tous les jours vers 9 h 1/2 36 du matin s'élève une brise ra­fraîchissante.

Découverte. - Un document attribue la découverte du Brésil à un certain Joâo Ramalho, qui mourut à Sâo Paulo en 1580, après un séjour prétendu de 90 ans dans le pays (Luciano Cordeiro: l'Amérique et les Portugais). Quoi qu'il en soit, l'histoire oublie ce prédécesseur de Colomb; mais on sait que, grâce au voisinage relatif de l'Europe, le littoral brésilien fut découvert au moins huit années après le voyage de Christophe Colomb, par une expédi­tion qui ne se dirigeait pas même vers le Nouveau Monde.

Pedro Alvarez Cabral, cinglant au large pour contourner le continent africain et pour prendre la route des Indes orientales en évitant la zone 37 des calmes, rencontra une terre inattendue, qu'il crut être une île. Un port, qui a gardé son appellation première, Porto Seguro, s'ouvrait à ses navires. Il y laissa deux hommes, et sur une croix plantée près du port, il fit graver les armes de son souverain. Le nom de Vera Cruz ou de Santa Cruz, qu'il donna à cette terre, ne se maintint que pour une rivière et une ville du voisinage. L'appellation populaire de Brasil, appliquée à la région mystérieuse où croissaient les arbres de teinture, finit par s'attacher à la région nouvelle.

La terre brésilienne fut retrouvée l'année suivante, en 1501, par Ame­rigo Vespucci, à la baie de Todos os Santos, au bord de laquelle s'élève la moderne Bahia. Une fois connu, ce littoral reçut la visite de nombreux marins, Portugais et Normands. 38

En 1532, Martin Alfonso de Souza fonda les premières colonies, Sâo Vicente et Piratininga, dans la province actuelle de Sâo Paulo, non loin de la cité moderne de Santos.

D'autres groupes portugais s'établirent le long de la côte et dès 1534 l'immense domaine royal était partagé en vastes capitaineries héréditai­res.

En 1549, le roi Don Joâo III établissait un gouvernement général à Bahia.

La colonisation se fit de proche en proche, moins par des alliances avec les indigènes que par des conquêtes à main armée.

Pourtant, dès l'année où l'on fondait Bahia, les missionnaires jésuites pénétraient dans l'intérieur pour catéchiser les naturels et commençaient les réseaux d'explorations qui devaient les mener jusque dans le 39 Paraguay, chez les Guaranis, et vers la vallée du haut Amazone.

Mais si les jésuites, protecteurs naturels des Indiens, appliquaient leurs efforts, à défendre leurs missions et à garder leurs catéchumènes di­sciplinés, d'autre part les habitants de Sâo Paulo et des autres capitaine­ries du Sud et de Bahia, les Mamelucos, métis de blancs et d'indiennes, qui constituaient le gros de la population portugaise ne voyaient dans les indigènes que des esclaves à capturer et les pourchassaient comme du gi­bier.

En même temps que les colons portugais procédaient par la violence à la prise de possession d'un territoire qu'ils eussent pu acquérir par de li­bres contrats, ils avaient à se défendre contre des rivaux étrangers qui leur disputaient le riche domaine 40 brésilien. C'est ainsi qu'en 1567 ils reprirent aux Français la baie de Rio de Janeiro, où ils fondèrent la ci­té qui devint plus tard la capitale des Etats-Unis du Brésil.

En 1615, encore sur les Français, ils reconquirent l'île de Maranhâo à l'est du golfe amazonien. Il leur fallut aussi repousser mainte attaque des corsaires français et anglais et pendant trente années, de 1624 à 1654, ils virent se constituer à côté d'eux une autre colonie, celle des Hollandais qui, après avoir capturé temporairement la capitale du Brésil, Bahia, établirent leur pouvoir sur toute la partie du littoral comprise entre le rio Sâo Francisco et le rio Grande do Norte, avec Pernambuco pour chef­lieu et possédèrent même pendant quelques 41 années le Cearà et le Maranhâo.

Les armées portugaises étant impuissantes à récupérer le territoire perdu, l'indépendance fut reconquise par les populations elles-mêmes, blancs, indiens et noirs, qui se révoltèrent contre les Hollandais et les ex­pulsèrent de Pernambuco, après neuf années d'une guerre incessante.

En 1661, le Portugal et la Hollande célébrèrent la paix, et depuis cette époque le Brésil n'a plus eu à combattre d'invasion étrangère, les deux expéditions françaises de Duclerc en 1710 et de Dugay-Trouin en 1711, dans la baie de Rio de Janeiro n'ayant été que de simples courses de pil­lages. Duguay-Trouin prit la ville, qui dut payer une forte rançon. Louis XIV était absorbé par la guerre de la succession d'Espagne. 42

L'intervention des indépendants de Pernambuco contre les domina­teurs hollandais avait été, dès le milieu du XVIIe siècle, le premier indi­ce de la formation d'une nationalité. Elle s'était alors révélée contre des étrangers d'origine, de langue et de religion, mais pendant les cent cin­quante années qui suivirent, elle eut mainte occasion de se manifester contre les Portugais eux-mêmes, qualifiés de forains ou forasteiros.

Au commencement du XVIIIe siècle, des insurrections de natifs se produisirent avec des succès divers dans les provinces de Sâo Paulo, de Minas Gerais, de Pernambuco. Après la proclamation de l'indépendan­ce nord-américaine, les mouvements nationaux devinrent plus sérieux, et cette même année 1789, qui de l'autre côté de l'océan vit naître la Ré­volution française, 43 marqua au Brésil l'écrasement de la première conjuration républicaine, déjà préparée quelques années auparavant par les étudiants brésiliens qui résidaient en France. Un des conspirateurs, Tiradentes, subit la peine du gibet en 1792. Aujourd'hui son souvenir est en honneur.

Cependant le régime portugais se maintint encore pendant plusieurs années, grâce aux conjonctures nouvelles que produisirent les guerres napoléoniennes. Fuyant le Portugal, le prince régent Don Joâo dut émi­grer au Brésil et faire de Rio Janeiro le chef-lieu de sa monarchie: le Bré­sil prit le titre de royaume et l'on commença à considérer le Portugal lointain comme la dépendance de son ancienne colonie. Aussi l'orgueil de la nation se trouva vivement froissé 44 quand le gouvernement royal voulut rétablir l'ancien ordre de choses.

En 1817 une insurrection républicaine éclata dans Pernambuco, la ville patriotique par excellence. Puis en 1821, les cortès brésiliennes, s'opposant au départ de Don Joâo VI, furent dispersées par la force des baïonnettes; mais l'année suivante le régent Don Pedro eut à choisir en­tre le retour en Portugal et le trône impérial du Brésil indépendant; il prit le trône.

Ainsi s'accomplit, presque sans conflit, la rupture définitive: la vaste colonie se détacha de la métropole près de cent fois moins étendue, qui pen­dant trois siècles lui avait donné sa population, sa langue et ses moeurs: phénomène analogue à celui qui se présenta dans le monde antique, lorsque la puissante Carthage se 45 fit indépendante de Tyr et que les colonies de la Sicile, de la grande Grèce, des Gaules et de l'Ibérie s'émancipèrent de la tutelle hellénique.

Bien plus que les colons espagnols, les portugais au Brésil se sont croi­sés de noirs. La proximité des deux côtes parallèles, du Brésil et de la Guinée, a produit ce phénomène capital dans l'histoire de la race brési­lienne.

Les esclaves noirs ont été importés dans les plantations brésiliennes par millions, et quoique les cargaisons de chair humaine ne comprissent d'ordinaire qu'un petit nombre de femmes moins utiles que les hommes pour le dur travail des champs, des familles se constituèrent, les naissan­ces égalisèrent les sexes et les croisements de race à race devinrent fré­quents. On peut dire que la nation brésilienne, 46 prise dans son en­semble, est de sang mêlé, quoique la majorité se dise blanche d'origine. Les sentiments de vanité expliquent suffisamment que les familles se ré­clament de leurs ancêtres libres et non de ceux qui furent esclaves.

Le Brésil, parmi les pays à civilisation européenne, maintint le plus longtemps l'esclavage des Africains.

Après avoir proclamé leur indépendance nationale, les Brésiliens pra­tiquaient encore légalement la traite des nègres. Il fallut en 1826, la pres­sion menaçante du gouvernement anglais pour que ce commerce fût offi­ciellement aboli. Mais la convention ne fut pas observée, et la traite con­tinua en dépit des croisières britanniques… La certitude de recevoir sur les marchés brésiliens la somme de 400 francs pour chaque «paire de bras», achetée cent francs sur la côte 47 de Guinée, avivait le com­merce des négriers, et l'on importait tous les ans de 50.000 à 80.000 esclaves: on évalue à plus de 1 million et demi les noirs importés au Bré­sil de 1826 à 1851 en violation des traités. Mais le gouvernement lui-même, poussé par la volonté nationale, dut sévir à la fin et interdire cette importation barbare.

Dès lors le nombre des asservis diminua rapidement par les affranchis­sements et par la mortalité qui frappait les travailleurs noirs. En 1851, on évaluait à 2.200.000 la population servile de l'empire: elle n'était plus que de 1.500.000 en 1871.

Sous la pression de l'opinion publique nationale et étrangère, les af­franchissements devenaient de plus en plus nombreux. En 1866, les cou­vents bénédictins libéraient leurs seize cents esclaves; les hôpitaux 48 et diverses administrations les imitaient.

Enfin, en 1871, fut promulguée la loi d'émancipation progressive, qui devait amener l'extinction de la servitude dans l'espace d'une généra­tion. On proclamait la «liberté du ventre», c'est à dire que tous les en­fants à naître étaient déclarés libres, mais sous la tutelle de leurs maîtres, qui pouvaient utiliser les services de l'affranchi jusqu'à 21 ans. Par la même loi, on libérait tous les esclaves de l'Etat et de la couronne.

L'ancien régime ne pouvait plus se soutenir longtemps et, malgré la résistance des planteurs, le Parlement abolit définitivement la servitude en 1888. L'émancipation proclamée s'appliquait à 740.000 individus; en vingt années le nombre des esclaves avait diminué de moitié. 49

L'immigration s'est accrue si rapidement en ces dernières années qu'elle a pris une importance de premier ordre et que, dans certaines provinces, la race même se trouvera fortement modifiée.

Après les Portugais, les Allemands furent les principaux colons du Brésil: en premier lieu comme engagés, puis comme immigrants libres. Dans les régions tempérées du sud (Santa Catharina et Rio Grande) ils prospérèrent si bien que des patriotes ambitieux purent croire à la nais­sance d'une «Allemagne nouvelle».

Il est vrai que les communautés germaniques de la région du Rio Grande située à l'ouest de Porto Alegre, étaient devenues nombreuses et riches, ayant en même temps assez bien gardé leur groupement national pour constituer presque un petit état 50 dans l'Etat; mais leur force de cohé­sion est désormais rompue par l'invasion d'immigrants d'une autre race, les Italiens, qui se précipite en exode dans toutes les parties du Brésil.

Les juifs ne manquent pas non plus au Brésil. Déjà sous la domina­tion hollandaise, ils étaient puissants à Pernambuco, et si, plus tard l'in­quisition les poursuivit et les brûla par centaines, là plupart avaient ab­juré et s'étaient mêlés au reste de la population; maintenant ils revien­nent plus nombreux qu'autrefois, surtout d'Allemagne et de Russie. Sous l'action de ce milieu, les Brésiliens se distinguent par un caractè­re original. Physiquement, ils ne sont point dégénérés, et sur les pla­teaux ils se distinguent par la haute taille, la vigueur et l'adresse.

On dit les Lusitaniens d'Amérique 51 patients, résignés, longani­mes, persévérants, doux et pacifiques, malgré les guerres fréquentes dans lesquelles ils ont été entraînés.

Une ère de progrès illimité s'ouvre pour le Brésil. Qu'il égale seulement sa mère patrie le Portugal, en densité de population, et déjà 400 millions d'hommes en occuperont le sol; qu'il soit peuplé comme les îles britanni­ques, il aura un milliard d'habitants. Et certes, le Brésil a tous les avantages naturels de la terre, du climat, des produits, pour qu'il puisse suffire ample­ment aux besoins des foules qui viendront s'y presser un jour.

Grâce aux différences du relief et des latitudes, les gens de toute origine y trouvent le milieu qui convient à leur plein développement. Sauf les régions arctiques, les Etats-Unis du Brésil 52 résument la surface entière de la planète. Toutes les formes végétales de la zone torride et des zones tempé­rées y prospèrent. A la flore brésilienne déjà si prodigieusement riche, s'ajoutent par l'acclimatation les flores de tout le reste du monde. Pour les hommes, comme pour les plantes, le Brésil est une terre promise et déjà plus qu'en aucune autre contrée de la terre, l'humanité représentée par blancs, rouges et noirs, s'y est connue et fraternellement réconciliée.

Au Brésil comme aux Etats-Unis, les nécessités du commerce ont obli­gé les habitants à se construire des voies ferrées avant qu'ils pussent rem­placer leurs pistes par de bonnes routes carrossables.

Les prétendues grandes routes qui réunissent Rio aux Minas, au Goyaz, au Matto [Mato] Grosso, ne sont que de larges 53 rubans de roche ou de terre, serpentant dans les fonds et sur les collines, rayés d'or­nières profondes dans les régions humides. Sur ces routes poudreuses, bosseuses ou rocailleuses, six, huit, dix paires de boeufs traînent lente­ment leur char aux roues chantantes.

Le Brésil inaugura sa première voie ferrée en 1856. Elle s'arrêtait au bas de la Serra do Mar. Mais peu d'années après on triompha de l'obs­tacle en surmontant par de fortes rampes et seize tunnels la chaîne qui séparait Rio de la vallée de Parahyba [Paraiba]. Désormais on possédait le tronc initial sur lequel viendraient s'embrancher les autres lignes com­muniquantes avec la capitale.

Depuis cette époque, les voies ferrées ont déjà franchi le rempart côtier de la Serra do Mar sur cinq points. Elles ont également traversé les chaînes moyennes, 54 la Serra de Mantiguerro et la Serra do Espinhaço.

L'embranchement de Ouro Preto passe à 1362 mètres de hauteur. Maintenant les réseaux de Rio et de Santos sont reliés entre eux par la grande ligne de Sâo Paulo.

Plusieurs capitales des états du Nord sont aussi reliées entre elles: Na­tal, Parahyba [Paraiba], Recife, Maceió.

Le réseau de Rio pénètre au loin dans les Minas Gerais et se prolonge chaque année d'une ou deux étapes. Il ira rejoindre Goyaz. Celui de Sâo Paulo a déjà atteint les cours navigables du Rio Grande, du Pardo, du Tiété. Il ira rejoindre Cuyabâ.

Une grande voie maîtresse unira un jour toutes les lignes isolées, du nord au sud. 55

Les projets qu'il serait nécessaire d'exécuter au plus tôt, pour donner au pays une assiette politique et commerciale plus solide sont ceux qui rattacheraient Rio et les Minas Gerais au versant du Matto [Mato] Gros­so et l'état de Sâo Paulo à l'extrémité méridionale de la République.

Depuis la fin du régime colonial, le commerce brésilien a certaine­ment décuplé, car, si gênants que soient les tarifs des douanes, du moins les échanges avec l'étranger ne sont pas interdits, comme ils le furent jusqu'au 1808. Une compagnie financière possédait alors le monopole du commerce du Brésil.

Le commerce a prospéré, malgré les révolutions, les spéculations ef­frénées et les malversations de toutes sortes. Ils s'élève aujourd'hui à un milliard et demi. 56

L'Amérique du Nord occupe le premier rang dans le commerce avec le Brésil.

L'agriculture courante, en dehors des grands domaines utilisés pour les plantes industrielles, est un travail tout rudimentaire, imité des an­ciens Tupis; il faut y voir le pillage du sol plutôt qu'une industrie régu­lière. On y gaspille les arbres et on le regrettera plus tard.

Cependant chaque cultivateur obtient en abondance, par la simple routine des travaux agricoles, les denrées nécessaires à son alimentation, le manioc, les haricots noirs, le riz, le maïs, les bananes, les patates, les ignames.

Le plat fondamental des tables brésiliennes, la feijoada, peu différente de la nourriture habituelle des Portugais continentaux, comprend les trois pre­miers ingrédients, auxquels on ajoute ordinairement de la viande sèche, carne secca, 57 importée du Rio Grande do Sul ou des régions platéennes.

On sait, depuis Humboldt, l'énorme quantité de substance alimentai­re que produit une bananerie (bananeraie) de peu d'étendue: un hecta­re, comprenant 320 pieds, à deux régimes par pied, donne en moyenne plus de 38 tonnes de bananes.

Les traditions de l'ancien Brésil monarchique se sont perpétuées pour la division du sol. Les rois avaient d'abord partagé la terre en grands fiefs ou capitaineries, et plus tard, quand la propriété directe de la con­trée revint au pouvoir royal, celui-ci distribua ces propriétés conforme­ment à son caprice, en concédant des sesmarias ou parcelles, générale­ment fort étendues. La nation ne possède que très peu de terres libres, tandis qu'un petit nombre de seigneurs détiennent 58 d'immenses étendues, dont ils ne connaissent pas même les limites.

Le travail se ferait mieux si ces régions fécondes, détenues par un seul étaient réparties entre les matutos ou petits cultivateurs.

Quant au régime de la parceria ou du métayage, il est mal accueilli par des cultivateurs venus de l'Ancien Monde pour être propriétaires.

Là est la grande question pour l'avenir immédiat du Brésil. Les tra­vailleurs réclament la terre, ils la prennent même en certains endroits et la cultivent de force.

Les détenteurs ou les titulaires la reprennent ou cherchent à la repren­dre. Bien des Italiens, désappointés par ce régime ont quitté le Brésil pour aller à l'Argentine, où la vente des terres par lots est mieux organi­sée.

Après l'abolition de l'esclavage, 59 lorsque les planteurs virent s'en­fuir presque tous les nègres de leurs ateliers ils accusaient de paresse ces esclaves d'hier, mais ceux-ci, las de travailler pour un maître, s'étaient retirés dans quelque clairière de la forêt, où ils vivent avec leur famille et quelques animaux domestiques, cultivant leur petit champ de bana­niers, de haricots et de manioc, sans négliger les fleurs du jardin. Cepen­dant, nombre d'anciens esclaves sont revenus depuis sur les plantations natales.

Tous les Etats du littoral sont riches en bois d'ébénisterie, de construc­tion, de teinture. C'est à un arbre, l'echinata coesalpinia, que le Brésil doit son nom. Un autre, le jacaranda, a la fibre si belle, qu'on l'appelle le bois saint, palo santo, en français palissandre. On s'en est abondam­ment 60 servi pour les meubles d'églises et de sacristies au Brésil.

Pour le bétail, chevaux et bêtes à cornes, le Brésil reste inférieur à l'Argentine, quoique sur les plateaux du centre et dans les campos du Sud, il possède des terrains de pâture en superficie presque égale. Un de ses Etats, le Rio Grande do Sul, poursuit l'élevage avec la même activité que les contrées platéennes et fournit à Rio, à Santos et aux autres villes de la région tropicale de petites mules infatigables à la course et d'une merveilleuse force d'endurance. Le Goyaz [Goiâs], le Matto [Mato] Grosso, le Minas envoient au littoral leurs boiadas ou troupeaux de boeufs, cheminant par courtes étapes et paissant dans la brousse des deux côtés de la piste accoutumée.

Dans les régions centrales du Brésil, ces animaux appartiennent à deux races différentes, qui sont améliorées par les 61 vaches de jersey et les taureaux anglais.

On estime à environ 18 millions le nombre des bêtes à corne au Brésil. Dans l'Etat de Minas, l'industrie fromagère a pris un grand dévelop­pement, sur toutes les tables au Brésil, on trouve du fromage de Minas.

Au XVIIIe siècle, le travail des mines au Brésil fournissait une ex­portation considérable. Comparé au Mexique et au Pérou, les pays de l'argent, le Brésil était le pays de l'or. Dès le premier siècle de l'occupa­tion, les Portugais avaient découvert des mines aurifères notamment à Taubaté, entre Rio et Sâo Paulo, et bientôt les Paulistas, poursuivant leurs recherches vers le nord et vers l'ouest, signalèrent des rios de ouro dans presque toutes les parties du territoire immense compris entre les Andes et le littoral de Bahia. 62 La plupart de ces gisements sont au­jourd'hui abandonnés.

Les mines de Goyaz [Goiâs], qui fournirent au siècle dernier de très fortes quantités de métal, ne sont plus exploitées que par un petit nom­bre de faiscadores ou orpailleurs, sans autres instruments que le pic et la batée.

La presque totalité du métal jaune exporté du Brésil provient de Mi­nas Gerais, l'etat minier par excellence. Le lavage des sables et des gra­viers ou cascalhos détachés des roches aurifères, recouvertes presque par­tout par le conglomérat ferrugineux de la canga, commença vers la fin du XVIIe siècle. Des 1698, le pic entamait les montagnes d'Ouro Preto. Les chercheurs d'or s'étaient emparés des indigènes, qu'ils faisaient travail­ler sous le fouet au creusement et au lavage des terrains. 63 Disposant de cette main d'œuvre gratuite, ils firent accomplir des tra­vaux prodigieux avec les moyens industriels les plus primitifs. On fouilla presque partout le sol sur une longueur de 450 kilomètres et une largeur de 220, des deux côtés de la chaîne épinière et dans les vallées tributaires du Rio das Velhas.

Pendant la période de prospérité, les potentats des Minas Gerais vi­vaient avec ce faste insolent qui de tout temps distingua les parvenus en riches rapidement. Des propriétaires se faisaient bâtir des palais où cha­que jour la table était somptueusement servie pour les amis et les pas­sants.

Lorsque le Capitaine général visitait un de ces riches mineurs, on lui offrait d'ordinaire un plat de cangica, les grains de mais 64 étaient remplacés par des pépites.

Pour la translation du S.-Sacrement on employait des chevaux ferrés en or. Les plaideurs appuyaient leurs suppliques en offrant des bananes pleines d'or à leurs juges.

La production totale pour l'ensemble du Brésil paraît n'avoir été guè­re inférieure à 3 milliards.

Le rendement actuel est évalué de 4 à 8 millions par an. La plupart des compagnies qui exploitent le minerai sont constituées en Angleterre, et leurs opérations se limitent à la région des Minas. Elles ne font plus exploiter les alluvions des rivières, mais attaquent les roches mêmes, en poursuivant les veines pyriteuses jusqu'à de grandes distances et à plu­sieurs centaines de mètres en profondeur. Des chemins de fer, des plans inclinés transportent 65 le minerai jusqu'aux bocards où l'eau des ri­vières et des canaux permet le lavage et la lévigation de la pierre concas­sée.

La diminution du rendement et le prix croissant de la main d'œuvre ont graduellement ralenti les travaux. Cependant l'industrie rémunère encore les capitaux étrangers.

La recherche des diamants au Brésil a donné lieu à beaucoup de mé­comptes, la découverte des mines de l'Afrique méridionale ayant sou­dain ruiné l'industrie brésilienne.

Les premiers explorateurs des Minas ne cherchaient que des pierres ver­tes, et ceux qui découvrirent les diamants ne connaissaient pas d'abord la valeur de ces cailloux transparents, qui servaient de jouets aux enfants indiens.

En 1733, le gouvernement, fidèle 66 à son principe de ne voir dans le Brésil que sa vacca de leite (sa vache à lait) se déclara seul propriétaire des terrains diamantifères et fit tracer autour de Diamantine une circon­férence de 42 lieues indiquant les limites du terrain interdit. On n'y pou­vait pas creuser les fondations d'une maison sans la présence de quatre fonctionnaires.

Sous le régime actuel, la recherche du cristal est devenue libre.

Les garimpeiros ou chercheurs de diamants ont découvert la pierre pré­cieuse non seulement dans les Minas, mais aussi dans le Matto [Mato] Grosso et dans le Bahia occidental.

Leurs exploitations se font, pour le plupart, sans beaucoup de métho­de. Ils détournent les torrents et les ruisselets, presque taris pendant les sécheresses, puis tamisent les graviers, 67 aussi longtemps que dure la saison favorable. Dès que les pluies s'annoncent les ateliers disparais­sent.

On évalue à 12 millions de carats, soit à près de deux tonnes et demie, représentant un demi milliard de francs, le total des diamants livrés par le Brésil au commerce du monde.

La production annuelle est encore de 7 à 8 kilogrammes, représentant un million de francs.

La formation diamantifère du Brésil se complète par un grand nom­bre d'autres cristaux: grenats, topazes, corindons, béryls, améthystes.

Les états de Sâo Paulo, Paranâ et Santa Catharina ont encore un cli­mat presque tropical sur leur littoral océanique, mais sur les plateaux, le climat est plus varié, avec des saisons plus tranchées.

Les hivers de Sâo Paulo et surtout 68 ceux des deux états situés plus au Sud, sont de véritables hivers, caractérisés par un abaissement nota­ble de température, par d'âpres vents froids d'origine polaire, par la chute du thermomètre au-dessous du point de glace, et quelquefois mê­me par des neiges.

La zone du littoral, au pied des monts, appartient encore en partie à la zone torride, et se continue vers le sud par des contrées subtropicales, qui rappellent l'Italie, aussi bien par le climat que par les découpures et les hauteurs verdoyantes des côtes.

Une autre zone parallèle, celle de la Serra ou de la montagne, diffère de la zone des rivages par sa température plus basse, mais elle se trouve encore sous l'influence directe de la mer, qui lui envoie ses brises et ses averses: presque journellement pendant l'été 69 on ressent à Sâo Pau­lo le vent du sud-est.

La zone de l'intérieur ou des campos présente les conditions normales du climat continental avec ses extrêmes de température: dans l'année, les écarts très considérables comportent de 30 à 40 degrés. Les gelées sont là fort redoutables pour la culture.

La flore des campos de Sâo Paulo est très riche. Suivant les saisons, s'épanouissent des fleurs différentes et prédominent d'autres couleurs, le bleu, le jaune ou le rouge.

Comme arbre forestier, l'araucaria paranensis commence à se montrer sur les hauteurs qui séparent le bassin du Parahyba [Paraíba] de celui du Tiété. Il se présente d'abord en arbre d'avant-garde, il devient de plus en plus commun avec la prédominance du climat tempéré, 70 et déjà dans le Sâo Paulo méridional sur les plateaux onduleux, il caractérise le paysage: de toutes parts on aperçoit les magnifiques candélabres se dres­sant au-dessus de la ligne uniforme des forêts.

La faune présente des contrastes analogues à ceux de la flore. Dans le Sào Paulo et le Paranâ, on voit encore des singes, des coatis, des sari­gues, des capivaras, des paresseux, des fourmiliers, des tapirs, des pocos (espèce de loutres), des pecaris (portos do monte).

La forêt a des tigres, des jaguars, des panthères, des boas, des serpents à sonnettes.

Les rivières ont leurs tortues, leurs crocodiles.

Les oiseaux-mouches, les papillons brillants se jouent au milieu des fleurs. On rencontre des volées de 71 perruches et de beaux toucans. Le nandù, l'autruche platéenne qui tend à disparaître au Brésil, se re­trouve en bandes assez nombreuses dans les campos paranéens.

J'ai attendu en vain un bateau qui allât vers l'Argentine, le 29 je prends le Saturno, qui va vers le nord.

Départ à 10 heures du matin. La barre est difficile, je ne sais pas si les travaux entrepris réussiront à ouvrir une meilleure entrée.

Sur le bateau, il y a un Père du S.-Cœur de Marie, espagnol. Ils ont trois provinces en Espagne et une pour l'Argentine et le Brésil. Ils ont une résidence à Curitiba.

La mer est belle. Nous restons en vue des côtes. Le P. Luxé m'accom­pagnes jusqu'à Sâo Francisco où nous arrivons 72 à 4 heures. Je reste à bord en face de la gracieuse bourgade au clocher bleu. Les collines sont toutes fleuries de couleur mauve par l'arbre de Noël. Je fais mes adieux au P. Lux8), qui va attendre là le bateau de Brême où doivent se trouver le P. Spettmann et le f. Schwartmann9).

Départ le soir à 7h. Belle nuit en mer.

Le 30, Paranaguâ et Antonina, dans une baie d'où partent les tram­ways pour Curitiba. J'ai déjà fait cela. La baie manque de profondeur.

Le bateau marche prudemment et remue la fange. Antonina est une jolie bourgade au fond de la baie. Ses maisons sont blanches ou pâles. Sa ma­trice trône sur un morro. La ville est encadrée au second plan par les hauts sommets de la Serra. 73

C'est ici le port de Curitiba comme Santos est le port de S.-Paul [Sâo Paulo]. Un tramway accidenté conduit à Curitiba, la ville des curi ou des araucarias, qui s'élève à 900 mètres d'altitude, sur un magnifique pla­teau.

Curitiba n'a pas comme S.-Paul [Sâo Paulo] le commerce du café. El­le vend surtout son maté et le bois d'araucaria. Elle a plusieurs commu­nautés religieuses. Les Lazaristes tiennent le séminaire. Les Franci­scains, les Basiliens, les Pères de Steyl, les Fils de Marie, les Religieux de S.-Carlos desservent des paroisses. Huit communautés de religieuses tiennent des écoles et des pensionnats. Les Soeurs de S. Joseph ont des asiles et hospices. Le bon Evêque va être transféré à S.-Paul [Sào Paulo]. Il nous ouvrira ce grand diocèse. 74

Le bateau prend des chargements de peaux, de maté, de bois ouvragé. Il y a à bord des voyageurs de commerce allemands, parlant plusieurs langues. Ils ont fait le Chili, l'Argentine, l'Uruguay.

La nourriture à bord est très brésilienne: caldo, carne secca, arroz, bacalâo.

Départ à 9 heures du soir. Nuit calme.

En mer, un beau voilier; quatorze voiles déployées. C'est une belle œuvre de l'industrie humaine.

Arrivée à Santos le 1er décembre, à midi. Quel beau port bien abrité! avec des quais et un outillage modèle. Cercle de collines à l'ouest avec le pèlerinage de Montserrate; dunes à l'est avec mazets ou petites maisons de campagne.

Je passe quelques heures à terre. 75

L'agent des messageries me renseigne mal. Il m'annonce l'Amazone comme devant venir vers le sud et c'est le Magellan. J'envoie à Recife une dépêche qui ne sera pas comprise.

J'arrive à Rio le 2 à 2 heures par le beau temps. J'admire à nouveau l'aspect de cette belle rade. Les quais achevés seront les plus beaux du monde. Le besoin d'air et d'espace va faire raser la colline du Castilho. C'est à regretter historiquement. C'est là qu'a été la première acropole de Rio avec l'église primitive de Saint-Sébastien.

J'envoie des dépêches pour ma valise restée à Recife.

Les Bénédictins me donnent l'hospitalité. Je revois la grande église de Sâo Bento avec ses ors qui attestent la 76 richesse du monastère: co­lonnes torses enguirlandées, pilastres ornés de rinceaux et de volutes d'où émergent des anges et des bustes de saints.

La cathédrale et Notre-Dame-du-Carmel sont dans le même genre, avec moins de richesse.

Je fais l'ascension du Corcovado. Belle montée en forêt. 711 mètres, Panorama unique: la pleine mer à l'est, la rade au nord avec ses îles, la ville immense bosselée de morros, égayée par ses palmiers et ses jardins. Au loin, la chaîne des orgues, les montagnes boisées. Je descends par Santa Thérésa, le quartier des villas et des pensions. Rentrée en ville par le grand viaduc, los arcos de Sâo Francisco.

Le P. Lefèvre de Tourcoing, 77 sous-prieur à Sâo Bento sera mon Père hôtelier pendant quelques jours. Il est jeune, c'est un parent de Mgr Tiberghien10) et de l'abbé Flipo.

Le 4, excursion à Petropolis. Navigation depuis la petite plage jusqu'à Mana. C'est une promenade dans la rade, au milieu des îles ver­doyantes. Ascension de la Serra en funiculaire. La chaîne des orgues a un aspect qui provoque les conceptions les plus fantaisistes. Est-ce un jeu d'orgues gigantesque? une cité aux cents clochers? Une des flèches sem­blable à un puissant index, le Dedo de Deus, le doigt de Dieu, montre le ciel pour éveiller les pensées sérieuses.

Du haut de la Serra, quel beau panorama de la rade. C'est comme un lac, vu à vol d'oiseau, 78 d'une hauteur de 850 mètres.

La ville est en haut de l'autre versant, elle n'a pas la vue de la rade. C'est une ville de repos, une sorte de ville d'eaux, avec des villas et des jardins. Elle a été d'abord une colonie allemande, mais maintenant elle est bien portugaise.

Les Franciscains allemands m'ont reçu avec beaucoup d'amabilité. Ils ont là de belles écoles. Il y a aussi un collège tenu par les Lazaristes et un grand pensionnat des Dames de Sion.

Je fais visite à Mgr Leoni, secrétaire de la nonciature, homme aima­ble, qui aime à tourner des vers italiens.

Promenade en tilbury, beaux jardins, rues bordées de magnolias. Le prieur des Franciscains use des formules portugaises: «toute la maison est à vous». Un professeur 79 me reconduit jusqu'à Alto da Serra. Les Pères ont là une église neuve genre italien bien posée sur un morro. Je converse comme je peux en portugais avec mon cicerons.

Retour par Penha, sanctuaire sur un morro de granit, non loin de Rio - vastes marais - tristes abords de capitale.

Je vais faire cinq bonnes journées de retraite. Je me sers du P. Valuy (Manuel du prêtre en retraite). J'ai la bible, la concordance, la vie de s. Jean par Baunard.

Le P. Gaspar Lefèvre est mon compagnon aux heures de repos.

Je prends part aux repas de la communauté selon la coutume de l'hos­pitalité bénédictine.

ler jour. Vue: union avec Jésus. Je suis tout de Dieu et tout pour Dieu. 80 Imit. 1.3.2. Cui omnia unum sunt et qui omnia ad unum trahit, et omnia in uno videt, potest stabili corde esse et in Deo pacificus permanere.

Je rencontre dans la lecture du chap. 38 de l'Ecclésiastique une vue curieuse sur la démocratie: description de la cité: les ouvriers ne sont pas faits pour juger, gouverner, prendre part aux assemblées. La sagesse en effet exige des loisirs: Sapientia scribae in tempore vacuitatis et qui minoratur ac­tu sapientiam percipiet… [v. 25].

Je prie dans la chapelle de l'Abbé, délicieux oratoire avec ses reliques nombreuses encastrées dans des boiseries dorées de style Louis XVI. Le tabernacle d'argent est délicatement repoussé.

2e jour. 6 déc. Vue: humilité intérieure: Imit. 1.4.3… quanto quis in se humilior fuerit et Deo subjectior, 81 tanto in omnibus erit sapientior et pacatior.

Je trouve une grande douceur à dire les prières de ste Gertrude. A la fête onomastique des Pères certains couvents accordent la liberté de l'in­tention de messe et donnent un dessert.

3e jour. Imit. 2.1.1. Ce chapitre est comme une vue du S.-Cœur dans l'Imitation de Jésus-Christ; Frequens visitatio Christi cum homine interno, dul­cis sermocinatio, grata consolatio, mulla pax, familiaritas stupenda nimis… Re­quiesce in passione Christi.

In sacris vulneribus Christi libenter habita (ce qui doit s'entendre surtout du cœur). - Ad vulnera Jesu libenter confuge. - Si semel perfecte introisses in inte­riora Jesu et modicum de ardenti ejus amore sapuisses, tunc de proprio 82 commodo vel incommodo nihil curares…

Je fais ma confession au P. Prieur.

C'est ici la retraite du mois, on m'invite à faire une conférence sur le S.-Cœur. J'en écris le plan.

- Zach. XII, Adspicient ad me quem confixerunt et effundam super domum Da­vid spiritum gratiae et precum [v. 10]: Ils méditeront sur mon côté qu'ils au­ront transpercé et je répandrai sur la maison de David l'esprit de grâce et de prière.

C'est la prophétie rappelée par st Jean dans l'Evangile. Je désire qu'elle se réalise aujourd'hui.

Cette dévotion est une grâce de l'ordre bénédictin. S. Bernard a four­ni les leçons du bréviaire pour la fête, ste Gertrude et ste Mechthilde inspirent la dévotion privée.

La dévotion au S.-Cœur a 83 quelque chose de nouveau dans son image; mais dans sa substance, c'est la dévotion de tous les siècles au Sauveur, au Christ victime de son amour pour les hommes.

1. Dieu l'a en vue de toute éternité;

2. Elle est insinuée dans les figures et les prophéties de l'Ancienne Loi;

3. Elle est préparée dans l'Evangile;

4. Elle est pratiquée par les Pères de l'Eglise et les Saints;

5. Elle est la grâce des temps présents;

6. Demandons l'art de la pratiquer à ceux qui ont grâce pour nous le dire: s. Jean, s. Bernard, l'Imitation, ste Gertrude…

- Développements.

I. Dieu l'a en vue de toute éternité, spécialement dans la création. Dans la vie intime de la Sainte Trinité, Dieu se complaît dans 84 l'Esprit-Saint, lien d'amour avec son Fils.

- Il crée le monde pour être aimé: Diliges.

- Il se complaît surtout dans le Cœur de Jésus qui l'aimera dignement: Hic est filius meus dilectus in quo mihi bene complacui. Mat. 111, 17 et XVII, 5. Il l'a toujours en vue dans la création. Rien ne lui plaît que le Cœur de Jésus et ce qui lui ressemble. Cum eo eram cuncta disponens. Prov. VIII,30. Il fait tout sur ce thème:

- le soleil image du Cœur de Jésus, soleil de grâce et d'amour;

- l'océan, qui féconde tout par les pluies et les sources, l'océan cœur du monde;

- la circulation de la sève dans les plantes;

- la circulation du sang dans la vie animale, symboles de la circ. de la grâce du S.-Cœur;

- la source fécondante du paradis: Fons ascendebat de terra [Gn 2,6] - Fluvius egrediebatur de loco voluptatis ad irrigandum paradisum, 85 qui Inde di­viditur in quatuor capita [Gn 2,10];

- l'arbre de vie: Lignum etiam vitae in medio paradisi [Gn 2,9];

- Eve, figure de l'Eglise, tirée du côté d'Adam.

II. Cette dévotion est insinuée dans les figures et les prophéties. Figu­res: l'arche et sa porte: ostium arcae pones in latere. Gen. [cf. Gn 6,16]

- l'eau sortie du rocher de Moïse: 1 Cor. In Moise baptizati sunt in nube et in mari omnes biberunt de petra spiritali: Petra autem erat Christus [cf. 10, 2-4]. - la plaie de l'agneau et son sang…

Prophéties: Is. 12,3. Haurietis aquas…

Ezech. 47, 1-12. Vision: des eaux sortaient du côté droit du Temple: elles purifiaient et vivifiaient tout.

Elie au III, liv. des Rois, 18: nubecula parva ascendebat de mari [v. 44]. La nuée devient source.

Zach. 15 [13,1]: erit fons patens domui David.86

Joel: III. 18. Fons de domo Dei egredietur. Ps. 28. Dominus diluvium inhabi­tare facit [v. 10].

III. Cette dévotion est préparée dans l'Evangile.

Mat. XI. 28-29. Venite ad me omnes. Discite a me quia mitis sum et humilis corde.

Joan. XIII et XXI [13,25]. Recubuit discipulus ille super pectus Jesu.

Joan. XIX. 34. Unus militum lancea lattis ejus aperuit (allusion à Zacha­rie).

Joan. XX. 20.27. Ostendit illis manus et latus. - Dixit Thomae: mitte ma­num tuam in latus meum.

Joan XIX, 37. Videbunt in quem transfixerunt.

S. Paul. Phil. II. 5. Hoc sentite in vobis quod et in Christo Jesu.

IV. Cette dévotion est pratiquée par les Pères et les Saints.

Aux catacombes: Moïse ou st Pierre fendent le rocher. 87

Aux basiliques, à Rome et à Ravenne: la vision apocalyptique: l'agneau immolé, le fleuve quadruple (les plaies de Jésus).

Apoc. XXII, 1. Et ostendit mihi angelus fluvium aquae vitae… procedentem de sede Dei et Agni (c'est le fleuve de vie du paradis).

Dans l'art chrétien: la plaie au crucifix.

Les Pères: Aug. Amb. Chrysostome, sur l'ouverture du côté. Ils voient la source de l'Eglise et des sacrements.

S. Bern. et s. Bonav. nous montrent le Cœur de Jésus comme notre refuge et la source des grâces.

Imit. II. 1. De interna conversatione: si nescis speculari alta et caelestia requiesce in passione Christi, et in sacris vulneribus ejus libenter inhabita. Si semel perfecte introisses in interiora Jesu et modicum de amore ejus sapuisses, 88 non curares de proprio commodo.

V. C'est la grâce du temps présent. Ste Gertrude l'avait appris de s. Jean. Marg.-M. promulgue cette dévotion comme répondant aux be­soins du temps présent: «Voilà ce Cœur…».

Jésus demande le culte, la fête, les images, les sanctuaires, des prati­ques diverses: heure sainte, ler vendredi, consécration, amende honora­ble, union aux mystères. Il demande amour et réparation.

Il promet des grâces particulières aux âmes, aux communautés, aux nations.

Il recommande des vertus particulières: humilité et douceur, en union avec sa vie cachée; force et patience en union avec sa passion; charité et sacrifice en union avec l'Eucharistie.

VI. Pratiques.

Considérez… entrez… habitez.

Dieu ne se complaît que dans les âmes unies et ressemblantes au Cœur de son Fils. 89 Contrition et amour: Aspicient ad quem transfixe­runt. S. Jean [cf. 19,37]. Confiance et prière: ad hoc perforatum est latus Jesu ut nobis patescat introïtus: S. Bernard.

Avec le Cœur de Jésus, louer, rendre grâces, réparer, prier: Ste Ger­trude.

- C'est la source. Vivons auprès d'elle et notre bois aride deviendra fécond: Lignum quod plantatum est secus decursus aquarum, fructum suum dabit in tempore suo. Psaume 1,3.

- Les Pères ont bien voulu me dire qu'ils avaient été édifiés et encou­ragés.

Fête de Marie Immaculée. Belle messe chantée. Les Pères ont apporté en Amérique le chant si parfait de Maredsous. Sermon très patriote d'un jeune diacre. 90 Méditations pratiques du P. Valuy: élargir notre cœur, universaliser le bien, la chasteté, la miséricorde divine.

Les Pères vont aller passer trois mois à leur belle campagne de Tijuca pendant les grandes chaleurs. Ils ont quelques jeunes oblats. Ils donnent quatre mois de vacances aux élèves de l'école! Cette école de 300 élèves est gratuite.

Une belle pensée de Pline: Patria et si quid carius patria, fides (le devoir, la conscience). 1. XVIII. Nos modernes ne s'élèvent pas jusque là, ils veulent mettre la loi au dessus de la conscience.

J'ai écrit et développé ma retraite sur la mer. Je ne la reproduis pas ici. Elle paraîtra sans doute dans la revue de Bruxelles»11).

10 déc. Le Magellan arrive. 91 Je vais partir pour un mois de navi­gation. Le Magellan me fait une mauvaise impression générale, bateau, personnel, voyageurs. Le commissaire cependant est courtois et paraît chrétien. Je regrette l'Amazone et le bon capitaine Lidin. J'emporte un bon souvenir et des grâces du monastère de Sâo Bento.

Le Magellan a amené deux dominicains, le P. Lacombe et le P. Mar­tin. Il a encore à bord un bon prêtre d'Auch qui va à Cordoba prendre l'aumônerie des Soeurs de Notre-Dame. J'aurai ainsi une compagnie jusqu'à Buenos-Aires.

Belle journée de mer. Il y a à bord de bonnes familles franco-argen­tines qui sont allées revoir leur pays d'origine, le Béarn.

Lectures: Le capitalisme et le socialisme ont leurs excès. 92 Celui-là cherche les gros dividendes, celui-ci les gros salaires, sans souci du bien général. Il est bon qu'ils s'équilibrent par les syndicats et les bourses du travail. Le salariant et le salarié ont également besoin de la prospérité de l'usine. Ils disposent tous deux d'armes dangereuses, la grève et le lock­out. Avec la publicité des dividendes, les salariés savent quelle augmen­tation ils peuvent demander.

12 déc. Journée monotone. Lectures. Je recherche quelques notes sur les saints du Brésil et des pays voisins. S. Pierre Claver est le saint le plus célèbre de l'Amérique du Sud. C'était un jésuite de Catalogne. Il a exer­cé presque tout son ministère à Carthagène, le grand port de la Colom­bie. Son corps y repose. Carthagène était un entrepôt d'esclaves. On y en amenait 93 d'Afrique de 10 à 12.000 par an. Les colons espagnols les achetaient à bas prix et s'en servaient pour cultiver la terre et pour exploiter les mines. Pierre Claver se dévoua à ces malheureux. Pendant quarante ans il fut leur serviteur. Il s'efforça de pourvoir à leurs besoins spirituels et temporels.

A chaque arrivée dans le port d'un bateau chargé d'esclaves, il leur portait des provisions. De pieuses personnes, touchées de son dévoue­ment le munissaient des ressources nécessaires. Il rachetait les esclaves les plus maltraités. Il allait à la recherche des nouveau-nés pour les bap­tiser. Il prodiguait ses soins et ses consolations aux malades. S'ils étaient en danger de mort, il les instruisait et les baptisait.

Les jours de débarquement, il 94 s'offrait à porter lui-même les ma­lades, et il les soignait.

Il instruisait les valides avec patience et persévérance. Il se servait d'interprète, s'il le fallait. Il s'aidait par des images qui représentaient les principaux mystères de la religion.

Il allait souvent visiter ces malheureux dans les magasins où ils étaient entassés par centaines. Il passait là des heures avec eux, malgré l'air féti­de qu'on y respirait, et la difficulté de se faire écouter et de se faire com­prendre. Il leur donnait le baptême solennellement.

On dit qu'il en donna à Jésus-Christ plusieurs centaines de mille.

Il leur donnait des places convenables à l'église, au risque de mécon­tenter les Espagnols.

Souvent son manteau servait de couche ou de couverture aux mala­des. Ce manteau devint miraculeux et 95 il exhalait une odeur suave. Dieu est artiste dans ses miracles.

Après le temps pascal, il allait visiter ceux qui étaient occupés dans les mines, dans les fabriques et les campagnes.

Il avait fait le voeu d'être, sa vie durant, l'esclave des esclaves.

Il avait le don des miracles. Un grand nombre de malades lui durent une guérison instantanée, et au moins trois morts furent rappelés par lui à la vie. - Pie IX l'a béatifié et Léon XIII l'a canonisé.

Ce que le P. Claver a fait pour les nègres, le P. Joseph Anchieta l'a fait pour les Indiens au Brésil.

On l'envoya là-bas en 1553 à l'âge de vingt ans. Il était né à Ténériffe [Ténérife].

Le P. Emmanuel de Nobréga, 96 un saint religieux aussi, était pro­vincial et habitait à Saint-Vincent près de Santos. En faisant route de Bahia à Saint-Vincent, Joseph Anchieta apaisa une tempête en présen­tant aux flots l'image de la ste Vierge.

Il fut pendant 7 ans professeur à Piratininga (près St.-Paul). Il com­mença en 1560 un apostolat qui dura 37 ans. Ayant passé plusieurs mois chez les Indiens pour négocier la paix, il y composa de mémoire un poè­me latin de 4.000 vers sur la vie de la ste Vierge. .- Appelé à Bahia pour recevoir le sacerdoce, il entra en amitié avec le bienheureux Ignace de Azevedo qui devait être martyr quatre ans après.

- Il exerça ensuite le ministère à Rio, où eurent lieu de beaux mira­cles. Un jour le canot qui le portait se renversa. On le retrouva une heu­re après sous 97 l'eau, assis et priant son bréviaire. Il gouverna plu­sieurs années le collège de St.-Vincent, tout en se dévouant souvent aux indiens du pays. Puis il se consacra au ministère des Indiens dans la co­lonie de Spirito Santo. Il connut là le vén. Jan d'Almeida, et ils y firent tous deux de beaux miracles.

Un jour par exemple qu'une tribu sauvage avait attaqué celle des Ca­rios où prêchait le P. Almeida, celui-ci ressuscita plusieurs enfants tués par les barbares. Il les baptisa et ils moururent de nouveau.

Le vén. Anchieta exerçait sur les animaux une autorité miraculeuse. Les oiseaux venaient recevoir ses caresses.

Une fois il invita les poules d'eau à lui faire une ombrelle avec leurs ai­les au-dessus de sa barque.

Il guidait les pêcheurs et leur 98 faisait faire les pêches miraculeu­ses. Les baleines se retiraient à ses ordres. Les singes cessaient leurs vols. Les panthères et les tigres venaient recevoir ses caresses. Les serpents lui obéissaient. Il leur défendit d'attaquer jamais les missionnaires.

L'image du cher saint se trouve dans beaucoup de maisons au Brésil, et il est représenté avec les animaux qui lui sont soumis et l'écoutent. Il fit beaucoup de miracles après sa mort, notamment pour la protec­tion contre les serpents, dans des cas très curieux; par ex. le jésuite Fal­letti croyant prendre sous son lit une corde de tabac, prit un serpent qu'il tordait pour le rompre. Le serpent ne lui fit aucun mal.

Anchieta avait béni en passant à Magé (à huit lieues de Saint- 99 Sebastien ou Rio), un puits saumâtre qui devint un puits clair et salubre. Après sa mort, beaucoup de malades retrouvèrent la santé en buvant de cette eau. Le puits s'appelle encore Puits de Saint Anchieta.

Le décret d'héroïcité des vertus de Joseph Anchieta a été formulé en 1736 par le pape Clément XII. On va reprendre sa cause de béatifica­tion.

S. François Solano, franciscain, n'a pas missionné au Brésil, mais au Pérou et à l'Argentine. Il s'aidait de son violon pour charmer les In­diens. Cet instrument de son apostolat est conservé au couvent de St-­François à la ville de Santiago del Estero en Argentine.

Le corps de Joseph Anchieta est à Bahia. 100

C'est encore parler des saints que de parler des jésuites au Paraguay. Les jésuites arrivaient dans le Nouveau Monde avec la ferveur d'une jeune et sainte ambition, résolus à faire de grandes choses pour la gloire de Dieu.

Pendant deux siècles ils travaillèrent à l'établissement et au maintien de leur société théocratique avec une persévérance inébranlable. Les missionnaires qui se succédèrent par centaines étaient tous animés de la même foi et de la même volonté. Mais les obstacles étaient nombreux et ils finirent par être insurmontables.

Les difficultés de l'acclimatement, les maladies; les flèches des In­diens, le péril des voyages dans les forêts et sur les rapides, la fatigue, la faim, la soif, étaient peu de chose pour des hommes aussi dévoués à leur œuvre; mais ils 101 avaient surtout à redouter les gens de leur propre race et même de leur religion, colons civils, soldats, etc., venus d'Europe par amour des aventures, de la gloire ou de la fortune.

Le mobile même de leur conduite mettaient les jésuites en lutte avec tous les autres immigrants. Ils voulaient convertir les Indiens, fonder avec ces peuplades méprisées une société modèle qui servirait d'exemple aux sociétés du vieux monde; et ces hommes, qu'ils essayaient d'assou­plir, n'étaient considérés par les autres que comme un gibier.

Il est vrai qu'en 1537, le Pape Paul III avait officiellement proclamé que les Indiens étaient de vrais hommes capables de comprendre la foi catholique et de recevoir les sacrements.

Néanmoins on leur refusait les sacrements dans la plupart des églises, 102 en alléguant leur stupidité native, leur ignorance et leur méchanceté!

Les traitants s'organisèrent en bandes pour capturer des tribus entiè­res, tuant les vieillards, les malades, et poussant devant eux les hommes valides, la lance dans les reins.

Les jésuites qui groupaient des communautés d'indigènes passaient donc pour des accapareurs de la fortune publique et l'on cherchait à leur reprendre ce cheptel de bétail humain.

On les haïssait aussi comme étrangers et par leur organisation même, ils s'exposaient à cette accusation; car, citoyens d'une patrie plus vaste que les étroites contrées d'Europe, ils appartenaient avant tout à l'Eglise catholique, c'est à dire universelle, Espagnols ou Portugais, Français ou Italiens, Allemands ou Slaves, 103 ils se tenaient au-dessus des divi­sions politiques introduites dans le Nouveau Monde.

Les autres religieux eux-mêmes, Dominicains, Franciscains, Mercé­daires, leur furent souvent hostiles.

Enfin, lorsque malgré les persécutions, ils eurent réussi à fonder leur théocratie, on s'imagina que le travail des néophytes leur avait valu de grandes quantités d'or. On en voulait à leurs richesses, parmi lesquelles on comptait les indigènes eux-mêmes, dont on aurait voulu faire des esclaves.

La fortune des missionnaires en culture et en bétail était réelle, mais elle n'avait de valeur que par la continuité du travail.

Ils avaient commencé leur apostolat auprès des Indiens les plus rap­prochés des colonies, à Bahia, sur les bords 104 du Sâo Francisco, à Espirito Santo, à Piratininga, à Sâo Paulo, mais le grand théâtre de leurs succès s'étendait plus à l'ouest, des deux côtés du haut Paranâ, sur les li­mites contestées des possessions portugaises et espagnoles.

Grâce à leur isolement, ils purent détourner de la vie sauvage et poli­cer plus de cent mille indigènes; mais sur leurs traces vinrent les chas­seurs d'hommes et l'on dit qu'en trois années, de 1628 à 1631, les aven­turiers paulistes, eux-mêmes presque tous indiens par leurs mères et fai­sant partie de la classe des Mamelucos, capturèrent soixante mille indigè­nes sur le territoire des missions.

Les tuteurs des tribus du Guayra comprirent qu'ils devaient pousser plus avant dans l'intérieur et mettre entre eux et les persécuteurs de plus vastes forêts et de plus nombreuses cataractes. 105

Dans ce terrible exode, ils perdirent plus de la moitié de leurs fidèles, par les fatigues, les accidents, les épidémies, mais ils réussirent enfin à trouver un refuge en des terres inconnues, sur les bords de l'Uruguay et du Paranâ, loin des lieux habités par les colons espagnols et portugais. C'est là et plus à l'ouest encore que les missionnaires eurent enfin la joie de pouvoir réaliser ce royaume de Dieu parmi les hommes, l'idéal pour lequel ils avaient tant combattu et tant souffert.

Le nom de Réductions, qu'ils donnaient à leurs groupements d'In­diens, explique le but qu'ils poursuivaient. Ils voulaient ramener les in­digènes, les soustraire à l'influence de la nature libre et régler leur vie par des rites et des préceptes.

Pour se les attirer, ils usaient de tous les moyens licites, même l'attrait 106 d'une ample nourriture. Ils séduisaient aussi par la musi­que et par la pompe des cérémonies. En descendant les fleuves dans leurs pirogues, en se frayant un sentier dans la forêt, les missionnaires chan­taient des cantiques. Derrière eux les sauvages sortaient des fourrés où ils s'étaient cachés, ils saluaient les prêtres avec transport, et ceux-ci pro­fitaient de l'occasion pour les catéchiser.

Lors des processions, on jonchait la terre de fleurs multicolores et d'herbes odoriférantes; des oiseaux attachés par un fil voltigeaient au milieu du feuillage des arcs triomphaux.

Sur le parcours du St-Sacrement, les Indiens exposaient le produit de leurs chasses et les fruits de leurs jardins. Des musiciens accompagnaient le cortège et des feux d'artifice terminaient la journée (Voir Charlevoix et Muratori: 107 Relations des missions du Paraguay).

Le travail lui-même prenait un air de fête. On y allait en commun, au son de la flûte et du tambour, précédés par l'image d'un saint patron. Arrivés au champ, on y faisait un reposoir en feuillage, puis après la demi-journée de labeur, on revenait au logis, en marquant le pas à la ca­dence de la musique.

De 1610 à 1768, les Pères baptisèrent plus de sept cent mille Indiens. En 1730, on comptait, dans les trente bourgades des réductions, plus de 130.000 Indiens convertis.

La statistique des fidèles était soigneusement tenue, car les mission­naires devaient payer au roi une piastre par tête d'Indien et en échan­ge de ce tribut, on les laissait gouverner 108 les communautés à leur guise.

Une fois assouplis au régime, les catéchumènes suivaient strictement la règle. Chaque matin, avant le lever du soleil, les enfants se rendaient à l'église pour les exercices de chant et de prière, et toute la population as­sistait à la messe.

Le soir, les enfants retournaient au catéchisme, puis tous prenaient part à la prière, et la journée se terminait par la récitation du chapelet. Le dimanche, les cérémonies étaient plus nombreuses.

Le travail était strictement réglementé, Chaque famille recevait son lot de terre et la quantité de grain nécessaire à la semence, ainsi qu'une paire de boeufs pour labourer son champ; mais elle répondait aussi du bon état des animaux et des cultures, dont 109 elle ne jouissait qu'en usufruit.

La partie du territoire cultivée en commun était la tupamboë, ou la pro­priété de Dieu, dont la récolte s'engrangeait en prévision des mauvaises années et pour l'entretien des infirmes, des orphelins, des artisans.

L'excédent était transporté à Buenos-Aires par la voie des fleuves et on l'échangeait contre des objets de luxe fabriqués en Europe et destinés à l'ornementation des églises.

Sur les côtés de la place centrale s'alignaient les ateliers des artisans, charpentiers, maçons, serruriers, tisserands, fondeurs, fabricants de vio­lons et de flûtes, sculpteurs, architectes, doreurs; graveurs et peintres, qui devaient considérer leur travail comme un «acte de foi et mettre leur amour à l'embellissement des églises». 110

Les fautes publiques étaient punies par des coups de verge.

Les sexes étaient toujours soigneusement séparés dans les travaux. Les adolescents se mariaient dès l'âge de puberté, 10 ans pour les jeunes filles, 13 ans pour les garçons.

Malgré leur répugnance pour la violence, les jésuites avaient dû plu­sieurs fois donner des armes à leurs catéchumènes pour lutter contre les Paulistes envahisseurs.

De 1638 à 1661, ils remportèrent quatre fois la victoire.

Après la suppression des Jésuites, toutes les réductions se dispersèrent. En 1801, on ne comptait plus que 14.000 Indiens dans le territoire des missions. Des bandits de l'Uruguay envahirent les villages, dépouillant les églises, 111 emmenant les bestiaux; puis les blancs s'introduisirent comme traitants ou fermiers (Martin de Moussy: Les missions des jésuites).

En 1814, près de mille étrangers, Argentins ou Orientaux, s'étaient mêlés à 8.000 Indiens dans le territoire (les missions.

Actuellement, il ne reste plus rien de l'ancienne organisation des Jé-suites.

Nous passons devant la belle île, qu'on appelle le paradis du Brésil. C'est à Destêrro qu'a commencé l'histoire coloniale de la contrée; Juan de Solis pénétra en 1515 dans le magnifique canal qui sépare l'île de la côte; mais le pays ne se peupla que lentement. La capitale de l'île, deve­nue celle de l'État, ne prit naissance qu'en 1650. 112

L'exilé Velho Monteiro donna à sa fondation le nom de Nossa Senho­ra do Destêrro (Notre-Dame-de-l'exil), et l'île s'appela Santa Catharina à l'honneur d'une fille de Monteiro.

Destêrro, située sur la rive occidentale de l'île, à l'endroit où elle se rapproche le plus de la terre ferme, paraissait appelée à un grand avenir quand le commerce n'employait que des bâtiments d'un faible tirant d'eau, mais elle n'est plus accessible aux vaisseaux d'aujourd'hui. Il fau­drait creuser un canal entre les deux langues de mer du nord et du sud pour ouvrir le passage à la grande navigation.

L'île Santa Catharina, jadis couverte de caféteries, très productives, n'a plus qu'un sol épuisé et ses collines se sont revêtues de broussail­les. 113

Dans l'intérieur de Santa Catharina des mines de houille commencent à s'exploiter à 100 kilomètres de la côte, sur le rio Tubarâo.

C'est à Destêrro que nos missionnaires ont commencé, comme auxi­liaires du Père Topp, avant d'aller dans l'intérieur.

Nous passons aussi devant la barre du Rio Grande.

On va faire là un beau port. Le gouvernement fédéral a passé un con­trat avec une compagnie de l'Amérique du Nord. Le Brésil retrouvera au centuple les sacrifices qu'il fera pour ses ports.

La proximité de l'Argentine se révèle au Rio Grande do Sul dans les travaux et le caractère des habitants. L'industrie de la viande prévaut dans le Rio Grande do Sul, 114 comme dans l'Uruguay et les Pam­pas. D'immenses troupeaux parcourent les pâturages, et les grands éta­blissements urbains sont des abattoirs.

Le type caractéristique du campagnard Rio Grande ressemble à celui du Gaucho argentin. C'est aussi un cavalier infatigable, un homme de force et d'adresse peu communes, prompt à l'aventure, audacieux et ru­sé, et ne se laissant pas émouvoir par la vue de sang. Dans les guerres du Brésil, civiles ou étrangères, la cavalerie rio-grandense prit une part dé­cisive dans les batailles.

La capitale du Rio Grande, Porto Alegre est une grande ville, de plus de 60.000 âmes, qui mérite, dit-on, son nom par la gracieuseté de son aspect et de son site. 115

URUGUAY

Pas commode le cap de Santa Maria. Il nous a fait passer une mauvai­se nuit. Roulis violent. Les hélices battaient l'air. L'eau pénètre par un hublot démoli. Les ouvriers y remédient avec un tapage troublant. Je fais des actes de contrition.

Le 14, arrivée à Montevideo. Le port est en voie d'amélioration. On y construit des quais, des brise-lames, des bassins. On jettera au large une digue d'abri pour que les paquebots y soient protégés contre la houle du Sud.

Montevideo date seulement du XVIIIe siècle. Quelques colons de Ga­licie et des Canaries la fondèrent en 1726. Elle ne se développa qu'après l'ouverture de son port au commerce libre en 1778. De 1842 à 1851, 116 elle soutint un long siège contre les Platéens. Elle avait 3.000 âmes, il y a un siècle, elle en a maintenant 300.000.

Elle est bien située sur une péninsule élevée. En face d'elle, de l'autre côté du port s'élève le Cerro, le morne de 148 mètres d'altitude qui a été l'occasion du nom de la ville (Monte-video).

Montevideo est une des villes américaines les plus gracieuses d'aspect. Bâtie en pente sur les flancs de la colline péninsulaire, elle domine un bel horizon et jouit des fraîches brises de la mer. Elle étage en amphithéâtre ses maisons, toutes couvertes en terrasses, d'où on domine le port la baie, la rade éloignée. Les demeures somptueuses portent des miradores qui abritent les spectateurs 117 du soleil et de la pluie. C'est une ville espagnole. La cour intérieure des maisons ou patio, verdoie d'arbustes humectés par l'eau grésillante des fontaines.

Quelques beaux édifices, les banques, les théâtres, la bourse s'élèvent dans la partie basse du promontoire urbain.

Les rues sont aussi animées que celles des cités européennes. Par le mouvement de ses omnibus et de ses tramways sur rails, Montevideo ri­valise avec Rio et dépasse de beaucoup Paris.

La ville est entourée de belles campagnes et de plages de bains. Les fabriques de conserves de viande sont au pied du Cerro.

Des Basques nombreux s'adonnent aux travaux de jardinage et culti­vent d'admirables pépinières.

J'ai visité les Pères de Bétharam [Bétharam], 118 ils ont là un vas­te collège et une église publique.

Chez les Oblats de S.-François-de-Sales, j'ai trouvé le P. de Gislain, un Dijonnais qui a connu nos missionnaires à Quito. Il a bien voulu me promener dans toute la ville et jusqu'aux bains de mer de Pocito.

Nous avons causé du P. Gilbery, du P. Rollin de Troyes.

Les Oblats desservent la Visitation, où j'ai fait visite. Le séminaire est te­nu par les jésuites. Ils ont là une vaste église et sont les confesseurs à la mode. La cathédrale est une grande église, genre XVIIIe siècle.

A S.-François, dévotion à Jésus passo, à l'Ecce Homo.

Le marché a tous nos fruits et légumes: pêches, fraises, cerises, asper­ges. 119

Au port, nous rencontrons M. de la Battut, fils du général qui com­mande à Dijon. Il va étudier les grandes cultures de l'Argentine.

L'Uruguay a le même relief que le Brésil du Sud, avec lequel il a beaucoup d'affinités. Ses montagnes ne s'élèvent pas à plus de 600 mè­tres. Il y a plusieurs chaînes parallèles qui descendent vers le sud. Les vallées ont des chemins de fer qui se relieront à ceux du Brésil.

Dans le nord, les roches consistent principalement en granits et gneiss, et des couches de matières éruptives se sont épandues au-dessus des autres formations.

En ces régions se trouvent les gisements aurifères, le plomb, le cuivre et les agathes et améthystes 120 qui alimentent les tailleries de pierres précieuses.

Des campos, des plaines irrégulières s'étendent au pied de ces collines.

Montevideo se trouvant à une latitude qui correspond à peu près à cel­le d'Alger, présente déjà l'alternance normale des saisons; toutefois, l'hiver y est tellement doux que les habitants font seulement la différence entre la moitié chaude de l'année (octobre-avril) et la moitié fraîche (mai-septembre).

Il arrive parfois, mais bien rarement que le thermomètre descende au­dessous du point de glace par l'effet du rayonnement qui se produit sous un ciel clair.

Le mois le plus froid, celui de juillet, correspond pour la température à celui d'avril à Paris. 121

Sur le littoral, le vent du sud-est, qui est l'alizé normal de cette région, souffle presque constamment dans la saison chaude.

Durant la saison fraîche, il est souvent interrompu par le vent du nord ou par le pampero qui souffle violemment du sud-ouest et qui renouvelle et purifie l'atmosphère.

L'Uruguay n'a plus la richesse de flore qui persiste dans les régions méridionales du Brésil.

Les palmiers sauvages se voient encore sur les rives et dans les îles de l'Uruguay, à côté des bambous brésiliens; mais la grande forêt se fait ra­re dans l'intérieur et ne présente plus cette merveilleuse variété d'essen­ces que l'on remarque dans les mattos [matos] du Brésil. 122

Les lianes ne s'enguirlandent plus aux arbres. L'araucaria des campos a même disparu.

Vers le sud, s'étendent des plaines rases, sans végétation arborescen­te, ou dominées, sur quelque renflement du sol par un ombú solitaire, l'arbre de la pampa platéenne.

La population de l'Uruguay s'accroît très rapidement. La période de doublement est de 18 ans.

Les Italiens ont le premier rang parmi les immigrants, puis viennent les Espagnols, les Brésiliens, les Argentins et les Basques français. Pour ce qui est de l'instruction publique, l'Uruguay l'emporte de beaucoup sur ses deux voisins, le Brésil et l'Argentine; près d'un dixiè­me de la population visite les écoles.

Le gros de la population se 123 compose de catholiques, mais la li­berté religieuse est complète jusqu'à présent. Les catholiques sont in­quiets, parce que les francs-maçons et les libres penseurs abondent. En 1889, lors du recensement de Montevideo, 10.000 habitants se déclarè­rent libres-penseurs ou sans religion.

Le gouvernement de l'Uruguay est modelé sur un type commun avec les autres républiques hispano-américaines: suffrage universel, deux chambres et un président.

Comme dans les autres états, la Constitution est un document souvent violé. La force, la ruse, la finance ont souvent décidé du succès des par­tis. Souvent les ressources considérables que procurent les tarifs de doua­ne ont été employés autrement que pour 124 le bien public. Les recet­tes futures ont été escomptées par des emprunts chargeant le pays de det­tes qu'il ne pouvait pas payer.

En moyenne, de 1880 à 1890, les recettes annuelles ont été de 57 mil­lions de francs et les dépenses de 85 millions.

L'agriculture et l'industrie pastorale constituent les richesses de la Bande orientale. On y compte bien cinq millions de bêtes à cornes et 14 millions de moutons.

Chaque année on tue plus d'un million d'animaux, soit pour la con­sommation locale, soit pour l'exportation des chairs, des cuirs et autres produits.

Cette exportation s'élevait déjà en 1890 à 126 millions de francs. L'abattage dans les saladeros se fait d'une façon méthodique. Une savante 125 division du travail et un outillage parfait règlent toute l'opération.

Les animaux entrent dans le parvis de l'abattoir et sur chacun d'eux successivement s'abat le lazo fatal, dont l'extrémité est prise dans un étau, mu par la vapeur. Le boeuf, entraîné dans un passage étroit, s'en­gage sous la traverse où se tient le boucher; sa tête s'arrête un moment contre le bois, et le coup s'abat, tranchant la moelle épinière. La masse pantelante tombe sur un charriot de fer qui roule par élans successifs de­vant les ouvriers, coupeurs de têtes, écorcheurs, saigneurs, découpeurs, et bientôt la chair, encore frémissante, pend aux crochets de l'usine, à moins qu'on ne la plonge dans les chaudières où se fait la séparation de la graisse et des os; 126 des opérations chimiques plus délicates ser­vent à doser les divers ingrédients qui entrent dans la composition de l'extrait de viande. Tout s'utilise dans les grands saladeros, les cuirs, les suifs, les os, et les débris de toute nature transformés en guano.

C'est en Uruguay, sur les bords du fleuve à Fray Bentos qu'est le grand établissement Liebig, fondé en 1864. On y occupe plus de mille ouvriers et on y sacrifie chaque année plus de deux cent mille têtes de bé­tail. 127

ARGENTINE

J'arrive le 15 à Buenos-Aires. Le grand port s'achève, il a de vastes bassins, d'immenses magasins, des quais bien plantés.

Je descends près de la Maison Dorée [Rosée] (Casa amarilla) palais du Président. Je prends un tramway et je vais demander l'hospitalité aux Pères blancs, rue Azcuenaga 1454. Ils sont là quatre. Leur fonction est de recueillir les souscriptions pour la Propagation de la foi. Ils me reçoivent avec beaucoup d'hospitalité, et je passe là toute la semaine.

Buenos-Aires n'avait encore que 20.000 habitants en 1776, quand les territoires platéens se détachèrent de la tutelle politique du Pérou pour constituer la vice-royauté de la Plata. Elle en a aujourd'hui un million. 128

Le mouvement normal de la population urbaine comporte une aug­mentation annuelle de 10 à 14.000 individus par l'excédent des naissan­ces, sans compter l'immigration.

Ainsi pendant mon séjour, un journal de la ville disait: Durant le mois de novembre, il y a eu à Buenos-Aires 2.914 naissances, 1638 décès et 789 mariages. Cela fait, pour un mois seulement, un excédent de près de 1.300 naissances.

Buenos-Aires est une grande ville tracée en damier.

Le municipe s'étend sur un espace de 182 kilomètres carrés, c'est le double de Paris.

La ville est abondamment pourvue de tramways, et six lignes de che­mins de fer partent de diverses stations urbaines. 129

Le quartier primitif a des rues uniformes de 13m.80 [m. 13,80] et des pâtés de maisons de 130 mètres de côté.

La quartier neuf a ses rues plus larges et une avenue large et plantée après chaque carré de quatre rues.

La plupart des maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée, sauf dans quel­ques rues commerçantes près du centre.

Le type normal de la maison copié sur celui de Séville et de Cadix, présente sur la façade un salon à deux fenêtres, avec un vestibule, qui laisse apercevoir le patio orné de fleurs et entouré des appartements inté­rieurs, comme dans les maisons romaines.

Des villas élégantes s'élèvent près du parc de Palermo et dans les quartiers élégants de Belgrano. 130

Le palais du gouvernement, Casa rosada (ou amarilla), a été élevé au XVIIe siècle sur l'emplacement de l'ancien castel des vice-rois.

La cathédrale a un portique imposant en colonnes corinthiennes et un fronton dont les sculptures représentent le patriarche Joseph recevant ses frères en Egypte.

Visite à l'église St-François et au cimetière de la Recoleta. Beaucoup de paganisme, tombes sans symboles chrétiens. Quelques noms français. Messe de funérailles à S.-François. La famille a des fauteuils comme pour un mariage. Les hommes se tiennent hors de l'église. C'est l'usage de dire beaucoup de messes en même temps pour les morts. L'église a beaucoup d'autels et toutes les dévotions modernes. 131

Buenos-Aires a un collège de Dominicains, un autre des Pères de Bé­tharam (Bétharram), un pensionnat des Frères12).

Il y a aussi une maison de Pères du S.-Sacrement, une résidence de Lazaristes. Les Oblats de S.-François-de-Sales sont chapelains des Visi­tandines. Les Pères du S.-Sauveur (Allemands) ont une paroisse.

Les Franciscains et les Domincains ont leurs couvents dans la ville an­cienne, près de la place de Mayo. La Merced, église aristocratique, nef Louis XV.

Les Pères de Lourdes ont été trompés par les hommes d'affaires dans la construction d'un collège et ils ont perdu un million.

Le dimanche est rigoureusement observé. C'est la loi, et elle est 132 presque aussi rigide qu'à Londres.

Promenade à Belgrano, quartier de villas, de quintas: maisons élégan­tes de styles variés avec jardins fleuris.

Jardin botanique. Un grand monument de Garibaldi a-t-il bien là sa raison d'être? Ce jardin vaut celui d'Anvers: lions, jaguars, serpents énormes (boas), chèvres de Bolivie, lamas montés par les enfants, ours patineurs du nord. Chemin de fer enfantin… Arbre à larges racines, l'ombú.

L'après-midi, distribution de prix chez les Frères. Belle fête. L'Arche­vêque y assiste. Musique, chant, déclamation en espagnol, en italien, en français. Des décorations remplacent les livres. Beau pensionnat de 500 élèves. Trois mille personnes assistent 133 à cette fête gracieuse.

Le soir, sur la terrasse, j'admire les constellations du Sud: Orion, la Croix du Sud, le Grand Chien, le Vaisseau, le Centaure et les deux ma­gnifiques étoiles de Sirius et Canopus.

Le 17, je vais visiter la Plata, ses églises et son musée.

La Plata, chef-lieu de la province de Buenos-Aires, est une cité impro­visée administrativement. La loi ayant fédéralisé le municipe de Buenos­Aires, le siège de l'administration provinciale devait être reporté en de­hors de ses limites. On eût pu faire choix d'une agglomération déjà existante, mais on préféra créer en pleine zone de pâture une ville dotée, dès son premier jour, des avantages de luxe, de confort et d'hygiène, dictés 134 par les hommes de l'art.

La région est salubre, et près de là s'ouvre la baie de Barragan, la meilleure de tout le littoral.

On donna au nouveau municipe une étendue de 150 kil. carrés, Paris n'en a que 80. La croissance de La Plata fut très rapide. On en posa la première pierre en 1882 et, dix huit mois après, les principales admi­nistrations provinciales s'installaient en des palais resplendissants de boiseries, marbres et dorures.

Les recensements se succédant d'année en année indiquaient un ac­croissement extraordinaire, quelquefois plus d'un millier d'habitants par mois. Puis vint la période de réaction; après l'achèvement des con­structions officielles, quand les escouades d'ouvriers, les entrepreneurs et leurs fournisseurs eurent 135 quitté les chantiers et qu'une crise fi­nancière coïncida avec l'achèvement des travaux, on constata que l'ac­croissement réalisé était factice.

Les fonctionnaires regrettaient la capitale voisine. Buenos-Aires, avec son animation, sa vie politique, ses théâtres exerçait une forte attraction sur les habitants de la jeune cité, et beaucoup en quittent tous les soirs pour aller vivre à la capitale fédérale.

La Plata a des rues uniformes de 18 mètres, des avenues de 30 mètres, des allées diagonales, un boulevard d'enceinte et des places quadrangu­laires, distribuées régulièrement.

Mais tout cela est à demi désert. Les rues sont des pâturages et la grande cité a un aspect assez triste.

De beaux monuments consacrés à la science et à l'enseignement, 136 s'élèvent au milieu des ombrages du parc.

Le musée s'enrichit avec une étonnante rapidité. Toute la série des formations géologiques et les nécropoles de cent tribus diverses lui ont fourni un ensemble d'objets tout à fait exceptionnel.

J'ai noté des vampires, des poissons à 4 yeux; des pépites d'or et de platine, des squelettes de singes très variés, des squelettes de toutes les tribus avec diverses déformations du crâne; des flèches et hachettes de pierre et de bronze, des vases et des fibules.

Des objets préhistoriques ont les mêmes périodes que dans nos musées de St-Germain, de Copenhague ou de Rome. Il n'y a pas plusieurs hu­manités. 137

Visite à la curie épiscopale: bel évêché; Mgr Alberti, auxiliaire. Cathédrale immense, genre Cologne. Elle n'est pas au tiers, s'achève­ra-t-elle?

Pensionnats des Bayonnais (Pères de Bétharram) et des Frères.

Paroisse St-Florian: bel éclairage électrique.

Le palais du gouvernement est un bel édifice. La gare a du cachet. Au retour, tempête, vent de pampeiro, les arbres et les poteaux télégra­phiques se renversent. On n'est pas rassuré dans le train, que serait-ce sur mer?

Beau pèlerinage à la Vierge immaculée à cinq heures de chemin de fer de Buenos-Aires. C'est le Lourdes de l'Argentine13).

Grande basilique gothique, 138 faite aux deux tiers. Elle s'achève­ra. Il y a déjà deux millions de pesos de dépenses. Le fond est en briques; les pierres viennent de l'Uruguay, des ornements de jaspe viennent de la cordillière.

Les Lazaristes desservent le pèlerinage. Ils nous reçoivent avec hospi­talité. L'un d'eux est un élève d'Hazebrouck. Il y a aussi un collège des Petits Frères de Marie. Ils sont en vacances, c'est l'été.

Au retour, le train me laisse bien voir les quintas et villas du quartier de Flores.

Le 19 déc. 38e anniversaire de mon ordination. Visite aux églises de St-Dominique et de St-Ignace, la première, riche et dorée, en style roco­co; la seconde, grande, mais simple et peu ornée. 139

L'avenue de Mayo, beau boulevard parisien. Le château d'eau est un des édifices les mieux réussis de Buenos-Aires. Il est en briques avec des ornements de pierre et de terre cuite émaillée.

Le nouveau Parlement s'achève au bout de l'avenue de Mayo avec une coupole élancée. C'est encore un édifice réussi.

Excursion à Tigre. C'est le St-Cloud de Buenos-Aires. Il y a là l'em­bouchure du Lujan. C'est un lieu boisé, frais et gracieux, grand hôtel, villas, régates, champs de pêchers sur le chemin. Bourgades qui seront absorbées par la capitale. Eucalyptus, saules pleureurs, peupliers; ce n'est plus la végétation brésilienne.

Les Franciscains ont là une chapelle. 140 Mon compagnon prend des photographies.

Anniversaire de ma 1ère messe. Mon dernier jour à Buenos-Aires. J'ai à la joue une fluxion douloureuse.

Visite au Père de Lourdes qui s'occupe des cercles. Avec ses rensei­gnements, j'envoie à la Chronique du Sud-Est un article sur l'œuvre des cercles en Argentine.

Visite à l'église dédiée au Saint-Esprit et à N.-D.-de-Guadalupe. C'est une paroisse desservie par les Pères de Steihl. Ils sont 50 en Argen­tine. Ils ont le Togo, une partie de la Nouvelle Guinée et le Chan-Tung en Chine. Ils installent des vitraux de Bordeaux. Ils font eux-mêmes la décoration de l'église et ils la font bien.

Visite à l'église des Passionistes: beau gothique anglais. Grand 141 chemin (le croix en toiles marouflées, choeur au-dessus de l'autel, fermé par un rideau, représentant l'agonie de N.-S. - Lumière électrique.

Jolie chapelle ogivale au pensionnat des Dames de la Sainte-Union des Sacrés-Cœurs. Il y a plusieurs pensionnats importants tenus par des Soeurs. C'est mon dernier jour à Buenos-Aires. Ces jours-ci ont été ora­geux. Il y a de petits moustiques assez redoutables. Le climat est à peu près celui d'Alger.

Le 21, je remonte sur le Magellan. C'est pour vingt-et-un jours.

Le Président de la république vient à bord saluer son beau-frère qui part comme consul général à Paris. Ce Président n'a pas l'air bien sym­pathique. 142

Peu de passagers, la saison n'est pas favorable. Trente en premières au lieu de deux cents. J'ai facilement une cabine pour moi seul. Il y a un prêtre mexicain, don Aves, grand voyageur. Il revient d'Italie et de Pa­lestine. Nous causons italien. Il cherche une carrière.

Après une mauvaise nuit et un violent roulis nous passons quelques heures à Montevideo. Je ne vais pas à terre, j'ai le visage enflé. Le doc­teur se moque de moi me disant que je chique du tabac.

Je lis une belle pensée de David: Ego in flagella paratus sum et dolor meus in conspectu meo semper, quoniam iniquitatem meam adnuntiabo et cogitabo pro peccato meo. Ps. 37, 18-19. 143

Les rives de la Plata sont la partie du continent américain qui exerce la plus forte attraction sur l'Europe. Les populations de l'Europe du Sud retrouvent là leur climat, leurs productions, leur genre de vie.

C'est en 1528 que Sébastien Cabot [Caboto] pénétra dans l'intérieur du golfe de la Plata. Il reconnut le premier que l'estuaire de Solis et le Paraguay pourraient devenir un excellent chemin d'accès pour les ré­gions de l'argent, c'est à dire la Bolivie et le Pérou. De là cette appella­tion bizarre de La Plata (l'argent) à une contrée qui ne se distingue nul­lement par l'importance de ses gisements argentifères. Ce sont les Andes de la Bolivie et du Pérou qui constituent la véritable Argentine.

En 1573 seulement le poste de 144 Buenos-Aires fut fondé et il de­vint le point de départ des explorations dans l'intérieur.

C'est au XIXe siècle que Buenos-Aires est devenue grande ville. Les Argentins ont l'intelligence facile, merveilleusement réceptive de l'Espagnol; ils ont l'audace et le courage et comparés à leurs voisins du Brésil, un caractère plus décidé, une volonté plus nette, une force d'exé­cution plus rapide et plus énergique. Ils se donnent aussi à de grands en­thousiames collectifs sous l'impulsion de nobles idées.

Pleins d'ambition, ils voudraient faire grand, et réellement ils ont su, pendant les jours de prospérité, développer leurs ressources matérielles avec un si merveilleux entrain que même les Américains du Nord en 145 étaient éblouis.

Leur industrie faisait surgir des villes au milieu des solitudes; tel cam­pement habité hier par des sauvages, recevait aujourd'hui des machines à vapeur, des téléphones et des journaux.

Non seulement les grandes cités platéennes pouvaient à maints égards s'égaler aux capitales de l'Europe, mais elles cherchaient à les dépasser. L'Argentine aimait à comparer son rôle dans l'histoire du monde à ce­lui des Etats-Unis du nord, et en réalité, malgré les contrastes produits par la différence numérique des habitants, il y avait une certaine analo­gie entre le développement des deux nations.

Mais les mauvais jours sont venus. 146 Les grandes entreprises, lancées avec des capitaux étrangers, sans souci du lendemain, n'ont pas toutes réussi, et celles qui ont donné des revenus n'ont favorisé que des spéculateurs, surtout étrangers, et les grands propriétaires de l'Argenti­ne. L'enrichissement rapide de quelques-uns et l'appauvrissement des autres ont eu la démoralisation publique pour conséquence et, tandis que les spéculateurs se livraient au jeu des actions, les politiciens se ruaient à la curée des places. Puis la réaction se fît brusquement et des banqueroutes plus ou moins déguisées par des artifices budgétaires, ar­rêtèrent presque toutes les entreprises sérieuses.

On a pu constater une fois de plus combien est instable l'équilibre d'un pays où la richesse publique ne repose pas sur le labeur du 147 paysan propriétaire, et dont les progrès industriels, simples décors d'im­portation étrangère, ne sont pas dûs à l'instruction et à l'initiative du peuple même.

Cependant les avantages naturels que présente ce pays sont tels que les crises, si profondes qu'elles soient, peuvent retarder mais non empe­cher les progrès de l'Argentine.

La population s'accroît quand même, l'immigration s'y porte sans ar­rêt, la superficie des terrains utilisés augmente, et l'on commence à pé­nétrer dans les deux parties du territoire qui ont le plus de richesses en réserve: au nord-est, le pays des Missions; à l'ouest, les vallées andines où les fleuves Colorado et Negro prennent leurs sources.

Dans ces régions au sol fertile, 148 à l'air pur, au climat délicieux, alternant en saisons qui conviennent au tempérament de l'immigrant d'Europe, il y a place pour des millions d'hommes. (Reclus).

Crise et relèvement

Durant les dix dernières années du XIXe siècle, l'Argentine a suppor­té toutes les infortunes et connu tous les fléaux qui peuvent frapper un peuple agricole et rural. La sauterelle, venue des régions tropicales, dé­vorait les récoltes; la fièvre aphteuse, importée d'Europe, décimait le bé­tail; les menaces d'une guerre avec le Chili imposaient d'énormes dé­penses, enfin, une crise commerciale et industrielle et des troubles inté­rieurs, conséquence du malaise général, complétaient le tableau des ca­lamités qui mirent à l'épreuve la vitalité de ce peuple.

Les fléaux furent combattus; la 149 prospérité refleurit. Les im­inenses plaines de la Pampa, ouvertes à l'activité des agriculteurs, com­mencèrent à produire d'étonnantes récoltes, qui affluèrent sur les mar­chés de l'Europe et portèrent vers l'Argentine un courant d'or que l'on évalue à plus de 500 millions de francs et un courant d'émigration qui, en l'année 1904, amena 125.000 travailleurs. (Martinez, L'Argentine au XXe siècle).

Les premiers colons qui s'établirent sur les rives de la Plata, repoussés et délogés par les indigènes, durent abandonner un petit nombre de va­ches et de juments, qui trouvèrent dans les pampas un champ admirable pour vivre et se multiplier en liberté, arrivant ainsi à former ces immen­ses troupeaux de taureaux et de chevaux 150 sauvages, dont les peaux devinrent la grande richesse et le principal élément de commerce de la région.

Patrie, nationalité

Les Argentins prennent peu à peu un esprit propre, comme les Yan­kees. Ils s'attachent à leur terre.

La nationalité et l'amour de la patrie ne sont qu'une extension de l'amour de la famille et du foyer.

Ces sentiments ne s'imposent pas, ils naissent d'eux-mêmes.

Une famille immigrée garde du respect et de la considération pour le pays des aïeux, mais elle s'attache au foyer nouveau. Les impressions nouvelles modifient son esprit.

La différence d'origine entre les fils d'immigrants des différentes na­tionalités disparaît dès l'enfance par la communauté de vie à l'école ou à l'atelier, dans le travail ou dans le jeu. 151

Les enfants du pays, qu'ils soient fils d'Espagnols, de Français, d'Ita­liens ou d'Allemands, sont fiers d'être Argentins.

Ce pays de beau soleil, de végétation facile et de progrès rapide a de quoi charmer ses enfants.

Le littoral de Buenos-Aires, sur l'estuaire de La Plata et le long de l'Atlantique se distingue, au point de vue du climat par des traits particu­liers. Les riverains jouissent de l'alternance des brises ou virazones, les brises de terre qui soufflent pendant le jour, et les brises de mer qui refluent pen­dant la nuit. En outre, les vents généraux, c'est-à-dire les alizés du sud-est prévalent sur cette partie de la côte, non seulement en été, mais aussi du­rant une grande partie de l'hiver. Parfois même 152 des troubles atmo­sphériques, surtout en mai et en octobre, font régner l'alizé en tempête. Sous le nom de su-estago, il bouleverse l'estuaire et refoule le fleuve.

Un autre courant aérien, qui souffle avec non moins de violence, mais que sa direction rend moins dangereux sur la rade, caractérise le climat du littoral platéen, c'est le pampeiro ou vent de la pampa, qui traverse les plaines centrales en montant vers le nord-est, et longe la côte de l'Uru­guay et du Brésil, parfois jusqu'à Santos et au Cap Frio.

Ce vent très sec, très pur, très salubre, souffle de 15 à 20 fois par an. Grace à cette ventilation variée, on ne souffre pas sur le littoral des cha­leurs intolérables qui se font sentir, surtout par un temps calme, dans les saharas de l'intérieur. 153

Les températures extrêmes sont de 42° en été et de 5° au-dessous de zéro en hiver. Ce qui est fréquent en été, ce sont des températures de 35° aux heures de l'après-midi. Il est rare qu'en hiver le thermomètre de­scende au-dessous de zéro. La neige est un phénomène rare qui ne se produit parfois qu'à dix ans d'intervalle.

La forêt des essences tropicales, analogue à la selve du Brésil, ne se re­trouve en Argentine que vers le nord, sur les confins de la Bolivie. Les bois s'entremêlent aux prairies et forment là comme un parc immense, qui constitue la partie la plus belle de l'Argentine.

Sur les dunes des rivages et dans les terrains sableux, l'arbre le plus commun est l'algarrobo ou caroubier à l'élégante ombrelle de minces feuil­les découpées; ailleurs, sur les terrains très 154 secs, s'élèvent les colon­nes des cactus ligneux et les disques ramifiés des figuiers de barbarie.

Le Chaco a de belles palmeraies et le jasmin y embaume l'air de ses parfums.

Les cocos appartiennent spécialement à la mésopotamie argentine, entre le Paranâ et le Paraguay.

Depuis la venue des Européens, des herbes nouvelles dont ils avaient sans doute des graines dans le foin de leurs emballages, ont envahi le pays, notamment les grands chardons blancs. J'en ai vu de beaux champs en fleurs.

Le gynereum argenteum croît sur les pentes des Andes.

La vraie pampa n'a pas un seul arbre et cependant elle est très apte à en produire. Auprès des fermes on a introduit des eucalyptus, des 155 peupliers, des pêchers.

C'est aussi à la culture du derniers siècles qu'est dû l'ombù, à l'énor­me tronc spongieux, au feuillage sombre, qui s'élève seul sur les ondula­tions de la plaine et marque les sentiers que suivent les chevaux.

Les pentes des montagnes à l'ouest ont de beaux hêtres, et plus au nord des chênes et des sapins. Les pommiers apportés par les jésuites se sont acclimatés là comme arbres forestiers.

Aux époques tertiaire et quaternaire, l'Argentine avait une faune de grands animaux beaucoup plus riche que de nos jours. Darwin y a re­trouvé près de Bahia Blanca des gisements de mammifères fossiles, no­tamment des glyptodons et armadillos, 156 des mégathérium, des sce­liodotherium, qui se rapprochent du fourmillier, des macrauchenia, pa­rents du chameau et du lama, des toxodons, animal étrange, grand com­me un éléphant. On y aussi trouvé des oiseaux gigantesques.

La faune actuelle comprend des autruches, des pumas, des chiens sau­vages, une moufette, un armadillo, des souris nombreuses, des condors, des tapirs, des tatous, des lièvres de Patagonie.

Les montagnes ont le chinchilla, que sa belle fourure expose à une des­truction prochaine.

Au nord, on trouve les huanacos, sorte de lamas, les perruches, les co­libris.

La production des mines ne constitue au pays de l'argent, qu'une fai­ble partie du revenu national. Dans 157 les meilleures années, elle ne dépasse guère sept millions de francs, quoique certains gisements d'or, d'argent, de cuivre, de plomb soient fort riches; mais ils sont presque tous situés dans des montagnes d'accès difficile et souvent bloquées par les neiges.

Les charbons de San-Rafael aideront au développement de l'in­dustrie, mais leur exploitation commence à peine.

Buenos-Aires est vraiment le premier port de l'Amérique du Sud. Il a dix kilomètres de quais, dont quatre du côté de la ville.

Le port a coûté 175 millions de francs et il faut dépenser chaque année six millions pour entretenir le chenal d'accès à la profondeur néces­saire. 158

Le grand embarcadère d'animaux sur pied a une superficie de 300.000 mètres carrés. Il peut contenir 40.000 moutons et 1500 boeufs. L'entrepôt des grains est énorme et les élévateurs donnent au port un aspect curieux.

Le mouvement du port dépasse 10 millions de tonnes par an. Buenos-Aires a le douzième rang parmi tous les ports du globe.

159

Blumenau1 Rio de Janeiro75
Les colonies3 Petropolis77
Slaves5 Retraite79
Italiens [Itajaí]6 160 2e jour80
Sur l'Itajahy [Itajaí]73e jour81
Itajahy [Itajaí]8 8 décembre89
Voiture11Le Magellan 90
Brusque12 Les Saints92
Guaberuba13 Les Jésuites au Paraguay100
Azambuia14 Destêrro111
Coutumes16 Rio Grande113
Les Indiens20 Uruguay111
Itajahy [Itajaí]30 Montevideo115
Réflexions34 Le relief119
Attente35 Climat120
Histoire36 Flore121
Colonisation38Population122
Défense de la colonie39 Gouvernement123
Formation de la Agriculture124
nationalité42Argentine124
L'élément noir 45Buenos-Aires127
La libération46Choses religieuses130
Immigration49 Dimanche131
Pronostics51 La Plata133
Les chemins de fer54Lujan137
Le commerce55 Tigré138
La culture56 20 décembre140
Latifundia57 Départ141
Le bois59 Montevideo142
Le bétail60 Notes sur l'Argentine143
Les mines61 Crise et relèvement148
Les diamants65 Les troupeaux149
Le climat67 Patrie, nationalité150
La flore69 Le climat151
La faune70 La flore153
En remontant71 La faune155
Curitiba73 Les mines156
Santos74 Le port157

1)
Foxius (Remaclus) dehonien, né le 16.9.1880 à Thommen (Malmedy, Allemagne); profès le 1.11.1902 à Sittard; prêtre le 10.8.1907 à Luxembourg; mis­sionnaire au Brésil du Sud (1907-1911 et 1919-1956); décédé le 17.12.1956 à Formiga (Brésil). Thoneick (Guillaume-Robert) dehonien, né le 1.3.1878 à Breyell (Allemagne); profès le 24.9.1899 à Sittard; prêtre le 19.7.1903 à Louvain; missionnaire au Brésil du Sud (1905-1959); Supérieur Régional du Brésil – Minas Gerais et Sào Paulo – (1920-1925); Supérieur de la maison de Taubaté (1920-1926); Supérieur de la maison de Brusque (1926-1928); Conseiller provincial de la Prov. du Brésil du Sud (1938-1941); décédé le 5.9.1959 à Corupà (Brésil).
2)
Chevalier (Jules), prêtre du diocèse de Bourges, né en 1824 à Richelieu, fondateur de la congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus et des Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur. C’est à lui qu’appartient l’initiative de la première consécration d’une église au Sacré-Cœur, pour laquelle, en 1875, il pré­senta à Pie IX une pétition ayant recueilli trois millions de signatures. Il décéda le 21.10.1907 à Issoudun.
3)
Stolle (Jean-Basile) dehonien, né le 27.12.1876 à Minden; profès le 29.9.1898 à Sittard; prêtre le 10.8.1903 à Luxembourg; missionnaire au Brésil du Sud (1903-1956); Supérieur de la maison de Corupâ (1835-1938); décédé le 8.6.1956 à Joinville (Brésil). Meller (Henri-Timothée) dehonien, né le 11.1.1869 à Koln; profès le 18.9.1897 à Sittard; prêtre le 10.8.1902 à Luxembourg; missionnaire au Brésil du Sud (1913­1942); Supérieur Régional du Brésil du Sud (1908-1911); décédé le 23.6.1942 à Tubarào (Brésil).
4)
Le P. Maximin Cottart, dehonien: cf. No, vol. 3, note 2, p. 483.
5)
Falleur (Théodore-Stanislas) dehonien, né le 17.6.1857 à Effry (Aisne); profès le 21.11.1881 à St-Quentin; prêtre le 23.9.1882 à Soissons; Econome géné­ral (1888-1934); Supérieur de la maison de St-Quentin (1908-1913 et 1924-1929); décédé le 1.5.1934 à St-Quentin. Pour davantage de détails biographiques et sur­tout pour son ample correspondance avec le P. Dehon, cf. G. Manzoni, Tre fiamme una luce: «Teodoro Stanislao Falleur», St.Deh. n° 24, Roma 1990, pp. 125-213.
6)
Dans son livre Mille lieues dans l’Amérique du Sud…, le P. Dehon précise: «Sur la mer Rouge».
7)
Dans son livre «Mille lieues…», le P. Dehon précise : «En Asie».
8)
Lux Jean-Gabriel Perboyer-Jacques, dehonien: cf. NQ, vol. 1, note 102, p. 525.
9)
Spettmann (Henri-Gérard) dehonien, né le 5.10.1881 à Walsum (Allemagne); profès le 23.9.1902 à Sittard; prêtre le 10.8.1906 à Luxembourg; mis­sionnaire au Brésil du Sud (1906-1949); Supérieur Régional du Brésil du Sud (1927-1928); Supérieur de la maison de Corupà (1932-1935); décédé le 7.1.1949 à Tubarào (Brésil). Schwartmann (Jean-Joseph) dehonien, né le 2.11.1884 à Krefeld (Allemagne); profès le 1.11.1905 à Fünfbrunnen (Luxembourg); missionnaire au Brésil du Sud (1906-1912); décédé le 8.3.1972 à Rome.
10)
Mgr Tiberghien (Jules), prélat belge, demeurant à Rome, avec lequel le P. Dehon fera le tour du monde à l’occasion du Congrès Eucharistique de Montréal, cf. NQ, vol. 2, note 36, p. 636.
11)
Le P. Dehon commence la publication de sa «Retraite sur la mer» dans «Le Règne du Sacré-Cœur», dans le numéro de mai 1907, par la méditation La mer: «Lectures pieuses pour les voyageurs et les missionnaires qui font de longues navigations et pour les personnes qui font un séjour d’été au bord de l’Océan». Première lecture: Puissances et grandeurs de Dieu, cf. pp. 77-79. La Retraite sur la mer se termine avec le numéro de novembre 1908 : «Les abîmes du Sacré-Cœur de Jésus. Abnégation de la volonté, consommation», cf. pp. 158-160. Dans le numéro de janvier 1909 du Règne du Sacré-Cœur, le P. Dehon commen­ce à publier le Journal de voyage au Brésil, cf. pp. 11-14. Il en interrompt la publica­tion en septembre 1909, cf. pp. 140-142, probablement en raison de la parution du livre «Mille lieues dans l’Amérique du Sud : Brésil, Uruguay, Argentine», Casterman, Tournai 1909.
12)
Les Frères des Ecoles Chrétiennes, fondés par S. Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719).
13)
La Sainte Vierge de Lujan est la protectrice de l’Argentine, de l’Uruguay et du Paraguay. Le P. Dehon en raconte l’histoire miraculeuse dans son livre «Mille lieues dans l’Amérique du Sud», Casterman, Tournai-Paris 1909, pp. 193-­199 (cf. pp. 318-325, de l’éd. italienne).
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