nqtnqt-0004-0027

27ème CAHIER. Encore le Canada et les Etats Unis (12.9.1910 – 6.10.1910)

1 Notes quotidiennes

Au lendemain du congrès me voici parti pour Québec où j'ai de bons amis. Le train descend le long du fleuve St-Laurent, sur lequel on a souvent de beaux aperçus. On passe à Trois-Rivières une des vieilles villes canadiennes, un évêché. Dans les wagons des avis interdisent les jeux de hasard, cela serait utile aussi chez nous. Le bon Mgr Marois, vicaire général m'attendait et me conduit à l'évêché, où je passerai deux jours. Mgr Bégin revient aussi de Montréal. Mgr Bégin est connu là-bas comme le père de son peuple. Il est si affable, si dévoué, si bon pour tous. 2

Mgr Marois est la distinction même. Peu de nos prêtres unissent autant de culture et de délicatesse à une grande piété. je passerai là deux bonnes journées pour visiter Québec et Ste-Anne-de-Beaupré.

Québec n'est que la quatrième ville du Canada pour sa population. Elle a 70.000 habitants. De loin elle a un aspect superbe sur ses rochers, entre le St-Laurent et le St-Charles. Avec ses nombreux clo­chers elle rappelle nos vieilles villes françaises d'avant la Révolution. Les neuf dixièmes de ses habitants sont français et catholiques.

Des trottoirs en bois bordent de bonnes vieilles rues en pente, coupées par de longs escaliers; sur la place et près du marché station­nent des 3 calèches Louis XV. Aux boutiques, des enseignes en français sont suspendues à des tringles. Les rues neuves prennent l'as­pect des villes américaines.

A mi-hauteur sur une terrasse d'où la vue est splendide s'élèvent la cathédrale et l'évêché. La cathédrale ou basilique est du XVIIIe siècle. Elle occupe la place de la chapelle de la Recouvrance, bâtie par Champlain en 1633. Devant le Post Office est le monument imposant de Mgr Laval1) le saint évêque de Québec. La cathédrale a quelques bons tableaux: une crucifixion de Van Dijck, un St Paul de Carlo Maratta et d'autres toiles de Restant, de Vignon, de Lebrun. On se sent là en France.

La ville a de nombreux couvents; l'Hôtel-Dieu, fondé par la Du­chesse 4 d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Dans la chapelle, les corps de Jean de Brébeuf et de Lalemant, jésuites martyrisés en 1649 par les Iroquois.

Le couvent des Ursulines, fondé par Mme de la Peltrie et Marie de l'Incarnation2), la Ste Thérèse du Nouveau Monde. Dans la chapelle sont les restes de Montcalm.

Près de l'évêché, le grand séminaire et l'Université Laval. C'est une fondation de Mgr de Montmorency Laval. L'université a un musée qui serait digne de l'Europe, avec de bonnes toiles de Van Dijck, Teniers, Ostade, de Salvator Rosa, de Vernet, de Simon Vouez, de Boucher, du Poussin, et des peintures italiennes de l'Albane, de Baroccio, du Dominiquin, de Louis Carrache, de Maratta, de Schidone. 5

Dans la ville basse est l'église et le pèlerinage de Notre-Dame-des­Victoires. Elle est bâtie sur l'emplacement de l'habitation de Montcalm. On y voit ces curieuses inscriptions:

1688. Pose de la 1ère pierre par le Mis de Denouville, gouverneur. Innocent XI Pape. Louis XIV, roi de France. L'église est dédiée a l'En­fant Jésus.

1690. Défaite de l'amiral Phips. L'église prend le titre de Notre­Dame de la Victoire.

1711. Dispersion de la flotte de l'amiral Walker. L'église prend le titre N.-D. des Victoires.

1765. Rebâtie.

1888. Restaurée à l'occasion du 2e centenaire.

Québec a ses glorieuses annales. La citadelle de Jacques Cartier et de Champlain, le tombeau de Montcalm! 6 Que de souvenirs glorieux et cruels s'attachent à ces noms! L'homme de cœur de tous les pays salue avec respect le courage malheureux. Quant au Français, qui se rappelle l'histoire de l'abandon et les détails de l'agonie, il ne peut se défendre d'une émotion poignante. Il veut les voir ces fils de Normands, de Saintongeois, de Beaucerons, délaissés par la patrie; mais comment les retrouvera-t-il après un siècle d'oubli? Il les retrouvera Français, il apprendra par eux ce que peut l'énergie soutenue par la foi3).

Ces braves gens nous pressent de questions sur le vieux pays. Un marchand me demandait mon nom. «Moi, dit-il, je me nomme Perreau, ai-je peut-être encore des cousins là-bas?» Je lui 7 dis que je connaissais des Perreau en Savoie, mais ses aïeux étaient de Bourgo­gne, et le problème n'est pas résolu. A la gare, un employé, qui écorce [écorche] péniblement l'anglais, s'aperçoit de la nationalité de deux arrivants, et ce dialogue s'engage: «Ah! vous êtes Franfas, je suis ben content de vous vouère toujours! Faut crouère qu'on va ben là-bas. Espérez un moment (en vieux français cela veut dire attendez), et je m'en vais vous approcher un char». Le char, c'est la voiture. S'il faut tourner au bout de la rue, on vous dit de virer.

On voit vraiment revivre ici la vieille France.

Québec a trois promenades: le jardin du Gouvernement, la Terras­se 8 Frontenac, où se trouve un hôtel grandiose, et l'Esplanade. L'Esplanade sert aussi de jardin public. De ces divers points, très animés par le beau temps, la vue se développe sur le Saint-Laurent. En face, à huit kilomètres de distance, la ville de Lévis borde la rive droite; en bas, c'est le vieux Québec et le port; à gauche, c'est l'île d'Orléans, qu'encadrent par derrière, les premières hauteurs de la chaîne des Laurentides, le Parc national des Canadiens.

A côté de la Terrasse, ou Plate-forme, se dresse un obélisque de gra­nit, érigé en l'honneur du général anglais Wolfe et du marquis de Montcalm, les deux adversaires qui trouvèrent la mort 9 à la bataille décisive des Plaines d'Abraham4). «Je meurs-content», s'était écrié le premier en apprenant le succès de ses troupes. «Au moins, je ne verrai pas les Anglais dans Québec», disait en succombant le deuxième. Un noble sentiment à réuni le souvenir des deux braves dans ce monu­ment honorifique et une inscription commune les honore tous deux;

Wolfe - Montcalm

Mortem virtus, communem famam historia,

Monumentum posteritas

Dedit.

«Le courage leur donna la mort, l'histoire une gloire commune, la postérité ce monument».

De là-haut, la vue s'étend au loin jusqu'au rivage de Lorette, un campement de hurons et de métis. 10 Ils sont catholiques et ne por­tent plus qu'à certains jours de fête leur costume tout étincelant de miroirs et de plumes, avec des grelots qui les annoncent de loin. Ils se livrent à la chasse et à la pêche, et fabriquent des bibelots qu'ils ven­dent aux touristes. C'était une belle et vaillante race. «La langue huronne, écrivait en 1720 le R.P. Charlevoix de St-Quentin, est d'une abondance, d'une énergie, d'une noblesse qu'on ne trouve peut-être réunies dans aucune des plus belles que nous connaissons, et ceux à qui elle est propre ont encore dans l'âme une élévation qui s'accorde bien mieux avec la majesté de leur langue qu'avec le triste état où ils sont réduits». 11

Le 13, pèlerinage à Ste-Anne-de-Beaupré. Nous passons devant la cascade de Montmorency. Elle est formée par la rivière même de Montmorency près de sa jonction avec le Saint-Laurent. Elle a près de 100 mètres de haut et 50 de large. C'est un site alpestre. Les paysans appellent leur cascade la «vache».

A vingt milles de Québec, c'est Sainte-Anne-de-Beaupré, le plus grand pèlerinage de toute l'Amérique du Nord. Le peuple dit «La bonne Sainte Anne». Le village a été fondé par des marins bretons en 1620. Il y passe 200.000 pèlerins par an. L'église actuelle a été ouverte au culte en 1876 et élevée au rang de basilique en 1887. Elle possède une relique de Sainte Anne. Elle a de nombreux 12 ex-voto et des béquilles laissées par les malades qui ont été guéris. La statue de Sainte Anne repose sur une colonne d'onyx. Le tableau d'autel est de Lebrun. Particularité: on voit parmi les ex-voto, nombre de pipes et de tabatières, signe que le peuple du Canada voit dans l'usage du tabac une sensualité dont il est méritoire de se priver. Près du sanctuaire, belle école apostolique dirigée par les Rédemptoristes. Ils trouvent là de bonnes vocations et des ressources.

Le 14, j'arrive à Ottawa. Je descends chez les Pères Oblats qui ont de magnifiques établissements au centre de la ville, sur l'Avenue Laurier. C'était le jour de rentrée et on y était fort occupé . A côté, l'é­glise ogivale du S.-Cœur pour les Irlandais, et l'église 13 St Joseph, pour les Français, puis le musée de l'Université, musée d'histoire natu­relle et d'antiquités indiennes, un vrai musée de ville. Les Oblats ont là une belle école apostolique, c'est là que j'ai logé.

Ottawa est la capitale de la fédération canadienne. Elle s'est élevée de 14.000 à 70.000 habitants en cinquante ans.

C'est maintenant une belle ville dans le genre américain. Elle s'élè­ve sur la rive droite de l'Ottawa à sa jonction avec le Rideau, site pitto­resque et bien choisi. Sur les collines, au bord de l'Ottawa s'élève le parlement national avec la cour suprême et les ministères. C'est une imitation du Capitole de Washington, mais il manque ici 14 la belle salle centrale qui donne au Capitole son cachet de grandeur.

Ottawa compte à peu près moitié catholiques et moitié protestants, moitié Anglais et moitié Français. Le Canada a comme la Belgique l'in­convénient d'être un peuple à deux langues.

La cathédrale catholique est un bel édifice gothique sur le Park. Je suis allé voir le vicaire capitulaire. On attend un nouvel évêque, mais on craint que le St-Siège ne nomme un évêque de langue anglaise. Les catholiques sont pour les 4/5èmes de langue française.

Le Rideau se jette dans l'Ottawa par des chutes imposantes.

Ottawa a de beaux parcs. Le Parc Strathcona au bord du Rideau est enrichi de bassins et de kiosques aux frais du riche lord. 15

L'Ottawa forme ici la cascade de la Chaudière et une partie de la force de ses eaux est utilisée pour des fonderies, des moulins, des scie­ries. Le grand commerce d'exportation d'Ottawa, comme de Québec, se rapporte principalement aux bois et aux grains.

Me voici en route pour Winnipeg. Sur la route, villages plaisants, alternative de cultures, de sapins et de lacs. Chez nous, les enfants ont des poupées à figures humaines, ici ce sont de petits ours blancs en lai­ne, c'est typique. Au Brésil, j'ai vu les enfants habiller de petits singes vivants en guise de poupées.

Le 16, Winnipeg. Je vais passer trois jours chez Mgr Langevin, archevêque de St-Boniface. C'est que Winnipeg et St-Boniface 16 c'est tout un. Ce sont deux quartiers d'une même ville. Mgr Langevin est l'amabilité même. Il se donne bien à nous, quoique très occupé par les préparatifs de la réception du Légat. L'évêché est grand, les prêtres du diocèse y trouvent facilement l'hospitalité. Comme les Sulpiciens sont de vrais seigneurs féodaux au vieux Canada, les Oblats sont très puis­sants dans tout l'Ouest.

Le vicaire général d'Ottawa a l'amabilité de nous promener. Il y a là aussi un vieux missionnaire en retraite. Il a 92 ans. Il a connu les débuts de Winnipeg. Il y avait cent habitants, vivant de la chasse dans les marais. Il a longtemps évangélisé les Indiens et il a supporté bien des fatigues et des privations qui ne l'ont pas empêché d'arriver à un grand âge. Winnipeg compte 17 maintenant 160.000 âmes. Elle est au confluent de la Rivière Rouge et de l'Assiniboine. Elle devient gran­de et belle ville avec ses larges avenues et ses riches résidences. C'est la capitale du Manitoba.

Je rencontre là aussi un Père missionnaire du Yukon qui s'en retour­ne gaiement dans son pays de neiges et de frimas où il évangélise quel­ques chercheurs d'or.

St-Boniface est sur la rive droite de la Rivière Rouge. Les Français et les catholiques habitent de préférence ce quartier-là. On y voit la cathédrale, grande église ogivale, l'archevêché, le séminaire, le collège des jésuites, un orphelinat, un hôpital et d'autres œuvres. Dans le quartier St-Boniface le nom des rues est en français; 18 à Winnipeg, il est en anglais.

Un beau parc s'étend le long de l'Assiniboine.

Winnipeg est comme une ville américaine, avec des établissements industriels, scieries, moulins, fonderies, des banques majestueuses et d'élégantes résidences.

St-Boniface a un quartier de métis, bons catholiques et associés en confrérie.

Le 18 est le grand jour de la visite du Légat à St-Boniface. Pour le recevoir, on fera les choses grandement, à l'américaine. Non seule­ment l'église et ses abords sont ornés de guirlandes, mais le pont a ses arcs de triomphe. L'archevêque a imaginé quelque chose de neuf, un défilé d'automobiles. Il y en a 150. Beaucoup sont prêtées, les autres sont louées pour 20 fs l'une. Toutes sont rangées autour de la gare, où une foule de 19 plusieurs milliers de personnes attend le Cardinal. Il arrive, on l'acclame. Il monte l'automobile qui lui est destinée; les autres suivent montées par les invités, prêtres ou laïques de distinction. J'ai ma place avec le vénérable missionnaire de 92 ans. Le défilé est interminable. L'itinéraire a été tracé pour faire voir et revoir au Légat les plus belles avenues et les œuvres catholiques, l'hospice de la Maternité, l'Académie Ste-Marie.

Tout le monde descend à la cathédrale. Après un court office, le Légat bénit près de l'église la première pierre d'un séminaire ruthène. Il faut dire que les Ruthènes envahissent le Canada et l'Amérique; ils sont plus de 100.000, dit-on, et ils n'ont pas de prêtres. 20 On veut y remédier.

Après la cérémonie, c'est le grand dîner de gala. Le gouverneur est là avec la magistrature et l'administration. Je suis près de Mgr Léga, doyen de la rote et d'un magistrat catholique. Celui-ci me fit cette réflexion caractéristique: «On dit que les familles françaises n'ont plus guère d'enfants, vous direz là-bas que vous avez dîné auprès d'un magi­strat qui en a déjà quinze».

Mgr Langevin prononce des toasts en français et en anglais.

Le soir, il y a réception chez le gouverneur. Le Cardinal Légat y côtoiera des protestants et des francs-maçons, cela ne fait rien, c'est l'Amérique.

Je reviens aux Ruthènes. Ils sont 35.000 dans le Manitoba. Trois basiliens et trois rédemptoristes passés à leur rite s'occupent d'eux. 21 Ils ont quelques élèves en petit séminaire.

Le soir, je pars pour le grande plaine. Il faut une journée de Win­nipeg à l'Alberta: plaine infinie, sans arbres ni fleurs. Le chemin de fer du grand Tronc pacifique relie l'est à l'ouest. Il fait mouvoir 400.000 wagons. Aux gares, de grands élévateurs de blé et des magasins de bois (lumber); au loin, des étangs, des canards sauvages, quelques villages indiens aux cabanes couvertes d'écorces ou de peaux. Dans l'Alberta, des bosquets de peupliers, de bouleaux, d'épinettes.

A gauche, la grande réserve des buffles; à droite, me voici à Wain­wright, c'est chez nous. 22

Nos Pères m'attendaient, le P. Gaborit et le P. Carpentier. Les deux autres sont à Edmonton5). Ils sont Canadiens depuis la fin de juillet. Mgr Legal leur a donné Wainwright pour centre, et déjà ils ont travail­lé. Ils ont loué une modeste maison à Wainwright, et le dimanche on fait le culte dans un magasin d'épicerie, chez Beaudry.

Il y a un hôtel près de la gare, Mgr Tiberghien y logea. Nos Pères me dressèrent un lit dans leur salle à manger. Je voulais loger chez eux. Qu'est-ce que Wainwright? Une bourgade qui a deux ans d'exis­tence. Elle compte 1.700 âmes, elle montera vite. On a tracé des rues, en damier. Il y a toujours une grand'rue ou rue centrale, Main Road, puis des avenues 23 du roi et de la reine. Tout cela se bâtira, et ça va vite. Les maisons sont en bois. La charpente s'élève en un jour. Il faut un mois pour revêtir cela de planches à trois épaisseurs séparées par du papier. C'est chaud, mais ça brûle facilement. En hiver, on compte dans ces bourgades un ou deux incendies par semaine. Je crus en voir un le soir de mon arrivée, mais c'était un feu de joie, un morceau de fagots que l'on brûlait pour essayer des extincteurs.

Wainwright veut dire «atelier de charron», c'est un nom significatif. Nos Pères bâtissent déjà une maison-chapelle, maison en bas, chapelle en haut. Ce sera modeste, en attendant mieux. Il faut 1000 dollars. Une souscription 24 paiera cela. Tout se fait par souscription là-bas. Les catholiques nomment un comité, un conseil de fabrique. Ce comité se charge de tout. On quête chez les catholiques et même chez les protestants. Ils donnent volontiers; c'est, disent-ils, pour l'accroisse­ment du pays. Seulement les protestants viennent aussi quêter chez les catholiques, c'est gênant. Je demandais à un catholique comment il se formait la conscience: «Il faut rebâtir un temple, disait-il, je donne pour démolir le vieux et non pour bâtir le neuf'. C'est spirituel, mais… Quelques bâtisses de brique s'élèveront peu à peu. On bâtit déjà une grande école, qui coûtera 100.000 francs.

Wainwright vient d'être érigée en Cité. On élit aujourd'hui 25 le maire et les syndics, c'est fête. Aussi le soir y a-t-il musique, illumina­tion, salves de mousqueterie.

Mgr Legal a là deux carrés de propriété, de ces carrés que l'Etat donne aux colons. L'un de ces carrés recevra l'église, le presbytère, l'é­cole. L'autre pourra se vendre pour donner des ressources. On fait ainsi partout.

Nos Pères ont commencé modestement. Ils n'ont personne à leur service. L'un d'eux fait la cuisine. Oh! Ce n'est pas compliqué: de la soupe au lait, une omelette et des pommes de terre. C'est le menu de tous les jours. Mais le lendemain nous avons eu une surprise. Une voi­sine protestante, sachant que nos Pères avaient du monde, envoya une poule et du gâteau. 26 Cela porte bonheur d'aider les missionnaires. J'ai appris depuis que cette bonne femme et ses enfants étaient reve­nus au catholicisme.

Les pauvres logent dans des huttes de gazon, cela sert aussi pour les étables. Les catholiques ont leur cimetière spécial, c'est un droit au Canada. J'ai été visiter une ferme. Après deux ou trois ans les fermes manifestent déjà leur prospérité. Les bâtiments se complètent, les champs se mettent en culture, les animaux se multiplient. Le sol du pays donne un gazon naturel, court mais succulent et qui résiste à la neige. Les champs ont des blés, des seigles, des avoines, du lin.

A la gare, une vitrine sert d'exposition perpétuelle pour les 27 produits du sol. Les prairies ont des roses naturelles, petites et gracieu­ses. Il y a quelques métis dans la région, leur langue est le cri, langue, dit-on, fort difficile.

Je fis causer les ouvriers, ils gagnent de gros salaires: un maçon gagne six piastres6) par jour, un charpentier quatre piastres, un manœuvre trois piastres. Cependant une famille peut vivre modeste­ment avec vingt dollars par mois.

Les ouvriers font des épargnes pour devenir propriétaires.

On trouve encore dans la région des coqs de prairie et des rennes dans les bois. Les buffles disparaîtraient si l'Etat ne leur avait ménagé une réserve entourée de barrières.

Le sous-sol a de la houille facile à extraire. Pour avoir 28 de l'eau, on creuse des puits peu profonds, trois ou quatre mètres. Il manque une rivière à Wainwright. Il y a bien à quelques kilomètres le Battle River. La bourgade pourra s'étendre jusque là, ou bien elle fera venir l'eau chez elle.

Nos Pères ne se sont pas contentés de travailler à Wainwright. Ils ont déjà formé des comités dans plusieurs autres bourgades. Ils y vont célébrer quelquefois, et ils y feront des paroisses.

Le 21 me voici à Edmonton, la Reine de l'ouest, la capitale de l'Alberta. C'est une ville en croissance, à l'américaine. 29

Mgr Legal est absent, je l'ai laissé à Montréal, d'où il ne rentrera que dans quelques jours. C'est le P. Grandin, vicaire général, qui nous reçoit. Il porte un grand nom, il est le neveu de Mgr Grandin7), que j'ai rencontré à Rome, l'apôtre des Indiens de l'ouest. M. Grandin me donna la vie de son oncle, et je lus avec émotion le récit simple et modeste des gestes héroïques du saint évêque et de ses auxiliaires à la conquête des âmes à travers les neiges et les glaces, dans ces pays sans chemins où les habitants si agrestes et grossiers n'avaient à offrir pour asile que leurs chaumier remplis de vermine. Veuillot a bien dit cela au temps du Concile dans son article sur l'évêque pouilleux.

Mgr Grandin me montre comment les missionnaires anciens se nourrissaient 30 dans leurs expéditions. Dans des sacs de peau de caribou (ou de renne), ils portaient des viandes séchées, pilées et con­servées dans la graisse (ils appellent cela le pémikan). J'y ai goûté et je puis attester qu'il fallait des estomacs solides pour digérer cela. Edmonton va devenir grande ville. Elle est d'ailleurs bien située sur les bords escarpés du Saskatchewan. De l'autre côté de la rivière, c'est Strathcona, qui ne fera bientôt plus qu'un avec Edmonton. Il y a un beau pont en construction.

Les deux villes réunies comptent bien aujourd'hui 30.000 âmes. Il y a vingt ans, c'était le désert. C'est une petite capitale. Elle bâtit son parlement en belle place, sur le bord de la rivière, avec une coupole qui rappelle le parlement d'Ottawa. 31

Quelques banques et monuments publics, construits en pierre, ont bon aspect, mais les habitations de bois dominent. Edmonton a ses tramways et son éclairage électrique, tout cela ne se fait pas attendre en Amérique. Les trottoirs sont en bois, plus tard on fera mieux. De nombreux établissements industriels s'élèvent. Il y avait 2.600 habi­tants en 1901!

Les Pères Oblats sont largement établis. L'église paroissiale est vaste et confortable, elle ferait une belle cathédrale. Mais les missionnaires ont mis l'évêché à quelques kilomètres au nord, à St-Albert.

Je ne manque pas d'y aller, je l'avais promis à Mgr Legal. Il y a là une bourgade pittoresque campée sur les rives d'un torrent. 32

La voiture de l'évêché était venue nous chercher à Edmonton, mais il faisait froid et j'avais peine à me réchauffer. Un vieux frère nous con­duisait, il a connu les temps héroïques, les voyages difficiles et les chas­ses hardies. C'est une génération qui disparaît. La route est à peine tracée à travers les bois. Les ornières ne manquent pas dans ce sol sablonneux.

Le site est beau à St-Albert, mais il n'y a encore guère de rues tracées. C'est une ville en espérance. Cependant on y construit une grande cathédrale sur un plan tracé par les missionnaires, dans un sty­le mêlé de gothique et de roman. Elle paraît dépasser les besoins du pays, mais qui sait? Un tramway reliera bientôt St-Albert à Edmonton 33 et les deux cités tendront à n'en faire qu'une. Il y a là un pieux séminaire, un orphelinat, un pensionnat de jeunes filles, tenu par les Soeurs grises de Montréal, qui ont aussi une maison à Edmonton.

Les Indiens de la région sont les Cris. Ils deviennent clairsemés. Leur langue, disent les Pères, a des racines et des formes hébraïques. Retour par les bois où nous rencontrons de belles poules de prai­ries, et départ pour Calgary.

Nous sommes au 22 septembre, il fait déjà froid, les wagons sont chauffés. Les voyageurs ont des fourrures. Quelques-uns boivent le brandy à la bouteille. Ils ont l'ivresse gaie.

Nous rencontrons des réserves d'Indiens. Ils vivent pauvrement dans leurs huttes couvertes d'écorces et fermées par des 34 peaux séchées. Ils ont des chevaux et s'en servent, hommes et femmes, avec l'habilité des clowns de cirque.

Nous passons au village de Lacombe, ce nom évoque un souvenir. Le P. Lacombe est un missionnaire du pays. Il a une autorité morale étonnante sur les Indiens, même païens. Quand on établit là le che­min de fer du Grand Canadien Pacifique, il y a dix ans, les Indiens voulaient se révolter et tout chambarder. Le P. Lacombe finit par leur faire comprendre qu'ils risqueraient leur vie sans profit. Aussi est-il bienvenu de la Compagnie. Il a le parcours gratuit pour toute sa vie.

Nous passons aussi à la station de Red Deer La paroisse est tenue par les Pères de Tinchebray. Mgr Legal, voyant arriver une infinité de colons, ouvre son diocèse 35 à toutes les congrégations religieuses qui veulent bien y travailler.

Calgary est déjà grande ville, elle a 30.000 âmes. Le voisinage des Montagnes Rocheuses lui fournit de belles pierres de construction. Elle ne compte que 200 Canadiens-français. Son église paroissiale est modeste. Plusieurs temples anglicans y prennent à l'intérieur l'aspect de nos sanctuaires. L'autel est orné comme les nôtres. Les vitraux représentent les mystères de l'Evangile.

Les Salutistes8) ont déjà à Calgary leur «citadelle», comme dans tou­tes les villes américaines. Ils officient… sur le trottoir.

Calgary est la vraie ville américaine en voie de formation. Les rues sont largement tracées et à moitié bâties. La grande rue a déjà des ban­ques monumentales et de riches magasins, 36 qui voisinent avec des échoppes de savetiers, des bars populaires et des cabanes de blanchis­seurs chinois.

Ça et là s'élèvent de gracieuses «résidences» en bois avec leurs jar­dins, où habitent les employés de l'Etat et les parvenus du commerce. Beaucoup de rues sont à peine ébauchées. Mais tout le monde sent là que la ville a un grand avenir. Plusieurs agences d'affaires y font le commerce ou la spéculation de terrains à bâtir.

Calgary est avantageusement située au croisement du Canadian Pacific Railway avec les lignes d'Edmonton au nord et de Maclead au sud.

C'est un centre de passage et d'échange entre les minerais de la montagne et les troupeaux de la grande plaine. C'est la ville principale entre Winnipeg et Vancouver. 37

La rivière de l'Arc, Bow river, y apporte par flottage des bois de cons­truction, et fournit l'eau qui permet à la Compagnie du C.P.R. d'irri­guer et de fertiliser trois millions d'acres des deux côtés de ses rails.

Et ce n'est là qu'un commencement, car d'autres travaux d'irriga­tion essaient d'utiliser tous les cours d'eau qui descendent des Mon­tagnes Rocheuses pour mettre en culture d'immenses terrains favori­sés d'un climat trop sec et trop doux.

Nous couchons le 22 à Banff pour passer de jour le lendemain les Montagnes Rocheuses de Banff à Vancouver. Il faudrait mettre trois jours à ce voyage merveilleux, mais le temps nous presse.

Banff même est un site admirable et un centre d'excursions comme Interlaken 38 en Suisse. Autour de Banff, les monts de la Cascade et de Rundle, le Mt Edith et le Mt Bourgeau sont des sommets de 8 à 10 mille pieds9). La Cascade de Banff n'est que l'écoulement du lac des Diables.

Au-dessus de Banff, nous montons vers la chaîne de Selkirk. C'est alors un amas de glaciers et de névés à droite et à gauche comme dans les plus belles régions de la Suisse. Le site le plus merveilleux est à Glacier-house. On se croirait là à Chamonix. On est en face de som­mets qui s'élèvent à 10.000 et 11.000 pieds. Il n'y a plus qu'à descendre ensuite vers Revelstoke, Ashcroft et Vancouver, en regrettant de n'avoir pas à donner huit jours à cette Suisse Américaine. 39

Dans le même train nous avions l'illustre P. Vaughan10) qui allait de Montréal à Vancouver. Il nous refit son discours de Montréal. Il disait aux protestants: «Le Sacrifice de la messe est le centre de toute la litur­gie et de toute la vie chrétienne, et les protestants ne l'ont pas». C'est vrai, mais d'autres eussent préféré qu'il n'entamât pas à Montréal de polémique contre les protestants, qui s'étaient montrés si corrects et si gentlemen à l'occasion du Congrès. A Winnipeg il fit une conférence dans une salle. Il expliqua aux grands propriétaires du pays que la cul­ture de l'âme n'est pas moins nécessaire que celle des champs. Dans le wagon aussi, il trouva à placer un discours. Il s'en allait encore prêcher à 40 Victoria. C'est un apôtre.

Nous passions la journée dans le wagon d'observation au bout du train, une belle invention américaine. Ce wagon largement vitré et meublé de fauteuils a un balcon en arrière. On y est bien installé pour voir le pays.

Le bon P. Vaughan trouvait les Montagnes Rocheuses plus majestic que les Alpes, est-ce parce qu'elles sont en pays anglais. Il essaya en vain d'exhorter un fils de famille qui ne dessoûlait pas.

Deux bénédictins de la Pierre-qui-Vire voyageaient avec nous. Ils sont basques d'origine, ils allaient préparer une fondation à Los Angeles.

Le 24 nous voici à Vancouver. Nous descendons chez les Pères Oblats. Ville étrange, où se coudoient des Chinois, des japonais, des Indiens. 41

Cette ville a un port infini entre la côte et l'île du même nom. Ville-champignon, comme tant d'autres, elle a passé en vingt ans de 2.000 âmes à 70.000.

Tout une presqu'île au bout de la ville vers la mer forme le Stanley Park. C'est un parc de ville unique au monde par son ampleur et ses beautés naturelles. Il a des arbres antédiluviens. Dans l'un d'eux on entre en voiture. Ce sont des Séquoia géants que les Américains appel­lent Washingtonia et les anglais Wellingtonia. Au bout du parc le Prospect Bluff, colline rocheuse avec une vue merveilleuse sur le golfe et sur la sortie du port, la Porte du Lion. Le soir, départ en bateau pour Seattle. 42

Avant de quitter le Canada, je transcris mes réflexions sur quelques questions spéciales à ce cher pays, à demi français.

Noms glorieux de la vieille France. - Jacques Cartier et Samuel de Champlain sont les deux français qui ont le plus contribué à fonder le Canada. Bien avant les explorateurs anglais, Cartier découvrit le bassin du St-Laurent. Parti de Saint-Malo le 21 avril 1534, il traversa l'Atlantique et vint atterrir le 16 juillet à l'entrée du golfe. Quatre mois de voyage! «Je voudrais bien connaître, avait dit François Ier, l'article du testament d'Adam qui lègue ce vaste héritage aux Portugais et aux Espagnols. Qu'ils souffrent au moins que j'y prenne part comme leur frère!».

Le roi pouvait être satisfait, Cartier lui offrait la possession de tout le nord de 43 l'Amérique.

Sous le règne de Henri IV, c'est Champlain qui fonde Québec. Il passe des traités avec les Hurons et les Algonquins et fait venir de France des colons choisis et des missionnaires.

A sa mort, en 1639, la lutte était déjà commencée avec l'Angleterre. Les traités de Ryswick, d'Utrecht et d'Aix-la-Chapelle en marquent les diverses étapes jusqu'au désastreux traité de Paris, par lequel Louis XV en 1763 cédait définitivement le Canada à la Grande Bretagne.

Entre temps, Joliette [Joliet] et le P. Marquette (Jésuite de Laon) avaient descendu le Mississippi en 1673, jusqu'au confluent de l'Arkansas, et dix ans plus tard Cavelier de La Salle, poursuivant la même route avait pris possession de la Louisiane. 44 Dans la lutte, quelques chevaliers français rendirent leur nom à jamais célèbre: Montcalm surtout, le vainqueur de Carillon et le glorieux vaincu des Plaines d'Abraham; et Lévis, le vaillant et dernier défenseur de notre étendard en Nouvelle-France.

Loyauté. - Soixante trois mille Français restaient sur le continent américain au lendemain du traité de Paris. Ils avaient une forte orga­nisation paroissiale qui les a maintenus et les a fait prospérer jusqu'aujourd'hui.

La capitulation de Montréal leur avait garanti le libre exercice de leur culte, l'usage de leur langue et de leurs lois.

Ils furent loyaux. Ils soutinrent les Anglais contre les Américains en 1812 et l'Angleterre leur doit la conservation de leur colonie. L'annexion de l'ouest en 1870 donna au Dominion son étendue actuelle. 45

Age de foi et de loyalisme. - D'après les noms qu'ils donnèrent à leurs bourgades, on peut voir quel était l'idéal des braves gens qui fondè­rent ces pays-là. Vous ne trouverez autour de Québec que des noms de Saints, avec les noms de princes et de quelques chefs et découvreurs. Voici Ste-Anne, l'Epiphanie, l'Assomption, St-Pierre, St Jean, St-Laurent, St-Martin, St-Maurice, Ste-Hélène, St-Augustin, Ste-Rosalie, St-François, St-Félix de Valois, St-Sulpice, St-Vincent-de-Paul. Voici Charlemagne, Louisville, Henryville, Villeroy, Champlain, Lévis, Jacques Cartier, Joliette. C'est caractéristique.

La question des races. - Le Canada sera-t-il français ou anglais?

La province du Québec est et restera toute française. Les familles françaises 46 sont plus fécondes que les familles anglaises, aussi les Français ont-ils déjà gagné une bonne partie de l'Ontario et une place honorable dans le Manitoba. Mais au-delà? Dans le Saskatchewan, l'Alberta et la Colombie, ils ne sont qu'une très faible minorité.

Mais comme ils ne sont guère réductibles, ils tiendront bon et gagneront un peu de terrain. Ils auraient pu prendre la majorité par­tout, si au lieu de s'épandre dans les Etats-Unis, ils étaient allés coloni­ser l'ouest.

Mais je ne sais pourquoi le vieux Canada a peu de sympathie pour l'ouest, on dirait qu'à leurs yeux ce n'est plus le Canada; et puis les Etats-Unis sont tout près et le commerce y est fructueux. Maintenant, l'Ouest-canadien 47 est envahi par diverses races. Je copie dans un journal une liste qu'il faudrait encore majorer: 600.000 Américains;

120.000 Ruthènes;

50.000 Italiens;

25.000 Suédois;

22.000 Polonais;

15.000 Norvégiens;

10.000 Hongrois;

10.000 Finnois;

5.000 Danois.

Et combien de japonais? Les uns disent 12.000 et d'autres 30.000. Quel peuple fera-t-on avec tout cela? Ce ne sera plus le bon vieux Canada. Tout ce monde se mettra à la langue anglaise.

Comme religion, on trouverait bien dans ces nouveaux venus un tiers de catholiques, si on savait conserver les 48 Ruthènes, les Italiens et les Polonais.

La population du Canada. - Elle était au 31 mars 1911 de 7 millions et demi d'habitants. On pense qu'en juin 1912, elle passera les huit millions. Le Canada devient une nation considérable. C'est le vieux Canada qui progresse encore le plus vite. Les provinces de Québec et d'Ontario ont gagné chacune un demi-million d'habitants en dix ans. L'émigration amène au Canada de 5 à 6 mille habitants nouveaux par semaine.

L'avenir du Canada. - M. Henri Bourassa, le député nationaliste, examinait récemment cette question. Il y a, dit-il, quatre hypothèses: d'abord la situation actuelle, qui ne doit pas durer; en second lieu la 49 fédération impériale avec les autres colonies anglaises, ce qui paraît presque impraticable; ensuite l'annexion aux Etats-Unis et enfin l'indépendance.

Les conditions actuelles, dit M. Bourassa , préparent plutôt l'an­nexion aux Etats-Unis, et il en donne ces motifs: «la pénétration réci­proque par les chemins de fer et les lignes maritimes; la mentalité des peuples, qui vivent dans des conditions à peu près semblables au point de vue social et industriel; les communications constantes entre les deux pays et l'émigration américaine dans l'ouest».

Si ces prévisions se réalisent, l'élément français y perdra beaucoup et le catholicisme n'y gagnera pas. Le seul avantage possible serait d'augmenter et de fortifier l'élément catholique aux Etats-Unis. 50

Il faut dire «Siatteul», les Anglais ont une prononciation si bizarre! Je descends à l'hôpital de la Providence, tenu par des Soeurs Cana­diennes très obligeantes. Plusieurs communautés canadiennes, comme les Soeurs de la Providence, celles de Ste-Anne, celles de Jésus et Marie, sont très répandues en Amérique.

Leur aumônier est un belge, le P. Kanten, qui est en même temps chancelier de l'évêché; mais ce bon aumônier est devenu tout à fait américain, il est fasciné par la grandeur américaine, il n'aime plus à parler français ni à dire qu'il a été belge. Il est d'ailleurs très complai­sant et hospitalier, et il me fait bien visiter la ville.

Qui connaît Seattle en Europe? Nos géographies n'en parlent pas. Il y a dix ans, c'était un village. 51 Maintenant, on dit qu'il y a 230.000 habitants et l'on pense que cela deviendra une cité-reine du Pacifique. Il y a un si beau port, et les services les plus courts pour gagner Vladivostock, la Chine et la Sibérie.

Seattle a une assez grande vie catholique. Il y a des Dominicains, des jésuites, une église italienne, des religieuses italiennes du Sacré-Cœur, de la communauté de la mère Cabrini. J'ai été voir ces bonnes Soeurs. Elles ont un zèle ardent, elles veulent envoyer un essaim dans les pays froids d'Alaska.

Seattle a une maison d'essai pour l'or natif apporté de l'Alaska. On le change en dollars. Il en sort plusieurs millions de dollars par an. Les Américains n'ont pas 52 eu comme nous l'impiété d'effacer de leurs monnaies tout signe chrétien. Leurs belles pièces de 20 dollars d'or portent cette épigraphe: In God we trust: Nous croyons en Dieu. Nos gouvernements sont trop animalisés pour s'élever jusque là. Je fis avec notre aumônier une grande promenade en automobile. Seattle a un parc immense qui rivalise avec celui de Vancouver. Il est coupé de val­lons, de collines, de pièces d'eaux, avec des perspectives superbes. Derrière la ville, le lac Washington, long de 80 kilomètres, offre les plus grands attraits. Des hauteurs du Park la vue s'étend jusqu'aux Monts Olympic. L'Université achève les constructions sur le Park. Elle sera digne d'une grande ville. La bibliothèque Carnégie est logée dans un palais de marbre. 53 Plusieurs palais qui ont servi à l'exposition deviennent des bâtiments universitaires. On voit encore le Palais de bois de l'Exposition où sont exhibés des troncs d'arbres énormes com­me la Californie seule en possède.

Notre aumônier me promène dans la ville. Nous montons sur les terrasses du grand hôtel Washington, pour admirer l'ensemble de la ville. Le soir les enseignes aux lumières électriques changeantes rap­pellent les réclames des boulevards de Paris et des avenues de New York. Il y a des magasins luxueux qui ont pour lambris des marbres de l'Alaska et de l'acajou des Philippines.

Je vois défiler tout une compagnie d'Indiens à cheval, hommes et femmes, en costumes pittoresques. Ils peuvent saluer en ville, s'ils ne sont pas 54 chrétiens, un Totem, poteau idolâtrique sculpté en figu­res bizarres et plus au moins modestes. Ils viennent vendre à la ville des chevaux qu'ils ont élevés.

Les 26 et 27, deux jours de voyage dans les Montagnes Rocheuses et la Sierra Nevada. Le premier jour c'est un voyage tout alpestre. Les val­lées sont boisées, elles ont des chênes, des bouleaux, des sapins; les sommets sont dénudés et neigeux.

Nous passons à Tacoma et Portland, deux villes nouvelles et de grand avenir, tout étagées sur leurs dunes, avec d'excellents ports sur le Pacifique.

En 30 ans, Tacoma est montée de 300 habitants à 60 ou 70.000. Elle a déjà de beaux édifices, entre autres son église St-Léon. De là on aperçoit le Mount Rainier, le Mont-Blanc de cette région, qui a 4.428 mètres de haut. C'est un ancien volcan, qui donne encore des 55 vapeurs de soufre.

Le soir, je suis à Portland. La ville en amphithéâtre est dominée par les belles flèches blanches de sa cathédrale. Portland rivalise avec San Francisco. Elle est déjà une grande ville de plus de 200.000 âmes. Elle a de beaux édifices et des promenades superbes.

Après Portland, les montagnes et le pays changent d'aspect. C'est la végétation méridionale.

Nous passons aux sources chaudes du Shasta, où nous avons le temps de prendre un verre d'eau sulfureuse.

Les wagons pullman offrent des épisodes comiques, telle cette gros­se dame qui essaya en vain de monter dans un lit supérieur, malgré l'aide de son mari.

Deux prêtres en soutane voyageaient 56 avec nous, ils avaient bon air et vinrent nous causer. Ils nous dirent qu'ils étaient des religieux anglicans de l'ordre de St-Jean. Ils disent la messe, ils font des voeux. Ces braves gens reviendront un jour à l'église.

Nous voici dans le pays des palmiers et des grenadiers. Columa, sur le Sacramento, est appelée la ville des roses et des oranges.

Nous arrivons à San Francisco. En trois jours nous sommes passés du climat de Norvège à celui de Nice.

Je descends chez les Pères Maristes, à l'église française de Notre-Dame-des-Victoires. Le Recteur, le P. Sollier est un homme supérieur avec qui on aime à causer.

J'avais donné rendez-vous à nos anciens élèves de Lille: M.M. Grant, Sullivan et Mac Aulife11). Ils viennent me voir et se mettent en quatre pour me faire voir leur ville dans cette journée du 28 et dans les trois jours que j'y passerai encore au retour de l'excursion à Los Angeles.

M. Grant est curé à Burlingame, quartier de villégiature près de la ville. Sullivan est secrétaire à l'évêché. Mac Aulife est curé à la campa­gne, à Pleasanton.

La ville toute radieuse est déjà relevée de ses ruines depuis sa gran­de destruction d'il y a cinq ans. Elle compte environ 500.000 habitants. En 1848, l'année de la découverte de l'or en Californie, elle n'avait que 500 habitants.

Comme toute la Californie, elle a été possession espagnole et mexi­caine, mais les Espagnols y étaient si peu. 58 Leurs traces resteront toujours dans les noms des sites et des villes: la Sierra Nevada, le Sacramento, San Francisco, Los Angeles, San Diego, etc. etc.

Pour approprier le terrain qu'occupe S. Francisco à l'établissement d'une ville aussi grande, on a dû niveler des saillies et des croupes de collines, combler des vallées et transformer en terre ferme les bas-­fonds limoneux des rives de la baie. On est encore occupé à faire descendre vers la mer des monticules de terre en les désagrégeant par des pompes puissantes. La ville reste montueuse et on est étonné de voir les funiculaires gravir ces pentes.

Quel contraste entre la rénovation subite de San Francisco et l'en­gourdissement de Messine! 59

San Francisco est une Babel. La moitié des habitants sont étrangers. On y compte bien 50.000 Allemands, 25.000 Irlandais, 6.000 Français. Il y a aussi des Japonais, des Chinois, des Mexicains, des Filipinos, des Kanaks, etc.

Ajoutons qu'il y a un commerce énorme, 300 millions de dollars par an, et une température délicieuse et assez constante: une moyenne de 16° en juillet et de 10° en janvier.

Le premier jour, j'ai visité en automobile le parc immense, où crois­sent les palmiers, les poivriers, les chênes verts. Je suis allé jusqu'au séminaire de Menlo Park, un vrai château de campagne et jusqu'à la paroisse de Burlingame où M. Grant nous fit voir 60 ses deux églises.

Le 28 excursion à Los Angeles, rivale de San Francisco, ville de plai­sir, de santé et de commerce. On compare San Francisco à Nice et à Gênes et Los Angeles à Cannes.

Nous passons devant Santa Barbara, qu'on donne comme le Men­ton de cette corniche. En approchant de Los Angeles ce ne sont que plans d'orangers, villas et jardins où fleurissent les bougainvillées et les mimosas. Je descends chez les Lazaristes, qui tiennent là un beau collè­ge, le collège St Vincent, où l'on enseigne l'anglais, le français et l'e­spagnol. Je rencontre là un Père espagnol, Daniel Rio Frio, qui me donne de nouvelles de notre ancien ami de l'Equateur, le Dr Julio Matovelle12). 61

Los Angeles a au moins 130 églises, mais les protestants y sont en majorité.

Le 29, promenade au Parc Pasadena, un parc infini, comme ceux des villes californiennes, avec des collines, des vues et une végétation africaine. Combien le Bois de Boulogne est triste et froid à côté de ces parcs, dignes du paradis terrestre.

Le 30, excursion à San Diego et de là au Mexique en automobile. San Diego, ville toute neuve et pleine d'espérance. Elle est tracée pour devenir grande. Climat doux et régulier. Elle a ses annexes à Coronado Beach et à National City au bord de la mer. Hôtels, villas, cottages, bains de mer.

Excursion en auto à Tia Juana [Tijuana] (Tante Jeanne), première bourgade mexicaine, bureau de douanes, avec quelques hôtels et un cirque de taureaux. Je trouve là deux 62 marchands français, l'un de Bretagne et l'autre de Marseille, M. Savin, familles de soldats français qui sont restés après la guerre du Mexique13). M. Savin, au lieu de me faire payer les cartes postales et les bibelots que je lui achète, me don­ne un dollar pour dire une messe à son intention.

San Diego est la ville des fleurs, des oranges et des fruits.

Le 1 et le 2, je suis encore à Los Angeles. On resterait volontiers plus longtemps dans ce paradis terrestre.

Le nom complet de la ville est La Puebla de Nuestra Senora la Reina de los Angeles: Ville de Notre-Dame la Reine des Anges. Les Américains ne sauraient dire des noms si longs, ils n'ont pas le temps. Pour eux, San Francisco devient Fresco et l'Alberta 63 devient Alta. Los Angeles a déjà 300.000 habitants. C'est à vingt milles de la mer, mais on y va par toutes sortes de routes et de tramways, et toute la côte est transformée en lieux de plaisir. Ici c'est Venise, là c'est Santa Monica, plages de bains de mer, avec hôtels et divertissements de tout genre. La végéta­tion est celle des tropiques: arancarias, eucalyptus, magnolias, écarla­tes. L'aquarium de Venise nous prépare à celui d'Honolulu, il a des Murènes, des Anémones de mer, des serpents de mer et des poissons délicats et colorés, comme s'ils étaient en gélatine.

A Los Angeles, nous allons voir la ferme des alligators, celle des autruches et le campement des Indiens. On élève et cultive 64 les alligators pour leur peau et les autruches pour leurs plumes. Il y a là des milliers d'alligators, petits, moyens et grands, dans un parc coupé par des ruisseaux. Les gardiens sont familiers avec eux. On vend les peaux sous toutes les formes, en naturel, ou bien en objets de maro­quinerie, sacs, portefeuilles, et objets de fantaisie.

Les autruches sont nombreuses aussi et donnent de belles plumes, pour orner les chapeaux de nos dames.

Très peu d'indiens au camp, il paraît qu'ils sont à la campagne. Ils sont d'ailleurs partout les mêmes: race forte, pommettes saillantes, visage peint en rouge et en jaune, costume voyant, orné de plumes et bariolé comme un vêtement de polichinelle. 65

Le soir, un événement social dont on parlera longtemps: une mai­son a fait explosion et a brûlé. C'est l'imprimerie d'un journal, il y a des morts. On soupçonne là un crime politique. Le journal qui s'im­prime là était opposé à l'idée syndicaliste, violemment soutenue par l'Association ouvrière dite des machines et manufactures. On soupçon­ne l'Association d'avoir provoqué l'explosion. Elle s'en défend et veut mettre cela sur le compte d'une fuite de gaz. Saura-t-on jamais la vérité?

Dans la soirée, causerie avec les Pères Lazaristes. Ils ont là une bon­ne vie de communauté. Après le travail et le service de Dieu, la salle commune leur offre des jeux et des délassements. 66

Le P. Glass, directeur, est un aimable causeur. Près de chez eux, les Soeurs de St Joseph tiennent un pensionnat de jeunes filles. J'ai été là dire la messe. Ces collèges sont tenus à l'américaine. Les élèves sortent facilement, ils peuvent aller au théâtre. Ils ont congé le samedi et le dimanche. On tient en Amérique à ce que les enfants apprennent de bonne heure l'usage de la liberté.

Le 2, excursion à Santa Catalina. C'est le Capri de cette côte. C'est une île à huit kilomètres de la côte: île de plaisir et de bains de mer. La saison finissait. Un grand parc est couvert de tentes où habitent les bai­gneurs. C'est plus frais, plus aéré, plus sain que des chambres d'hôtel. 67 Il y a là un phénomène étrange. La mer n'est pas profonde sur les côtes, et comme la région est tropicale, la faune et la flore marines y sont très riches. Mais comment aller voir ces merveilles? Les Américains ont trouvé un moyen. Ils ont construit des bateaux dont le fond est en glace. Les voyageurs sont assis en cercle et n'ont qu'à bais­ser un peu les yeux pour voir défiler tous ces jardins sous-marins pen­dant que le bateau s'avance lentement. Jardins et forêts, coquilles et poissons. C'est tout un monde inconnu que l'on contemple avec ébahissement. Ces arbustes sous-marins ont leurs fleurs étranges. Les poissons ont des couleurs variées comme les oiseaux des tropiques. Des nageurs de profession vont sous le bateau. 68 On les voit recueil­lir en grand nombre des valves de coquillages de la grandeur d'une assiette, puis ils viennent nous vendre cela à bon compte, 50 centimes la pièce. C'est tentant, mais comment transporter cela pendant six mois de voyage?

A la côte, un grand nombre d'otaries et de gros poissons viennent solliciter à manger. Des oiseaux plongeurs montrent leur habilité. La température est si douce que des jeunes gens passent là des heures à nager, à plonger, à se récréer dans l'eau. Il y en a qui savent rester trois minutes sous l'eau.

On déjeune à Santa Catalina, comme on déjeune à Capri, en face d'un bel horizon, puis on revient à la côte.

Le 3, c'est le retour vers San 69 Francisco. Je passe par San Bonaventura (les Américains disent Ventura tout court). C'est un pays de cocagne. La plaine est couverte de fleurs et de fruits. Je reconnais le géranium, le lilium argenteum, l'arôme en fleur. Il y a des champs de melons, de manioc, de canne à sucre.

La région a des sources de pétrble. On en voit, ça et là les pompes d'extraction et les conduits. Le pétrole étant à bon compte, on l'em­ploie pour le chauffage des locomotives. Les tenders sont des tonnes ou cuves au lieu d'être de noirs amas de charbon.

Les chrysanthèmes abondent dans tout le pays. On dit qu'ils fleuris­sent jusqu'à l'éclosion des narcisses en février et ainsi le pays est toujours en fleurs. 70 On n'y connaît pas notre sombre hiver et ses apparences de mort.

Je laisse à droite le fameux Parc National du Yosemite. Il faudrait passer là huit jours, mais où trouver tout ce temps?

Du 4 au 6, je vais visiter San Francisco et les environs avec mes anciens élèves de Lille. Le 4, excursion à San Rafael et à Saint-Quentin [San Quentin]. Un bateau nous conduit de l'autre côté du port à Sausalito. Nous avons une belle échappée à gauche sur la Porte d'or [Golden Gate] qui s'ouvre sur l'océan. A Sausalito, une automobile nous fera voir toute la région. San Rafael est comme un immense parc semé de villas fleuries. C'est là que les hommes d'affaires de San Francisco viennent se reposer.

Nous déjeunons dans un restaurant 71 italien connu de nos jeu­nes abbés. On y trouve des macaronis, des fritures et du vin de Californie, genre Chianti et genre Asti. On se croirait quelque part sur la Corniche de Gênes.

Un peu plus loin, c'est Saint-Quentin, une prison d'État du temps des Espagnols. Saint-Quentin est célèbre par ses glorieuses défaites. Les Espagnols et le duc de Savoie14) ont pris notre ville en 1557. De là le palais-abbaye de l'Escurial bâti par Philippe II en souvenir de sa victoi­re. De là aussi des villes de Saint-Quentin dans les colonies espagnoles et des rues de St-Quentin à Turin et à Rome. Depuis 1871, ce sont les Allemands qui commémorent leur victoire de Saint-Quentin. 72 Les prisonniers de Saint-Quentin travaillent aux champs et aux jardins autour de la prison, avec la chaîne aux pieds.

Le soir je visite à Frisco le quartier chinois, pas loin de l'église française et près de l'église Pauliste. C'est comme un quartier de ville chinoise: mêmes costumes, mêmes enseignes flottantes. Les maisons cependant sont plus hautes, les magasins plus larges, les gens plus dégourdis. C'est une transition. C'est la jeune Chine qui se prépare ici. Ils sont peut-être 100.000 entre S. Francisco, Seattle, Vancouver, Los Angeles, tous unis par des sociétés secrètes. Ils ont un meneur Sun-Yat-Sen. Ils porteront plus tard en Chine l'agitation réformatrice 73 ou révolutionnaire. Les Japonais ont aussi leur quartier près de la gare. Ceux-là voudraient se fusionner avec les autres races. Mais les Américains s'en défient. Ils n'aiment pas cette race peu esthétique, intrigante et peu loyale dans le commerce.

Le 5, j'ai encore mes amis, les jeunes abbés. C'est encore une gran­de journée de promenades et d'excursion en automobile. Nous pas­sons d'abord à Oakland, de l'autre côté du port. C'est le Brooklyn de San Francisco. Il y à là l'orphelinat St Vincent, tenu par les Frères, qui nous reçoivent fort aimablement.

Oakland, cela veut dire la vallée des yeuses, parce que ces arbres y croissent volontiers et font l'ornement des jardins et des rues. 74 Oakland a déjà plus de 100.000 habitants, elle s'est bien accrue depuis la catastrophe de San Francisco en 1906.

Près de Oakland est Berkeley avec l'Université de Californie. Ces vil­les sont comme des quartiers de San Francisco.

Berkeley a 4.000 étudiants. Je visite le club catholique richement installé, avec une salle pour les étudiantes. Les bâtiments de l'Université s'achèvent, ils sont dignes d'une grande ville. Ils sont dispersés dans un parc superbe d'où l'on a de belles vues sur San Francisco, son port et sa Porte d'or. Le théâtre grec a 12.000 places. La bibliothèque et les laboratoires sont considérables.

Les Frères ont à Berkeley l'école 75 préparatoire de St-Joseph. Ils ont aussi à San Francisco le pensionnat du S.-Cœur.

Il y a 33 paroisses catholiques à San Francisco et 18 à Oakland. Les églises d'Oakland sont généralement en bois, le red wood de Californie! J'apprends aujourd'hui à San Francisco la révolution du Portugal. C'est une étape du plan de la Franc-maçonnerie.

Le 6, grande promenade au Park sur le bord de l'Océan. De la ter­rasse, vue à l'infini vers les îles Farralone [Farallon Islands]. A l'angle du Park, vers l'entrée du port, le Cliff house, hôtel et belvédère, les Seal Rocks, rochers où s'ébattent les phoques. Exercices de canonnade en mer. On se met en mesure de repousser une attaque japonaise. 76

Je visite l'église du Sacré-Cœur, belle église en style italien et cathé­drale, large église romane. Je déjeune à l'évêché, invité par le Vicaire général. Mgr l'archevêque n'est pas revenu de Montréal.

C'est la ville ressuscitée. Le 6 avril 1906, de formidables secousses sismiques avaient détruit une partie notable de la ville. Les incendies achevèrent cette œuvre dévastatrice et pendant toute une semaine les ravages s'accentuèrent. Aucun incendie dans les temps modernes n'est comparable à celui-là. Beaucoup d'habitants cherchèrent fortune ail­leurs. La population tomba de 475.000 âmes à 200.000. Mais ceux-ci étaient des vaillants. Ils se mirent à reconstruire leurs demeures. 77 28.000 maisons, disséminées sur une étendue de cinq kilomètres carrés avaient été détruites jusqu'au sol. Le quartier des affaires, au bas de la ville, où se trouvent les grandes banques, les gros magasins, les imposants gratte-ciels, ne formait plus qu'un lamentable monceau de ruines. De ces débris émergeaient seulement des carcasses d'acier tor­dues par le feu et présentant un aspect sinistre.

Les pertes pouvaient monter à deux milliards. Les sociétés d'assu­rance firent… ce qu'elles purent. Avec le secours des banques et des sociétés de crédit, on se remit à l'œuvre.

Tout en vivant dans des abris temporaires, dans des baraques légè­res ou des débris de maisons, on pressa les constructeurs et ces gens ont travaillé avec tant d'énergie, depuis 1906, qu'aujourd'hui 78 plus de 30.000 édifices sont terminés, et chaque jour les entrepreneurs jet­tent de nouvelles fondations. Ils procèdent par séries et groupes de maison, et l'on voit un beau jour surgir du sol tout Un quartier neuf. L'outillage mécanique est merveilleux et les étages montent sur les éta­ges avec une rapidité qui étonne l'oeil des profanes.

Au cours des deux premières années de la reconstruction, les archi­tectes ont déployé une telle virtuosité, que toutes les deux heures une maison était achevée: cela faisait douze maisons par jour.

Naturellement ils ont profité de l'occasion pour embellir, ils disent beautifier San Francisco. On a élargi les avenues et percé de nouveaux boulevards. Dans ces pays, un quartier est vieilli en 79 trente ans. On a voté pour refaire l'hôtel de ville 25 millions de francs. Et comme on ne veut plus être pris au dépourvu, on a construit, sur les collines qui dominent la ville, deux immenses réservoirs qui contiennent 600.000 mètres cubes d'eau, et cent citernes d'une capacité de 4.000 mètres cubes sont réparties sur les divers points de la ville. Quel exemple d'é­nergie offert aux bons Siciliens de Messine.

La Garonne ne passe pas en Amérique, mais l'esprit gascon y a pénétré quand même. Lisez les enseignes ou les réclames des jour­naux, vous verrez qu'une foule de villes ou de commerçants préten­dent vous offrir ce qu'il y a de plus grand ou de meilleur au monde: the best, 80 the greater in the World. Ici, c'est un théâtre, là un hôtel, un magasin, un cirque. La modestie n'est pas le fait des Américains. Mais, à vrai dire, ils ont beaucoup de grandes choses.

Le club est un des éléments essentiels de leur vie. Tout homme qui se respecte est de quatre ou cinq clubs ou davantage. Cela commence à l'Université! On dit que celle d'Harvard a plus de 130 clubs, clubs religieux, politiques, littéraires, artistiques; groupements de provinces, de langues, d'études, ou simples sociétés d'amitié; clubs ouverts ou clubs réservés.

A noter les étudiants pauvres, qui font quelque service dans les hôtels ou les maisons de famille, pour gagner les frais de leurs études. On rencontre dans toutes les villes des restaurants de gens pressés, où 81 l'on mange le quick lunch, le déjeuner tout prêt. On mange debout ou assis sur un haut tabouret devant un comptoir. On avale un plat du jour et l'on retourne à ses affaires.

Le soda est le rafraîchissement à la mode, l'eau de soude à la glace ou avec des sirops.

Comme au Brésil, on aime ici les dents en or. Presque tout le mon­de en a quelques-unes.

Le wisky [whisky] est trop à la mode aussi, c'est un faible des Amé­ricains. C'est une eau de vie de maïs et d'orge, qu'on boit au repas avec du soda et qui est aussi la boisson d'agrément des après-midi et des soirées.

A noter les instituts Keely, établissements fondés dans chaque Etat pour la cure des ivrognes. 82

Le Dr Keely a imaginé des injections qui réussissent assez souvent à faire passer la passion de l'alcool.

Vingt à trente mille malades passent chaque année par cette cure. L'Amérique a ses côtés faibles, mais elle en cherche les remèdes. L'Amérique a comme le vieux monde son aristocratie. Nous avons des marquis, des comtes et des ducs; elle a des rois. Les Vanderbilt sont rois des chemins de fer; les Clark sont rois du cuivre, les Carnegie sont rois de l'acier et il y en a cents autres. Nous avons nos millionnaires, l'Amérique a ses milliardaires. Elle entend bien nous dépasser en tout. La petite Europe vieillit et l'Amérique a toute la sève de la jeunesse. 83

Ce sont là de belles parties de sport. Toutes les villes ont leurs pales­tres. Il y a lutte entre les universités, les collèges et les clubs.

Le match de football entre les universités de Harvard et de Yale en automne, passionne l'Amérique, comme le grand prix de Longchamp passionne la France et le derby d'Epsom passionne l'Angleterre.

Il y a des sommes considérables engagées dans les paris.

Du côté d'Harvard, tout est rouge, drapeaux au camp et fleurs à la boutonnière; du côté de Yale tout est bleu.

Les reporters sont au champ de lutte, avec des fils spéciaux pour envoyer des nouvelles partout, des machines à écrire sont installées pour enregistrer tous les détails de la lutte. 84 Il y a des chefs de cla­que, et des cris de guerre spéciaux à chaque couleur. On se croirait aux arènes des courses de taureaux. Les lutteurs se sont préparés par une vie sobre et chaste et par des exercices de chaque jour.

Cette passion pour le sport donne à l'Amérique une jeunesse robus­te, hardie, formée à la lutte et détachée du plaisir et des jouissances sensuelles.

Il y a quelque chose de spartiate dans cette éducation.

Le premier recensement, accompli en 1790, révéla une population de 4 millions d'habitants. Au dernier recensement (1er Décembre 1910), la population dépassait 93 millions.

Depuis un siècle, la population a doublé en moyenne tous les 85 25 ans. C'est à l'ouest du Mississippi que s'est produit le plus fort accroissement proportionnel dans ces dernières années. Les Etats de cette région se sont accrus de plus de 50% en dix ans.

En 1790, les nègres formaient 18% de la population globale. Leur population était descendue à 11% en 1910, en y comprenant les sangs-mêlés.

Depuis 1822, les Etats-Unis ont reçu 28 millions d'émigrés.

Le nombre des immigrés qui était de 100.000 en 1842 est monté à 300.000 en 1850, à 600.000 en 1880; il dépasse un million chaque année depuis 1905.

Curieux tableau de l'accroissement des villes principales d'après les deux derniers recensements: 86

1900 1910 Accroiss. p.c.
New York 3.400.000 4.700.000 38
Chicago 1.700.000 2.200.000 28
Cleveland 380.000 560.000 46
Los Angeles 100.000 320.000 211
Portland 90.000 207.000 129
Seattle 80.000 237.000 114
S. Francisco 340.000 416.000 21
Détroit 285.000 465.000 63

San Francisco a été étrangement retardée par la catastrophe de 1906.

En y ajoutant sa banlieue, New York compte actuellement environ 7 millions d'habitants.

Le catholicisme fait d'immenses progrès dans l'Amérique du Nord. En constatant ce fait, on reconnaîtra que le catholicisme n'a pas été détruit par la science et le progrès, deux choses qui ne font pas défaut aux Etats-Unis. Ce qui meurt, c'est la société corrompue d'Europe, si Dieu ne lui infuse pas 87 une vie nouvelle, pendant que le jour n'est pas loin où le Nouveau-Monde, avec sa vitalité et ses immenses ressour­ces, sera la pierre la plus belle, la plus précieuse de l'Eglise catholique.

En 1845, on comptait à New York et dans sa région environ 5.000 catholiques; aujourd'hui il y en a plus de 1.200.000.

En 1872, les prêtres s'élevaient au nombre de 220; ils y sont mainte­nant un millier. Le nombre des églises et chapelles dans la métropole des Etats-Unis s'élève aujourd'hui à 325.

Le diocèse de Boston offre le meilleur spectacle. La grande ville que l'on a qualifiée de Athènes des Etats-Unis, compte actuellement 900.000 catholiques, 88 650 prêtres, 254 églises, 180 écoles catholi­ques, fréquentées par 52.000 enfants.

Les diocèses du centre et de l'ouest prospèrent merveilleusement, notamment ceux de Philadelphie, Chicago, Cincinnati, Détroit, Saint Louis, Saint Paul, San Francisco et Nouvelle-Orléans.

La ville de Pittsburg par exemple, au pays des charbonnages et des pétroles, n'était en 1826 qu'un petit bourg, où il n'y avait qu'une dou­zaine de catholiques. Aujourd'hui, Pittsburg a 500 prêtres, 300 églises catholiques, 130 écoles, fréquentées par plus de 40.000 élèves catholi­ques, et une population catholique de plus de 450.000 habitants.

D'après le Catholic Directory (1910), le nombre des catholiques dans la grande république a augmenté de 111.000 en 1909. Les Etats-Unis 89 ont 14 millions de catholiques, et avec leurs colonies 22 millions. Il y a aux Etats-Unis 16.500 prêtres, dont 4.280 religieux. C'est une aug­mentation de 457 sur l'année précédente.

Le nombre total est de 13.200 églises, avec une augmentation de 306, c'est-à-dire, de une par jour.

New York compte 190 églises paroissiales outre les églises succursa­les ou chapelles. Brooklyn en a 110; Chicago 183; Philadelphie 99; Saint Louis 83…

Dans le domaine de l'éducation, on compte 83 séminaires avec 6.200 élèves; 200 collèges de garçons; 700 collèges de filles; 289 orphe­linats avec 51.000 orphelins ou orphelines. Il y a 4.815 écoles paroissia­les 90 avec 1.230.000 élèves. C'est une augmentation de 142 écoles et de 40.000 élèves en un an.

322 journaux et périodiques catholiques sont publiés en douze lan­gues différentes.

D'après les statistiques officielles, il résulte que le catholicisme dépasse en nombre chacune des sectes protestantes aux Etats-Unis. Tous les ans, il y a de 30.000 à 50.000 conversions au catholicisme, et non pas des gens de bas étage. Dans la liste des convertis, on remarque le P. Yoef, évêque protestant, 327 ministres protestants, parmi lesquels John Hayes, curé de la cathédrale protestante de Boston; le P. Hecker, fondateur des Paulistes, avec ses 30 premiers compagnons, 3 rabbins, 12 diaconesses, 126 avocats, 57 hommes politiques, 21 diplomates, 91 157 officiers, 115 dames de la haute société.

La région du nord-est, colonisée primitivement par les puritains écossais et les congrégationalistes anglais, est maintenant pacifique­ment envahie par les catholiques irlandais et les Franco-Canadiens.

Les relations avec les protestants sont d'ailleurs empreintes de cour­toisie. Le Cardinal Gibbons a beaucoup contribué à introduire ces rap­ports bienveillants qui paraissent faciliter les conversions. Il appelle toujours les protestants ses frères dissidents, et les Anglicans ses amis les épiscopaliens.

Le nombre des Chinois résidant aux Etats-Unis est de 100.000. Un grand enthousiasme règne dans toutes les colonies chinoises des Etats-Unis 92 pour la rénovation de la Chine. On peut dire que c'est de là qu'est partie la révolte. Les trente mille Célestes15) de San Francisco, les vingt mille de Seattle et les trente cinq mille de Vancouver sont tous fortement organisés en Sociétés secrètes.

Leur leader, Sun Vat Sen16), qui a visité récemment les colonies de Chicago et de New York, habite ordinairement Portland. Depuis quel­ques mois, les Chinois les plus agissants de la côte du Pacifique ont tenu de nombreux meetings.

Les riches marchands chinois de San Francisco ont mis des sommes considérables à la disposition de leurs compatriotes, et la Young Chinese Association, une puissante société ayant des ramifications dans tout l'empire du Milieu, a travaillé avec ardeur pour le 93 renversement de la dynastie mandchoue17).

Trois journaux: la Young China, le Chinese World et la Chinese Free Press, sont édités à San Francisco et de nombreuses feuilles du même genre sont publiées dans d'autres Chinatowns d'Amérique.

A noter le rôle joué par les femmes chinoises dans la présente révo­lution. Les institutrices dans les écoles participent au mouvement. Sun Yat Sen est considéré par les révolutionnaires comme un grand libéra­teur, le Washington chinois.

Un grand problème aux Etats-Unis, c'est de conserver le caractère national avec l'extraordinaire variété de peuples qui affluent chaque année de tous les coins de l'univers.

La difficulté de l'assimilation varie suivant l'origine et les qualités 94 natives des immigrants.

On peut affirmer que tous les blancs, surtout ceux du nord-ouest de l'Europe, deviennent, dès la seconde génération, quand ce n'est pas après quelques mois seulement, des Américains accomplis, et qu'il ne ferait pas bon de les traiter de nouveaux venus ou de fils d'étrangers.

Les Anglais, les Irlandais, voire même les Belges, sont vite Américains.

C'est un peu plus long pour les Allemands. Il y a des régions où ils restent attachés à leur langue, mais ils seront digérés comme les autres par l'estomac américain. D'ailleurs l'immigration allemande diminue. Ceux qui sont venus à l'âge adulte, apprennent peu à peu l'anglais et se rangent aux coutumes américaines. Les enfants vont à l'école an­glaise; et s'il y 95 a des écoles libres, elles enseignent les deux lan­gues.

A Dubuque, les colons ont une paroisse allemande, mais leurs enfants ont demandé une église anglaise, qu'on s'est empressé de leur donner.

Les Italiens sont plus difficiles à assimiler. Ils se cantonnent trop dans leurs quartiers, et ils gardent trop le désir de revenir vivre sous le beau ciel de leur pays quand ils auront un peu d'épargne. Mais ceux qui restent, ceux qui se fixent en Amérique, deviennent américains de langue et de coutumes.

Les juifs sont devenus fort nombreux aussi aux Etats-Unis. Ils encombrent New York. C'est leur nouvelle Jérusalem. Ceux-là aussi prendront quelque chose des Etats-Unis. Ils parleront un peu l'anglais, 96 mais ils seront toujours juifs. Ils ne se fusionnent d'ailleurs avec aucune race. Ils n'ont pas de patrie. Tous les pays sont pour eux des terrains d'exploitation.

Les circonstances ont amené en ces dernières années beaucoup de Ruthènes. Ils sont tellement tracassés en Russie, à cause de leurs ten­dances romaines! Ceux-là n'apportent qu'une demi-civilisation. Ils sont orientaux par la langue, par la religion, par les moeurs. L'Amérique ne désespère pas cependant de les assimiler, mais il y fau­dra un peu plus de temps. Ils oublieront les coutumes orientales. Leurs enfants iront à l'école américaine et parleront anglais. Il y aura pour eux, comme pour les autres, un entraînement qui résulte des relations, des associations 97 et de toutes les formes de l'activité sociale aux Etats-Unis.

On ne se fige pas là dans son trou; on va, on vient, suivant le travail, suivant les chantiers. Aux Etats-Unis, on vit comme en chemin de fer. La question religieuse est un problème pour les Ruthènes. Ils avaient en Russie leurs prêtres mariés. Les évêques américains ne veu­lent pas de cela. Il faut donc leur improviser un clergé célibataire. On y arrivera, mais sur le chemin on en perdra quelques-uns qui passeront au protestantisme.

Poco à poco, me disait le St Père, on arrangera cette affaire des Ruthènes et eux aussi deviendront des américains.

Ces Ruthènes après tout, sont des Slaves, c'est à dire des enfants de 98 Japhet, peut-être un peu métissés de Tartares. Pourquoi n'arrive­rait-on pas à les former comme leurs cousins en Japhet?

Au Sud, l'Espagnol et le Portugais se livrèrent à de terribles débau­ches de sang, mais ils réparèrent en quelque chose leurs iniquités de conquérants sans entrailles en se mêlant aux Aztèques, aux Quitchoüas, aux Guaranis et aux autres, en créant avec eux des races nouvelles qui perdent leurs langues.

Les Anglo-Saxons ont été plus durs. Ils ont fait une chasse implaca­ble aux détenteurs du sol et peu à peu ces peuplades disparaissent. On les a massacrés et surtout on les a trompés. On leur a accordé des réserves qu'on leur a reprises peu à peu. Ils sont repoussés, écrasés par les flots montants de l'émigration. Privés de leurs chasses, 99 res­serrés dans des espaces trop étroits, trompés par l'homme d'affaires, empoisonnés par le marchand d'alcool, infectés de maux et de vices par les distributeurs du progrès, ils s'étiolent et disparaissent. On dit qu'ils sont encore un demi-million contre cent millions de visages pâles. Ils disparaîtront comme les Mélanésiens de Tasmanie et d'Australie.

C'étaient en général de belles races. Ces gens marchaient droits et fiers. Ils étaient vigoureux, adroits cavaliers et ardents à la chasse. On y comptait au moins quatre races distinctes:

1° La race Innok, composée de 4 ou 5.000 esquimaux. C'est une race inférieure aux autres. Ils vivent sur les glaces de l'Océan Arctique. Ils sont venus sans doute du nord de l'Asie. Habiles à naviguer sur leurs barques, 100 qui sont construites avec des peaux de veau marin sur une carcasse de bois ou un dos de baleine, ils ont dû à une époque bien reculée voyager de l'Asie au Labrador et au Groenland.

2° La race Déné-Dindjié entre la baie d'Hudson et les Montagnes Rocheuses. On en compte encore 40.000. Ils peuvent être apparentés aux Sibériens.

3° La race Iroquoise, d'où viennent les Hurons, les Iroquois, les Assiniboines, les Sioux, etc. Ces peuplades sont plus rapprochées des grands lacs. Il n'en resterait, dit-on, que 10 à 15.000 âmes. C'est une belle race qu'on aurait dû civiliser et conserver; elle disparaîtra.

4° La race Algique, qui comprend d'une part les tribus de l'est: Montagnais, Abenakis, Micmacs, etc.; de l'autre, certaines tribus envi­ronnant la baie 101 d'Hudson, comme les Algonkins, les Pieds-noirs, les Cris. Ils sont encore environ 50.000. Ils ont une langue agglutinan­te, comme la langue basque ibérienne, et les langues finnoise, oura­lienne, touranienne et ougro-japonaise. Dans l'autre monde seule­ment nous saurons à quel degré ces braves gens nous sont cousins et par quelle voie ils sont descendus du couple primitif.

Les Américains du nord sont, en général, très hospitaliers. Ils enca­drent dans leurs rangs des Anglo-saxons, des Français, des Allemands, des Italiens, des Slaves. Ils les transforment, ils leur donnent leurs moeurs et leurs manières, ils en forment un même peuple avec eux.

Mais il y a des races qu'ils ne veulent pas s'assimiler, parce qu'ils les jugent 102 inférieures et propres à rabaisser, par le mélange, leur niveau physique et moral, ce sont les races de couleur, les Noirs, les jaunes et les Rouges.

Dans l'Amérique centrale et méridionale, nous sommes en face de races mêlées. Au Mexique, en Colombie, à l'Equateur, le sang indien domine.

Aux Antilles et au Brésil, le sang noir entre pour une part dans le composé de la race. C'est que les conquérants espagnols et portugais sont venus là sans femmes et qu'ils se sont accommodés des femmes indiennes et des négresses.

Les Yankees18) laissent les Indiens s'étioler et disparaître, ils tiennent les Nègres en demi-servitude, ils empêchent les Jaunes d'entrer.

Les Noirs cependant sont déjà dix ou onze millions, et ils ont, 103 au moins théoriquement, les droits de citoyens. Bah! dix millions sur cent millions. C'est peu de chose. Ils restent dans les emplois infé­rieurs comme les parias aux Indes. Ils ont le droit de voter, mais ils n'en usent guère; et s'ils en abusaient, on trouverait moyen de le leur retirer. La question nègre est donc peu inquiétante.

Il reste les jaunes, c'est à dire les Chinois et les japonais. Ce sont deux races fécondes qui viendraient volontiers s'épandre comme une inondation sur les côtes du Pacifique et pénétrer les Etats-Unis. Les salaires sont si bas en Asie! Ils sont si avantageux en Amérique!

La multiplication de ces races serait autrement gênante que celle des Noirs. Ils sont plus intelligents, 104 et ils auraient derrière eux de grands empires prêts à les soutenir.

Mais le péril n'est pas encore prochain. Ils ne sont pas encore 200.000 en Amérique.

Pour les Chinois, la solution est assez facile, on ne les admet plus à l'immigration qu'en nombre très restreint. Seulement, ils tendent à s'infiltrer en entrant par le Mexique et par le Canada.

Pour les japonais, la question est plus délicate. Ils regimbent contre la limitation de leurs colonies. Ils ne veulent pas admettre qu'on les regarde comme une race inférieure. Ils sont mal vus et humiliés dans les grandes villes de Californie, mais ils y viennent quand même, parce qu'ils y font fortune et pour s'initier aux progrès de l'Occident.

Quel remède les Américains 105 trouveront-ils à cet envahisse­ment? Je ne sais pas. Si les japonais devenaient chrétiens, les occiden­taux auraient moins de répugnance à fusionner avec eux. J'ai vu au japon des chrétiens fort aimables et de bonne société.

C'est la différence des salaires qui attire les ouvriers japonais en Amérique. Le salaire d'une heure aux Etats-Unis est payé deux fois plus que celui d'une journée au pays du Soleil levant, par ex.:

Les charpentiers, 29 sens19) par jour au Japon

50 „par heure à S. Francisco.
Les plâtriers,30 senspar jour au Japon
” ” 75 „par heure aux Etats-Unis
Les maçons,37 et 75
Les forgerons,26 et 40

Les tailleurs de pierre, 34 et 56.

Le sen vaut environ 5 centimes. 106

Mais patience! Les salaires augmentent assez vite au Japon. Le con­traste s'atténuera, et le profit à faire ne vaudra plus le voyage. Il y a du vrai dans les «Harmonies économiques» de Bastiat»20).

L'abbé Félix Klein21) a publié deux livres sur l'Amérique, «Au pays de la vie intense» et «L'Amérique de demain». Les deux livres sont sur un ton optimiste. L'abbé Klein, bien reçu et fêté par les évêques et les mis­sionnaires aux Etats-Unis, a tout vu en beau.

1er Voyage. Dès son arrivée à New York, il est profondément impres­sionné: «C'est ici seulement qu'on peut, à travers une circulation effroyable, rejoindre un pont de deux kilomètres, aménagé pour plu­sieurs tramways et des foules de piétons, surmonté 107 d'un chemin de fer, et, sous son arche géante, livrant passage à des flottes de transa­tlantiques. Au pont de Brooklyn, et devant ces maisons qui déchirent le ciel, l'Amérique vous impose le sentiment de sa force et de son audace».

C'est aussi le pays du bien-être et de la liberté: «Le plus grand nom­bre de ceux qui viennent en Amérique se trouvent bien du change­ment de nation, à cause des grandes ressources du pays. Ajoutez à cela le bonheur de se sentir plus libres et la fierté d'appartenir à un pays qui se croit le plus avancé de tous, on comprendra sans peine que, même venus tard d'Europe, et à plus forte raison nés en Amérique, les citoyens des Etats-Unis soient tous prêts à mourir pour le drapeau étoilé». 108

Ecoutez l'éloge de Chicago:

«Assurée maintenant de la fortune, la ville géante se préoccupe de plus en plus de l'usage qu'elle en saura faire. Les meilleurs de ses habi­tants comprennent qu'il est un autre éclat que celui de la richesse; ils tournent leurs regards vers un idéal plus haut et ils se répètent, en ter­mes équivalents, l'énergique parole de Spalding22): «Rien ne sert que le pays soit grand, si les hommes y sont petits». Leurs concitoyens ne demandent qu'à les suivre, dès lors qu'il est démontré qu'il s'agit de l'honneur de la ville; car elle est aimée de tous d'une passion étrange, pour son audace, pour son succès, pour son immensité, pour le bien qu'ils lui doivent. Sans oser méconnaître ce qu'ils appellent «les imper­fections inséparables d'une rapide croissance», ils sont orgueilleux d'elle; 109 ils entendent qu'elle soit la première en tout, et puisque la science, l'esthétique, la culture morale sont nécessaires à la vraie grandeur, ils appliqueront à les acquérir cette persévérance qu'en tout le reste ils ont déployée. Et celui-ci serait mal venu d'eux qui émettrait un doute sur le succès de leur nouvel effort».

Il participe avec enthousiasme aux fêtes nationales. On sent qu'il prie avec l'archevêque Ireland23): «Nous t'adorons, ô Dieu!… verse tes faveurs sur notre patrie. Accorde-lui paix et prospérité; dote ses chefs de prudence, ses défenseurs de vaillance; tout son peuple de vérité et de droiture. Conserve, Seigneur, à l'Amérique ses libertés et l'union de ses Etats, en même temps que les bienfaits sociaux et nationaux pour lesquels, 110 aux jours d'épreuve et de souffrance, ses fidèles enfants offrirent généreusement sur l'autel sacré du patriotisme le sang vif de leurs cœurs… Nous t'en supplions tous, bénis la Ré­publique américaine».

M. Klein ajoute: «On chanta Colombia, perle de l'Océan, la Bannière étoilée, la Marche de Géorgie, avec son refrain électrisant: «Hurrah! hurrah! le drapeau qui vous rend libres, the flag that makes you free!» Mais je ne trouvai rien de plus beau que le Chant de Combat de la République: «Mes yeux ont vu la gloire du Seigneur qui appro­che…» si ce n'est peut-être les deux petites strophes d'América, le chant national par excellence: «Ma patrie, c'est de toi, - douce terre de liberté, - de toi que mon chant parle, - terre où nos pères sont morts, - 111 terre des fiers Pèlerins (les émigrants puritains de 1620)24), - dans tous les coins des montagnes - fais qu'on sonne la liberté. - Dieu de nos Pères, à toi, - qui fis la liberté, à toi nos chants. - Que longtemps notre terre brille - du saint éclat de la liberté; - protè­ge-nous par ta puissance, - grand Dieu, notre roi»».

Bercé par ces airs généreux, M. Klein s'endormait, en y mêlant le souvenir de son pèlerinage à Mont Vernon25), à la maison de Washington: «Je revoyais surtout cette tombe majestueusement simple, où l'on a bien fait de n'écrire qu'un seul mot: Washington.

Le nom de Washington, a dit Chateaubriand opposant l'œuvre de ce grand homme à celle de Napoléon, se répandra avec la liberté 112 d'âge en âge, et il marquera le commencement d'une nouvelle ère pour le genre humain».

Bien caractéristique aussi est son dernier colloque avec le jeune prê­tre américain qui l'accompagnait: «J'aime la nature américaine, écrit l'abbé Klein. Elle garde je ne sais quoi de primitif jusqu'autour des cités, et là même où elle a subi les retouches de l'homme. C'est un peu comme les habitants, si simples à la fois et si cultivés, si progressistes et si naïfs. Avec le jeune prêtre qui m'accompagne, nous parlons à cœur ouvert. Quel esprit libre et cependant quelle candeur! Quelle sérénité dans la possession du vrai et quelle ignorance des difficultés! Quelle confiance dans le bien, dans l'utilité de l'action, dans la bonne volonté des compagnons de route! Quelle foi 113 dans son pays et dans son Eglise!

Je l'encourage dans cet optimisme, et cependant je ne puis lui cacher que dans nos vieux pays tout ne marche pas si aisément. Il me demande pourquoi, et je lui en donne quelques raisons qui le rendent triste: «A votre place, dit-il, en manière de conclusions, je resterais en Amérique» …».

2e Voyage: «L'Amérique de demain». M. Klein prend part sur le bateau à la grande fête américaine du 4 juillet. «L'avons-nous assez exalté, dit-il, le drapeau américain, ce glorieux emblème le matin du 4 juillet, en la fête anniversaire de l'indépendance!

A dix heures, par un temps radieux et un calme absolu, les mille cinq cent vingt huit passagers étant assemblés avec l'équipage sur le 114 large pont des troisièmes classes, la fanfare attaque le Star Spangled Banner, et parmi nos applaudissements, nos acclamations, le drapeau étoilé se hisse majestueusement au sommet du grand mât. Quand on le voit planer dans l'azur, l'émotion touche presque au déli­re, et le Révérend X, qui a mission de le célébrer, doit longtemps attendre que le calme soit revenu. Il parle enfin, et sa belle voix, qui domine aisément le murmure très léger des eaux, redit les gloires nationales et surtout celles de la guerre de l'Indépendance26). Il rappel­le la bonté de Dieu pour les Etats-Unis, il le prie de leur continuer sa protection dans l'avenir et de leur susciter toujours d'aussi grands chefs que Washington, Lincoln, Théodore Roosevelt. L'enthousiasme s'accroît encore, 115 et quand il a fini de parler, les applaudisse­ments couvrent presque l'hymne América, dont les notes imposantes sont jetées au vent par la fanfare. Le silence rétabli, le docteur H.W. gravit à son tour la plate-forme et, de sa haute stature, comme de sa voix sonore, dominant la foule et la mer, il prononce le «discours du jour». On l'écoute, comme dans une église, et sa grande barbe de prophète, ses citations bibliques achèvent l'impression religieuse. Il cite Moïse et la sortie d'Egypte; il montre aux émigrants là-bas, du côté de l'Océan, la terre promise vers laquelle s'avance notre navire et où ils deviendront, eux aussi, le peuple élu. Il s'adresse aux peuples de toute origine qui sont là représentés et il glorifie devant eux «la race supérieure, 116 faite de la moelle de toutes les autres, puissante synthèse des énergies humaines, où leur place est maintenant mar­quée, la neuve et bienfaisante patrie qui leur ouvre ses bras, la grande nation, la première du monde, qui les fera ses citoyens. Quelques-uns comprennent le sens des paroles, tous comprennent le sens de la voix et du geste; et des rayons d'espoir, des éclairs de fierté illuminent les fronts attentifs, les regards passionnés de ces opprimés, de ces miséra­bles, qui croient à la fin de leurs maux. Quand cesse le vibrant discours, ce sont eux, cette fois, qui applaudissent le plus fort, qui ten­dent leurs bras avec plus d'élan vers le drapeau de la République, flot­tant tout seul dans le ciel, au dessus de l'Océan vide, le drapeau des hommes libres, flag of the free. 117 Drapeau des libres, salut à toi!

Sur l'océan ou son bord tu flottes le plus beau de tous. - Elevons très haut le cri qui ne doit point finir: - Union et liberté, maintenant pour jamais».

Enfin, dans ce volume, M. Klein après avoir décrit avec admiration les progrès merveilleux des cités de l'ouest, examine la question japo­naise mais il ne doute pas de la supériorité des Etats-Unis: «Ce ne sont ni les escadres en route sur l'océan, ni les batteries protectrices des côtes qui constituent la vraie défense d'un peuple. La force est en lui-même, dans la valeur et le nombre de ses citoyens. C'est pourquoi nous avons confiance dans l'avenir des Etats-Unis.

A maints égards, sans doute, les forces de japon paraissent lui pro­mettre la victoire… Mais si j'écrivais que l'Amérique me paraît 118 inférieure comme ressources et comme idéal, on saurait bien que je ne suis pas sincère. Elle prépare, dans le percement de Panama, une plus rapide conjonction de ses flottes; et, en attendant, elle consacre cha­que année de plus larges crédits à la marine, tandis que les japonais se voient obligés de diminuer les leurs. Son armée, en temps ordinaire n'est en rien comparable à celle des ennemis éventuels; mais on con­viendra que l'océan Pacifique lui donnerait quelque temps pour se préparer contre une invasion d'ailleurs presque invraisemblable; et d'autre part elle possède assez de richesses en tout genre, mais surtout assez d'hommes, et d'hommes sincèrement dévoués, pour arrêter, user, détruire à la longue, n'importe 119 quels ennemis. Moins féo­dal, moins collectif, moins impersonnel, moins fanatique, si l'on veut, que le patriotisme japonais, celui des Américains n'en est pas moins profond, moins prêt aux sacrifices. Il faut avoir vécu dans leur intimité et, j'ose le dire, vibré de leurs émotions, pour savoir ce que représente à leurs yeux le drapeau étoilé. Soit qu'ils se vantent de descendre des fondateurs de l'indépendance, soit qu'ils aient trouvé aux Etats-Unis, directement ou dans la personne de leurs pères, la contrée de leur choix, celle qui a réalisé leurs rêves ambitieux ou qui les a reçus au temps de leur détresse et relevés des misères endurées ailleurs, ils aiment leur pays et ses institutions avec une passion, avec un orgueil, où la raison, l'instinct, la volonté 120 semblent avoir condensé leurs forces, et dont je ne sais si aucun nationalisme dans l'histoire a jamais égalé la farouche ardeur».

Un autre ouvrage a un ton bien différent, c'est «L'envers des Etats­-Unis», par George Moreau (chez Plon). Ce volume est un réquisitoire violent contre les Etats-Unis. J'en note quelques passages:

p. 184. L'industrie est prospère, mais le parti socialiste s'organise. Les meneurs ont travaillé et les grèves éclatent, paralysant les producteurs. Il y a là un nuage menaçant où couve un orage. L'avenir est peut-être gros de surprises, car les strikes (les querelles) dégénèrent facilement en bagarres et les bagarres en émeutes. Or le gouvernement de Washington n'est guère prêt contre de pareilles éventualités… 121

p. 203. Le bluff. Calculateur et audacieux, ambitieux et entrepre­nant, souvent imprudent, le Yankee possède des qualités incontesta­bles. Il aime la lutte et le mouvement des affaires. Le bluff est une ver­tu américaine. Bluffer, c'est étonner, éblouir, s'imposer par les dehors, et le citoyen des Etats-Unis est essentiellement bluffeur.

p. 208. Uncle Sam27) est contrefacteur dans l'âme, comme les pay­sans des frontières sont contrebandiers.

p. 205. Les financiers du Nouveau Monde sont des spéculateurs enragés. Ils jouent sans cesse et à propos de tout…

p. 207. L'homme d'affaires est gobeur, extrêmement gobeur dans Wall Street. Il est souvent green (naïf), bien qu'il s'en défende, et il se laisse aller à des entraînements qui ne sont excusables que grâce à une forte couche 122 de simplicité.

p. 210. Ils se tiennent pour très raffinés. C'est le triomphe de l'or­gueil, résultat des succès rapides. C'est l'hymne national chanté dans tous les clubs, dans toutes les réunions. C'est la congratulation récipro­que.

p. 214. Ils ont au cœur le mépris des autres et dans l'esprit l'amour de soi. Goguenard, par essence et par tempérament, l'Américain est un pince sans rire qui se libère volontiers d'une situation difficile par un mot drôle et qui aborde presque toujours les discussions embarrassan­tes en ricanant. L'ironie est une arme excellente pour les ignorants. Or, pris en masse, les Américains sont foncièrement ignorants.

p. 217. L'Américain prend la grosse caisse et aime à faire parler de lui. C'est une jouissance qui a sans doute 123 son charme. Etre con­nu par la beauté de ses gilets ou le scandale de ses banquets est une célébrité toujours appréciée, depuis qu'Alcibiade se transformait en tondeur de chiens, afin qu'on pût répéter son nom. Uncle Sam et sa barbiche ont des allures de casse-noisettes. C'est la personnification du blagueur peu scrupuleux, dans lequel il entre beaucoup du sans-gêne du commis-voyageur, avec pas mal de suffisance.

p. 226. En général, la cuisine locale est détestable. Les cuisiniers sont rares et les cordons bleus sont l'exception. Nous avons [su ?] ne pas apprécier un rôti servi avec de la marmelade, et détester cordialement les jus dans lesquels on a hâché de la menthe.

p. 229. Les parvenus sont désagréables 124 dans toutes les parties du monde. Seulement, c'est aux Etats-Unis qu'il y en a le plus, à moins que l'Australie et le Transvaal ne veuillent rivaliser et encore… Aussi est-ce là qu'on voit le plus souvent des gens manger leurs oeufs à la coque avec la pointe de leur couteau, opération assez délicate, qui rap­pelle les repas chinois à la baguette.

p. 268. Les jours de pléthore ne sont pas encore venus, mais ils appor­tent l'augmentation du nombre d'habitants, [cela] apportera dans les ravages actuels de fortes perturbations. Déjà la question sociale s'est posée aux Etats-Unis dans les centres populeux. Les ouvriers mécon­tents se sont mis en grève et il existe un parti fortement organisé qui se dresse menaçant en face des rois de l'argent. Sur 125 bien des points, l'horizon est menaçant.

p. 263 et suiv. Les tares: le sang noir et l'alcoolisme.

Lentement, mais sûrement, le sang noir s'infiltre, apportant ses pro­priétés dissolvantes… Une grosse partie des Etats du Sud est peuplée par des métis.

C'est par millions qu'il faut compter les Américains qui ont peu ou prou de sang noir, et leur caractère en est profondément altéré. Ils sont violents et vindicatifs. Ils remplacent volontiers le travail par le rêve. Cet envahissement de l'Union par le microbe africain est une menace terrible pour l'énergie américaine…

A côté de cette tare de l'envahissement par le sang noir, il en est une autre aussi grave, l'alcoolisme… Les manifestations de l'ivrognerie sont intenses. Non 126 seulement l'homme du peuple boit d'une façon abominable, mais le vice atteint les classes élevées. Les apéritifs n'ont point la forme adoucie des nôtres, déjà épouvantables; ils consi­stent presque uniquement en mélanges concentrés qui brûlent l'esto­mac, montent à la tête et irritent les nerfs. Puis après les repas, vien­nent les digestifs qui provoquent l'abrutissement final… Les femmes elles-mêmes ont pris d'épouvantables habitudes.

p. 291 et suiv. L'avenir. Lorsque la population sera plus dense, qu'adviendra-t-il? Les vices s'accentueront, l'alcoolisme aura fait des progrès, la contamination du sang noir se sera étendu… des facteurs nouveaux auront pris de l'importance, et les revendications socialistes ne seront pas restées platoniques. 127

Les luttes deviendront âpres dans ce grand pays et des causes de scission ne peuvent manquer de se manifester… La compétition engen­drera les vices des vieilles sociétés. Le jour du démembrement des Etats-Unis n'est pas encore venu mais il viendra. Les grands Etats pro­spères lutteront les uns contre les autres. Ils chercheront des alliés et des clients parmi les Etats moindres, et des groupes se créeront entre lesquels grandira la haine…

p. 295: Conclusions: Nous voici au terme de notre voyage, nous avons traversé le continent, ausculté Uncle Sam et nous pensons le voir tel qu'il est: un grand bonhomme, très actif, vantard, goguenard et ignorant, menacé par l'alcoolisme et le sang noir, 128 et devant crever de pléthore ou succomber encore jeune, accablé par les mala­dies du vieil âge.

De ce grand empire, nous prévoyons le démembrement en plu­sieurs parties qui lutteront entre elles après la scission et qui seront forcément astreintes aux mêmes charges militaires que les antiques nations du vieux monde.

L'Europe regardera ce naufrage d'un oeil anxieux, et poussera un soupir de soulagement, heureuse de voir disparaître le danger qui, si longtemps, l'aura menacée.

Telles sont les vues de M. G. Moreau qui semble s'inspirer des prophètes d'Israël.

Voici un livre de Claudio Jannet28), avec préface de Le Play29). Il a des vues sages et raisonnées sur l'avenir des Etats-Unis. Malheureusement 129 il date déjà de 1876. Trente cinq ans en Amérique, c'est un siè­cle. Je ne puis pas en copier beaucoup, ce serait trop long.

Chap. 1er . La Constitution de 1787 n'eut pas le caractère d'une œuvre de philosophie politique, mais bien d'un traité entre des Etats sou­verains. Pour mieux se défendre contre un retour offensif de l'Angleterre, les Etats, tout en gardant une grande autonomie, formè­rent l'Union et attribuèrent au gouvernement central ce qui avait trait à la défense du pays, aux relations diplomatiques, aux douanes, aux lois commerciales, à la monnaie, à l'organisation des nouveaux terri­toires et au jugement des contestations entre les Etats particuliers. «Union et Liberté» devint la devise nationale. 130

Il y a deux pouvoirs, celui de l'Etat particulier et celui de l'Union. Les politiciens qui tendent à renforcer l'union sont appelés les Républicains; ceux qui veulent accentuer l'autonomie des Etats sont les Démocrates. C'est là l'origine des deux grands partis qui se combat­tent aux élections.

Chap. 2. Le faux principe de la souveraineté du peuple a corrompu la République… La Démocratie et le radicalisme ont pénétré peu à peu les Constitutions des Etats, si conservatrices à l'origine.

L'Etat de New York très cosmopolite et sans traditions a donné l'exemple de la descente rapide vers le radicalisme. Cinq ou six fois sa constitution s'est modifiée, introduisant peu à peu le suffrage univer­sel et l'élection 131 des fonctionnaires administratifs et judiciaires. Les autres Etats ont suivi le même mouvement. Le faux dogme de la souveraineté du peuple donne un pouvoir exagéré aux élus et peut préparer le césarisme.

Chap. 3. Sous le régime démocratique, le gouvernement est devenu l'organe d'un parti… «Le président a un parti, le Congrès est divisé en partis; le président suit le sien et le Congrès obéit au parti qui a la for­ce, en sorte que si les populations qui se plaignent et qui ont à se plaindre sont présumées favorables au parti faible, c'est-à-dire au parti qui n'a pas le pouvoir, leurs plaintes sont vaines et l'oppression sous laquelle elles gémissent est regardée comme un des avantages légiti­mes du parti 132 le plus fort. Suivant cette théorie, qui est malheu­reusement celle des gouvernements républicains, les iniquités, les vio­lences et les abus forment le droit, ainsi que l'occupation et la jouis­sance des emplois publics, l'apanage d'un certain nombre de gens qui l'exploitent sans merci et sans scrupule.

Chap. 4. Bonne réfutation de la souveraineté du peuple, prise au sens révolutionnaire. La nation n'est pas l'universalité ou la majorité des individus adultes. La nation, c'est le peuple organisé en familles, en communes, en provinces, unies conformément aux coutumes tradi­tionnelles et se solidarisant avec les générations passées et les généra­tions futures, de façon à créer la nationalité et la patrie. Le lien effica­ce qui unit ces divers membres de la 133 nation et en fait un être organique et vivant, c'est le pouvoir Souverain qui assure aux hommes les bienfaits de la vie sociale. Le titre fondamental de ce pouvoir souve­rain se trouve dans les lois permanentes de la nature, ou pour mieux dire dans la volonté de Dieu, auteur de la nature et de ses lois; sa for­me se détermine par les traditions et coutumes propres de chaque pays. Dans les pays où il n'y a pas une dynastie héréditaire et nationale, la souveraineté réside par le fait dans l'assemblée des chefs de ces diverses agglomérations primordiales, membres organiques de la nation, qui pourvoient à la gestion des intérêts de la communauté ou se réunissant selon les formes déterminées par la coutume. 134

Chap. 5. La pratique du suffrage universel. Il suffit d'en donner le titre. Il résume ce que nous voyons chaque jour chez nous: défaut d'in­telligence et de capacité chez les électeurs. Fraudes pratiquées usuelle­ment par les partis. Intervention du pouvoir dans les élections.

Chap. 6. La souveraineté du peuple aboutit au gouvernement des politiciens. Le peuple n'a en réalité aucune part au gouvernement. Le politicien, c'est l'avocat de village, le journaliste, l'organisateur de sociétés politiques, qui hait les gens riches, honorables et bien élevés.

Il flatte le peuple, il rédige des programmes alléchants, il a la caisse d'un comité. Ils ont une organisation analogue à celle de l'Etat, ils ont des délégués communaux, régionaux, etc. Cette organisation 135 éli­mine du gouvernement et des hautes fonctions de l'Etat tous les hom­mes bien nés et bien posés pour y mettre de vrais politiciens.

Chap. 7. Ce que coûte une république démocratique. C'est une maxime politique que les dépouilles appartiennent aux vainqueurs. Les gens au pouvoir s'enrichissent, aux Etats Unis comme en Chine. Tout s'achète et tout se vend. Au Congrès même, il y a des intermédiai­res qui négocient l'achat des votes. Il n'y a pas que la France qui ait des panamistes30). Les législatures d'Etats et les administrations municipales subissent également la corruption. Les grandes compagnies financiè­res et les trusts ou monopoles dominent le gouvernement. 136 A New York, un club, le Tasmany mène les élections municipales par l'in­trigue et par l'argent. Les ressources de la commune sont dilapidées. Le pot de vin règne en maître.

Chap. 8. Corruption des magistrats et défaillances des jurys.

Chap. 9. Vénalité de la presse.

Chap. 10. Les véritables autorités sociales sont exclues des fonctions publiques.

Chap. 11. Amour de l'argent, trait caractéristique du caractère amé­ricain. Improbité financière et commerciale.

Chap. 12. L'altération des moeurs domestiques depuis un demi siè­cle. Fausses notions répandues par les lettres sur l'égalité des sexes. Désordre des moeurs, le divorce. 137 La stérilité systématique. L'affaiblissement de l'autorité paternelle. L'abandon du foyer domesti­que.

Chap. 13. Comment la corruption politique n'a pas empêché jusqu'ici le développement de la prospérité matérielle: colonisations du bassin du Mississippi par les rejetons des familles souches des anciens Etats. Eléments de richesses apportés par les immigrants et les capitaux européens. Les richesses naturelles des Etats-Unis commen­cent à s'épuiser.

Chap. 14. Les forces sociales et les causes qui ont soutenu jusqu'ici la République: l'action des classes dirigeantes formées sous l'ancien régime colonial. Les familles souches des Etats du Centre et de l'Est. 138

Chap. 15. Les vraies libertés et les institutions auxiliaires du bien. Les vraies libertés politiques doivent sauvegarder les droits de con­science, de famille et de propriété qui appartiennent aux individus de par la loi naturelle et de régler au mieux de leurs intérêts légitimes, leurs affaires privées et celles des agglomérations locales. Ces droits sont appelées, par certains publicistes, les libertés civiles ou économi­ques, les Anglais les expriment sous le nom expressif de freedom, et leur garantie est la fin même de la société civile. Jusqu'ici, ces libertés ont été remarquablement respectées aux Etats-Unis. Sauf le lourd tribut qu'ils ont à payer aux politiciens sous forme d'impôts, les honnêtes gens peuvent vivre 139 tranquilles dans leurs foyers et les préserver de l'invasion du mal.

C'est encore le droit coutumier d'Angleterre qui règle la vie privée. Ces lois protègent la femme et l'autorité des parents. La jeune fille séduite a une action directe pour faire exécuter la promesse de maria­ge ou pour obtenir des dommages intérêts. Les parents ont pleine liberté de tester.

La liberté d'association et des fondations de bienfaisance est com­plète.

Chap. 16. Le gouvernement local. Ce gouvernement varie beaucoup suivant les régions et les Etats, mais en général les communes ont une grande liberté. Elles sont affranchies de toute tutelle administrative et peuvent se taxer et emprunter 140 sans que l'Etat intervienne. L'élection par le peuple des shérifs et des juges de paix a altéré les institutions locales.

Chap. 17. Le christianisme est toujours la religion nationale des Etats-Unis. Le système volontaire s'est substitué au régime de contrainte des établissements ecclésiastiques. C'est ce qu'on appelle en

Angleterre le désétablissement de l'Eglise, et ailleurs la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Tous les Etats punissent la violation du repos du dimanche et le blasphème. Sans doute tous n'usent pas sérieusement du repos du dimanche et certains se livrent chez eux à la boisson et à la débauche, mais en général le recueillement de dimanche tourne vers Dieu et la vie future les pensées d'une foule 141 d'hommes qui, dans nos villes européennes, sont entraînés par la contagion des plai­sirs publics ou de l'impiété scandaleuse. Les lois dispensent du service militaire les ministres du culte. La personnalité civile est accordée lar­gement aux paroisses et aux congrégations de toutes dénominations. L'Eglise catholique a un régime légal conforme aux exigences de sa hiérarchie. Toute taxe sur les églises ou les propriétés ecclésiastiques est regardée comme inconstitutionnelle. La loi n'oblige pas au maria­ge civil et reconnaît la validité du mariage contracté devant les minis­tres du culte (comme en Russie et en Angleterre). En dehors de la législation proprement dite, il y a dans les idées et les moeurs du peu­ple américains un fond religieux, qui est 142 certain… pour beau­coup dans sa prospérité. Les pouvoirs publics donnent à l'opinion une salutaire impulsion. Toutes les séances du Congrès commencent par une prière, et il y a une chapelle au Capitole pour le service de diman­che. (Il n'y en a pas encore au Palais Bourbon). Les législatures des Etats commencent aussi par la prière. Dans les grandes circonstances, les Présidents prescrivent des jours de jeune, de pénitence ou d'action de grâces. Il y a cependant une baisse du sentiment religieux. La multi­plicité des dénominations conduit à l'indifférence. Près des trois-quarts des Américains vivent en dehors de la pratique positive et suivie d'un culte. Ils se bornent à fréquenter au hasard le 143 temple du prédi­cateur qui leur convient. L'Unitarisme31), imité des Sociniens, supprime la Trinité, la Rédemption, voire même l'inspiration proprement dite de l'Ecriture et s'en tient vaguement à la morale chrétienne.

Chap. 18. Catholicisme et protestantisme. Les catholiques furent d'abord durement persécutés dans les colonies anglaises. Anglicans et Puritains étaient également intolérants. Même à Baltimore, qu'ils avaient fondée, ils se virent persécutés quand ils y eurent perdu la majorité à la venue des Puritains. On y défendit aux prêtres de célé­brer la messe autre part que dans l'intérieur des familles, et pour atteindre les catholiques dans leur considération, on leur interdit d'a­voir des écoles, de passer devant le palais du gouvernement et dans certains quartiers. 144 Mais le concours que la France apporta aux colons en 1778 pour la guerre de l'indépendance, changea les disposi­tions générales. L'émigration irlandaise, française et allemande y aida. Le Pape mit un évêque à Baltimore, Mgr Carroll32) en 1790 et les Sulpiciens vinrent s'y établir. Les Etats s'ouvrirent peu à peu à la liberté, mais les catholiques étaient exclus des emplois à cause du ser­ment qu'il fallait prêter d'abjurer l'obéissance au Pape. Ce serment ne disparut que peu à peu. Il subsistait encore en 1862 dans l'Etat de New Hampshire.

C'est sous la direction de Mgr Carroll et de Mgr de Cheverus33), qu'u­ne jeune femme, protestante convertie, Elisabeth Séton34), fonda en 1810, la communauté des Filles de la Charité, avec lesquelles 145 le catholicisme allait prendre possession des masses, sur tous les champs de bataille de la misère et de la souffrance. Le développement du catholicisme aux Etats-Unis a été dû surtout à l'immigration européen­ne et principalement aux quatre millions d'Irlandais qui, depuis la fon­dation des colonies, ont abordé sur les rivages des Etats-Unis. Malheureusement les nouveaux émigrants apportent avec eux les prin­cipes du radicalisme moderne et les idées révolutionnaires, ce qui cons­titue un grand danger pour l'avenir du catholicisme.

Quand les Etats établirent le système volontaire (séparation de l'Eglise et de l'Etat) ils permirent aux diverses sociétés religieuses de posséder les biens et immeubles nécessaires au culte, par le 146 moyen de sociétés laïques ou trustees. Puis les trustees devenant trop exigeants, les catholiques obtinrent une meilleure loi, à New York d'abord, puis dans les autres Etats. La loi de New York est de 1863. Chaque paroisse forme une personne légale, régie par un Conseil de fabrique. Ce Conseil se compose de l'évêque président, d'un grand vicaire, du curé et de deux laïques choisis par eux dans la paroisse.

Plusieurs Etats vont plus loin encore. Ils permettent aux évêques de se faire incorporer eux-mêmes et de posséder comme évêques, eux et leurs successeurs, tous les immeubles ecclésiastiques de leurs diocèses. C'est ce qu'on appelle une sole corporation (corporation d'un seul). 147 Quelques législations imposent un maximum pour les biens des paroisses. Les progrès du catholicisme ne sont pas dus seulement à l'é­migration et à l'accroissement remarquable des familles catholiques, il entame constamment la société protestante par des conversions indivi­duelles. Le catholicisme se présente aujourd'hui comme une nécessité sociale et religieuse devant les protestants désorientés par le morcelle­ment infini des sectes. Tous les groupes protestants, minés par le libre examen, se divisent et se sous-divisent. Beaucoup tombent dans les deux extrêmes: le rationalisme et l'illuminisme. La liberté religieuse est particulièrement funeste au protestantisme. Il n'a jamais eu de sta­bilité qu'à titre de religion d'Etat.

Parmi le protestantisme, quelques 148 branches, comme l'Episcopalisme, le Congrégationalisme et le Presbytérianisme s'adres­sent plus spécialement aux classes élevées. D'autres, comme le Méthodisme et le Baptisme [les Baptistes] vont aux masses populaires. L'Eglise méthodiste épiscopalienne est fortement organisée. Elle est gouvernée par une sorte de Sénat ou de Synode, appelé Conférence générale. Elle n'est pas subordonnée aux élections, mais toutes les fonctions sont données par les grades supérieurs de la hiérarchie. C'est une puissance, mais comme tout protestantisme, elle a le péché originel du libre-examen et déjà le Méthodisme s'est subdivisé en huit ou dix Méthodismes différents.

Indépendamment des besoins religieux qui tourmentent un grand nombre d'esprits et les ramène à la 149 vérité, les Américains, avec leur habitude de juger des principes par leurs résultats pratiques, sont fortement frappés des avantages sociaux que présente le catholicisme. La multiplication merveilleuse de ses œuvres et de ses établissements de charité, malgré les ressources bornées de ses adhérents, leur bonne administration qui contraste avec tant de honteuses dilapidations, les légions de soeurs de charité qu'il envoie dans les hôpitaux, le célibat des prêtres, tout cet ensemble de vertus et de dévouement attire l'esti­me et la sympathie de la grande majorité du peuple. Quoique les

catholiques américains se gardent soigneusement de former un parti politique distinct, ils se placent au premier rang des bons citoyens qui veulent défendre l'œuvre de Washington contre les attentats du radi­calisme. 150 Sans s'engager comme corps, la plupart d'entre eux votent avec les démocrates.

Mais l'avenir n'est pas sans nuages. Déjà sur un point fondamental et qui n'admet pas de transaction, la question de l'école, les catholi­ques américains ont dû entrer en lutte avec la législation de la plupart des Etats. Ce conflit permanent n'attirera-t-il pas des attaques plus directes contre le catholicisme de la part des gouvernements?

Ne verra-t-on pas se reproduire un retour offensif de la vieille intolérance? Il y a toujours dans le cœur des protestants une haine innée des catholiques. Le président Grant était animé de cette haine sectaire. Il persécuta les missions catholiques chez les Indiens et y envoya des prédicants. Il confia aux protestants les œuvres d'orpheli­nat et d'enfants abandonnés. 151 Des journaux (le Hapers Weekly et le New York Times) le soutenaient dans sa campagne, et des sociétés secrètes anti-catholiques ont été fondées sous la même influence. Une coalition des protestants dominés par l'esprit de secte des radicaux allemands, enfin des athées et des matérialistes dont le nombre va toujours croissant, voilà ce qui est à craindre pour l'avenir du catholi­cisme et de la liberté américaine. Malgré leur répugnance à se consti­tuer à l'état de parti militant, les catholiques peuvent y être forcés par les nécessités d'une légitime défense…

Chap. 19. Les symptômes extrêmes de la décomposition religieuse et sociale:

Les Shakers35) ou trembleurs prétendent qu'un nouveau Messie s'est manifesté sous la figure d'une femme, Anna Lee, que le monde est mauvais, qu'il faut 152 le faire finir au plus tôt et pour cela n'avoir plus d'enfants. Ils quittent la société et vont former de petites colonies agricoles. Les Perfectionnistes pratiquent la promiscuité des sexes.

Les Mormons36) sont polygames. C'est une secte fortement organisée et qui remplit la province de l'Utah. Le spiritisme fait des progrès con­sidérables, surtout dans les villes. Ils auraient déjà cinq cents temples. Du reste les protestants abandonnent de plus en plus la pratique du baptême. Il n'y en a pas un sur dix qui soit baptisé, disait déjà Mgr Vérot37), au temps du Concile.

Chap. 20. La question de l'école. Longtemps, l'école a été con­sidérée comme une dépendance de l'Eglise. Mais aujourd'hui, dans presque tous les Etats, à la suite d'une pression sur l'opinion due à l'action maçonnique, les écoles 153 publiques ou subventionnées doivent être neutres (unsectarian). L'éducation commune des deux sexes est habituelle aux Etats-Unis, elle a de fâcheux résultats pour les moeurs. Les écoles et collèges catholiques prospèrent. L'opinion nou­velle des lettrés voudrait introduire les Universités d'Etat comme en Allemagne.

Chap. 21. Les sociétés secrètes et l'antagonisme religieux. C'est là-bas une puissance effrayante dont on sent la main dans toutes les pous­sées d'opinion contre le catholicisme. Il y a plus de 6.000 loges groupées dans chaque Etat autour d'une grande loge maîtresse, sans compter les rites spéciaux. Les loges comptent parmi leurs affiliés une grande partie des classes élevées et moyennes. L'influence latine y gagne du terrain. Là comme 154 chez nous, l'influence maçonnique s'étend à des sociétés de bienfaisance, de sport, etc.

Chap. 22. Les questions de races et l'antagonisme des différentes parties de l'Union: Nord et Sud - Est et Ouest.

Chap. 23. La question ouvrière et l'antagonisme social. L'an­tagonisme social se manifeste par de grandes grèves dans les villes et dans les districts manufacturiers.

Le système protecteur pèse sur la classe ouvrière en amenant la cherté de la vie. La corruption publique et privée cause l'augmenta­tion des impôts et scandalise les travailleurs.

L'absence de rapports permanents et harmoniques entre patrons et ouvriers favorise le socialisme.

Chap. 24. La politique extérieure des Etats-Unis. La tendance à 155 l'impérialisme exige des dépenses croissantes pour la flotte et nécessi­tera une armée importante.

Chap. 25. La crise et ses issues possibles. Bien des publicistes ont constaté un malaise social.

Le chancelier James Kent écrivait déjà en 1826: «Pour que notre machine politique pût résister à l'action combinée de forces aussi redoutables que le suffrage universel, la fréquence des élections, l'élec­tivité de toutes les fonctions, la courte durée de tous les mandats, il faudrait que le peuple américain fût doué d'une vertu et d'une sagesse surhumaines».

Les institutions républicaines ont fonctionné avec un succès qui a trompé bien des esprits, tant qu'elles ont été soutenues par des moeurs domestiques et des coutumes locales, qui s'incarnaient 156 dans un petit nombre d'Etats et de communautés. Mais avec les nou­veaux émigrants, les moeurs ont fléchi autant que les institutions. Les souffrances créées par la crise actuelle ramènent les esprits vers les vrais principes sociaux. Obstacles particuliers que la Réforme sociale rencontre aux Etats-Unis: 1°. la défaillance des corps ecclésiastiques Protestants; 2°. les erreurs propagées par les lettrés; 3°. un orgueil na­tional exagéré. Les deux forces qui réformeront la société américaine sont les familles modèles qui ont conservé les bonnes traditions du passé et le catholicisme.

Je n'ai rien trouvé de plus solide que ce livre sur la société américai­ne. 157

Le génie de l'Amérique, c'est le titre d'un livre écrit par un américain lettré, Henry Van Dyke. C'est une étude qui a beaucoup de vrai, avec une teinte de flatterie.

La préface de ce livre est de M. Ribot. Il pense que cette étude lais­sera en France une impression réconfortante. C'est vrai, à beaucoup de points de vues.

Chap. 1. L'âme d un peuple. La société d'aujourd'hui aux Etats-Unis n'est plus sans doute la société d'autrefois, mais elle en a reçu si forte­ment l'empreinte qu'elle vit encore de ses idées, de ses traditions, de ses usages sociaux et politiques. Les cadres étaient si solides, qu'ils ne se sont pas brisés.

Les Etats-Unis, dès avant la révolution de 1776, avaient déjà une âme. Cette âme a été la force créatrice qui a présidé à la formation du peuple américain. 158 Il y avait parmi les émigrés, malgré leurs diffé­rences d'origines, un fonds de tendances et d'aspirations communes, un esprit qui se retrouve dans la société d'aujourd'hui. Ils avaient tous ou presque tous souffert pour leurs convictions religieuses, puritains d'Ecosse ou catholiques d'Angleterre. Chez ceux qui venaient d'Angleterre, il y avait de plus un goût très vif d'indépendance, un sens du droit très développé et l'habitude de se tourner vers la justice pour chercher le redressement des abus. On a dit que les sociétés humaines se composent de plus de morts que de vivants. En ce sens, ce sont les Américains du temps de la révolution qui gouvernent encore les Etats-Unis. M. Van Dyke a observé dans l'annuaire contenant les noms des Américains arrivés à la notoriété, qu'il 159 y a 99 pour 100 de ces Américains qui sont nés sur le sol des Etats-Unis. La grande majorité d'entre eux ont au moins trois générations d'ancêtres améri­cains.

Chap.2. La confiance en soi-même. Quels sont à l'heure présente les traits principaux du caractère américain? M. Van Dyke met au premier rang une très grande confiance en soi-même. C'est l'accompagnement ordinaire du sentiment qu'un homme a de sa propre énergie et de sa valeur. Le succès ne fait qu'accroître et fortifier ce sentiment: quel­quefois il l'exagère et le transforme en un excès d'assurance. Comment, en voyant ce qu'est devenu le champ ouvert à leur activité, les Américains n'éprouveraient-ils pas la joie de vivre, 160 de vouloir et surtout de compter sur eux-mêmes? C'est une grande force qu'un pareil sentiment. Tout a contribué à le développer dans l'ensemble de la nation. La crise redoutable que les Etats-Unis ont affrontée pour abolir l'esclavage s'est heureusement terminée, malgré les prophéties les plus sombres, sans que l'union ait été brisée ni affaiblie. Comment s'étonner que les Américains aient une confiance presque illimitée dans le système de gouvernement qui a pu résister à de pareilles épreuves? La Constitution américaine a pu fonctionner malgré ses défauts, sans amener entre les pouvoirs qu'elle met en présence, des conflits irréductibles. La volonté de la faire vivre, en dépit de toutes les difficultés, a été si générale que ces difficultés se sont évanouies. 161 Comment le peuple ne croirait-il pas que ses institutions doivent servir d'exemple à toutes les nations? Les Etats-Unis ont pris récemment dans la politique internationale le rôle d'un pays qui a le droit d'avoir une opinion et de se faire écouter sur toutes les questions. La confian­ce que l'Américain a dans la force de son pays se tourne de plus en plus en orgueil national et contribue à exalter dans les individus le sentiment que rien n'est impossible pour eux lorsqu'ils tendent l'ef­fort de leur volonté.

Chap. 3. L'esprit d'équité. Il n'y a pas, aux yeux de M. Van Dyke, de nation qui ait au même degré que les Américains le sentiment de ce que les Anglais appellent le fair play.

Le fair play, strictement, c'est 162 le jeu loyal, ou i'égalité des chances au jeu. Le fair play est bien différent de l'égalité absolue des situations et des fortunes, ce qui est impossible; il comporte seulement l'égalité des chances et des droits dans le combat pour l'existence. En d'autres termes, le fair play, c'est le respect absolu des droits individuels, de la liberté de la personne humaine, des droits de la conscience, et l'appli­cation à tous d'une justice égale et impartiale.

M. Van Dyke fait valoir les avantages de la Cour de Justice, tribunal supérieur qui a le droit d'annuler les actes des législatures d'Etats qui s'écartent des principes écrits dans la Constitution. Chez nous, un pareil tribunal aurait beaucoup à faire pour sauver certains 163 prin­cipes de la Constitution, surtout la liberté de conscience.

L'auteur s'étend avec complaisance sur la liberté religieuse, l'indé­pendance reconnue à toutes les religions et surtout la bonne volonté générale qu'on témoigne à leur égard et le soin qu'on a de respecter leur constitution intérieure toutes les fois qu'un différend s'élève entre les membres d'une Eglise.

Il met bien en relief le principe d'équité qui est inscrit en tête de la déclaration de l'Indépendance. En voici le début: «Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes, à savoir: que tous les hommes sont créés égaux, qu'ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables, tels que la vie, la liberté et la faculté de poursuivre le bonheur; 164 que les gouvernements sont institués, parmi les hom­mes, pour garantir ces droits; qu'ils tiennent leur juste pouvoir du con­sentement des gouvernés; que toutes les fois qu'une forme quelcon­que de gouvernement devient contraire à ces fins, c'est le droit du peuple de la changer ou de la détruire et d'en fonder une nouvelle, posant ses fondements et organisant ses pouvoirs dans telle forme qui leur semblera plus propre à procurer leur sécurité et leur bonheur». C'est le droit à l'insurrection, mais seulement quand le gouvernement devient contraire à ses propres fins: la sécurité et le bonheur du peu­ple. L'homme tient ses droits primordiaux de son Créateur, et les gou­vernements sont faits pour sauvegarder ces droits, non pour les oppri­mer. Ce chapitre 165 a encore beaucoup de choses excellentes, v. g. sur la nécessité de passer au crible une partie considérable de ces élec­teurs qui ne savent ni lire ni écrire, ni comprendre la constitution sous laquelle ils votent, etc. etc.

Chap. 4. L'énergie. Quel développement de richesses a produit l'éner­gie de ces infatigables travailleurs. M. Van Dyke nous apprend que l'ensemble des fortunes est évalué aujourd'hui à près de six cents mil­liards de francs. Toutefois la poussée vers l'industrie, vers la domina­tion du monde économique est moins générale qu'autrefois. Il y a des Américains qui ont plus souci d'accroître la culture intellectuelle du pays que d'augmenter sa richesse matérielle. L'oisiveté est restée une exception; elle n'est pas encouragée par l'opinion et elle a 166 moins d'attraits dans une société où la douceur de vivre est moins grande que dans d'autres pays moins affairés et d'une éducation arti­stique plus raffinée. L'immensité du continent américain contribue à donner des proportions gigantesques aux entreprises industrielles. On s'inquiète de la concentration des capitaux aux mains des sociétés qui tendent à devenir maîtresses de la production. C'est un des points noirs de la politique économique. Il y en a d'autres. Les conflits du tra­vail et du capital deviennent de plus en plus difficiles à régler sans vio­lence; mais on a confiance qu'on se tirera de ces dangers comme on est sorti de toutes les crises les plus graves.

Chap. 5. L'amour de l'ordre social et l'esprit d'organisation. L'auteur rap­pelle l'origine de la population 167 américaine. Les pèlerins anglais qui vinrent de Norwich et de Plymouth, les Hollandais qui vinrent d'Amsterdam et de Rotterdam, les Huguenots qui vinrent de la Rochelle et de Rouen n'étaient pas des troglodytes. C'étaient des gens qui avaient le goût et l'habitude de l'urbanité. Ils apportaient avec eux des souvenirs très vifs et très doux de vie bien ordonnée dans des villes peuplées. Et ceux qui vinrent des campagnes, des villages de Normandie, du Poitou, du Lincolnshire, de la Frise, du Palatinat et de l'Irlande n'étaient ni des soldats de fortune ni des aventuriers, mais de paisibles fermiers dont l'idéal de félicité terrestre était la grange pleine et le foyer bien clos.

Sans doute toute l'immigration ne fut pas de même qualité, mais les éléments sérieux du commencement 168 ont dominé. De là cet amour de l'ordre et de l'organisation dans l'ordre matériel et moral.

«Je voudrais, dit l'auteur, que vous puissiez voir les immenses champs de maïs de l'Illinois, de l'Indiana, du Kansas, les vastes cultures de blé du nord-ouest. Ces lieues et ces lieues de moissons dorées et de mois­sons vertes, cultivées, récoltées et emmagasinées avec une habilité et une précision qui font penser aux mouvements d'une puissante armée. Je voudrais que vous vissiez les jardins et les vergers de la côte du Pacifique, des lieues et des lieues d'opulence, de fleurs qui s'ouvrent et de fruits qui mûrissent, irriguées par des millions de ruisseaux, et plus fertiles que le paradis de Damas. Je voudrais que vous connussiez les vil­les et les petites cités, qui ont poussé partout 169 comme par magie, chacune développant une industrie à elle, une vie sociale qui lui est propre, sous de formes qui pour être souvent primitives et simples, n'en sont pas moins toujours régulières et respectables jusqu'à la monoto­nie. Alors peut-être vous consentiriez à croire que la race qui a fait ces choses en moins de cent ans a de l'ordre social un profond instinct…

Ce peuple a de plus une extraordinaire capacité d'organisation. Le premier instinct des Américains, mis en face d'une difficulté ou d'un problème sérieux, est de réunir un comité et de former une associa­tion. La plupart des progrès accomplis dans ce siècle furent promus et consolidés par ce moyen. Que d'œuvres de tout genre, où l'associa­tion a plus 170 de part que l'Etat! New York a quarante hôpitaux dont six sont des institutions municipales, tandis que les autres sont organisés par des associations de citoyens et entretenus par la généro­sité. Il y a, en plus, quarante dispensaires. Aux Etats-Unis, il y avait en 1903 quinze cents hôpitaux. Un tiers seulement sont des institutions de l'Etat ; les deux tiers sont placés sous une direction privée ou reli­gieuse. Quand il y a des quartiers pauvres et miséreux dans les villes, des sociétés vont fonder au beau milieu un Settlement (établissement de bienfaisance) où l'on trouve une maison à. louer, un club de garçons, un club de filles, un théâtre, un gymnase, une nursery de jour, des sal­les de travail, des salles de classe, un restaurant, etc. 171

Les Etats-Unis ont plus de 200 de ces établissements. Que d'œuvres encore pour le travail des enfants et pour toutes les misères imaginables! Ce qui est plus saillant peut-être, ce sont les associations à grande portée pour la réforme des abus. Il y a par exemple l'association pour la réforme du civil service. On en était venu à voir dans les emplois une proie des partis, une récompense des partisans du pouvoir. Cela s'ap­pelait le spoil system (système des dépouilles); on dit en France: l'assiet­te au beurre. Mais une puissante association obtint peu à peu que les emplois soient donnés au concours et au mérite. Les emplois ainsi retirés à la faveur sont appelés classés et ils sont maintenant les plus nombreux. 172

Chap. 6. Le développement personnel et l'éducation. M. Ribot loue parti­culièrement les pages de Van Dyke sur l'éducation aux Etats-Unis. Tout serait à citer, dit-il, dans ce chapitre. On y verra la part de l'effort volontaire des associations et les libéralités des particuliers dans l'œuvre de l'éducation publique. On verra que l'école n'est pas, aux Etats-Unis, un terrain de disputes politiques ou philosophiques, qu'el­le est conduite dans un esprit conforme aux aspirations du pays lui-même et que nulle part les instituteurs n'ont la prétention de sub­stituer leurs vues personnelles à celles des pères de famille… (M. Ribot ferait bien de dire cela aux Chambres françaises). 173

Septième et dernier chapitre: Le caractère américain manifesté par sa littéra­ture. Pourquoi la littérature américaine a-t-elle été lente à se dévelop­per? C'est que la vie des colons était absorbée par d'autres tâches, et ils laissaient à la vieille Europe le soin de leur envoyer des livres. Ils ont cependant déjà un ensemble d'écrivains qui leur fait honneur.

Van Dyke en cite un bon nombre, mais il en a signalé surtout une dizaine dans ses conférences à Paris.

Cooper, le conteur inimitable et inépuisable, qui a écrit tant de romans d'aventures.

Irving, historien et biographe humoristique.

Bryant, publiciste et poète.

Edgar Poe, l'auteur des contes et des histoires extraordinaires, 174 devenu populaire par la traduction de Baudelaire.

Whitman, l'auteur des Pionners.

Puis la pléiade de Boston, vers le milieu du XIXe siècle:

Hawthorne, génie profond et solitaire: contes symboliques.

Emerson, poète national et philosophe.

Longfellow, avocat, voyageur et poète au style harmonieux et doux.

Whittier, le barde quaker, poète, romancier, journaliste: a écrit beau­coup contre l'esclavage.

Lowell, poète didactique et critique.

Dans l'ensemble, la littérature américaine est marquée par ces qua­tre traits principaux: un esprit religieux très fort, un sincère amour de la nature, le sens de l'humour et un sentiment profond d'humanité 175

Le peuple américain, dit Van Dyke, est profondément religieux. On estime qu'il y a moins de quinze millions de personnes sur cent mil­lions qui n'appartiennent à aucune Eglise. Quand on lit dans les jour­naux sensationnels leurs flamboyants exposés d'immoralité sociale, de malhonnêteté industrielle et de corruption politique, on est tenté de penser que cette assistance aux services religieux, cette fidélité au repos dominical et ces fréquentes lectures de la Bible ne sont qu'une façade. Mais une vue plus approfondie, un regard calme sur la vie réel­le du home américain, révèle clairement que ces taches noires sont à la surface et non au cœur du pays.

L'hypocrisie, s'il y en a, est 176 dans ces cercles restreints de gens qui prétendent avoir secoué la foi de leurs pères et font profession d'ê­tre parfaitement satisfaits d'une vie brillante de gaieté mondaine. Au fond, le cœur du peuple est fidèle à la vieille mode, et tient ferme à la conviction que tout homme est responsable devant une morale plus haute et une puissance spirituelle; que le devoir est plus que le plaisir; que la religion seule peut donner de la vie une interprétation adéqua­te et que la moralité seule peut rendre cette vie digne d'admiration et de respect. Même dans les œuvres dont les sujets sont non religieux par essence, - histoires d'aventures comme les romans de Cooper, poè­mes romanesques, comme les ballades de Longfellow et de Whittier, - on 177 sent qu'un arrière plus spirituel est toujours impliqué, une loi morale, une providence. Cela a été jusqu'ici la note caractéristique de la littérature d'Amérique.

Un autre trait, dit Van Dyke, qui me semble très saillant dans l'esprit américain et très clairement reflété dans les lettres, c'est l'amour de la nature. L'attrait du grand plein-air s'est fortement emparé du peuple. Nous avons une forte affection pour nos grandes, nos libres, nos sauva­ges forêts, nos fleuves bondissants et rapides, nos rivières amicales, nos lignes de montagnes boisées de l'Est, nos sommets neigeux, nos immenses plaines et nos canons chaudement colorés de l'Ouest… Les meilleures pages de Irving et de Cooper sont des 178 peintures de paysages. L'aspect de la Nouvelle-Angleterre est dessiné avec infini­ment de délicatesse et d'habilité dans les poésies de Bryant, Whittier et Emerson.

Un troisième trait du tempérament américain est le sens de l'hu­mour. Les Américains semblent être une nation de railleurs dont les plaisanteries journalières ont leur saveur particulière qui étonne parfois les autres nations.

Par ex., l'écrivain Mark Twain voyageait en Europe. Plusieurs jour­naux d'Amérique publièrent une dépêche arrivée annonçant sa mort subite. Il envoya un cablogramme portant ces mots: Nouvelle de ma mort très exagérée.

En littérature, vous trouverez cet humour sous toutes ses formes, même dans des livres sérieux, comme les essais de Lowel et d'Emerson, où 179 un sourire soudain monte vers vous de la plus grave des pages.

Le dernier des traits du sentiment américain est le sentiment d'hu­manité! Ce n'est pas un pays sans bonté, cette grosse république, si affairée. Le sentiment de fraternité humaine, l'impulsion qui pousse les hommes à s'entraider, la bonne volonté, en un mot, est dans le sang de ce peuple.

Ce sentiment s'est manifesté de bien des manières dans la littératu­re. Il lui a donné un ton général de sympathie pour le «chien qui a le dessous dans la bataille». Il a porté les écrivains à chercher leurs sujets parmi les gens simples. Il a fait pencher les romans de vie luxueuse américaine vers la satire ou la censure amère. Mais le but est toujours moral. 180

Il ne serait pas équitable, ajoute Van Dyke, de terminer cette exqui­se imparfaite de la littérature américaine sans parler du sentiment patriotique ardent qui l'imprègne et l'illumine toute. La dévotion profonde, sérieuse, sans réserve, à l'idéal et aux institutions des Etats-Unis d'Amérique, est caractéristique chez tous les principaux hommes de lettres du pays. On la sent frémir en certains poèmes de Bryant (Mother of a mighty race), d'Emerson, de Longfellow, dans l'hym­ne centenaire de Whittier, et particulièrement dans cette ode d'un poète vivant, George Woodberry. Le poème est intitulé My contry.

«Ne tremble pas, o terre, d'une sainte terreur.

Tu n'est pas méprisée de Dieu!

Son royaume est ta sphère de conquête, 181

Sa volonté est que ton sceptre règne.

O port des destinées ballottées par la mer,

Dernière grande borne terrestre;

Cybèle aux cent provinces,

De cent tours couronnée;

Mère, dont le cœur tient providentiellement

Réfugiés dans son sein les peuples de la terre;

Abri du monde, dans ta mante ouverte

Les races errantes se reposent;

Avance! L'heure suprême sonne.

Les vagues de l'océan portent ton char.

Le passé est accompli,

Et le cours de ton orbe est commencé.

Viens briller sur le front du monde,

Eclairant tous les âges futurs de ta lumière dorée…

J'avais besoin de lire et de noter tout cela pour acquérir une certai­ne connaissance de l'Amérique38).

182

12 Septembre, Québec 1
Ste-Anne-de-Beaupré 11
Ottawa 12
Winnipeg, St-Boniface 15
Visite du Légat 18
Wainwright 22
Edmonton 28
Saint-Albert 31
Calgary 35
Les Montagnes Rocheuses 37
Vancouver 40
Notes et croquis 42
Seattle 50
De Seattle à S. Francisco 54
San Francisco 56
Los Angeles 60
San Diego et Mexique 61
Encore Los Angeles 62
Santa Catalina 66
San Bonaventura 68
Encore San Francisco 70
Oakland, Berkeley 73
Adieu à San Francisco 75
Note d'ensemble sur S. Francisco 76
Moeurs américaines 79
Football et baseball 83
La population des Etats-Unis 84
Le progrès du catholicisme aux E.U. 86
Les Chinois en Amérique 91
L'assimilation des races 93
Le sort des Peaux-Rouges 98
Les gens de couleur aux E.-U.101
La note optimiste 106
La note pessimiste 120
Note donnée par l'école de Le Play 128
Psychologie américaine 157

1)
Laval (François de Montmorency), prélat français (1623-1708). Il fut le premier évêque de Québec et du Canada dont il organisa le clergé (séminaires, paroisses, con­grégations), et combattit le commerce d’alcool avec les Indiens.
2)
Marie de l’Incarnation (Marie Guyart, Mme Martin), vénérable (1599-1672). – Fille d’un boulanger, elle naquit à Tours le 28 oct. 1599 et, toute jeune, voulut entrer en religion, mais ses parents la marièrent, à seize ans, à Claude Martin, un négociant en soie, dont elle eut, en 1619, un fils prénommé comme son père et qui deviendra l’un des grands supérieurs de la congrégation de St-Maur. Veuve six mois plus tard, elle fut gratifiée, lors de sa «conversion» (24 mars 1620), d’une vision du Christ qui lui manifesta le prix de son sang, répandu pour toutes les âmes. Au cours des années sui­vantes, elle devait franchir diverses étapes de l’itinéraire mystique, tout en travaillant chez son beau-frère, entrepreneur de transports fluviaux. Entrée chez les ursulines de Tours (1631), où elle prononça ses voeux (1633), elle eut un songe prophétique (1634), que Dieu devait plus tard lui expliquer: «C’est le Canada que je t’ai fait voir; il faut que tu y ailles». Marie de l’Incarnation s’embarqua, en 1639, pour la Nouvelle-­France, avec Mme de La Peltrie, une Ursuline et trois hospitalières de Dieppe, afin d’aller évangéliser les Hurons. Installée à Québec dans une pauvre demeure en bordure du fleuve, elle inaugura son apostolat en accueillant quelques pensionnaires indiennes et en étudiant les lan­gues indigènes, dont elle composa des dictionnaires. Elle correspondait avec son fils, ses parents, ses amis et ses protecteurs: Anne d’Autriche, la duchesse d’Aiguillon, Mlle de Luynes, la duchesse de Montmorency, Mme de Miramion, Mme Fouquet, mère du Surintendant. Ses lettres décrivent le zèle des missionnaires, le courage des colons et dépeignent cette époque de misère et de grandeur qui va de la mort de Champlain à l’arrivée de Frontenac. En 1641, elle entreprit la construction d’un monastère sur le haut plateau: les ursu­lines y menaient une existence d’éducatrices et d’infirmières, mais, en 1650, un incen­die ruina le couvent, et les treize personnes composant la communauté durent s’entas­ser en deux pièces, en attendant que fût édifiée la nouvelle demeure. Supérieure pen­dant dix-huit ans, sur les trente-trois qu’elle passa au Canada, elle eut à subir bien des rebuffades, notamment de la part de l’évêque, l’autoritaire Mgr de Laval. Elle connut en outre de terribles épreuves dans sa vie mystique, mais finit par trouver la paix dans la conviction que son âme n’était plus agie que par Dieu. Elle poursuivait cependant sans trêve son action auprès des «sauvages» qui, à ses yeux, restaient de grands enfants, même les plus dévots, incapables d’exercer les fonc­tions ecclésiastiques. Pour les maintenir dans la foi, il fallait, selon elle, en faire des sédentaires, les grouper en bourgades et leur apprendre l’agriculture. De surcroît, la cohabitation avec les Européens leur était néfaste: «Ils ne sont pas capables de la liberté française» et empruntent aux colons tous leurs vices, notamment l’ivrognerie. Après avoir donné au Canada le meilleur de ses forces physiques et de ses ardeurs surnaturelles, Marie de l’Incarnation, décédée le 30 avr. 1672, fut aussitôt considérée comme l’apôtre et la «Thérèse de la Nouvelle-France», comme la nommait le P. Jérôme Lalemant. Elle fut déclarée vénérable en 1877, et Pie X, en 1911, a proclamé l’héroïcité de ses vertus.
3)
Après le traité d’Utrecht (1713) la Nouvelle-France (Canada) jouit d’une paix longue et fructueuse. Malheureusement, la colonie manquait de bras pour exploiter son immense domaine que les explorations de La Verendrye avaient étendu jusqu’aux Rocheuses (1741-1743). L’immigration avait pratiquement cessé dès le début des guer­res de Louis XIV contre l’Europe coalisée. En soixante ans (1680-1740), il ne viendra qu’environ 5.000 immigrants. Seul le croît naturel a permis au pays de grandir, pas­sant de 16.000 âmes au début du siècle (1700) à 70.000 à la fin du régime français (1763). En face de cette faiblesse, les colonies anglaises, fortes de 1.500.000 hommes, sup­portent mal d’être endiguées par la frontière canadienne, qui leur fermait la route de l’intérieur. Survint la guerre des Sept Ans (1756-1763) et l’Angleterre résolut de con­quérir à tout prix le Canada. Trois ans de suite, Montcalm arrêta l’attaque par des vic­toires, notamment à Fort Carillon (1758), mais, devant la flotte de Saunders et les sol­dats de Wolfe, l’armée française fut vaincue aux Plaines d’Abraham (1759). La victoire de Lévis, l’année suivante, fut inutile, et la Nouvelle-France dut capituler à Montréal en septembre 1760. Le traité de Paris la cédait définitivement à l’Angleterre en 1763.
4)
Cf. note 3: bataille dans laquelle l’armée française fut vaincue.
5)
Les premières démarches du P. Dehon en vue de l’implantation de la Congrégation au Canada ont été facilitées par le fait que, pendant ses études à Rome, il avait connu des séminaristes canadiens, parmi lesquels Louis-Nazaire Bégin, devenu archevêque de Québec. C’est à lui qu’il écrit en 1909. Et comme à Québec il y avait déjà plusieurs congrégations, Mgr Marois, Vicaire général, transmit la demande du P. Dehon d’abord à Mgr Langevin, archevêque de St-Boniface, et, ensuite, à Mgr Emile­-Joseph Legal, évêque de St-Albert (cf. Cahier XXV, note 2). Le 10 décembre 1909, celui-ci répondait directement au P. Dehon: «C’est de grand cœur que je vous dis que je désire vivement vos missionnaires… Je vois que vous avez des sujets appartenant à différentes nationalités, et que vous avez une maison en Autriche. Nous recevons beaucoup de ces émigrés d’Autriche, de Galicie, de Pologne, de Hongrie, de Bohème, etc. Et je considérerais comme un bienfait de la Providence que vous puissiez nous aider dans l’œuvre de la préservation de ces peuples… A vrai dire, les postes que je pourrais vous offrir sont encore bien pauvres; ce sera la vraie vie missionnaire pour vos Pères et Frères» (AD, B. 102/4; et aussi E. Driedonkx, La fondation SCJ au Canada, dans «Communications SCJ», Montréal, mars 1990). Le départ du premier groupe scj pour le Canada a eu lieu le 4 juillet 1910. Ils étaient trois: Edmond Eutropius Gaborit, né à Paillé (Charente-Maritime), en 1873, profès en 1893, ordonné prêtre à Fayet en 1899; Joseph David Steinmetz, né à Rigendorf (Alsace) en 1875, a fait sa profession à Sittard et a été ordonné prêtre à Bruxelles en 1902; le P. Védaste Gaston Carpentier, né à Roupy, profès en 1903, ordonné prêtre à Malines le 5 juin 1909. Le 25 juillet, le P. Carpentier écrit de St-Albert au P. Falleur: «Nous avons fait un long et plaisant voyage. Maintenant qu’allons-nous faire? Nous connaissons notre destination. Nous allons à Wainwright, mais il n’y a ni église ni maison à cet endroit. Le père Eutropius quitte cet après-midi avec un prêtre de St-Albert afin de connaître l’endroit, y trouver une maison, en un mot pour préparer la fondation. Tous les trois nous les rejoindrons quand cela sera possible». «La Vierge nous a accompagnés à nos débuts, écrit à son tour le P. Carpentier en 1912. Nous avions beaucoup de travail: meubler la maison, visiter les catholiques dans le village et dans la région. Le résultat n’était pas brillant: nous n’avons rencontré que quatre familles et cinq personnes de religion catholique dans le village; et dans la région, dans un secteur de 20 milles, un total de 60. Mais la chose la plus importante était que les gens savaient que des prêtres étaient arrivés pour fonder une paroisse à Wainwright… Ainsi le premier décembre (1910) le P. Gaborit organisa un comité… pour la construction de la chapelle-résidence» («Le Règne»/Louvain, 1912). Donc, le fondateur et premier supérieur des Prêtres du S.Cœur au Canada fut le P. Edmond Gaborit. L’Elenchus de 1911 nous donne ces donnés: à Edmonton, PP. Gaborit et Huet; à Viking, P. Steinmetz; à Wainwright, P. Carpentier et Fr. Lérigny. Le P. Gaborit fut à Edmonton, Elm Park, jusqu’en 1924. Après il a déménagé à Beaumont. Il a été supérieur au Canada de 1910 à 1931 et Maître des novices de 1919 à 1928.
6)
Piastre. monnaie d’argent de divers pays et de valeur très variable.
7)
Grandin (Vital-Justin). – Né en 1829, à St-Pierre-la-Cour, diocèse du Mans (aujourd’hui St-Pierre-sur-Orthe, diocèse de Laval), d’une pauvre famille de quatorze enfants. II entre en 1850 au grand séminaire du Mans et, l’année suivante, au séminai­re des Missions étrangères à Paris. Jugé inapte aux langues orientales à cause d’un léger zézaiement, il n’y reste que deux mois. Ayant découvert entre temps les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, il entre, en déc. 1851, au noviciat de N.-D.­de-l’Osier. Ordonné prêtre à Marseille, en 1854, il est envoyé aux missions du Canada, que dirige Mgr Taché, O.M.I., évêque de St.-Boniface. En 1855, il est au lac Athabaska, en 1857 à l’île à la Crosse. En déc. 1857, il est nommé, à vingt-huit ans, évêque de Satala et coadjuteur de Mgr Taché. St-Boniface est alors l’unique évêché du Nord-Ouest, vaste de 4.6090.000 km2. Mgr Taché envoie son coadjuteur à l’île à la Crosse, «porte de l’extrême Nord». Son pre­mier travail épiscopal est une randonnée de plus de trois ans (1861-1864) depuis le lac Athabaska jusqu’au Cercle polaire. Il organise les sept missions échelonnées le long des fleuves et des lacs; il fonde, au Grand Rapide, la mission de la Providence, déjà prévue comme le centre des missions du Nord et du nouveau vicariat d’Athabaska­Mackenzie (1865). A ses yeux, cette expédition de plus de 4.000 km. fut le point cul­minant de sa vie de missionnaire; il en écrivit la relation, qui parut dans les Missionnaires des Oblats. En 1869, Mgr Grandin est chargé de la Grande Prairie, peuplée par les Cris et les Pieds-Noirs, avec résidence à St.-Albert. En 1871, le territoire est détaché de St­Boniface pour former le diocèse de St-Albert, dont il devient le premier évêque. A l’évangélisation des Indiens s’ajoutent les problèmes complexes de la civilisation qui monte vite, surtout avec le chemin de fer du Pacifique (1881). En 1885, éclate la gran­de révolte des métis et Indiens, révolte cruelle et durement réprimée; l’évêque, qui avait signalé le danger, réclame clémence et justice pour les vaincus et s’use à relever les ruines. Le 6 oct. 1900, il bénit son petit séminaire et pose la première pierre d’une nouvelle cathédrale. Il meurt, le 2 juin 1902, laissant à Mgr Legal, O.M.I., son coadjuteur depuis 1897, 64 missions, des écoles, 3 hôpitaux à Edmonton, Calgary et St-Albert. Mgr Grandin fut considéré comme un saint même par les protestants. Le 24 février 1937, sa cause de béatification a été introduite à Rome.
8)
Les Salutistes ou membres de l’Armée du salut (Salvation Army). Mouvement chrétien (protestant), charitable et religieux, organisé sur le modèle militaire. L’Armée du salut accepte l’essentiel des dogmes proposés aux Eglises protestantes, mais aucun sacrement n’est spécialement admis; sa doctrine est fondée sur le changement de vie. Les Salutistes doivent mener une vie austère et charitable, s’abstenir d’alcool et de tabac. L’Armée du salut est établie dans près de soixante-dix pays et territoires; son cen­tre est à Londres. Ce mouvement fut créé en 1865 par William Booth et se développa rapidement notamment par l’action de la fille de W. Booth, Evangeline. Ses «soldats» et «officiers», hommes et femmes, vêtus d’un uniforme, pratiquent la prédication en plein air, aidés par une musique entraînante. Ils recueillent des fonds pour les œuvres sociales de l’Armée (centres d’accueil, soupes populaires, œuvres pour «relèvement» des prostituées, des ivrognes, etc.).
9)
Pied: ancienne mesure de longueur d’environ 33 centimètres. Le pied anglais = 32,4 cm.
10)
Vaughan (Bernard John). Jésuite, prédicateur: 1847-1922. Né à Courtfield, en Angleterre, dans une famille qui a donné à l’Eglise six fils et cinq filles. Parmi les fils, Herbert A. Vaughan (1832-1903), archevêque de Westminster (1892) et cardinal (1893), et Roger W.B. Vaughan (1834-1883), le deuxième archevêque de Sydney, en Australie, coadjuteur avec droit de succession (1873) et successeur de Mgr Polding, en 1877). Bernard John Vaughan entra dans la Compagnie de Jésus en 1866 et fut ordonné prêtre en 1880. Il avait tous les dons pour être un grand prédicateur. Il déploya son apostolat en France (1898), au Canada (1910, l’année de la rencontre avec le P. Dehon), aux Etats-Unis (1911-1913), en Afrique (1922). Il s’intéressa beau­coup aux réformes sociales et s’engagea dans l’apostolat auprès des pauvres.
11)
Au sujet des «anciens élèves de Lille» (cf. NQ VI,5v, 5 novembre 1892), le P. Dehon observe: «Notre maison de Lille s’affermit. Elle a quelques étudiants améri­cains pensionnaires et nous pensons que c’est le commencement d’une œuvre d’ave­nir».
12)
Matovelle (Joseph-Jules), né à Cuenca (Ecuador) le 8.9.1852. Il fut adopté par sa tante du côté paternel, Isabela Matovelle Orellana. Eduqué chez les jésuites, il montra une intelligence remarquable, diplômé en droit en 1877, devint avocat, défenseur des pauvres et des opprimés. Orienté vers le sacerdoce par son évêque, Mgr Rémi Esteves y Toral, il fut ordonné le 21.2.1880. En 1884, il fonda les Oblats du divin Amour et en 1893 les Oblates du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie. Jusqu’en 1883, il milita dans la vie politique, élu député et plusieurs fois sénateur. Il patronna la construction de la Basilique nationale du Sacré-Cœur de Jésus. Lors de l’accession au gouvernement du maçon Eloy Alvaro (1895) le P. Matovelle dut se réfugier pendant trois ans au Pérou. Il mourut à Cuenca en 1929. Il a écrit plusieurs ouvrages littéraires, ascétiques et spiri­tuels ainsi que de droit et d’histoire. C’était un homme de foi et de grande piété. La cause de sa béatification est introduite à Rome. Il est bien de lire les beaux souvenirs du P. Dehon concernant «notre ancien ami», le P. Matovelle. On connaît le projet qu’ils avaient conçu ensemble en 1888. Mais on connaît aussi les difficultés et les déceptions qui ont suivi. Mais maintenant, après cette rencontre avec le P. Rio Frio, le P. Dehon a tout oublié et il ne se souvient que des beaux projets d’un «ancien ami». Et il profite de cette occasion pour lui écrire de San Francisco une lettre très amicale: «Mon cher Père, j’ai eu ici de vos nouvelles… Je suis heureux d’apprendre que votre œuvre se développe et que vous érigez une belle basi­lique du S. Cœur à Quito. Bravo. C’est une œuvre magnifique. Ce sera une bénédic­tion pour votre société et pour votre patrie… Vous avez eu des épreuves: c’est un signe de la bénédiction divine. J’espère que Dieu rendra bientôt la liberté religieuse à votre patrie. Nous prions avec vous pour cela… Si vous venez à Rome, je serais très content de vous voir» (AD, B.24/8-B). Très cordiale aussi la réponse du P. Matovelle, de Cuenca (Equateur), le 1er mars 1911: «Mon T.R. Père…, j’ai eu le grand plaisir de recevoir, de votre part, une commu­nication qui m’a causé le plus grand plaisir… Je vous félicite pour la vigoureuse impul­sion que, moyennant l’aide de Dieu, vous avez donné à l’Institut dont vous êtes le digne Fondateur. J’ai été agréablement surpris du grand développement que cette Œuvre a pris pendant ces quinze dernières années: c’est une preuve évidente qu’elle est dans les desseins de Dieu». Et, après avoir noté que l’œuvre de la Basilique de Quito continue, «bien que traversée de grandes difficultés que le radicalisme régnant ne manque pas d’occasionner», il ajoute: «Nous conservons toujours, au sein de notre modeste Institut, un aimable souvenir des Pères et des Frères de St-Quentin… Et pour ce qui nous touche tous, nous éprouverions une véritable satisfaction s’il nous était possible de pouvoir prêter quelque service à vos dignes fils spirituels, et plût à Dieu que cela pût contribuer à leur retour à l’Equateur» (AD, ib.).
13)
Guerre du Mexique. intervention française au Mexique, destinée à établir dans ce pays un empire au bénéfice de Maximilien d’Autriche (1862-1867). Profitant de la guerre de Sécession (Etats-Unis: 1861-1865), Napoléon III, poussé par Morny, qui sou­tient les créances du banquier Jecker sur le Mexique, veut créer un empire catholique qui permettrait d’échapper au monopole cotonnier et au contrôle des liaisons avec le Pacifique assurés par les Etats-Unis, dont la puissance serait ainsi équilibrée dans le Nouveau Monde. Une flotte alliée (Français, Anglais, Espagnols) ayant débarqué à Veracruz (janv. 1862), Juàrez désintéressa l’Angleterre et l’Espagne par la Convention de la Soledad (19 févr.). La France continua seule la lutte. Mais les 3.000 Français de Lorencez, ayant échoué devant Puebla, durent se replier sur Orizaba, en attendant l’arrivée du corps de Forey. Celui-ci, avec 28.000 hommes, reprit le plateau d’Anàhuac et s’empara de Puebla après un siège de soixante-trois jours (17 mai 1863), tandis qu’une compagnie de la Légion étrangère se sacrifiait à Camerone pour faire passer un convoi vers l’armée. Le 3 juin, Forey entrait à Mexico, mais, malade, cédait le com­mandement à Bazaine. Quelques jours plus tard, une junte y proclama empereur l’archiduc Maximilien d’Autriche, qui arriva en 1864, après avoir obtenu que Napoléon III lui conservât son appui. Pendant deux ans, 35.000 Français et 20.000 Mexicains durent faire face aux actives opérations de guérilla menées dans tout le pays par les troupes de Juârez, qui, replié dans le Nord, bénéficia de l’appui des Américains dès la fin de la guerre de Sécession. Finalement, Bazaine dut rassembler ses troupes autour de Mexico et vit menacer sa ligne de communication sur Veracruz. La pression de l’opinion française, lasse de cette guerre aussi longue que stérile, et le refus d’abdi­quer de Maximilien provoquèrent le retrait du corps français, qui évacua Mexico le 5 février 1867 et s’embarqua à Veracruz le 12 mars. Le Mexique se souleva alors contre l’empereur, qui fut fusillé à Querétaro le 19 juin 1867.
14)
Emmanuel-Philibert, dit Tête de Fer (1528-1580), duc de Savoie (1553-1580).
15)
Célestes est synonyme des Chinois. La Chine est l’Empire céleste.
16)
Sun Yat-sen, surnommé Souen wen, homme d’Etat chinois (Hiang-chan, Kouang-tong, 1866 – Pékin 1925). Après des études à Honolulu, à Hongkong et à Canton, il fut médecin à Macao et se convertit au protestantisme. En 1894, il fondait l’Association pour la régénération de la Chine. Compromis avec la société secrète des Triades, il partit pour l’Occident (1895), où son parti devenait la Ligue de l’union des révolutionnaires (1908), puis le Kuo-min-tang, destiné à préparer l’avènement de la république et la libération à l’égard de l’étranger. De Wou-t’chang partit la révolution (oct. 1911). Débarqué à Chang-hai [Shang-hai] (déc.), Sun Yat-sen fut élu président de la République à Nankin, mais, sans force militaire réelle, il dut s’effacer devant Yuan Che-k’ai (févr. 1912). Il rompit vite avec lui et constitua à Chang-hai [Shang-hai], puis à Canton (1918), un gouvernement séparatiste ayant pour programme les «Trois Principes du peuple»: suppression des traités inégaux avec les puissances, démocratie, progrès économique. L’anarchie du pays l’obligea à fuir au japon (1921); ayant vaine­ment sollicité le secours financier des Occidentaux, il obtint les capitaux et les techni­ciens soviétiques, et dut accepter les communistes dans son parti, tout en recevant l’assurance que l’indépendance nationale aurait le pas sur l’avènement du marxisme (janv. 1923). Le 1» janvier 1924, au premier congrès du Kuo-min-tang, à Canton, Sun Yat-sen rendit public son programme. La supériorité de ses forces, sa propagande auprès des masses en imposèrent aux Toukiun, et, grâce à l’appui de Tchang Tso-lin, il fut accueilli triomphalement à Pékin (janv. 1925). Il mourut peu après, laissant à Wang Tsing-wei un testament recommandant l’achèvement de son œuvre en trois éta­pes: conquête militaire, dictature du Kuo-min-tang et rédaction d’une Constitution, programme repris, puis déformé par son beau-frère, Chang Kaï-chek. Plus théoricien qu’homme d’action, «tigre de papier», plus apprécié des élites que des masses, Sun Yat-sen n’en est pas moins regardé comme le père de la Chine moderne.
17)
L’abdication du dernier empereur de la dynastie mandchoue eut lieu en février 1912.
18)
Yankee. peut-être altération du mot English, qui, en passant par la bouche des Indiens Peaux-Rouges, devient yesinghi ou yannquî. Sobriquet donné par les Anglais aux colons révoltés de la Nouvelle-Angleterre, puis par les Sudistes aux Nordistes et, depuis, appliqué universellement aux habitants anglo-saxons des Etats-Unis.
19)
Sen: unité monétaire dans divers pays d’Extrême-Orient. Le sen vaut au Japon 1/100 de yen.
20)
Bastiat (Frédéric: 1801-1850). Economiste français. Il fonda en 1846 une Association pour la liberté des échanges et publia une série de pamphlets: les Sophismes économiques, où il s’insurge contre la législation douanière. Dans son opposi­tion au protectionnisme, ainsi qu’au socialisme de Proudhon, il apparaît comme un partisan d’un libéralisme «optimiste» (contrairement à Malthus et Ricardo) fondé sur une croyance en un ordre providentiel, comme le suggère le titre de ses Harmonies éco­nomiques.
21)
Klein (Félix). Né à Château-Chinon (Nièvre, le 12 juill. 1862). Ses études faites au petit séminaire de Meaux, au séminaire St-Sulpice, à l’Institut catholique de Paris et à la Sorbonne, il fut ordonné prêtre en 1885 et reçu licencié ès lettres en 1888. Obligé ensuite à un an de repos, il le passa dans l’Afrique du Nord, bien accueilli par le cardi­nal Lavigerie et par les Pères Blancs, dont il étudia sur place les différentes œuvres en Algérie et Tunisie. A son retour en France, il devint professeur de philosophie à l’Ecole St-Etienne de Meaux (1890-1893). Le 1er nov. 1893, Mgr d’Hulst le nomma maître de conférences à l’Institut catholique de Paris (Faculté des Lettres); il y devint professeur-adjoint, le 24 nov. 1897; il fonda, avec Mgr d’Hulst, les Cours supérieurs de religion pour jeunes filles. En 1908, il fut nommé professeur honoraire. L’abbé Klein voyagea beaucoup, en Europe et en Amérique; il noua des relations étendues surtout en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis. Durant la guerre de 1914­1918, il servit d’aumônier à l’ambulance américaine de Neuilly. Peu avant l’armistice, il fit partie d’une mission catholique envoyée aux Etats-Unis par le gouvernement français. On lui doit de nombreux ouvrages, dont quelques-uns, à cause du zèle qui y est déployé pour le rapprochement entre l’Eglise et le monde actuel, soulevèrent d’assez vives controverses (américanisme). Ils ne furent pas étrangères au mouvement qui, vers la fin du XIXe s., ramena au catholicisme des écrivains comme Brunetière, Paul Bourget, Huysmans. A la fin de sa vie, M. l’abbé Klein s’était retiré chez les Pères de la Fraternité sacerdo­tale, à Gargenville (S.-et-O.). C’est là qu’il est mort le 31 déc. 1953. On y garde sa tombe. Parmi ses ouvrages, six ont été couronnés par l’Académie et une dizaine traduits en anglais, en allemand, en espagnol, en italien.
22)
Spalding (James Field). Educateur : 1839-1921. Après son ordination comme ministre dans l’Eglise protestante épiscopalienne (1869), il se sentit peu à peu en désar­roi à cause du rationalisme et du manque de foi qu’il découvrait dans son Eglise. Il se retira donc de son ministère (1891) et, après une brève période de doute, il rejoignit l’Eglise catholique (1892). Il fut professeur de littérature anglaise à Boston College, écrivit plusieurs ouvrages parmi lesquels le fameux The World’s Unrest and Its Remedy.
23)
Ireland (John: 1838-1918). Evêque (1884) puis archevêque de Saint Paul (Minnesota) (1888). Cf. Cahier XXVI, note 21.
24)
Pèlerins (les) (en angl. Pilgrim Fathers), nom donné aux premiers colons, qui, arrivés sur le Mayflower, s’établirent à Plymouth d’Amérique (Massachusetts) en 1620. La minorité appartenait à l’Eglise séparée de Leyde (Pays-Bas); la majorité d’entre eux étaient membres de l’Eglise d’Angleterre.
25)
Vernon (mont), en angl. Mount Vernon: site des Etats-Unis (Virginie), sur le Potomac, à une vingtaine de kilomètres de Washington. Maison et tombe de George Washington.
26)
Guerre de l’Indépendance américaine. Ce conflit (1775-1782) eut pour cause le mécontentement grandissant des colons américains en face des exigences financières de la Grande Bretagne. L’indépendance des Etats-Unis fut ratifiée par le traité de Versailles (1783).
27)
Sam (Oncle) ou Uncle Sam, expression plaisante servant à désigner le citoyen ou le gouvernement américains, formée par les initiales «U.S.Am.» (United States of America).
28)
Jannet (Claude) [Paris 22 mars 1844 – id. 23 nov. 1894]. Docteur en droit de la faculté d’Aix-en-Provence et en sciences politiques de l’université de Louvain, il fut d’abord avocat à Aix et conseiller municipal de cette ville, avant de recevoir une chai­re d’économie politique à la faculté catholique de Paris. Disciple de Le Play, il a publié un grand nombre d’ouvrages apportant d’intéressants renseignements sur des questions sociales et économiques de la fin du XIXe s.; De l’état présent et de l’avenir des associations coopératives, 1866; L’internationale et la question sociale, 1871; Les Etats-Unis contemporains, 1876; Les sociétés secrètes, 1877; La franc-maçonnerie et la Révolution, 1884; Le crédit populaire et les banques en Italie, 1885; Les précurseurs de la franc-maçonnerie au XVI et au XVII s., 1887; Les faits économiques et le mouvement social en Italie et Le socialisme d Etat et la réforme sociale, 1889; Le capital, la spéculation et la finance au XIX s., 1892; Les grandes époques de l’hist. économique jusqu’à la fin du XVIe s., 1894. Il a réédité et complété Les sociétés secrètes et la société de N. Des Champs, 1880, 3 vol.; édité et continué La République américaine, de A. Arlier, 1890, 4 vol.; il a collaboré à La Reforme sociale, au Correspondant et à Polybiblion où il rendait compte des ouvrages d’éco­nomie sociale.
29)
Le Play (Frédéric), ingénieur et économiste français que le P. Dehon cite quel­ques fois dans ses écrits (La Rivière-Saint-Sauveur, Calvados, 1806 – Paris 1882). Ancien élève de l’Ecole polytechnique, ingénieur des mines, conseiller d’Etat (1855), sénateur (1867-1870), il créa, en 1856, la Société d’économie sociale et organisa l’Exposition universelle de 1867. Adversaire de l’interventionnisme et du socialisme, il s’opposa également aux libéraux optimistes; dans son œuvre la plus importante, la Reforme sociale (1864), écrite après de nombreux voyages à l’étranger, il soutient la nécessité de l’autorité, tant sur le plan de l’entreprise, de l’Eglise (il est profondément catholique) et de l’Etat, que sur celui de la famille, mais une autorité conçue sur l’amour et non sur la coercition. L’influence de Le Play a été considérable sur un cer­tain mouvement social patronal au cours de la seconde moitié du XIXe s. : le «paterna­lisme», comme on l’a appelé depuis avec un sens péjoratif. Il conçoit un monde patriarcal dont les diverses cellules doivent fonctionner sur le type de la famille, en vue de rechercher plus le bien-être des hommes tel qu’il le voit (les seules familles heureuses sont celles qui, groupées sous l’autorité paternelle, se conforment au Décalogue) que la production des richesses. Ses idées ont inspiré certains animateurs des écoles chrétiennes sociales. Son apport au développement des sciences économi­ques est important dans la mesure où ses premières études sont fondées sur des méthodes d’enquête directe, notamment sur l’examen critique des budgets familiaux, permettant l’établissement de monographies (l’Ouvrier européen, publié en 1855, com­porte 36 séries de monographies).
30)
Panama (Affaire de). Le plus important scandale financier de la Troisième République. Après avoir obtenu du gouvernement colombien une concession territo­riale, F. de Lesseps réunit à Paris un congrès international en vue de la construction du canal interocéanique de Panama (1879-1881). Sous-estimant les difficultés techni­ques de l’entreprise, dont les ingénieurs avaient évalué le coût à 1.200 millions et qui coûta la vie à de nombreux ouvriers, F. de Lesseps s’engagea dans des dépenses incon­sidérées, faisant appel au public et à plusieurs financiers (L. Arton, C. Hertz, le baron J. de Reinach, etc.) pour financer l’opération. Une grande partie des sommes col­lectées fut utilisée dans des campagnes de presse pour soutenir le projet. En 1887, Lesseps renonçant à sa première idée fit appel à Eiffel pour construire un canal à éclu­ses et dut, pour ce faire, lancer de nouveaux emprunts. Ayant réussi à se procurer le concours de plusieurs parlementaires et ministres, il obtint du gouvernement le vote d’une loi autorisant un emprunt à lots (remboursables par tirage au sort, juin 1888); mais il était trop tard et la compagnie dut être liquidée (fév. 1889). La banqueroute atteignit près de 800.000 souscripteurs. En raison de la collusion entre le pouvoir et la haute finance, en tenta d’étouffer le scandale jusqu’en 1891, date à laquelle une enquête fut ouverte pour abus de confiance et escroquerie contre F. de Lesseps (et son fils), et des poursuites furent lancées contre les financiers Reinach (qui fut trouvé mort à son domicile), C. Hertz (qui passa en Angleterre), etc. F. de Lesseps fut con­damné à cinq ans de prison, les ingénieurs (dont Eiffel) à deux ans. La sentence fut d’ailleurs cassé pour vice de procédure peu après. Parmi les personnalités politiques impliquées dans l’affaire, seul le ministre Baïhaut, qui avoua avoir été acheté, fut con­damné. Mais ce scandale eut d’importantes répercussions politiques et idéologiques (importantes campagnes de presse contre la finance juive lancée par l’antisémite Drumont dans son journal la Libre Parole).
31)
Unitarisme. Organisé en communautés religieuses par Lindsey à Londres (1774) et par Priestley à Birmingham (1781), l’unitarisme, puni de la peine capitale en Angleterre jusqu’en 1813, se réfugia aux Etats-Unis. Après la mort de Priestley (1804), il s’y développa par les soins de W.E. Channing et de Théodore Parker, avec comme centres Boston et l’université Harvard. Reconstitué en Angleterre, il est aussi représenté en Norvège, en Suisse, en Hongrie et en Transylvanie (où il est l’héritier du socinianisme). Aile avancée du libéralisme, il a constitué avec lui, en 1901, une association internationale.
32)
Carrol (John: 1735-1815). Premier évêque des Etats-Unis, archevêque de Baltimore (1789-1815). Il reçut sa première éducation de sa mère, ensuite chez les jésuites dans une école du Maryland. En 1748, il vint en Europe, à St-Orner, dans les Flandres françaises. Il entra dans la Compagnie de Jésus en 1753. Après la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773, J. Carrol fut d’abord arrêté par les Autrichiens et libéré, il put rentrer aux Etats-Unis en 1774, en se lançant dans un apostolat intense. En répondant aux désirs du clergé américain, Pie VI le nomma évêque de Baltimore en 1789. Ami de G. Washington et de Jefferson, Mgr Carrol fonda plusieurs instituts d’éducation pour garçons et pour filles. Il possédait le génie de l’organisation ce qu’il prouva dans l’administration de l’Eglise et en suggérant au Pape, Pie VII, la création des nouveaux diocèses. Il favorisa la fondation de diverses maisons religieuses et en par­ticulier il apporta son soutien à Elisabeth Seton dans sa fondation du premier institut des Soeurs américaines: Soeurs de la charité de St Joseph. En 1814, il eut la joie de recevoir la bulle pontificale au sujet de la reconstitution de la Compagnie de Jésus. C’était un évêque d’une charité sans limites. Il mourut à Baltimore le 3 décembre 1815.
33)
Cheverus (Jean-Louis Lefebvre de. 1768-1836). Premier évêque de Boston (Mass) et ensuite évêque de Montauban (France) et Cardinal archevêque de Bordeaux. Il fit ses études en France et fut ordonné prêtre en 1790, à Paris. Ayant refusé le serment à la constitution civile du clergé, il s’enfuit en Angleterre en 1792. En 1796, il arriva à Boston. Son ardeur apostolique et sa charité courageuse durant l’épidémie de la peste de 1798 lui conquirent l’affection non seulement des catholiques mais aussi des prote­stants. Il collabora à la conversion d’Elisabeht Bayley Seton de New York. Au moment de la création du diocèse de Boston, en 1808, J.-L. Cheverus fut ordonné évêque de cette ville à Baltimore (le 1.11.1810). Pendant la période américaine de son épiscopat, il travailla sans cesse, «more priest than bishop» «plus prêtre qu’évêque». Grand prédicateur, il déploya son apostolat aussi à New York, à Philadelphie, à Baltimore. En 1815, il consacra la cathédrale de New York, dédiée à St Patrice. Il favorisa le dialogue et la compréhension entre catho­liques et non catholiques. Lorsque, en 1823, Louis XVIII rappela J.-L. Cheverus en France, 226 protestants adressèrent une pétition au roi afin qu’il le laissât à Boston. «We hold him to be a blessing and a treasure in our social community» : il était «une bénédiction et un trésor» pour la société américaine. En rentrant en France, il devint évêque de Montauban, une ville où vivaient de nombreux protestants. De 1824 à 1826, il réorganisa le diocèse. En 1826, il fut nommé archevêque de Bordeaux et pair de France, conseiller d’Etat, en 1828. Le premier février 1836 il fut nommé cardinal. Il mourut à Bordeaux le 19 juillet 1836.
34)
Seton (Elisabeth Bayley: 1774-1821). Originaire d’une famille très distinguée. Son père, Richard Bayley, était un médecin célèbre et un professeur d’anatomie au King’s College (N.Y) devenu ensuite Columbia University. Elle perdit sa mère lorsqu’elle était encore petite fille et reçut une excellente éducation de son père. Très jeune, elle fit montre d’un esprit religieux profond et d’un grand amour à l’égard des pauvres et des malades pour lesquels elle avait une tendresse extraordinaire. Ils l’appelaient «notre soeur protestante de la charité». En janvier 1794, Elisabeth épousa un riche homme d’affaires, William Magee Seton. Elle eut cinq enfants. De graves difficultés financières ébranlèrent la santé de son mari. En espérant une amélioration, en 1803 Elisabeth accepta de venir en Italie, à Livourne, auprès de la famille Filicchi, accompagnée de son mari et da sa fille aînée Anne-Marie. Six semaines plus tard, son mari mourut à Pise (le 18.11.1803). Durant la période de son veuvage, Elisabeth fut très impressionnée par la vie de foi de la famille Filicchi. Elle rentra à New York comme catholique. Malgré une forte opposition de son milieu épiscopalien, le 4 mars 1805, elle fut reçue dans l’Eglise catholique par le P. M. O’Brien, curé de St Peter’s Church (New York City). Abandonnée par ses amis et ses parents protestants, sans moyens matériels, en août 1807, elle fut invitée par le Supérieur des Sulpiciens de Baltimore à y fonder une école pour les jeunes filles. De nombreuses jeunes filles vinrent dans l’école d’Elisabeth Seton et plusieurs jeunes femmes s’offrirent comme assistantes. Avec l’accord de l’archevêque de Baltimore, John Carrol, elles s’unirent pour fonder un Institut religieux, avec une règle et des voeux. Ainsi naquirent les Soeurs de la Charité de St Joseph, vouées à l’enseignement et à toutes les œuvres en faveur des pauvres et des malades. La Mère Elisabeth Seton mourut à Emmitsburg (Maryland) le 4 janvier 1821. Elle fut béatifiée le 17 mars 1959 par Jean XXIII.
35)
Shakers. Sobriquet donné, à cause de leurs danses rituelles, aux membres d’un groupe religieux américain (fondée en 1774, près de New York, par l’anglaise Ann Lee [1736-1784], héritière des prophètes cévenols de Londres, cette secte créa des colonies fondées sur la communauté des biens et le célibat. Elle a à peu près disparu).
36)
Les mormons (« Eglise de Jésus-Christ des saints du dernier jour») s’installèrent dans l’Utah (1846-1847) où ils fondèrent Salt Lake City. Ils pratiquèrent la polygamie (de 1852 à 1890) ce qui déclencha une intervention de l’armée fédérale en 1857. Les mormons reposent sur une forte hiérarchie. Leur fondateur (Joseph Smith: 1805-1844), apprit par une «révélation», en 1828, l’histoire biblique de l’Amérique, histoire consi­gnée dans le Livre de Mormon.
37)
Vérot (Jean-Pierre-Augustin-Marcellin: 1805-1876). Né à Le Puy, en 1805, ordonné prêtre en 1828, il fut envoyé aux Etats-Unis en 1830 comme enseignant de mathémati­ques et de sciences au St Mary’s College de Baltimore. De 1852 à 1858, il exerça son apostolat dans tout le Maryland. Il fut consacré évêque titulaire de Danaba et nommé vicaire apostolique de Floride, en avril 1858. En juillet 1861, il devint aussi évêque de Savannah. Il participa au Concile Vatican 1 et prit une part active aux débats, en appa­raissant comme l’enfant terrible de l’assemblée. C’est ainsi que s’en souvient le P. Dehon dans ses Mémoires (cf. NHV, VII, pp. 14. 50. 53. 69. 83. 88. 123. 171-172. 185; VIII, pp. 5. 11. 12. 23. 30). Opposé à la définition de l’infaillibilité pontificale, avec 54 autres évêques, il n’a pas participé au vote final. Toutefois, il accepta sans hésitation la décision du Concile. En mars 1870, il devint premier évêque de St Augustin (Floride). C’était un grand apôtre des Noirs et des Indiens. Il mourut à St Augustin, le 10 juin 1876.
38)
De longs extraits de ce Cahiers XXVII ont été publiés dans la revue «Le Règne du Sacré-Cœur» (Louvain) en 1912, dans les numéros suivants: mai, pp. 139-142; juin, pp. 172-174; juillet, pp. 200-202; août, pp. 234-237; septembre, pp. 265-268; octobre, pp. 295-298; novembre, pp. 330-334; décembre, pp. 362-366.
  • nqtnqt-0004-0027.txt
  • ostatnio zmienione: 2022/06/23 21:40
  • przez 127.0.0.1