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LES

DIRECTIONS

PONTIFICALES

POLITIQUES ET SOCIALES

PAR

Léon DEHON

Supérieur des Prêtres du Sacré Cœur de Jésus

PARIS

LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL

4, RUE MADAME ET RUE DE RENNES, 59

1897

PRÉFACE

Nous allons aborder un sujet fort délicat. Notre bien-aimé pontife Léon XIII nous a donné, en diverses encycliques, l'enseignement de l'Église sur la vraie notion de l'État chrétien, sur les rapports de l'Église et de l'État, sur les lois morales de la vie économique. On se rappelle l'encyclique de 1881 sur le pouvoir civil, celle de 1885 sur la constitution chrétienne des États, celle de 1888 sur la liberté, celle de 1890 sur les devoirs civiques des chrétiens, celle de 1891 sur la condition des ouvriers.

Tout cet enseignement est venu à son heure. La doctrine de l'Église est contenue tout entière, quant à sa substance, dans l'Écriture sainte et dans la tradition. L'Église et en particulier les successeurs de saint Pierre ont la mission de conserver cette doctrine dans son intégrité, de l'expliquer au peuple chrétien et de la définir, au besoin, lorsque des controverses surgissent.

Dans le cours des siècles, à mesure que la nécessité s'en faisait sentir, l'Église déterminait, le plus souvent par le moyen des conciles, l'objet précis de ses croyances. En face des hérésies suscitées par le démon, ou bien à l'occasion des troubles qui agitaient les fidèles, elle affirmait successivement sa foi dans l'unité de l'essence divine et la trinité des personnes en Dieu; dans la divinité de Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme en une seule personne et deux natures; dans la maternité divine de Marie; dans le caractère surnaturel de la grâce. Au Concile de Florence, elle opposait aux schismes orientaux le dogme de l'unité du bercail et du pasteur. Au Concile de Trente, elle déterminait particulièrement la doctrine révélée relativement aux sacrements.

Notre siècle est surtout un temps d'agitation politique et sociale. C'est à nous guider dans ce dédale d'opinions diverses, contradictoires, audacieuses et souvent pleines de périls, que l'Église devait mettre tous ses soins. Le Concile du Vatican voulait le faire. Il avait un projet de constitution sur les rapports de l'Église et de l'État. Sur la demande d'un grand nombre d'évêques, il devait traiter aussi la question sociale et économique. On sait ce qui est advenu. Le concile a été interrompu par la guerre. Il nous restait le Souverain Pontife, et, par un secret dessein de la Providence, son autorité avait reçu une consécration suprême par la définition de son infaillibilité.

Ce que le concile n'a pas pu faire pour le bien de l'Église, le Souverain Pontife a dû le faire. L'Église avait un besoin urgent d'un enseignement positif sur les conditions morales de la vie politique et économique, Léon XIII nous a donné cet enseignement dans ses encycliques.

Ce n'est donc pas à cause d'un goût personnel pour ces questions ou par tout autre motif humain, que Léon XIII a parlé; mais c'est pour remplir le devoir de sa charge, c'est pour continuer l'œuvre du Concile du Vatican; c'est pour ajouter, avec l'assistance de l'Esprit-Saint, au magnifique développement de l'enseignement chrétien, les pages que réclamaient les besoins de notre temps. Et en cela il a été l'instrument des miséricordieux desseins de la Providence.

Léon XIII a parlé dans ces encycliques en maître suprême de l'Église. Il n'a pas donné à ses paroles la forme solennelle des définitions dogmatiques, il n'a pas formulé d'anathèmes. Ses enseignements n'en ont pas moins une grave autorité, et un catholique serait bien téméraire s'il les mettait en doute.

Léon XIII ne s'est pas contenté de donner les principes généraux de la politique chrétienne. Touché de compassion pour notre pauvre France, qu'il voyait courir à sa perte grâce à la division des gens de bien et aux progrès de l'incrédulité et de l'immoralité, il a voulu faire lui-même ce que nous ne savions pas faire, appliquer à notre situation spéciale les principes généraux et nous tracer les devoirs qui en résultaient pour nous.

Il l'a fait dans sa lettre encyclique du 17 février 1892 au clergé et aux catholiques de France. Il nous a dit quelle attitude nous devions prendre vis-à-vis du gouvernement actuel. Il y a pour les gouvernements de fait un moment où il faut les subir. Il y a une période où on doit les accepter et une autre où ils deviennent légitimes. Ce sont là de grosses questions, difficiles à résoudre pour ceux qui sont mêlés à la lutte et qui y apportent le plus souvent quelque mélange de passion. C'est bien là un de ces cas de conscience majeurs pour lesquels l'intervention du Pape est utile, nécessaire même, quand les esprits sont troublés et incertains.

Le Pape fut bien loin d'obtenir de tous les catholiques français la docilité à laquelle il avait droit. Il dut insister. Trois mois après sa première lettre, il en écrivit une seconde aux cardinaux français pour répéter ses enseignements. «Il s'est trouvé, disait-il, des hommes appartenant à divers partis politiques, et même sincèrement catholiques, qui ne se sont pas exactement rendu compte de nos paroles».

La résistance va s'affaiblissant, mais elle n'est pas définitivement vaincue. Depuis 1892, le Saint-Père a répété souvent ses enseignements dans des discours divers, dans des lettres adressées à des journaux, à des revues, à des congrès, dans des conversations avec les personnes éminentes qui étaient admises à l'audience pontificale. Malgré cela, l'union dans la docilité aux directions du vicaire de Jésus Christ n'est pas encore complète. Il y a toujours des résistances, de la part même de catholiques sincères et d'hommes d'ailleurs fort estimables, que l'on qualifie souvent, dans la presse docile au Saint-Siège de «réfractaires».

C'est pour aider à l'union et dans un but entièrement surnaturel et patriotique que nous entreprenons ce modeste travail. Nous y garderons toutes les règles de la courtoisie. Nous ne voulons ni humilier ni offenser ceux qu'on appelle les réfractaires. Nous voulons les gagner par la discussion et le raisonnement, par une explication loyale et probante des directions pontificales, en gardant toute la mesure qu'imposent la vérité et la charité.

Et comme la résistance sur ce point particulier est chez la plupart le résultat d'une tendance inconsciente, un reste de régalisme et de libéralisme; comme l'opposition aux directions politiques du Pape s'allie le plus souvent chez les mêmes hommes à une résistance simultanée aux directions sociales et économiques qu'il a données particulièrement dans l'encyclique sur la condition des ouvriers, notre étude devra porter d'abord sur l'ensemble des directions politiques du Pape et sur leur application spéciale à la France, puis, dans une seconde partie, elle résumera les directions sociales et économiques de l'encyclique Rerum novarum et des documents connexes.

C'est une synthèse des enseignements de Léon XIII que nous offrons à nos lecteurs, prêtres, clercs et laïques de bonne volonté. Cela leur épargnera la peine de résumer eux-mêmes un grand nombre de documents.

Nous sommes guidés uniquement par le plus ardent désir du règne social de Jésus Christ.

PREMIÈRE PARTIE

LES DIRECTIONS POLITIQUES

Au seuil des études politiques se rencontre l'erreur de Hobbes et de Rousseau, qui ont prétendu que la société politique n'est pas une institution naturelle, mais qu'elle résulte d'un contrat librement débattu et dont les clauses seraient toujours révocables au gré des contractants.

L'histoire et la raison protestent contre cette hypothèse chimérique. L'homme est fait pour la vie sociale. Dès lors que des hommes se sont trouvés réunis, ils ont formé une société: dans le principe sous la forme d'une tribu, qui n'était qu'une extension de la famille, et plus tard par un groupement de familles sous un chef que les circonstances indiquaient et que le consentement exprès ou tacite acceptait.

Plusieurs fois Léon XIII nous rappelle que la vie sociale est naturelle à l'homme, qu'elle n'est pas la conséquence d'un caprice accidentel, mais qu'elle répond à l'instinct et aux besoins de l'humanité.

Encyclique Immortale Dei (1885): «L'homme est né pour vivre en société. Comme il ne pourrait dans l'isolement se procurer ce qui est nécessaire et utile à la vie, ni acquérir la perfection de l'esprit et du cœur, la Providence l'a fait pour s'unir à ses semblables, en une société tant domestique que civile, seule capable de fournir ce qu'il faut à la perfection de l'existence» (édition de La Croix, tome II, page 19).1)

Encyclique Rerum novarum (1891): «L'expérience quotidienne que fait l'homme de l'exiguïté de ses forces l'engage et le pousse à s'adjoindre une coopération étrangère… de cette propension naturelle, naissent la société civile d'abord, puis, au sein de celle-ci, d'autres sociétés restreintes et imparfaites» (III, 39).

Encyclique Au milieu des sollicitudes (1892): «Les familles, sans renoncer aux droits et aux devoirs de la société domestique, s'unissent, „sous l'inspiration de la nature”, pour se constituer membres d'une autre famille plus vaste, appelée la société civile, pour y trouver le moyen de pourvoir à leur bien-être matériel et surtout d'y puiser le bienfait de leur perfectionnement moral» (III, 113).

L'homme n'est bien lui, n'est «tout lui» qu'en société. Il est fait pour la vie sociale. C'est là seulement qu'il trouve son plein développement, «vitae sufficientiam perfectam», comme le disait déjà saint Thomas d'Aquin (De regimine principum,chapitre I).

Développant ces pensées de Léon XIII, le docteur Didiot, dans un discours au Congrès national de Reims, disait avec justesse: «La première source du droit d'association est la nature même de l'homme. D'abord l'humanité a des „imperfections”, des impuissances, des souffrances, des besoins, auxquels il est impossible que l'homme individuel échappe suffisamment par ses propres efforts. L'ignorance native de l'esprit, la faiblesse constante de la volonté, les aspirations et les tristesses du cœur, les nécessités de la vie physique, le poids accablant des maladies et des infirmités, exigent rigoureusement que chacun recoure d'une façon prudente, mais incessante, aux ressources et à la coopération des autres.

- Ensuite l'humanité a des „perfections”, des qualités, des puissances, des activités, dont l'exercice présuppose nécessairement un état social plus ou moins complexe, mais toujours précis. L'homme entièrement isolé serait dans l'impossibilité de donner une légitime satisfaction aux instincts profonds de communion intellectuelle, de sympathie morale, d'affection, de dévouement et de sacrifice, qu'il porte dans son âme… La nature humaine est donc irrésistiblement poussée à vivre socialement, et l'association est de droit naturel parmi les hommes.

- De cette source profonde et intarissable procèdent la famille, l'État et les simples sodalités».

Tout cela est profondément juste. Il faut ajouter que Dieu, en destinant les hommes à la vie sociale, n'a pas voulu seulement qu'ils y trouvassent un secours et une aide mutuelle; il a voulu aussi former dans la famille et dans la société une image de la vie divine dans la sainte Trinité. La vie sociale a sa beauté particulière, la beauté de l'harmonie, comme un concert a sa beauté distincte de celle des instruments qui la composent.

Ajoutons, comme conclusion, que la société politique étant naturelle à l'homme a nécessairement Dieu pour auteur, puisque Dieu est l'auteur de la nature.


***


En étudiant «la fin des sociétés civiles», nous rencontrons d'abord l'erreur de l'antiquité classique, qui considérait l'État ou la société comme un but en soi, et qui lui sacrifiait complètement l'individu et tous ses droits.


Les Républiques anciennes et les Césars faisaient de l'État et de ses chefs comme des idoles, dont les caprices avaient plus d'importance que le bien commun de la société. On retrouve quelque chose de cette erreur dans la formule du régalisme moderne: l'État, c'est moi.


Nous rencontrons aussi l'erreur de Montesquieu, de Haller et de leur école, qui prétendent que les sociétés politiques n'ont qu'une fin générale, leur propre conservation, et que les fins particulières qu'elles y ajoutent sont accidentelles et variables.


Nous avons déjà préparé la solution de cette question en indiquant clairement les raisons d'être de la société politique.


La vie sociale est réclamée par la nature humaine pour le «bien commun des hommes», car la nature ne donne de tendances innées aux êtres raisonnables que pour leur bien et leur perfection.


Il s'agit d'abord d'un bien temporel, puisque la fin de l'État est comprise dans les limites de la vie terrestre.


Mais ce bien temporel comprend l'ensemble des avantages physiques, intellectuels et moraux, qui sont exigés pour le bonheur et la perfection de l'homme sur la terre. La vie sociale doit aider les individus et les groupements particuliers à atteindre ce bien commun, auquel ils ne parviendraient pas facilement sans elle.


Tel est l'enseignement de l'École. «La béatitude de cette vie, dit saint Thomas, consiste dans la pratique de la vertu, mais l'exercice de la vertu requiert la coopération du corps et un certain ensemble de biens matériels. Ces deux besoins de l'homme, la pratique de la vertu et la possession des biens terrestres, se peuvent trouver dans la famille; mais ils n'y sont réalisés que d'une façon restreinte et incomplète; dans la société civile, on les trouve d'une manière générale et parfaite» (De regimine principum, I, 9).


Léon XIII nous a redit et expliqué ces principes, si nécessaires à connaître aujourd'hui.


Encyclique Immortale Dei (1885): «L'autorité doit s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce que ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le „bien public”. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour „le bien commun”» (II, 21).


Encyclique Au milieu des sollicitudes (1892): «Le but des familles qui sont unies pour former la société civile n'est pas seulement d'y trouver le moyen de pourvoir à leur bien-être matériel, mais surtout d'y puiser le bienfait de leur perfectionnement moral. Autrement la société s'élèverait peu au-dessus d'une agrégation d'êtres sans raison, dont toute la vie est dans la satisfaction des intérêts sensuels. Il y a plus: sans ce perfectionnement moral, difficilement on démontrerait que la société civile est pour l'homme un avantage, et qu'elle ne tourne pas plutôt à son détriment» (III, 113).


Léon XIII confirme donc aussi sur ce point l'enseignement de la théologie traditionnelle et rejette également la doctrine païenne qui sacrifie l'individu à l'État et la doctrine libérale moderne qui amoindrit le rôle de l'État et n'y voit qu'une simple société d'assurance contre les risques de l'extérieur ou de l'intérieur.


La fin de la société civile comprend donc deux éléments: la „protection des droits et des libertés, soit des individus, soit des groupes particuliers, pour permettre à chacun de chercher et d'obtenir son perfectionnement propre; et „l'assistance accordée à l'activité des citoyens, soit par l'organisation des services publics, soit par une providence générale, qui s'exerce par l'organisation sociale et par la législation pour promouvoir le bien commun soit matériel, soit moral.


La protection des droits, la tranquillité et la paix sociale ne sont donc qu'une partie de la fin des sociétés. La loi humaine ne doit pas seulement écarter le mal, mais «procurer le bien», elle doit aider au bien commun (saint Thomas, Ia, IIae, q. 90.92-95).



II. - De l'origine du pouvoir et de ses formes diverses



La doctrine nouvelle des anarchistes, qui voudraient que l'homme vécût selon sa propre volonté et sans lien social, est déjà écartée par cela même que la nature de l'homme, comme nous l'avons reconnu, incline nécessairement à vivre en société.

—- Cette doctrine est encore surabondamment combattue par tout ce qui concerne, dans les enseignements du Pape, la nécessité d'une autorité sociale, son origine, ses formes diverses et ses fonctions.


Comme le remarque Léon XIII: «Nulle société ne saurait exister sans un chef suprême, qui imprime à tous ses membres une même impulsion efficace vers un but commun. Il en résulte qu'une autorité est nécessaire aux hommes constitués en société pour les régir» (encyclique Immortale Dei, II, 19).


Le peuple et le pouvoir forment un seul corps social vivant et agissant dans l'harmonie de deux parties distinctes, mais unies entre elles par un lien indissoluble. Le peuple est comme la matière à unir en société, le pouvoir est comme la forme qui détermine l'être social.


Le peuple met à la disposition du pouvoir son nombre, sa force, ses tendances. Le pouvoir coordonne ce nombre, organise cette force, dirige ces tendances vers le bien commun.


Le pouvoir, ou le gouvernement, est pour le peuple comme le père dans la famille, comme le général dans l'armée. L'affection et l'accord mutuels font leur force et contribuent au bien commun.


Après ces explications, il est facile de comprendre que «toute autorité procédant de la nature, comme la société elle-même, a Dieu pour auteur, puisque Dieu est l'auteur de la nature». - «Il en résulte encore que le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et souverain Maître des choses! toutes, quelles qu'elles soient, doivent nécessairement lui être soumises et lui obéir, de telle sorte que quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême de tous» (encyclique Immortale Dei, III, 19).


Dieu, en effet, possède l'autorité dans sa plénitude. Il n'y a place pour une autorité en dehors de lui, ou plutôt en dessous de lui, que s'il délègue quelque chose de son autorité propre. «Tout pouvoir vient de Dieu» (Rm 13,1). En faisant l'homme pour la vie sociale, Dieu déléguait par le fait même son autorité au chef de la société politique, dans la mesure nécessaire et pour les objets en rapport avec sa fin.

Ici se présente une controverse scolastique. Tous les philosophes chrétiens conviennent que l'autorité vient de Dieu; mais, d'après les uns, la souveraineté appartient originairement au corps même de la nation, et ce n'est que par transmission ou délégation de celle-ci qu'elle passe aux princes, aux rois, aux chefs d'États. D'après les autres, les gouvernements sont directement investis de leur autorité par Dieu même, sans aucun intermédiaire. Quand le peuple intervient, ce n'est pas pour transmettre une souveraineté qu'il n'a pas, c'est uniquement pour désigner la personne appelée à la fonction souveraine et destinée à recevoir l'investiture divine.

La première opinion est plus ancienne dans l'École, elle a été soutenue par Suarez et Bellarmin. La seconde est plus commune parmi les modernes, elle est celle de Liberatore, Taparelli, de Maistre, de Bonald, etc.

Ni l'une ni l'autre ne peut s'appuyer sur saint Thomas, qui n'a pas traité directement cette question.

Léon XIII semble bien adopter la seconde. «Quiconque a le droit de commander, nous dit-il, ne tient ce droit que de Dieu. - Dans l'ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l'action divines, ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eut une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence» (encyclique Immortale Dei, II, 21).

Il n'y a rien là qui indique d'autres dépositaires de l'autorité que les chefs d'État. Les peuples peuvent être appelés à désigner leurs chefs, ils ne lui transmettront pas une autorité qu'ils n'ont pas.

Cette désignation populaire n'est pas même toujours nécessaire. Il n'y a souvent qu'un acquiescement tacite ou même qu'une acceptation forcée, comme il arrive dans le cas de conquête par la guerre.

* * *

Sur la question des formes diverses de gouvernement, Léon XIII nous redit aussi l'enseignement traditionnel de l'Église: toutes les formes de gouvernement sont bonnes, elles sont le résultat des circonstances historiques ou nationales.

Encyclique Immortale Dei: «La souveraineté n'est en soi nécessairement liée à aucune forme politique; elle peut fort bien s'adapter à celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle soit, de fait, apte à l'utilité et au bien commun» (II, 19).

Encyclique Au milieu des sollicitudes: «En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes; on peut affirmer également en toute vérité que „chacune d'elles est bonne”, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est-à-dire au bien commun, pour lequel l'autorité sociale est constituée; il convient d'ajouter que, à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable comme s'adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation… En fait, chaque peuple a la sienne propre. Cette forme naît de l'ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales; et par celles-ci se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement» (III, 116-117).

Il n'était pas inutile de rappeler ces principes. Depuis les événements de la fin du siècle dernier, l'Europe s'était habituée à rattacher l'idée de république à celle de révolution. Monarchiste était synonyme de conservateur et d'homme d'ordre. La République était considérée comme essentiellement révolutionnaire, et peut-être même comme nécessairement satanique. Que si on objectait la Suisse, on accordait un „transeat pour les petits États, mais on tenait rigueur aux grandes Républiques.

Cependant les États-Unis prospéraient; les constitutions des nations européennes se rapprochaient de plus en plus de la forme républicaine par le régime parlementaire et l'extension du suffrage. Nos souverains ne sont plus guère que des présidents de république héréditaires.

En France la situation était singulière. Les souvenirs pénibles qu'avait laissés l'Empire portaient la majorité du peuple à essayer la République. Les catholiques la rejetaient généralement avec un dégoût profond, parce qu'elle s'alliait dans leur esprit aux excès de 1793. Cela nous donnait une vie sociale où les catholiques avaient le rôle de boudeurs ou de parias, et cela menaçait de durer toujours.

Léon XIII nous rappelle les principes et les traditions de l'Église: toutes les formes de gouvernement sont bonnes. La forme républicaine, plus ou moins mêlée d'aristocratie, a donné de beaux siècles à l'Italie, et l'on ne peut pas dire que les Républiques de Venise et de Gênes avec leurs possessions orientales étaient de petits États. La démocratique en Amérique et en Suisse n'est pas plus désagréable à l'Église que les Monarchies d'Europe.

Toutes les formes de gouvernement sont bonnes, et si la grande majorité d'une nation adopte la République, les catholiques auraient grand tort de se retirer sous leurs tentes ou de se poser en parti d'opposition irréconciliable, ils feraient par là le jeu de l'impiété et des sectes.

En étudiant la mission de l'État, nous rencontrons deux erreurs opposées. Les uns, avec Humboldt et Kant, restreignent outre mesure les fonctions de l'État. Ils lui demandent seulement de maintenir l'ordre. Ils en font un simple gendarme ou un veilleur de nuit comme disait Lassalle. C'est ce qu'ils appellent l'État de droit, ou l'État légal, le «Rechts-Staat».

La doctrine de l'école libérale ou individualiste ne diffère guère de celle-là. Elle est opposée à toute intervention de l'État qui n'aurait pas pour but la sauvegarde des droits individuels et le maintien de l'ordre intérieur ou de la paix extérieure.

Hégel et les socialistes au contraire exagèrent l'action de l'État. Les statolâtres, comme les socialistes, attribuent à l'État la mission de réaliser directement par tous les moyens possibles le plus haut degré de civilisation et de bien-être, en sacrifiant l'initiative et la liberté individuelles.

La doctrine de l'Église, exposée avec une grande clarté par Léon XIII, tient le juste milieu.

Les fonctions de l'État se déduisent naturellement de la fin des sociétés. Cette fin ne consiste pas seulement à procurer la tranquillité publique, mais aussi, comme nous l'avons vu, à favoriser les initiatives privées et à suppléer à leur imperfection, à leur impuissance pour le bien commun.

L'État donc devra «faire par lui-même» ce qui concerne les services publics, qui par leur nature, dépassent les forces et lés ressources privées. Il n'y a là aucun doute possible.

Il doit donc pourvoir à la dépense militaire, à la police générale, à la magistrature, à la diplomatie, aux grands moyens de transport et de relations.

Il devra «laisser faire» ou laisser agir lorsque l'initiative privée, individuelle ou collective, est suffisante. Et cette initiative a un champ d'action immense dans un État bien organisé, où la décentralisation et la vie corporative favorisent l'action des groupements intermédiaires entre la famille et l'État.

Mais l'État doit «aider et suppléer» à l'initiative privée lorsqu'elle est insuffisante.

Plus la société sera groupée organiquement, plus sa vie organique sera développée, et moins elle aura besoin de l'intervention absorbante de l'État.

Là où l'Église a sa pleine liberté, elle pourvoit presque entièrement par elle-même au service de l'enseignement et de l'assistance publique. L'État n'a dans ces matières qu'un rôle absolument supplétif.

Il en est de même pour l'organisation du travail. Les corporations y suffiraient en grande partie par elles-mêmes, si elles étaient pleinement organisées. Elles règleraient la durée du travail, les conditions du contrat, la concurrence, etc.

Il est clair que, dans une société désorganisée comme la nôtre, l'État doit intervenir davantage, au moins temporairement. Mais l'État ne doit pas oublier que cette désorganisation est son fait à lui-même. Il doit tendre à y remédier en favorisant l'action de l'Église, la décentralisation et l'action corporative, pour réduire peu à peu son action à ce qui est l'objet de ses attributions naturelles.

Tous ces principes sont exposés clairement dans les enseignements sociaux de Léon XIII.

Encyclique Immortale Dei: «L'autorité doit s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce que ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le bien public. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour le bien commun» (II, 21).

C'est là le principe général.

Encyclique Rerum novarum: «Il est dans l'ordre que ni l'individu ni la famille ne soient absorbés par l'État; il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir avec liberté aussi longtemps que cela n'atteint pas le bien général et ne fait injure à personne» (III, 47).

C'est là une restriction de l'action sociale au profit de la liberté individuelle et de la famille. Il y en a deux autres, au profit de l'organisation corporative et de la vie communale, et celle-ci doit s'entendre par analogie de la vie provinciale.

Encyclique Rerum novarum: «De peur que les pouvoirs publics n'interviennent inopportunément dans les questions de règlement du travail, il sera préférable qu'en principe, la solution en soit réservée aux corporations, sauf à recourir, mais seulement à défaut d'autres moyens, à l'appui de l'État» (III, 57).

Encyclique Libertas praestantissimum: «L'Église ne reprend pas ceux qui travaillent à donner aux communes l'avantage de vivre selon leurs propres lois, et aux citoyens toutes les facilités pour l'accroissement de leur bien-être. Pour toutes les libertés civiles exemptes d'excès, l'Église eut toujours la coutume d'être une très fidèle protectrice; ce qu'attestent particulièrement les cités italiennes, qui trouvèrent sous le régime municipal la prospérité, la puissance et la gloire, alors que l'influence salutaire de l'Église, sans rencontrer aucune opposition, pénétrait toutes les parties du corps social» (II, 211).

Mais si l'État doit respecter ces activités particulières, il doit étendre son action à la protection des déshérités. Il est le gardien naturel, le protecteur des êtres faibles qui sont dénués d'appui. Il est une force, ils sont une faiblesse. Il doit, pour le bien général et pour l'ordre social, se faire leur protecteur, sans toutefois s'exagérer ce devoir et sans intervenir au delà du nécessaire.

Léon XIII exprime clairement aussi cette fonction de l'État et ses limites.

Encyclique Rerum novarum: «L'équité demande que l'État se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que, de tous les biens qu'ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable, comme l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. D'où il suit que l'État doit favoriser tout ce qui de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point continuellement aux prises avec les horreurs de la misère» (III,47).

Même encyclique: «Dans la protection des droits privés, l'État doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesse pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'État. Que l'État se fasse donc, à un titre tout particulier, la providence des travailleurs, qui appartiennent à la classe pauvre en général» (III, 49).

Léon XIII expose même en détail les intérêts divers des travailleurs qui doivent être protégés par l'État. Mais comme cela se rapporte plutôt aux directions sociales du Pape qu'à ses directions politiques, nous en parlerons dans la seconde partie de ce travail.

En tout cela, nous le répétons, Léon XIII ne fait que développer la doctrine de l'École. Saint Thomas et Suarez avaient dit sommairement: «La société civile et le pouvoir qui la gouverne ont pour but de permettre aux hommes de vivre dans la paix et la justice, avec une certaine abondance de biens corporels dont l'usage est nécessaire à la pratique de la vertu» (saint Thomas, De regimine principum, I, 15; Suarez, De legibus, livre III, chapitre XI).

L'État sans Dieu, l'État sans religion, l'athéisme social, c'est la grande utopie moderne.

Ce n'est pas là une erreur de quelques philosophes seulement, c'est une erreur qui a gagné les masses. Et de même qu'autrefois le monde chrétien se trouva un jour presque entièrement gagné à l'arianisme, ainsi de nos jours le monde moderne semble conquis par la doctrine de l'athéisme social.

L'État, dit-on, ne se soucie que des intérêts temporels. Il ne juge pas les doctrines, il ignore la religion, il l'abandonne à la conscience privée.

Léon XIII a signalé et réfuté cette erreur à maintes reprises et particulièrement dans ses encycliques Immortale Dei (1885), Sapientiae christianae (1890) et Au milieu des sollicitudes (1892).

Encyclique Immortale Dei: «La souveraineté de Dieu est passée sous silence, exactement comme si Dieu n'existait pas, ou ne s'occupait en rien des sociétés humaines; ou bien comme si les hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou qu'on pût imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force, l'autorité ne résidât pas tout entière en Dieu même. De cette sorte, on le voit, l'État ne serait autre chose que la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même; et dès lors que le peuple est censé la source de tout droit et de tout pouvoir, il s'ensuit que l'État ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu et ne professe officiellement aucune religion» (II, 35).

Mais la société vient de Dieu, elle doit à son auteur un culte public.

Sa raison d'être est d'aider les citoyens à atteindre leur fin et, à ce titre encore, elle doit être toute pénétrée de l'idée religieuse.

Sans la religion, d'ailleurs, la société n'a plus ni lien, ni frein, ni stabilité.

Telles sont les réponses victorieuses que Léon XIII, en s'appuyant sur le témoignage de la raison, de la tradition et de l'histoire, oppose à la grande erreur contemporaine.

Encyclique Immortale Dei: «L'homme est né pour vivre en société… la Providence l'a fait pour s'unir à ses semblables, en une société tant domestique que civile, seule capable de fournir ce qu'il faut à la perfection de l'existence. Mais comme nulle société ne saurait exister sans un chef qui imprime à chacun une même impulsion efficace vers un but commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire aux hommes constitués en société pour les régir; autorité qui, aussi bien que la société, procède de la nature et par suite a Dieu pour auteur. Il en résulte encore que le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et souverain maître des choses; toutes, quelles qu'elles soient, doivent nécessairement lui être soumises et lui obéir; de telle sorte que quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême de tous.

„Tout pouvoir vient de Dieu” (Rm 13,1).

La société politique étant fondée sur ces principes, il est évident qu'elle doit, sans faillir, accomplir par un culte public les nombreux et importants devoirs qui l'unissent à Dieu. - Si la nature et la raison imposent à chacun l'obligation d'honorer Dieu d'un culte religieux parce que nous dépendons de sa puissance et que, issus de lui, nous devons retourner à lui, elles astreignent à la même loi les sociétés civiles. Les hommes, en effet, unis par les liens d'une société commune, ne dépendent pas moins de Dieu que pris isolément; autant au moins que l'individu, la société doit rendre grâces à Dieu, dont elle tient l'existence, la conservation et la multitude des biens dont elle jouit…» (II, 19-21).

Ainsi donc la société civile et le pouvoir ont Dieu pour auteur et ils doivent à Dieu un culte public.

Mais la religion s'impose à l'État pour d'autres raisons encore.

Elle est d'abord le seul lien social vraiment efficace. Les droits que suppose la vie sociale et les devoirs qu'elle impose ne sont explicables et praticables que par la religion. Sans elle, il n'y a plus de dogme social, plus de base à la législation. C'est l'anarchie ou le despotisme. Si Dieu n'est plus le maître, nous subirons le caprice de la foule ou celui du tyran.

La religion est également nécessaire pour que la société puisse atteindre sa fin. Quelle est en effet la fin propre et spécifique de la vie sociale? C'est la sécurité, la paix, le bien-être de la vie complète et digne de l'homme. Mais comment la société poursuivra-t-elle cette fin sans la religion, sans la morale naturelle dont notre Dieu est l'auteur et le vengeur, et dont tout être humain porte dans sa conscience l'énoncé impératif et la première sanction? Comment une société atteindra-t-elle sa fin sans la pratique de la justice imposée et sanctionnée par Dieu?

Ce n'est pas tout, le bien privé des sujets eux-mêmes réclame le culte public et la religion sociale. Si les sujets ne sont pas religieux dans la vie sociale, ils le seront difficilement dans la vie privée. Ils ont besoin de cet entraînement, de cet encouragement. La vie privée et la vie sociale sont solidaires; si l'une est incomplète ou dévoyée, l'autre s'en ressentira.

Toutes ces raisons sont exposées en divers passages des encycliques.

Encyclique Au milieu des sollicitudes: «Avant tout, prenons pour point de départ une vérité notoire, souscrite par tout homme de bon sens et hautement proclamée par l'histoire de tous les peuples, à savoir que la religion, et la religion seule, peut créer le lien social; que seule elle suffit à maintenir sur de solides fondements la paix d'une nation.

Quand diverses familles, sans renoncer aux droits et aux devoirs de la société domestique, s'unissent sous l'inspiration de la nature, pour se constituer membres d'une autre famille plus vaste, appelée la société civile, leur but n'est pas seulement d'y trouver le moyen de pourvoir à leur bien-être matériel, mais surtout d'y puiser le bienfait de leur perfectionnement moral. Autrement, la société s'élèverait peu au dessus d'une agrégation d'êtres sans raison, dont toute la vie est dans la satisfaction des instincts sensuels… Or, la moralité dans l'homme, par le fait même qu'elle doit mettre en harmonie tant de droits et de devoirs dissemblables, suppose nécessairement Dieu, et avec Dieu, la religion, ce lien sacré qui unit l'homme à Dieu…» (III, 113).

Encyclique Sapientiae christianae: «Si donc une société ne poursuit pas autre chose que les avantages extérieurs et les biens qui assurent à la vie plus d'agréments et de jouissances; si elle fait profession de ne donner à Dieu aucune place dans l'administration de la chose publique et de ne tenir aucun compte des lois morales, elle s'écarte d'une façon très coupable de sa fin et des prescriptions de la nature. C'est moins une société qu'un simulacre et une imitation mensongère d'une véritable société et communauté humaine» (II, 265).

Encyclique Immortale Dei: «Parmi les principaux devoirs des chefs de l'État se trouve celui de protéger et de défendre la religion, et cela ils le doivent aux citoyens eux-mêmes qu'ils ont à gouverner, car ceux-ci ont une fin suprême, placée au delà de cette vie. Leur bonheur et leur intérêt est d'y tendre et la vie sociale doit y aider» (II, 23).

Encyclique Libertas praestantissimum: «Ceux qui gouvernent le peuple doivent à la chose publique, non seulement de procurer les biens extérieurs, mais encore de s'occuper par une sage législation des biens de l'âme. Mépriser dans le gouvernement les lois divines, c'est faire dévier le pouvoir politique de son institution et de l'ordre de la nature» (II, 191).

La conclusion de ces principes est facile à tirer: l'État doit professer la religion par un culte officiel et public; il doit la respecter et la faire respecter par une législation irréprochable; il doit l'aider pratiquement; il doit se laisser guider et au besoin corriger par la religion comme par la seule puissance qui mène l'homme à sa fin dernière. Tels sont, au regard de la pure raison elle-même et de la simple nature, les devoirs essentiels de la société et de l'État.

Ces notions si simples n'ont jamais été entièrement méconnues, même par les sociétés les plus imparfaites. De nos jours seulement, une science frelatée et sectaire a pu prophétiser, sans y croire, l'irréligion de l'avenir. L'histoire lui répond par l'universelle religion du passé. Une humanité sans religion équivaudrait à une humanité sans raison et sans conscience. Ce serait la destruction même de la nature de l'homme.

Mais n'y a-t-il pas des catholiques qui, par un faux libéralisme, s'accommoderaient d'un État sans Dieu, pourvu qu'il ne persécutât pas la religion? Hélas! oui, ils sont nombreux et, sans s'en douter, ils trahissent leur patrie en trahissant Dieu. Aucune „hypothèse ne dispense l'État de rendre un culte à Dieu son auteur et son juge. L'État sans religion constitue une société dénaturée qui marchera à une ruine prochaine, la prospérité temporelle, elle-même, étant étroitement liée à la vie morale. Dieu vengera son honneur et ses droits méprisés.

Encyclique Nobilissima gallorum gens: «Toute société humaine qui prétend exclure Dieu de sa constitution et de son gouvernement refuse, autant qu'il est en elle, le secours des bienfaits divins et se rend absolument indigne de la protection du ciel. Aussi, quelles que soient en apparence ses forces et ses richesses, elle porte dans ses entrailles un principe secret de mort et ne peut espérer une longue durée» (I, 231).

Mais si la conception de l'état athée est insoutenable, contraire à la nature et à la raison, ne doit-on pas au moins éviter d'inféoder l'État à une religion déterminée? Ne doit-il pas se contenter d'adorer l'Être suprême comme a fait la Révolution ou de reconnaître un christianisme vague et multiple en ses formes comme font les États-Unis?

Voilà un nouveau problème que Léon XIII devait résoudre.

Les principes sont faciles à établir. L'Église est la religion vivante et véritable, la religion qui a pris corps. Elle est d'abord l'expression complète de la religion naturelle, humaine, au sens le plus profond et le plus universel du mot, c'est-à-dire qu'elle a embrassé et qu'elle comprend en elle-même cet ensemble de faits intellectuels, moraux et sociaux, qui font partie du fond même de notre nature et qui rattache l'homme, la famille et les États à Dieu, auteur, législateur et fin suprême de l'humanité.

L'Église est la religion complétée, précisée, agrandie par la révélation des vérités plus hautes, par l'intimation d'une loi morale plus claire et plus pure, par l'octroi d'une lumière et d'une force supérieures qui pénètrent et transfigurent les âmes, par l'élévation de la nature tout entière à une fin plus sublime; bref, par la constitution et l'organisation d'une «société universelle des âmes», d'un royaume spirituel et visible à la fois, dont Jésus Christ est l'invisible chef, mais qui est doué d'une autorité extérieure, d'une hiérarchie, d'une juridiction, de tous les éléments qui donnent à une société complète sa perfection, son indépendance et ses moyens d'existence.

Que l'Église soit vraiment la religion vivante et visible, la religion concrète, complétée et précisée, Léon XIII nous rappelle comment on peut et on doit facilement le reconnaître.

Encyclique Immortale Dei: «Quant à décider quelle religion est la vraie, cela n'est pas difficile à quiconque voudra en juger avec prudence et sincérité. En effet, des preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité des prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse célérité de la propagation de la foi, même parmi ses ennemis et en dépit des plus grands obstacles, le témoignage des martyrs, et d'autres arguments semblables, prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus Christ a instituée lui-même et qu'il a donné mission à son Église de garder et de propager» (II, 23).

Comme conséquence, l'Église a, vis-à-vis de la société civile, un double droit fondamental:

1. En tant qu'elle s'identifie avec la religion naturelle, essentielle à l'homme, elle doit en principe occuper dans la société la place qu'y occuperait, en l'absence du grand fait de la révélation, la religion naturelle. C'est donc elle qui assigne à la société civile sa fin dernière et les moyens généraux d'y tendre; c'est elle qui donne à la société les moyens moraux indispensables pour atteindre même sa fin immédiate, la sécurité et le bonheur terrestre, dont le règne serait irréalisable ou absolument défectueux sans la pratique de tous les devoirs de respect, de justice et de charité que l'Église enseigne et propage.

2. Outre ce droit primordial qu'elle tient de son identification avec la religion naturelle, l'Église, vis-à-vis des nations, a un autre droit positif, surnaturel, historique, qu'elle tient de Jésus Christ, son fondateur. Il lui a donné tous les peuples de la terre à conquérir pacifiquement pour les sauver. Ce droit, l'Église en exerce la plénitude vis-à-vis des nations baptisées. Elle a chez elles un droit absolu, imprescriptible à son entière liberté spirituelle, à l'exercice de son ministère de salut.

3. L'Église a le droit et devoir de demander que, dans la constitution

même de la société, aucun principe ne se rencontre qui viole les droits de Dieu et de Jésus Christ. Il faut qu'il soit entendu que l'autorité, que le droit, la force de la loi ne naissent ni de la volonté d'un seul, ni de la volonté du plus grand nombre, mais n'existent qu'en vertu et en conformité de l'ordre essentiel des choses, sanctionné par la volonté souveraine de Dieu.

Il faut que, parmi les organes principaux de la vie politique et sociale, il y ait des éléments religieux, pondérateurs, immuables et sacrés, qui puissent au moment voulu, prévenir ou corriger, au profit de la loi chrétienne, les caprices brutaux d'un maître, ou les erreurs dangereuses de la multitude maîtresse.

4. Une nation catholique a le droit et le devoir de professer officiellement et publiquement, dans la personne de ceux qui la gouvernent, la foi et le culte de l'Église.

Nous ne demandons pas pour cela une religion «imposée» par l'État, mais une religion professée publiquement par l'État, associée officiellement par la prière et le culte aux actes solennels de l'État, aux joies, aux gloires, aux douleurs, à tous les intérêts de la patrie.

5. La législation de la société civile doit respecter en tout les lois et les privilèges de l'Église. Ainsi la prédication de l'Église, son enseignement à tous les degrés, le repos sacré du dimanche, la législation canonique des sacrements et en particulier du mariage, les droits et les immunités des clercs, la liberté des communautés religieuses et des missions, l'administration indépendante des biens ecclésiastiques, autant de domaines réservés et inviolables que la législation civile doit respecter et faire respecter, par un accord loyal avec l'Église, sous peine d'attentat contre la liberté de l'Église et contre les droits des citoyens.

6. Dans le domaine de l'exécution, c'est le droit de l'Église que, tout en respectant la vraie liberté des consciences, le pouvoir civil donne appui à son ministère et réprime tout ce qui est de nature à donner atteinte au libre exercice de la religion. Après Grégoire XVI et Pie IX, Léon XIII nous rappelle que l'État s'écarte des règles et des prescriptions de la nature, s'il favorise à ce point la licence des opinions et des actions coupables, que l'on puisse impunément détourner les esprits de la vérité et les âmes de la vertu.

7. Dans les matières mixtes, l'Église jouit en principe d'un véritable pouvoir supérieur à celui de l'État, quoique ces questions se traitent d'ordinaire par un commun et loyal accord. C'est que l'Église est dans l'État comme l'âme dans le corps. Elle a une fin supérieure, à laquelle ces intérêts temporels sont nécessairement subordonnés.

8. Enfin l'intérêt même de la société civile exige son union avec l'Église. La doctrine chrétienne affermit l'autorité des princes et assure l'obéissance des sujets. Elle fortifie les familles qui sont le fondement de la société, elle fait régner dans les relations sociales la justice et la charité, et dans la vie privée le travail et la tempérance. Tout cela, les encycliques de Léon XIII l'ont redit à plusieurs reprises. Citons-en quelques fragments.

Encyclique Immortale Dei: «Comme la fin à laquelle tend l'Église est de beaucoup la plus noble, son pouvoir l'emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. - La religion chrétienne enrichit de biens considérables la vie sociale comme la vie privée des individus, d'où ressort l'évidence de ces paroles d'un empereur chrétien: „Le sort de l'État dépend du culte que l'on rend à Dieu”. - Il y a une tendance des idées et des volontés à chasser tout à fait l'Église de la société, ou à la tenir assujettie et enchaînée à l'État. La plupart des mesures prises par les gouvernements modernes s'inspirent de ce dessein. La simple raison naturelle démontre combien cette façon d'entendre le gouvernement civil s'éloigne de la vérité, son témoignage, en effet, suffit à établir que tout ce qu'il y a d'autorité parmi les hommes procède de Dieu, comme d'une source auguste et suprême. - Une société sans religion ne saurait être bien réglée. La vraie maîtresse de la vertu et la gardienne des mœurs est l'Église du Christ. Prétendre assujettir l'Église au pouvoir civil dans l'exercice de son ministère, c'est à la fois une grande injustice et une grande témérité. Par le fait même, on trouble l'ordre, car on donne le pas aux choses naturelles sur les choses surnaturelles; on tarit, ou du moins on diminue beaucoup l'affluence des biens dont l'Église, si elle était sans entraves, comblerait la société. - Il n'y a pas lieu pour cela d'accuser l'Église d'être l'ennemie d'une juste tolérance ou d'une sage liberté. Elle ne condamne pas les chefs d'État qui, en vue d'un bien à attendre, ou d'un mal à empêcher, tolèrent dans la pratique que divers cultes aient chacun leur place dans l'État. C'est d'ailleurs la coutume de l'Église de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d'embrasser la foi catholique contre son gré» (II, 25, 31, 37, 41, 43).

Encyclique Sapientiae christianae: «Ceux qui rédigent des constitutions et font des lois doivent tenir compte de la nature morale et religieuse de l'homme et l'aider à se perfectionner, mais avec ordre et droiture, n'ordonnant ni ne prohibant rien sans avoir égard à la fin propre de chacune des sociétés civile et religieuse. L'Église ne saurait donc être indifférente à ce que telles ou telles lois régissent les États, non pas en tant que ces lois appartiennent à l'ordre civil et politique, mais en tant qu'elles sortiraient de la sphère de cet ordre et empiéteraient sur ses droits. L'Église a reçu de Dieu le mandat de s'opposer aux institutions qui nuiraient à la religion et de faire de continuels efforts pour pénétrer de la vertu de l'Évangile les lois et les institutions des peuples» (II, 285).

Encyclique Au milieu des sollicitudes: «Nous ne voulons pas nous arrêter à démontrer tout ce qu'a d'absurde la théorie de la séparation de l'État et de l'Église; chacun le comprend de soi-même. Dès que l'État refuse de donner à Dieu ce qui est à Dieu, il refuse, par une conséquence nécessaire, de donner aux citoyens ce à quoi ils ont droit comme hommes; car, qu'on le veuille ou non, les vrais droits de l'homme naissent précisément de ses devoirs envers Dieu. D'où il suit que l'État, en manquant sous ce rapport le but principal de son institution, aboutit en réalité à se renier lui-même et à démentir ce qui est la raison de sa propre existence. Ces vérités supérieures sont si clairement proclamées par la voix même de la raison naturelle, qu'elles s'imposent à tout homme que n'aveugle pas la violence de la passion» (III, 121).

Les devoirs de l'État envers la religion et l'Église étant tels, comment se fait-il que certains catholiques et non des moins influents vont répétant qu'ils ne demandent que le droit commun? Qu'entendent-ils par là? S'ils disaient qu'ils ne réclament que leurs droits, ce serait juste; et nos droits, c'est que l'État rende un culte à Dieu, c'est qu'une nation catholique honore le Christ et respecte l'Église, tout en accordant une sage tolérance aux dissidents.

Mais si ces catholiques veulent dire qu'ils réclament seulement pour leur culte la liberté de vivre qu'on accorde aux diverses associations commerciales ou autres, tout en laissant régner dans l'État l'athéisme officiel, alors ces catholiques agissent contre les prescriptions de la raison naturelle elle-même. Ils demandent une chose monstrueuse, un état athée, ce que la terre n'a encore jamais vu.

Et qu'on n'objecte pas la situation des États-Unis. L'État n'y est pas athée, mais protestant, quoique largement tolérant. Les États-Unis prient, ils invoquent le Christ, ils ont leurs jours consacrés au culte national. Les diverses communautés chrétiennes y jouissent d'une sorte de droit commun, mais c'est à cause d'une situation toute spéciale et parce que le sentiment religieux qui domine aux États-Unis est un protestantisme large qui tient pour suffisant tout culte rendu au Christ.

Nos catholiques illusionnés, qui demandent le règne du droit commun, n'auraient pas même en France un État protestant, ils auraient l'État athée qui est contre nature. Si libéral qu'on soit, peut-on, sans forfaire à la raison, demander ce qui est contre nature? Léon XIII a traité cela dans son encyclique à la France.

Encyclique Au milieu des sollicitudes: «Les catholiques ne sauraient trop se garder de soutenir la séparation de l'Église et de l'État. En effet, vouloir que l'État se sépare de l'Église, ce serait vouloir, par une conséquence logique, que l'Église fût réduite à la liberté de vivre „selon le droit commun à tous les citoyens”. Cette situation, il est vrai, se produit en certains pays ([aux États-Unis, par exemple]). C'est une manière d'être qui, si elle a ses nombreux et graves inconvénients, offre aussi quelques avantages ([cela peut être moins défavorable que la persécution]); surtout quand le législateur, par une heureuse inconséquence, ne laisse pas que de s'inspirer des principes chrétiens ([aux États-Unis, il est protestant]); et ces avantages, bien qu'ils ne puissent justifier le faux principe de la séparation, „ni autoriser à le défendre”, rendent cependant digne de tolérance un état de choses qui, pratiquement, n'est pas le pire de tous. - Mais en France, nation catholique par ses traditions et par la foi présente de la grande majorité de ses fils, l'Église ne doit pas être mise dans la situation précaire qu'elle subit chez d'autres peuples, les catholiques peuvent d'autant moins préconiser la séparation, qu'ils connaissent mieux les intentions des ennemis qui la désirent. Pour ces derniers, et ils le disent assez clairement, cette séparation, c'est l'indépendance entière de la législation politique envers la législation religieuse; il y a plus, c'est l'indifférence absolue du pouvoir à l'égard des intérêts de la société chrétienne, c'est-à-dire de l'Église, et la négation même de son existence. Ils font cependant une réserve qui se formule ainsi: dès que l'Église, utilisant les ressources que le droit commun laisse aux moindres des Français, saura, par un redoublement de son activité native, faire prospérer son œuvre, aussitôt l'État intervenant pourra et devra mettre les catholiques français hors du droit commun lui-même. Pour tout dire en un mot, l'idéal de ces hommes serait le retour au paganisme: l'État ne reconnaît l'Église qu'au jour où il lui plaît de la persécuter» (III, 121-122).

Est-ce assez clair? Les catholiques ne doivent pas demander le régime du droit commun, ce qui équivaudrait chez nous à l'athéisme social.

Ils doivent demander que l'État honore le Créateur et le Rédempteur et qu'il respecte l'Église et ses droits, tout en se montrant tolérant pour les cultes qui ne méconnaissent pas la loi naturelle.

Et, en cela, les prescriptions de Léon XIII ne sont que le rappel des principes rationnels et de la tradition chrétienne.

Avec la raison et la foi, l'histoire du monde et le témoignage des docteurs et des saints proclament la nécessité et les avantages de l'union entre l'Église et l'État.

Léon XIII nous le rappelle: Encyclique Immortale Dei: «Il fut un temps où la philosophie de l'Évangile gouvernait les États. L'influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions et les mœurs des peuples. Le sacerdoce et l'empire étaient liés entre eux par une heureuse concorde. Organisée de la sorte, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente. Si l'Europe chrétienne a dompté les nations barbares et les a fait passer de la férocité à la mansuétude, de la superstition à la vérité; si elle a repoussé victorieusement les invasions musulmanes; si elle a gardé la suprématie de la civilisation; si elle a gratifié les peuples de la vraie liberté sous toutes ses formes; si elle a très sagement fondé une foule d'œuvres pour le soulagement des misères, il est hors de doute qu'elle en est grandement redevable à la religion, sous l'inspiration et à l'aide de laquelle elle a entrepris et accompli de si grandes choses. Tous ces biens dureraient encore si l'accord des deux puissances avait persévéré. Car il faut tenir pour une loi imprescriptible ce qu'Yves de Chartres écrivait au pape Pascal II: „Quand l'empire et le sacerdoce vivent en bonne harmonie, le monde est bien gouverné, l'Église est florissante et féconde…”» (II, 33).

Cet accord a été obtenu longtemps par une docilité bienveillante du pouvoir civil. «Puis des temps sont venus où a prévalu un autre mode d'assurer la concorde entre les deux pouvoirs et de garantir la paix commune et la liberté de chacun: les chefs d'État et les Souverains Pontifes se sont mis d'accord par un traité ou concordat sur quelques points particuliers» (II, 29).

«Toutes les fois qu'il s'agit de régler ce qui, à des titres divers et pour des motifs différents, intéresse les deux pouvoirs, le bien public demande et exige qu'un pareil accord s'établisse. Si cet accord vient à disparaître, aussitôt se produit une sorte d'inquiétude et d'instabilité qui ne peut se concilier avec la sécurité de l'Église, ni avec celle de l'État. Aussi, lorsqu'un ordre de choses a été publiquement établi au moyen de conventions entre la puissance ecclésiastique et la puissance civile, l'intérêt public, non moins que l'équité, exige que l'accord demeure entier; car si des deux côtés on se rend des mutuels services, des deux côtés aussi on recueille le bénéfice de cette entente réciproque» (encyclique Nobilissima gallorum gens, I, 233).

Ce régime des concordats est général aujourd'hui. Le Saint-Siège en a conclu un grand nombre: en 1801, c'était avec la France; en 1817, avec la Bavière; en 1855, avec l'Autriche. Plusieurs ont été conclus avec les États de l'Amérique du Sud. Un certain nombre sont à l'état de lettre morte.

En France, bien des assauts ont été livrés au Concordat.

«Parmi les ennemis de l'Église, les plus violents voudraient l'abolition du Concordat, pour laisser à l'État toute liberté de molester l'Église de Jésus Christ. D'autres, au contraire, avec plus d'astuce, veulent ou du moins assurent vouloir la conservation du Concordat: non pas qu'ils reconnaissent à l'État le devoir de remplir envers l'Église les engagements souscrits, mais uniquement pour le faire bénéficier des concessions faites par l'Église; comme si l'on pouvait à son gré séparer les engagements pris des concessions obtenues, alors que ces deux choses font partie substantielle d'un seul tout. Pour eux, le Concordat ne resterait donc que comme une chaîne propre à entraver la liberté de l'Église, cette liberté sainte à laquelle elle a un droit divin et inaliénable» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 121).

Dans une question si grave, les catholiques se divisent. Quelques-uns, envisageant surtout l'étendue des concessions que l'Église a faites dans une époque difficile et le mauvais vouloir que met l'État à remplir ses engagements, demandent la rupture du Concordat! Ce n'est pas là ce que désire le Saint-Siège.

Léon XIII ne nie pas que le Concordat ait été jusqu'à la limite des concessions possibles. Il le déclare lui-même à plusieurs reprises.

«Pie VII, dit-il, en prévision des avantages futurs, se prêta aux désirs du premier consul, poussant la condescendance et l'indulgence aussi loin que le devoir de sa charge le lui permit» (encyclique Nobilissima gallorum gens, I, 233).

«L'Église, dit-il une autre fois, donna dans de telles circonstances des preuves éclatantes de sa charité maternelle en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la condescendance» (encyclique Immortale Dei, II, 29).

Et encore: «L'Église ne brigue pas la puissance, n'obéit à aucune ambition; mais ce qu'elle veut, c'est de sauvegarder parmi les hommes l'exercice de la vertu, et par ce moyen d'assurer leur salut éternel. Aussi est-il dans son caractère d'user de condescendance et de procédés tout maternels. Bien plus, faisant la part des vicissitudes, il lui arrive de relâcher l'usage de ses droits: ce qu'attestent surabondamment les conventions passées souvent avec les différents États» (encyclique Praeclara gratulationis, IV, 97).

Néanmoins Léon XIII ne désire pas la rupture du Concordat, et même «le dessein de ceux qui aspirent à la séparation de l'Église et de l'État, et veulent rompre tôt ou tard l'accord salutaire et légalement conclu avec le Siège apostolique, lui est une cause de sollicitude et d'angoisse» (encyclique Nobilissima gallorum gens, I, 231).

Le Saint-Siège a toujours été opposé à cette séparation.

Grégoire XVI la condamnait dans l'encyclique Mirari vos, en 1832: «Nous ne pouvons pas attendre pour l'Église et l'État des résultats meilleurs des tendances de ceux qui prétendent séparer l'Église de l'État et rompre la concorde mutuelle entre le sacerdoce et l'empire. C'est qu'en effet, les fauteurs d'une liberté effrénée redoutent cette concorde, qui a toujours été si favorable et salutaire aux intérêts religieux et civils».

Pie IX, en 1864, condamnait cette proposition dans le Syllabus: «Il faut séparer l'Église de l'État et l'État de l'Église».

Léon XIII justifie le Concordat dans l'encyclique Nobilissima gallorum gens, en 1884, comme nous venons de le voir. Il répète le même enseignement dans l'encyclique Immortale Dei, en 1885; dans l'encyclique Au milieu des sollicitudes, en 1892; dans l'encyclique Praeclara gratulationis, en 1894.

Il rappelle tous les avantages que présentait le Concordat en 1802 pour les intérêts religieux et la paix sociale, et il ajoute: «A défaut d'autres raisons, il suffirait aujourd'hui, pour maintenir la paix, des motifs qui l'ont autrefois fait conclure» (I, 235).

Le Saint-Siège connaît, mieux que nous ne pouvons les connaître, les défauts et les inconvénients du Concordat. Il a bien essayé d'en conclure un autre en 1815. Mais est-ce bien le moment aujourd'hui d'agiter la question de sa révision et y aurait-il quelque espoir d'obtenir des conditions meilleures en ce moment?

Le Saint-Siège n'ignore pas non plus les violations quotidiennes du Concordat commises par l'État. Léon XIII nous rappelle qu'il n'a pas omis de présenter des réclamations et de les faire porter par le nonce à la connaissance de ceux qui gouvernent. Il engage les évêques à remplir le même devoir (I, 235).

Les choses pourraient arriver à un point où les avantages qui nous reviennent du Concordat seraient tellement réduits par la mauvaise volonté de ceux qui gouvernent, qu'ils ne compenseraient plus les chaînes que le Concordat nous impose. Il pourrait y avoir lieu alors à une crise momentanée, à une scission violente, mais c'est là éminemment une cause majeure dans l'Église, et ce n'est pas aux simples fidèles à en juger.

Léon XIII nous le rappelle: «C'est au Saint-Siège lui-même, l'auteur du contrat, à décider de l'opportunité d'une rupture» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 121).

Léon XIII ne nous doit pas compte de sa conduite et cependant il veut bien nous expliquer pourquoi il n'est pas favorable pour la France en particulier à la rupture du Concordat, qui serait le signal d'une séparation entière de l'Église et de l'État.

«En France, nous dit-il, nation catholique par ses traditions et par la foi présente de la grande majorité de ses fils, l'Église ne doit pas être mise dans la situation précaire qu'elle subit chez d'autres peuples. Les catholiques peuvent d'autant moins préconiser la séparation qu'ils connaissent les intentions des ennemis qui la désirent. Pour ceux-ci, et ils le disent assez clairement, cette séparation serait la négation même de l'existence de l'Église. Et si l'Église, utilisant les ressources que le droit commun laisse au moindre des Français, parvenait, par un redoublement de son activité native, à faire prospérer son œuvre, aussitôt l'État interviendrait pour mettre les catholiques français hors du droit commun lui-même» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 121).

Ce n'est donc pas le moment de renoncer à ce qui nous reste d'existence légale.

Léon XIII nous a rappelé, dans les chapitres précédents, les devoirs de l'État envers l'Église, mais ce n'est pas tout: l'État a d'autres devoirs qu'il méconnaît également, notamment envers la famille et les corporations.

1. - L'État voudrait faire de la famille une institution toute profane et entièrement subordonnée au pouvoir civil. C'est une erreur. La famille est antérieure à la société civile. Elle en est le berceau. Elle n'est pas une institution civile. Elle est l'œuvre de Dieu lui-même qui lui a donné, dès le commencement, un caractère sacré.

«Les mariages des païens eux-mêmes ne se célébraient guère sans des cérémonies religieuses, l'autorité des pontifes et le ministère des prêtres. Ainsi le voulaient la tradition primitive et la conscience du genre humain. Le mariage étant donc sacré par son essence, par sa nature, par lui-même, il est raisonnable qu'il soit réglé et gouverné, non point par le pouvoir des princes, mais par l'autorité divine de l'Église qui, seule, a le magistère des choses sacrées. Il faut considérer ensuite la dignité du sacrement, qui, en venant s'ajouter au mariage des chrétiens, l'a rendu noble entre tous. Mais, de par la volonté du Christ, c'est l'Église seule qui peut et qui doit décider et ordonner tout ce qui regarde les sacrements, à tel point qu'il est absurde de vouloir lui enlever même une parcelle de ce pouvoir pour la transférer à la puissance civile» (encyclique Arcanum, I, 1).

Ce n'est pas seulement la sainteté du mariage que Léon XIII a revendiquée, à la suite de l'Évangile. C'est aussi son unité et sa perpétuité. C'est dans ces conditions seulement que le mariage reste ce qu'il doit être, la source la plus féconde du bien et du salut public.

«Cette institution n'a pas seulement pour objet la propagation du genre humain, mais elle rend meilleure et plus heureuse la vie des époux, et cela de plusieurs manières: par la mutuelle assistance qui sert à alléger les nécessités de la vie, par l'amour constant et fidèle, par la communauté de tous les biens, par la grâce céleste que produit ce sacrement. Lorsque le mariage est selon l'ordre de la nature et en harmonie avec les desseins de Dieu, il contribue puissamment à maintenir la concorde entre les parents, il assure la bonne éducation des enfants, il règle l'autorité paternelle en lui proposant comme exemple l'autorité divine, il inspire l'obéissance aux enfants envers les parents, aux serviteurs envers les maîtres. De tels mariages, la société peut à bon droit attendre une race et des générations de citoyens animés du sentiment du bien…

Que peut-on attendre, au contraire, du divorce introduit par les lois modernes? Par le divorce, les engagements du mariage deviennent instables; l'affection réciproque est affaiblie; l'infidélité reçoit des encouragements pernicieux; la protection et l'éducation des enfants sont compromises; la dignité de la femme est amoindrie et abaissée, car elle court le risque d'être abandonnée après avoir servi à la passion de l'homme…» (encyclique Arcanum, I, 97-99).

Tout cela est trop clair pour avoir besoin de commentaires.

2. - Les corporations et associations privées ont aussi le même droit à l'existence que la société civile elle-même. «Elles dérivent comme elle de la sociabilité naturelle à l'homme... De ce que ces sociétés privées n'ont d'existence qu'au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties, il ne suit pas qu'il soit au pouvoir de l'État de leur dénier l'existence. Le droit à l'existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l'anéantir. C'est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées saperait ses propres fondements, puisque toutes les sociétés publiques et privées tirent leur origine d'un même principe, la nature sociable de l'homme» (encyclique Rerum novarum, III, 61).

Ce n'est pas assez d'ailleurs que l'État reconnaisse l'existence des sociétés privées, il faut qu'il leur permette de se développer librement avec un patrimoine indépendant.

Ce droit à l'existence des sociétés privées appartient éminemment aux confréries, aux congrégations et aux ordres religieux de tous genres qui sont, entre toutes, des sociétés honnêtes et utiles. «Les pouvoirs publics ne peuvent donc légitimement s'arroger sur elles aucun droit, ni s'en attribuer l'administration; leur office est plutôt de les respecter, de les protéger, et, s'il en est besoin, de les défendre» (ibidem).

3. - Un autre devoir de l'État est de respecter la mission que les parents ont reçue de Dieu, d'élever leurs enfants. «Là où l'État intervient pour imposer aux enfants un enseignement sans Dieu, il commet un véritable attentat, il inflige aux parents le plus cruel outrage, car c'est à eux qu'il appartient, en vertu du droit naturel, d'élever ceux auxquels ils ont donné le jour, avec l'obligation d'adapter l'éducation et la formation de leurs enfants à la fin pour laquelle Dieu leur a donné de leur transmettre le don de la vie» (encyclique Sapientiae christianae, II, 295).

Sans doute, l'État peut favoriser l'enseignement, il peut ouvrir des écoles à tous les degrés, mais en respectant l'autonomie des familles et le caractère religieux essentiel à l'éducation.

La nature a confié au père et à la mère de famille le soin d'élever leurs enfants. Elle a favorisé et adouci ce devoir en mettant dans le cœur des parents et dans celui des enfants les inclinations les plus irrésistibles et les plus passionnantes à cette union voulue par le Créateur. Le père et la mère sentent que l'enfant est quelque chose d'eux-mêmes et ils veulent à bon droit le former à leur ressemblance sous la direction de la loi divine. Aller contre cet instinct, c'est méconnaître la nature de l'homme et fouler aux pieds ses tendances les plus sacrées.

L'État ne peut avoir dans l'éducation et l'enseignement qu'un rôle supplétif. La famille existait avant lui, et qui pourrait persuader aux familles de s'unir en une société civile, si l'État devait mépriser leurs droits les plus sacrés et leurs instincts les meilleurs?

Mais ces questions relatives à la famille, aux associations et à l'enseignement étant de celles qui ont été le plus étudiées et qui soulèvent le moins de controverses parmi les catholiques, nous ne les traiterons pas plus longuement.

1 - Dans sa législation, l'État doit s'inspirer de la mission que l'Auteur de la création lui a confiée. «Il est le protecteur de la communauté, la nature lui en a confié la conservation. Le salut public n'est pas seulement la loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du principat. Or il importe au salut public, comme au salut privé, que l'ordre et la paix règnent partout; que toute l'économie de la vie domestique soit réglée d'après les commandements dé Dieu et les principes de la loi naturelle; que la religion soit honorée et observée; que l'on voie fleurir les mœurs privées et publiques; que la justice soit rigoureusement gardée et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément… Les droits où qu'ils se trouvent doivent être religieusement respectés, et l'État doit les assurer à tous les citoyens, en prévenant ou en vengeant leur violation» (encyclique Rerum novarum, III, 49).

S'il arrive que les législateurs se laissent entraîner par la passion et l'impiété,«les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, les abus de la législation. Le respect que l'on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l'interdire: il ne peut entraîner le respect, et encore moins l'obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. Qu'on ne l'oublie pas, la loi est une prescription ordonnée „selon la raison” et promulguée „pour le bien” de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir. En conséquence, jamais on ne peut approuver des points de législation qui soient hostiles à la religion et à Dieu; c'est au contraire un devoir de les réprouver. Comme le remarque saint Augustin, les soldats chrétiens de Julien l'Apostat le servaient à la guerre parce qu'il avait le droit de les conduire contre les ennemis de l'État, mais ils lui résistaient quand il voulait leur imposer d'adorer les idoles, parce qu'il faut mettre Dieu au-dessus du prince» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 121).

2. - «Pour ce qui est des libertés sociales, il n'est aucunement permis de demander, de défendre ou d'accorder sans discernement la liberté de la pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature aurait conférés à l'homme. Si vraiment la nature les lui avait conférés, on aurait le droit de se soustraire à la souveraineté de Dieu; la religion, la vérité et la justice n'auraient pas plus de droits que l'erreur, et nulle loi ne pourrait modérer la liberté humaine. - Cependant ces diverses sortes de libertés peuvent, pour de justes causes, être „tolérées”, pourvu qu'un juste tempérament les empêche de dégénérer jusqu'à la licence et au désordre. - Dans son appréciation maternelle, l'Église tient compte du poids accablant de l'infirmité humaine, et elle n'ignore pas le mouvement qui entraîne à notre époque les esprits et les choses. Pour ces motifs, tout en n'accordant de „droits” qu'à ce qui est vrai et honnête, elle ne s'oppose pas cependant à la „tolérance” dont la puissance publique croit devoir user à l'égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d'un mal plus grand à éviter, ou d'un bien plus grand à obtenir. - Dieu lui-même, dans sa providence, quoique infiniment bon et tout-puissant, permet néanmoins l'existence de certains maux dans le monde, tantôt pour ne point empêcher des biens plus grands, tantôt pour empêcher de plus grands maux… Mais il faut reconnaître, pour rester dans le vrai, que plus il est nécessaire de tolérer le mal dans un État, plus les conditions de cet État s'écartent de la perfection. Enfin, là où les usages ont mis ces libertés en vigueur, les citoyens doivent s'en servir pour faire le bien et avoir, à leur égard, les sentiments qu'en a l'Église» (encyclique Libertas praestantissimum, pages 205-211).

3. - Enfin pour ce qui est de la différence des classes, l'État doit se faire la providences de tous, mais «particulièrement des travailleurs et des pauvres», parce que ceux-ci ont spécialement besoin de sa tutelle et de sa protection.

«Ce qu'on demande aux gouvernants, c'est un concours d'ordre général, qui consiste dans l'économie tout entière des lois et des institutions, c'est-à-dire qu'ils doivent faire en sorte que, de l'organisation même et du gouvernement de la société, découle spontanément et sans efforts la prospérité tant publique que privée. Tel est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de ceux qui gouvernent. En vertu même de son office, l'État doit servir l'intérêt commun. - La raison formelle de toute société est une et commune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c'est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l'intermédiaire des familles, le corps entier de la nation, pour ne pas dire qu'en toutes les cités ils sont le grand nombre. Comme donc il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et d'en négliger l'autre, il devient évident que l'autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu'à chacun soit rendu ce qui lui est dû. A ce sujet, saint Thomas dit fort sagement: „de même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose”, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie (De regimine principum, I, 15). C'est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernements qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite „distributive”. - Aux gouvernants il appartient de protéger la communauté et ses parties, sans toutefois que les familles et les individus soient absorbés ou que leur juste liberté soit entravée. L'autorité vient de Dieu, elle est une participation de son autorité suprême; dès lors ceux qui en sont les dépositaires doivent l'exercer à l'instar de Dieu, dont la paternelle sollicitude ne s'étend pas moins à chacune des créatures en particulier qu'à tout leur ensemble. Si donc, soit les intérêts généraux, soit l'intérêt d'une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu'il soit possible d'y remédier ou d'y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l'autorité publique. - Les droits, où qu'ils se trouvent, doivent être religieusement respectés et l'État doit les assurer à tous les citoyens, en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire sans richesse pour se mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'État. Que l'État se fasse donc, à un titre tout particulier, „la providence des travailleurs”, qui appartiennent à la classe pauvre en général» (encyclique Rerum novarum, III, 45-49).

Mais cette thèse reviendra dans la seconde partie.

Le pouvoir se transmet régulièrement par l'élection ou par l'hérédité, suivant les constitutions que les peuples se sont données.

En dehors de ces cas de succession légitime, il peut y avoir des gouvernements usurpateurs; il peut y avoir aussi des moments de trouble et d'incertitude où une nation, en face de compétitions diverses, se choisit un gouvernement provisoire, un gouvernement d'essai.

Quelle direction va nous donner Léon XIII pour ces circonstances difficiles? Celle de la raison et de la grande tradition catholique.

Plusieurs hypothèses peuvent se présenter. S'il y a lutte à main armée entre l'usurpateur et le gouvernement légitime et s'il reste à l'autorité des chances sérieuses de vaincre l'insurrection, il est clair que l'usurpateur doit être traité comme un ennemi public, contre lequel tout le monde a le devoir de soutenir l'autorité. C'est ce qu'exige impérieusement la justice (saint Thomas, in. 2, dist. 44, q. 2).

Mais si l'usurpateur est arrivé à dominer pleinement et pacifiquement l'État, qu'en résulte-t-il? Dès lors, le devoir du peuple est manifeste, il doit obéissance au gouvernement de fait dans l'intérêt de l'ordre et de la prospérité publique. Il en est de même du gouvernement choisi par une Constituante dans un moment de trouble.

Après un certain temps, l'intérêt de la société demande que la légitimité vienne se joindre à la possession de fait. Leur séparation est un mal, elle perpétue la division entre les enfants d'un même pays. Le bien social exige que le prétendant et ses amis s'inclinent devant un ordre de choses qu'on ne peut plus changer sans révolution (Confère, De Pascal, Philosophie morale et sociale, tome II, pages 201-208. - De Vareilles, Principes fondamentaux du droit, pages 219-265).

Léon XIII n'a pas dit autre chose.

Encyclique Au milieu des sollicitudes: «Quant aux sociétés purement humaines, c'est un fait gravé cent fois dans l'histoire, que le temps, le grand transformateur de tout ici-bas, opère dans leurs institutions politiques de profonds changements. Parfois, il se borne à modifier quelque chose à la forme du gouvernement établi; d'autres fois, il va jusqu'à substituer aux formes primitives d'autres formes totalement différentes, sans en excepter le mode de transmission du pouvoir souverain. Et comment viennent à se produire ces changements politiques dont nous parlons? Ils succèdent parfois à des crises violentes, trop souvent sanglantes, au milieu desquelles les gouvernements préexistants disparaissent en fait… Dès lors, une „nécessité sociale” s'impose à la nation; elle doit sans retard pourvoir à elle-même… Cette nécessité sociale justifie la création et l'existence des nouveaux gouvernements, quelque forme qu'ils prennent; puisque, dans l'hypothèse où nous raisonnons, ces nouveaux gouvernements sont nécessairement requis par l'ordre public. Dans de semblables conjonctures, toute la nouveauté se borne à la forme politique des pouvoirs civils, ou à leur mode de transmission; elle n'affecte nullement le pouvoir considéré en lui-même. Celui-ci continue d'être immuable et digne de respect. En toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu (Rm 13, 1).

Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements, qui représentent cet immuable pouvoir, sont constitués, les „accepter” n'est pas seulement „permis”, mais „réclamé”, voire même „imposé” par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient. D'autant plus que l'insurrection attise la haine entre les citoyens, provoque les guerres civiles et peut rejeter la nation dans le chaos de l'anarchie. Et ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera, tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière…» (III, 118).

Dans sa lettre aux cardinaux français, qui est comme le commentaire de l'encyclique, Léon XIII reproduit et résume la même doctrine: «Ces changements de gouvernements sont loin d'être toujours légitimes à l'origine; il est même difficile qu'ils le soient. Pourtant, le criterium suprême du bien et de la tranquillité publique „impose l'acceptation” de ces nouveaux gouvernements établis en fait à la place des gouvernements antérieurs. Ainsi se trouvent „suspendues” les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et „il peut se faire même qu'avec le temps elles se trouvent abolies”» (III, 126).

Ainsi donc, les prescriptions de la raison, rappelées par Léon XIII, sont manifestes. Dans l'intérêt du bien public, il faut «savoir subir les pouvoirs de fait quand ils s'imposent et les accepter quand ils s'affermissent» (De Pascal, page 208).

«La loi supérieure de l'existence et de la conservation de la société établit, au bénéfice de l'usurpateur lui-même, une légitimité relative, provisoire, conditionnelle» (De Vareilles, page 263).

«Il peut arriver, à raison du temps écoulé et de diverses circonstances, que le rétablissement de l'ordre légitime devienne impossible, de sorte qu'il ne puisse plus y avoir d'espérance raisonnable d'une restauration pour le prince légitime. Alors l'intérêt de la société demande que la légitimité vienne se joindre à la possession du pouvoir de fait: leur séparation, en effet, est un mal, elle perpétue la division entre les enfants d'un même pays» (De Pascal, page 204).

A quel moment se réalise pour les pouvoirs de fait cette légitimation? Il y a, dans un pareil sujet, matière à des interprétations diverses… Les intérêts privés, les traditions, les vues personnelles peuvent empêcher l'union de se faire et perpétuer longtemps les dissensions qui empêchent le bien. Dans une société païenne, il n'y a pas d'autre remède que le temps. Mais pour les catholiques, il y a une autorité doctrinale qui peut les guider.

«Il y a là, en effet, un cas de conscience majeur sur lequel les catholiques peuvent et doivent consulter l'Église» (De Vareilles, page 557). «Les papes peuvent, „comme gardiens de la morale”, se prononcer sur la légitimité des gouvernements» (De Pascal, page 208).2)

Ils peuvent au même titre, et a „fortiori, se prononcer sur le devoir d'accepter les gouvernements de fait, sur leur légitimité «relative, provisoire, conditionnelle», sur la nécessité pour les enfants d'un même pays de mettre fin aux divisions qui les minent et les conduisent à la ruine.

Ils peuvent nous marquer le moment où la raison du bien social, l'honneur et la conscience nous obligent à sacrifier nos visées personnelles et nos attachements de partis, dans l'intérêt de la tranquillité publique et pour le bien de la religion (III, 126).

La France est dans une de ces périodes où «des changements politiques surviennent, des monarchies disparaissent, des formes nouvelles de gouvernement se substituent aux formes adoptées précédemment».

Le changement survenu a pu n'être pas légitime à l'origine. Mais le gouvernement nouveau s'est affermi. Quel degré de stabilité a-t-il acquis? Il n'est plus dans la période où la lutte à main armée serait légitime. Le gouvernement provisoire en était peut-être là au 4 septembre 1870, mais il n'a pas rencontré d'adversaire. Le Gouvernement de la Commune en était là au 19 mars 1871 et, grâce à Dieu, il a été vaincu.

Le Gouvernement actuel n'a pas une origine violente. Il a été choisi par les élus de la nation et constitué par la loi fondamentale du 25 février 1875. Il y eut peut-être de la surprise, de l'effarement dans ce vote. Beaucoup de catholiques n'ont pas voulu l'accepter comme définitif. Au lieu d'entrer carrément dans le courant républicain et de le diriger, ils formèrent un parti d'opposition, avec l'espoir de ramener la Monarchie par la seule force des élections. Ils éprouvèrent une grande déception; les élections leur furent de moins en moins favorables, et la religion associée à l'opposition politique fut comme elle persécutée par le pouvoir. Il eût peut-être été plus sage de se rallier de suite à la République, par respect pour le Gouvernement de fait régulièrement établi et pour ne pas provoquer la persécution de la religion. C'était un cas de conscience bien grave. Le Saint-Père aurait pu intervenir de suite, dans l'intérêt de la justice et de la religion. Selon sa coutume, il a usé de condescendance envers les catholiques, ils les a laissés essayer une restauration qu'ils croyaient possible. Cela cependant ne pouvait pas durer toujours; le droit naturel était violé et la religion marchait à sa destruction en France.

Alors le Pape a cru devoir parler. Après avoir encouragé la démonstration républicaine du cardinal Lavigerie, il a adressé aux Français sa lettre encyclique du 16 février 1892.

Il leur rappelle d'abord dans cette lettre les principes généraux relativement à la transmission du pouvoir civil et à l'obéissance aux gouvernements constitués. Puis il en fait l'application à la France.

«Dans les crises violentes, dit-il, la nécessité sociale justifie la création et l'existence des nouveaux gouvernements, quelque forme qu'ils prennent, parce qu'ils sont nécessairement requis par l'ordre public. A ce titre, ils méritent le respect et ils sont vraiment de Dieu, de qui vient tout pouvoir.

Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n'est pas seulement permis, mais „réclamé”, voire même „imposé” par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient. D'autant plus que l'insurrection attise la haine entre citoyens, provoque les guerres civiles et peut rejeter la nation dans le chaos de l'anarchie. Et ce „grand devoir de respect et de dépendance” persévérera tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière.

Par là s'explique d'elle-même la sagesse de l'Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France, depuis un siècle. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la République, qui est le gouvernement actuel de leur nation» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 118).

La direction donnée était claire. La République avait acquis en France cette légitimité au moins provisoire qui commande le respect. Le «devoir» et «l'intérêt» nous obligeaient à l'accepter. C'était la ligne de conduite «la plus sûre», comme «la plus salutaire».

La parole du Pape ne devait cependant pas être acceptée facilement par beaucoup de catholiques, attachés outre mesure aux gouvernements précédents et nourris d'espérances illusoires.

Léon XIII dut intervenir cent fois depuis pour répéter et confirmer ce qu'il avait dit. Moins de trois mois après son encyclique, il intervenait de nouveau solennellement par une lettre aux cardinaux français, datée du 3 mai 1892.

L'union s'impose, dit le Saint-Père aux catholiques de France, pour la défense et la conservation de la religion. Mais quels sont les moyens de réaliser cette union? Un de ces moyens est l'acceptation de la République, acceptation qui s'impose d'ailleurs comme un devoir social pour le bien commun de la nation.

Voici d'ailleurs les paroles textuelles du Saint-Père: «Un des moyens d'union est d'accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté parfaite qui convient au chrétien, le pouvoir civil dans la forme où, de fait, il existe. Ainsi fut accepté, en France, le premier Empire, au lendemain d'une effroyable et sanglante anarchie; ainsi furent acceptés les autres pouvoirs, soit monarchique, soit républicain, qui se succédèrent jusqu'à nos jours.

Et la raison de cette acceptation, c'est que le bien commun de la société l'emporte sur tout autre intérêt; car il est le principe créateur, il est l'élément conservateur de la société humaine; d'où il suit que tout vrai citoyen doit le vouloir et le procurer à tout prix. Or, de cette nécessité d'assurer le bien commun dérive, comme de sa source propre et immédiate, la nécessité d'un pouvoir civil qui, s'orientant vers le but suprême, y dirige sagement et constamment les volontés multiples des sujets, groupés en faisceaux dans sa main. Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l'œuvre, l'intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l'on doit, pour cette raison, l'accepter tel qu'il est. C'est pour ces motifs et dans ce sens que Nous avons dit aux catholiques français: Acceptez la République, c'est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous; respectez-la, soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu» (III, 125).

Cette direction si nette et si précise, le Pape la répétait et la renouvelait encore un mois plus tard, le 22 juin 1892, dans une lettre à monseigneur l'évêque de Grenoble:

«En fait, lui écrit-il, depuis vingt-deux ans, la République en France est obstinément consacrée par le vœu populaire. Elle a reçu la double sanction du temps et de la volonté nationale: dans ces conditions, elle a droit au respect et à l'obéissance de tous».

Un an après, c'est à monseigneur l'évêque d'Autun qu'écrit le Pape, au 20 décembre 1893: «Nous sommes heureux de constater, lui dit-il, que le double devoir de l'obéissance et de l'amour est accompli dans des dispositions vraiment filiales par beaucoup de vos compatriotes, mais Nous ne pouvons dissimuler que Nous éprouvons une certaine peine de ce que d'autres, en trop grand nombre, rejettent ouvertement nos conseils. Ils se font l' „illusion” de croire qu'ils ont la piété filiale requise envers Notre personne, alors qu'ils se dérobent au „devoir nécessaire” de la soumission».

Cent fois depuis, dans des lettres et dépêches de la secrétairerie d'État à tous les congrès catholiques, le Saint-Père, par l'organe du cardinal Rampolla, recommandait la docilité à ses enseignements et conseils.

En décembre 1894, une lettre écrite par le cardinal Rampolla, au nom du Saint-Père, félicitait l'Univers de marcher dans la bonne voie et blâmait tels journaux se disant catholiques, qui suivaient une voie différente.

Deux mois après, une autre lettre du secrétaire d'É reprochait au journal la Vérité de se tenir en désaccord avec le Saint-Siège, de contrecarrer le mouvement que veut le Pape et de ne pas suivre la direction qu'il convient à la presse catholique de suivre…

Enfin, en cette année 1897, le Saint-Père devient de plus en plus pressant. Il met vraiment en pratique les conseils de saint Paul: «Insta opportune, importune, argue, obsecra, increpa, in omni patientia et doctrina» (2Th 4,2).

Il faut en finir, il y a un grave devoir moral que beaucoup de catholiques français ne remplissent pas. Ils s'obstinent dans l'erreur comme les jansénistes d'autrefois. Cependant, le péril est pressant, une nouvelle période électorale approche, le socialisme nous menace, il s'agit des plus grands intérêts de la France et de la chrétienté. Il n'y a plus à hésiter.

Le Saint-Père intervient donc de nouveau à plusieurs reprises: le 1er mars, dans un discours au Sacré Collège; le 26 mars, dans une lettre à monseigneur Mathieu, archevêque de Toulouse; le 14 juin, par une note officieuse insérée dans l'Osservatore Romano; au mois d'août, par une mission donnée au révérend père Sébastien, abbé général de la Trappe, et au révérend père Picard, supérieur général des Assomptionnistes, pour qu'ils redisent ses directions aux évêques et aux hommes influents du parti catholique.

La direction était toujours la même, répétée sous des termes différents. Le 1er mars, le Saint-Père disait: «Vous venez de Nous rappeler, Monsieur le Cardinal, ce qu'un zèle prudent Nous a conseillé de faire, il y a quelques années, relativement à Nos fils de France. Dans les mesures prises à leur égard, Notre but, qui était d'assurer les grands intérêts spirituels, planait au-dessus de la politique et de ses querelles. Ce que Nous avions et ce que Nous avons uniquement à cœur, c'est de bannir la discorde des esprits, qui est non seulement inféconde, mais nuisible à la cause de la religion et de l'Église. A cet effet, un simple conseil général eût été insuffisant et inefficace; il fallait le corroborer opportunément par des règles pratiques. C'est pourquoi nous indiquâmes „le terrain constitutionnel et légal”, où chacun devait coopérer au bien commun, religieux et moral. Chez beaucoup, le bon sens et la bonne volonté secondèrent ces indications; mais si la concorde était pleine et entière, si l'action était uniforme, quelle abondance de fruits n'en recueilleraient pas la France et l'Église!».

Dans son mandement de Carême, monseigneur Mathieu, archevêque de Toulouse, avait dit: «Le Souverain Pontife a parlé avec une clarté et une autorité qu'aucun catholique ne saurait méconnaître. Rappelant la doctrine énoncée par les Apôtres et la conduite tenue par les premiers chrétiens, il nous détourne de prendre à l'égard des pouvoirs constitués une attitude d'opposition systématique, qui nous réduirait à l'impuissance en donnant à nos revendications les plus légitimes un air de sédition et en nous aliénant irrévocablement la foule, qui a manifesté tant de fois son attachement à la forme de gouvernement sous laquelle nous vivons…

Notre attitude est donc nettement tracée: ni sédition, ni servilité, respect des convictions intimes de chacun et des grands souvenirs du passé, mais soumission sincère à la Constitution, voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, les abus progressifs de la législation. Voilà ce qu'on appelle la politique de Léon XIII. Nul ne saurait la lui reprocher, car c'est celle du bon sens, de la tradition et des intérêts sacrés dont la défense lui est confiée».

Le Saint-Père avait goûté ce mandement, dont il avait reçu un hommage. Le 26 mars, il écrivit à monseigneur Mathieu: «Vous l'avez compris et vous le faites bien entendre dans votre lettre, nous n'avons jamais voulu rien ajouter ni aux appréciations des grands docteurs sur la valeur des diverses formes de gouvernement, ni à la doctrine catholique et aux traditions de ce Siège apostolique sur le degré d'obéissance dû aux pouvoirs constitués. En appropriant aux circonstances présentes ces maximes traditionnelles, loin de nous ingérer dans les questions d'ordre temporel débattues parmi vous, notre ambition était, est et sera de contribuer au bien moral et au bonheur de la France, toujours fille aînée de l'Église, en conviant les hommes de toute nuance, qu'ils aient pour eux la puissance du nombre, ou la gloire du nom, ou le prestige des dons de l'esprit, ou l'influence pratique de la fortune, à se grouper utilement à cette fin, sur „le terrain des institutions en vigueur”».

La note officieuse de l'Osservatore Romano, du 14 juin, est encore plus formelle et plus claire, s'il est possible. D'après cette note, le Pape nous permet de garder nos préférences relatives au meilleur système gouvernemental, s'il s'agit de préférences théoriques, d'«ordre spéculatif». Il ne nous défend pas non plus de conserver nos «sentiments intimes», concernant les «souvenirs du passé». Mais il déclare, contrairement aux assertions constantes des sectaires et des réfractaires, que les diverses formes du pouvoir, y compris la forme républicaine, sont compatibles avec les principes de la raison et les maximes de la doctrine chrétienne. Le «bien commun, dit-il, impose» aux catholiques «l'acceptation» du Gouvernement établi. Ce Gouvernement nous ne devons le combattre, ni de façon «directe», ni de manière «indirecte». C'est sur le «terrain constitutionnel» qu'il faut nous placer. Nous enlèverons ainsi aux persécuteurs le prétexte qui leur a tant servi pour opprimer l'Église en invoquant la nécessité de défendre la République, et nous travaillerons plus efficacement, unis aux citoyens honnêtes de toute nuance, à l'amélioration des lois.

Enfin, dans les instructions transmises aux évêques et aux plus notables catholiques par les supérieurs généraux de la Trappe et de l'Assomption, le Saint-Père résume de nouveau ses enseignements sous cette formule abrégée:

«Accepter loyalement le pouvoir établi, par conséquent la République, et faire campagne au profit de l'Église et de l'ordre social sur le terrain constitutionnel;

Contracter „sur ce terrain” les alliances nécessaires;

Comprendre que des réformes sont à faire en matière économique et sociale, aller au peuple, seconder les bonnes tendances de la démocratie chrétienne;

Approuver en principe les candidatures ecclésiastiques et dans la pratique n'en pas abuser;

Blâmer, au lieu de les écouter, les journaux qui, tout en se déclarant catholiques, contrecarrent plus ou moins ouvertement la politique pontificale».

Voilà qui est clair et ceux qui désormais travailleront contre les directions du Saint-Père auront mauvaise grâce à se dire bons catholiques.

L'intervention du Pape dans les affaires politiques de la France était-elle légitime? Le Pape a-t-il parlé comme il devait le faire? Telles sont les deux questions qu'on peut se poser en face de l'opposition qu'ont rencontrée les directions pontificales.

Rappelons d'abord les conditions et l'étendue de l'autorité du Pape. Il a une autorité doctrinale et une autorité de juridiction.

Il est le juge et le docteur suprême de la foi et de la morale. Il est le chef de l'Église, le gardien des grands intérêts religieux de l'Église et des nations.

Les termes dans lesquels a été définie l'infaillibilité doctrinale du Pape au Concile du Vatican sont connus; rappelons ici seulement le canon relatif à sa puissance de juridiction:

«Si quelqu'un ose dire que le Pontife romain, qui est le vrai successeur de Pierre à la tête de l'Église du Christ, n'a pas la pleine et suprême puissance de juridiction sur l'Église universelle, non seulement dans les choses qui appartiennent à la foi et aux mœurs, mais encore en ce qui est de la discipline et du gouvernement de l'Église répandue par tout l'univers; ou s'il ose dire que le Pontife romain n'a que la principale part et non toute la plénitude de ce pouvoir suprême; ou encore que ce pouvoir n'est point ordinaire et immédiat, soit sur toutes les Églises et sur chacune d'elles, soit sur tous les fidèles et sur chacun d'eux, qu'il soit anathème».

L'intervention du Pape dans les affaires de France rentre-t-elle dans les limites de son autorité d'enseignement et de juridiction? Absolument. Léon XIII a parlé comme docteur de la morale et comme chef de l'Église.

Il est indéniable que la politique relève de la morale, puisque tout acte humain passe au critérium de la loi naturelle et divine. Il y a une justice en politique comme dans tous les rapports des hommes entre eux. Que demandait de nous le devoir de justice en face des diverses compétitions politiques? Qui donc avait autorité pour nous le dire, si ce n'est le Pape?

Il est clair d'ailleurs que si chacun de nous s'arroge le droit d'apprécier si tel jugement est bien de la compétence du Pape, l'autorité pontificale sera absolument annihilée. C'est donc à juste titre que le Pape revendique, soit dans sa lettre aux cardinaux français, soit antérieurement, dans l'encyclique du 10 janvier 1890, sur les principaux devoirs civiques des chrétiens, le droit de déterminer lui-même les limites de son autorité.

Dans sa lettre aux cardinaux, il nous dit: «N'est-ce pas pour nous une obligation pressante de parler, quoi qu'il advienne, dès qu'il s'agit d'affirmer notre droit divin d'enseigner, d'exhorter, d'avertir, en face de ceux qui, sous prétexte de distinction entre la religion et la politique, prétendraient en circonscrire l'universalité!».

Dans l'encyclique Sapientiae christianae, au 10 janvier 1890, il avait dit: «Lorsqu'on trace les limites de l'obéissance due aux pasteurs des âmes et surtout au Pontife romain, il ne faut pas penser qu'elle renferme seulement les dogmes auxquels l'intelligence doit adhérer et dont le rejet opiniâtre constitue le crime d'hérésie. Il ne suffirait même pas de donner un sincère et ferme assentiment aux doctrines qui, sans avoir été jamais définies par un jugement solennel de l'Église, sont cependant proposées à notre foi par son magistère ordinaire et universel, comme étant divinement révélées, et qui, d'après le Concile du Vatican, doivent être crues de foi catholique et divine. Il faut, en outre, que les chrétiens considèrent comme „un devoir de se laisser régir, gouverner et guider” par l'autorité des évêques et surtout par celle du Siège apostolique. Combien cela est raisonnable, il est facile de le démontrer. En effet, parmi les choses contenues dans les divins oracles, les unes se rapportent à Dieu, principe de la béatitude que nous espérons, et les autres à l'homme lui-même et aux moyens d'arriver à cette béatitude. Il appartient de droit divin à l'Église et, dans l'Église, au Pontife romain, de déterminer dans ces deux ordres ce qu'il faut croire et „ce qu'il faut faire”. Voilà pourquoi le Pontife doit pouvoir juger avec autorité de ce que renferme la parole de Dieu, décider quelles doctrines concordent avec elle et quelles doctrines y contredisent. De même, dans la sphère de la morale, c'est à lui de déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, „ce qu'il est nécessaire d'accomplir et d'éviter” si l'on veut parvenir au salut éternel; autrement il ne pourrait être ni l'interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie humaine» (II, 281).

Avant même que le Pape n'ait formulé solennellement le devoir des catholiques français dans son encyclique du 16 février 1892, dès les premières indications qu'il avait données sur la nécessité de l'union en dehors des partis politiques, l'opposition avait surgi et déjà en 1884, par deux lettres écrites, l'une au nonce, monseigneur Di Rende, l'autre au cardinal Guibert, archevêque de Paris, le Pape avait dû rappeler les règles de l'obéissance qui lui est due.

«Nous ne pouvons voir, écrivait-il au nonce, sans une vive douleur, se réveiller à et là, parmi les catholiques, des querelles intestines… C'est au Saint-Siège, avant tout, et aussi, sous sa dépendance, aux autres pasteurs établis par l'Esprit-Saint, pour gouverner l'Église de Dieu, qu'appartient de droit le ministère doctrinal. La part des simples fidèles se réduit ici à un seul devoir: accepter les enseignements qui leur sont donnés, y conformer leur conduite et seconder les intentions de l'Église».

Au cardinal Guibert, le Saint-Père écrivait: «Parmi les catholiques, il s'en trouve, peut-être à cause du malheur des temps, qui, non contents du rôle de soumission qui est le leur dans l'Église, croient pouvoir en prendre un dans son gouvernement. Tout au moins s'imaginent-ils qu'il leur est permis d'examiner et de juger selon leur manière de voir les actes de l'autorité. Ce serait là un „grave désordre” s'il pouvait prévaloir dans l'Église de Dieu, où, par l'expresse volonté de son fondateur, deux ordres distincts sont établis de la façon la plus nette: l'Église enseignante et l'Église enseignée, les pasteurs et le troupeau, et parmi les pasteurs, l'un d'entre eux qui est pour tous le chef et le pasteur suprême. Aux pasteurs seuls a été donné l'entier pouvoir d'enseigner, de juger, de diriger; aux fidèles a été imposé le devoir de suivre ces enseignements, de se laisser gouverner, corriger et conduire au salut; de cette subordination, de cette obéissance dépendent l'ordre et la vie de l'Église. Si, au contraire, les simples fidèles s'attribuent l'autorité, s'ils prétendent s'ériger en juges et en docteurs; si des inférieurs préfèrent ou tentent de faire prévaloir, dans le gouvernement de l'Église universelle, une direction différente de celle de l'autorité suprême, c'est de leur part, renverser l'ordre, porter la confusion dans un grand nombre d'esprits et sortir du droit chemin».

Le Pape a donc usé de l'autorité qui lui appartient, et, dans son extrême condescendance, il veut bien nous expliquer lui-même à maintes reprises qu'il en a usé conformément aux règles communes de la justice et de la morale politique et pour le plus grand bien de la religion et de l'Église dont les intérêts sont confiés à sa garde par la divine Providence.

Et d'abord il n'a fait qu'expliquer à la France les principes généraux de la morale. «Tous les individus sont tenus d'accepter les gouvernements établis». - «Lorsque après des crises violentes, de nouveaux gouvernements sont établis, ils représentent le pouvoir divin. Les accepter n'est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social» (encyclique Au milieu des sollicitudes).

Dans la lettre aux cardinaux français, le Saint-Père dit de même: «Lorsque dans une société il existe un pouvoir constitué et mis à l'œuvre, l'intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l'on doit, pour cette raison, l'accepter tel qu'il est. C'est pour ce motif et dans ce sens que nous avons dit aux catholiques français: Acceptez la République, c'est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous, respectez-la; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu».

Dans sa lettre à monseigneur Mathieu, le Saint-Père dit aussi: «Nous n'avons jamais voulu rien ajouter ni aux appréciations des grands docteurs sur la valeur des diverses formes de gouvernement, ni à la doctrine catholique et aux traditions de ce Siège apostolique sur le degré d'obéissance dû aux pouvoirs constitués. Nous n'avons fait qu'approprier aux circonstances présentes ces maximes traditionnelles».

Le Saint-Père a donc tout simplement rappelé ces règles générales que les philosophes les plus royalistes reconnaissent eux-mêmes dans leurs traités, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.

Le Pape, agissant ensuite comme chef de l'Église et gardien des grands intérêts de la religion, nous a fait remarquer qu'en faisant de la politique d'opposition les catholiques soulevaient contre eux, non seulement le pouvoir, mais la classe populaire qui est très attachée aux institutions modernes. Y a-t-il rien qui rentre mieux dans les attributions du Pape? Il est le défenseur de l'Église, ne doit-il pas avertir les catholiques qui, dans un intérêt de parti et pour satisfaire des vues personnelles, provoquent la persécution? S'il se taisait, il faillirait à son devoir. Et comme les intérêts de la France catholique sont solidaires de ceux de l'Église, il nous rappelle que la politique de parti est aussi nuisible aux uns qu'aux autres.

Que la politique de parti de la part des catholiques irrite le pouvoir et le pousse à la persécution, c'est trop manifeste pour avoir besoin d'être prouvé.

Que cette même politique blesse le sentiment populaire, c'est un fait éclatant, qu'on ne peut pas nier sans aller contre l'évidence. Examinez, en effet, les résultats des élections populaires depuis vingt-cinq ans.

L'Assemblée nationale élue en 1871 était en majorité monarchiste, mais les membres de cette majorité étaient divisés en impérialistes, légitimistes et orléanistes. Ils tentèrent quand même la restauration de la Monarchie. Monsieur Thiers, qui ne voyait pas que cela pût aboutir, se retira de la présidence le 24 mai 1873. Mac-Mahon se prêta pendant quatre ans aux tentatives de la droite.

En 1874, tout semblait près de se conclure, le comte de Paris avait fait une démarche à Frohsdorf; mais, malgré cette réconciliation des prétendants, les royalistes ne purent s'entendre. L'Assemblée découragée institua le septennat et quelque temps après, le 25 février 1875, elle vota une constitution républicaine sujette à révision, il est vrai, en ce qui concerne ses éléments organiques, mais pas sur la question du régime républicain.

Le peuple était fatigué de l'instabilité gouvernementale, il regarda le vote de cette constitution comme un acte de bon sens. Il admit la formule de M. Thiers: «La République est ce qui nous divise le moins». Depuis vingt-deux ans, il a marqué et accentué son sentiment dans toutes les élections, soit générales, soit partielles.

En 1876, il nomma une Chambre en majorité républicaine. Cette Chambre, dissoute par le ministère du 16 mai 1877, obtint une seconde fois la faveur populaire et revint au pouvoir. Mac-Mahon découragé se retira en 1879 après que les élections pour le Sénat eurent amené dans cette Chambre, comme dans celle des députés, une majorité républicaine.

Depuis lors, le groupe monarchiste à la Chambre est tombé à 200 membres, puis à 150 et à 100. La progression est la même au Sénat. L'observation détaillée des votes est saisissante. Par exemple il y a dans la Haute-Garonne, en 1888, 597 voix républicaines pour l'élection d'un sénateur; en 1889, 603. Dans le Gers, en 1888, 367 voix républicaines; en 1896, 418. Dans l'Ille-et-Vilaine, 546 en 1888, 573 en 1893. Dans l'Indre, 296 en 1888, 319 en 1891. Dans les Landes, 417 en 1888, 456 en 1892. Dans la Loire-Inférieure, 341 en 1888, 386 en 1895. Dans le Lot-et-Garonne, 402 en 1888, 457 en 1890. Dans la Lozère, 210 en 1888, 253 en 1896. Et c'est partout de même.

Aux dernières élections sénatoriales, le 3 janvier 1897, les monarchistes ont encore perdu cinq des quelques départements qui leur restaient: ceux d'Ille-et-Vilaine, de la Mayenne, de la Nièvre, du Gers et de l'Indre.

Le fait est donc constant. Le peuple veut la République, il ne cesse de le prouver. Les monarchistes ont risqué une dernière partie en s'associant à l'aventure du général Boulanger. Après cela, il ne restait plus qu'à se rallier loyalement à la République pour ne pas irriter contre l'Église le pouvoir et la masse du peuple.

Il faut à tout prix mettre l'Église à l'abri du soupçon d'être hostile à l'État. Le pouvoir et le peuple ont nourri jusqu'à présent des préventions contre l'Église et les catholiques parce qu'ils les ont tenus pour inféodés au parti monarchique. C'est à cela qu'il faut remédier et Léon XIII nous a indiqué le seul moyen à prendre.

C'est d'autant plus urgent que nous sommes à une époque d'évolution et de crise sociale. Le peuple cherche à s'orienter pour trouver des amis et des protecteurs. Si les catholiques sont assez maladroits pour se confiner dans leurs recherches d'une monarchie introuvable, le peuple ira au socialisme. Nous sommes menacés d'une nouvelle barbarie. Le Pape s'est ému de l'effroyable péril vers lequel se précipite la société contemporaine, et c'est pour tenter un suprême effort qu'il fait appel à la France. L'âme saisie de ce sombre problème, auprès duquel pâlissent les misérables querelles des partis, le Pape essaie de réveiller de sa léthargie une génération désunie, distraite et amollie, qui, semblable à celle du siècle dernier, passe dans les fêtes et les grossières délices de l'argent la veille des catastrophes; c'est pour une lutte suprême en faveur de la civilisation qu'il sonne de la trompette sacrée; et, désignant du doigt le champ clos des institutions républicaines où les ennemis de la religion et de l'ordre social cherchent à diriger seuls la démocratie contemporaine: «Voilà, dit-il d'un ton ferme mais attristé, voilà le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme pour lutter par tous les moyens légaux en faveur de cette civilisation chrétienne qui a, par la main de la France, tracé dans les annales du genre humain des pages si glorieuses».

Humainement, la politique du Pape est la dernière chance de salut: si tous les bons Français répudiaient devant le commun péril les divisions qui les affaiblissent, il pourrait sortir du prochain vote populaire une représentation vraiment nationale, profondément honnête, courageusement réformatrice. Le temps n'est plus aux expédients ni aux sauveurs d'aventure; c'est au pays à se sauver lui-même par un suprême effort.

Ce serait une faute, une démence pour les catholiques de France d'arborer encore le drapeau monarchique aux élections prochaines. Ce serait faire échec à l'œuvre de salut entreprise par Léon XIII. Ce serait, par un funeste aveuglement, porter les factions ennemies à se rapprocher, et, du même coup, pousser la démocratie irritée dans le camp socialiste (Confère, Léon Rolland, Appel aux Français, brochure éditée par la Bonne Presse).

Bien que les directions pontificales soient manifestement conformes à la raison et à la tradition, bien qu'elles soient une application de la souveraine autorité doctrinale et disciplinaire du Pape, elles ont rencontré une longue et intraitable opposition, qui n'est pas encore vaincue.

Cette opposition, Léon XIII l'avait prévue. «Les attaques, nous les avions prévues, dit-il dans sa lettre aux cardinaux français. Partout où l'agitation des partis politiques remue profondément les esprits, comme il arrive maintenant en France, il est difficile que tous rendent de suite à la vérité cette pleine justice qui est pourtant son droit».

Mais cette prévision n'a pas arrêté le Pape. Il a bravé les critiques pour procurer le bien de la religion et de la France. «Fallait-il pour cela nous taire! dit-il. Quoi? la France souffre et nous n'aurions pas ressenti jusqu'au fond de l'âme les douleurs de cette fille aînée de l'Église! La France, qui s'est acquis le titre de nation „très chrétienne” et qui n'entend pas l'abdiquer, se débat au milieu des angoisses, contre la violence de ceux qui voudraient la déchristianiser et la rabaisser en face de tous les peuples, et nous aurions omis de faire appel à tous les catholiques, à tous les Français honnêtes, pour conserver à leur patrie cette foi sainte qui en fit la grandeur dans l'histoire! A Dieu ne plaise!» (encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 123).

Cette opposition a pris toutes les formes: insurrection ouverte et résistance déguisée, objections et prétextes, équivoques et subterfuges. On a vu à l'œuvre les mobiles les plus divers: l'illusion, le doute avec un reste de bonne foi, les préjugés, les visées personnelles, la passion, l'attachement à un parti. Léon XIII lui-même signale ces mobiles différents, soit dans sa lettre aux cardinaux, soit dans la note de l'Osservatore. Il met en relief la mauvaise foi de ceux qui sciemment s'efforcent de dénaturer les conseils du Pape ou de les mettre en contradiction avec ceux de ses prédécesseurs; les subterfuges de ceux qui prétendent éluder les directions pontificales sous le futile et irrévérencieux prétexte qu'elles empiètent sur le terrain politique, ou qu'elles ne représentent pas la pensée du Pape, mais celle de ses conseillers; les habiletés de ceux qui, se basant sur des lettres particulières et des appréciations même d'éminents personnages, voudraient circonscrire et atténuer les instructions précises du Saint-Siège; le mauvais esprit enfin de ceux qui, au lieu de s'employer à l'œuvre de la pacification religieuse et de la concorde des esprits, visent plutôt à créer des difficultés, à semer la défiance et le découragement.

On a rarement vu dans l'Église une lutte aussi passionnée contre la vérité. Cela rappelle les beaux temps du jansénisme et du pélagianisme. L'histoire des réfractaires est à écrire, elle sera d'un vif intérêt. Le côté plaisant n'y manquera pas, quand on y lira par exemple des choses comme cette assertion d'un journal réfractaire de Nantes: «La note de l'Osservatore Romano n'est pas connue du Pape. L'entourage du Pape a fait faire ce jour-là, pour le Saint-Père, une édition spéciale de l'Osservatore sans la note». Après cela, il n'y a plus rien à ajouter.

Relevons cependant les principales objections qui ont été émises.

1. C'est là une question de politique et non de religion. - Mais pardon, nous l'avons déjà fait remarquer plusieurs fois, c'est une question de morale doublée d'une question de religion. La morale exige que l'on accepte les gouvernements établis. L'intérêt de la religion exige que les catholiques ne se mettent pas en opposition avec le pouvoir et avec le vœu des populations.

2. La Monarchie est de droit divin. - C'est le pouvoir établi qui est de droit divin: «Non est potestas nisi a Deo». La transmission des pouvoirs est par les hommes. Tantôt elle suit son cours régulièrement, tantôt elle est interrompue par des crises violentes et des changements inattendus. Ces changements peuvent n'être pas légitimes à l'origine, mais le „criterium” du bien commun et de la tranquillité publique impose l'acceptation de ces nouveaux gouvernements, établis en fait à la place des gouvernements antérieurs. Ainsi se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même qu'avec le temps elles se trouvent abolies (Confère encyclique Au milieu des sollicitudes, III, 126).

3. La République est satanique dans son principe. - Vous confondez la

Révolution et la République. Toute révolution est ordinairement satanique, sauf le cas fort rare où il y a lieu de résister à la tyrannie, mais la République est une forme de gouvernement comme une autre. On peut en théorie discuter de la valeur relative des diverses formes de gouvernement établi, quand même on aurait une préférence spéculative pour un autre.

4. Mais la République actuelle est persécutrice de la religion. - C'est vrai, mais à qui la faute? et quel est le remède? La faute est aux catholiques qui, en 1875, se sont constitués en parti d'opposition et qui, par là, ont laissé le pouvoir aux mains des sectaires, des francs-maçons et des protestants. Et s'ils étaient excusables par leur bonne foi jusqu'en 1892, ils ne le sont plus après les enseignements si formels du chef de l'Église.

5. Mais ce sentiment est-il bien celui du Pape? N'est-il pas celui de son secrétaire d'É? - Le Pape, à qui un visiteur racontait un jour cette objection qui avait cours, répondit tout simplement: «C'est une manœuvre». Oui, c'est une manœuvre déloyale que quelques-uns emploient pour couvrir leur désobéissance. Un secrétaire d'É ne dit que ce qu'on lui fait dire. Le Pape est renseigné, il lit les journaux, il reçoit des évêques et des personnages politiques, il sait ce que dit son secrétaire d'É, et s'il n'en était pas content, il le corrigerait ou le changerai.

6. Le Pape ne donne-t-il pas une direction opposée aux Italiens en leur défendant de reconnaître le gouvernement établi? - Pas du tout. - Au point de vue religieux, il défend les intérêts de l'Église en Italie comme il les défend en France. En Italie, l'intérêt de l'Église est que le Souverain Pontife recouvre ses États et sa liberté; en France l'intérêt de l'Église est que les catholiques ne se fassent pas persécuter en faisant de l'opposition à la forme du gouvernement.

Au point de vue de la justice, les Français doivent accepter le Gouvernement établi qui n'a rien d'immoral en soi et qui leur sera favorable s'ils y entrent. Les Italiens ne peuvent pas accepter un Gouvernement issu d'une usurpation sacrilège et qui ne peut être guéri de ce vice essentiel qu'en se retirant des États pontificaux.

7. Et les lois républicaines? - Le Pape nous dit d'accepter le gouvernement républicain, il ne nous dit pas de louer toutes les lois qu'il a faites. C'est précisément à la réforme de ces lois qu'il nous convie en nous disant d'entrer dans la République pour y avoir notre mot à dire. Si nous nous cantonnons dans l'opposition, ces lois dureront indéfiniment et nous formeront une génération qui rendra la France inhabitable.

8. Mais le Saint-Père n'a-t-il pas entendu nous donner seulement un conseil qu'on serait libre de suivre ou de ne pas suivre? - Non, il s'agit bien d'ordres formels et absolus. Le Pape nous l'a dit de cent manières différentes. Dès 1892, il nous dit que «les individus „sont tenus” d'accepter les gouvernements de fait, que les accepter n'est pas seulement permis, mais „réclamé”, voire même „imposé” par la nécessité du lien social». Il le répète dans la lettre aux cardinaux: «Le critérium du bien public „impose” l'acceptation des gouvernements établis. Qu'en serait-il de l'honneur et de la „conscience”, s'il était permis au citoyen de sacrifier à ses visées personnelles et à ses attachements de partis les bienfaits de la tranquillité publique?».

Au point de vue des intérêts religieux, la note de l'Osservatore est particulièrement nette: «Les catholiques ont une obligation spéciale de s'unir sur le terrain constitutionnel pour le bien de la religion. Ils seraient donc „très coupables” s'ils ne concouraient à cette œuvre de salut qu'avec tiédeur et indifférence, et surtout s'ils y opposaient de la résistance. Ils ont le „devoir strict” d'écouter avec respect la voix de leur chef suprême, chargé par Dieu de la défense et du soutien de la religion…».

C'est assez clair. Si le Pape a quelquefois parlé, dans cette question, de conseils à suivre, il s'agissait de conseils qui sont des ordres parce qu'ils nous invitent à accomplir, dans l'intérêt de l'Église et de la France, le devoir qui nous est d'ailleurs imposé par la morale sociale et par la volonté manifeste du chef de l'Église.

Aucune objection ne résiste à l'examen. Toute cette opposition a été chez un certain nombre mêlée de bonne foi; mais, chez la plupart et spécialement chez les journalistes qui s'en sont constitués les chefs, elle a été généralement une œuvre de parti, une œuvre de mauvaise foi, une œuvre de sectaires.

Y a-t-il donc péché à se montrer réfractaire aux directions pontificales? - Mais incontestablement. Désobéir au docteur suprême de la morale et au chef de l'Église est évidemment un péché. Il peut y avoir pour cette faute-là, comme pour toute autre, l'excuse de l'ignorance et de la bonne foi, mais en dehors de ce cas exceptionnel, il y a une faute manifeste et une faute grave.

Rappelons encore le devoir de l'obéissance due au Pape: «I1 faut que les chrétiens considèrent comme un „devoir” de se laisser régir, gouverner et guider par l'autorité des évêques et surtout par celle du Siège apostolique. Il appartient de droit divin à l'Église, et dans l'Église, au Pontife romain, de déterminer, en ce qui concerne la fin de l'homme et les moyens d'y arriver, ce qu'il faut croire et „ce qu'il faut faire”. Dans la sphère de la morale, il appartient au Souverain Pontife de déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, „ce qu'il est nécessaire d'accomplir et d'éviter, si l'on veut parvenir au salut éternel”; autrement il ne pourrait être ni l'interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie humaine» (encyclique Sapientiae christianiae, II, 281).

«Dans la politique, „inséparable des lois de la morale et des devoirs religieux”, l'on doit toujours, et au premier chef, se préoccuper de servir le plus efficacement possible les intérêts du catholicisme. Dès qu'on les voit menacés, tout dissentiment doit cesser entre catholiques, afin que, unis dans les mêmes pensées et les mêmes conseils, ils se portent au secours de la religion, bien général et suprême auquel tout le reste doit être rapporté» (idem).

«Beaucoup s'arrogent un rôle qui ne leur convient pas. Ils prétendent subordonner la conduite de l'Église à leurs idées et à leur volonté, jusque là qu'ils supportent avec peine et n'acceptent qu'avec répugnance tout ce qui s'en écarte. Agir ainsi, ce n'est pas suivre l'autorité légitime, c'est la prévenir et transférer à des particuliers, par „une véritable usurpation”, les pouvoirs de la magistrature spirituelle, au grand détriment de l'ordre que Dieu lui-même a constitué pour toujours dans l'Église, et qu'il ne permet à personne de violer impunément» (idem, 289).

Ce sont là les règles générales de l'obéissance due au Pape, rappelées par le Souverain Pontife lui-même antérieurement à ses directions politiques.

Dans l'encyclique par laquelle il applique positivement à la France les règles de la morale en politique, le Saint-Père déclare que l'acceptation des gouvernements établis n'est pas seulement permise, mais réclamée, et même «imposée» par la nécessité du bien social (III, 118).

Quand la lutte surgit, le Saint-Père signale les «attaques passionnées» auxquelles son encyclique est en butte. Il espère que la vérité finira par se frayer un chemin jusque dans les cœurs qui lui résistent, peut-être avec «un reste de bonne foi».3) Je rappelle encore que le „critérium du bien commun et de la tranquillité publique „impose l'acceptation des gouvernements établis. «Qu'en serait-il en effet de „l'honneur et de la conscience”, s'il était permis au citoyen de sacrifier à ses visées personnelles et à ses attachements de partis les bienfaits de la tranquillité publique?» (III, 126).

Voilà qui est parler clair. Désobéir au Pape, c'est aller contre l'ordre établi par Dieu, contre le droit divin de l'Église et du Souverain Pontife; c'est manquer au devoir de se laisser régir et gouverner dans l'accomplissement des règles de la morale; c'est usurper les pouvoirs de la magistrature spirituelle; c'est agir avec passion et mauvaise foi et contrairement à l'honneur et à la conscience. - Si ce n'est pas là pécher, il n'y a plus de péchés.

La lettre du Saint-Père à monseigneur l'évêque d'Autun, en date du 20 décembre 1893, n'est pas moins formelle:

«Puisque la miséricordieuse Providence de Dieu nous a constitué la sentinelle de son Église, c'est à juste titre que, dans sa lumière, nous revendiquons le pouvoir et le devoir de choisir les moyens les mieux appropriés aux circonstances des temps et des lieux pour procurer le bien de la religion au milieu des peuples, soit en la défendant là où elle est opprimée, soit en la faisant grandir là où elle s'exerce paisiblement… Mais si nous sommes heureux de constater que le double „devoir de l'obéissance” et de l'amour est accompli dans des dispositions vraiment filiales par beaucoup de vos compatriotes, nous ne pouvons dissimuler que nous éprouvons une certaine peine de ce que d'autres, „en trop grand nombre”, rejettent ouvertement nos conseils ou n'en tiennent aucun compte. Ils se font ainsi à eux-mêmes la „grande illusion” de croire qu'ils ont la piété filiale requise envers notre personne, alors qu'ils „se dérobent au devoir nécessaire de la soumission”» (IV, 48-49).

La note de l'Osservatore, du 9 juin 1897, est plus sévère encore. Le Pape y fait exprimer sa douloureuse surprise de ce que plusieurs, abusant de la bonne foi d'autrui et profitant des moindres incidents, cherchent à obscurcir la vraie signification de ses actes. Il déclare

«très coupables» ceux qui opposent de la résistance à l'œuvre de salut qu'il a entreprise. Ils «manquent de respect» à la voix du chef suprême chargé par Dieu de la défense et du soutien de la religion. Il espère que les «passions étant calmées», sa parole sera comprise et écoutée docilement par tous…

Mais il s'agit sans doute d'un péché véniel? - Pas du tout. Ceux que le Pape déclare «très coupables» n'ont pas commis seulement une peccadille.

Un docte et pieux théologien, monsieur le chanoine Perriot, dans l'Ami du Clergé, du 27 mai dernier, a donné à ce sujet cette consultation fort exacte: «Ce ne peut être un péché véniel en soi que de s'opposer ainsi formellement et de se révolter contre la direction du Pape. La rébellion, en effet, tire sa gravité de la grandeur de la puissance à laquelle on résiste, de l'importance de la matière dans laquelle on résiste, et de la volonté qu'a le supérieur d'obtenir l'obéissance de ses sujets. Ici, l'autorité est suprême; la matière est très importante puisqu'il s'agit du bien spirituel et du bien temporel de la société, en même temps que de l'accomplissement d'un devoir de droit naturel et divin; enfin, le Souverain Pontife, par ses déclarations multipliées, a fait connaître de la manière la plus évidente sa volonté d'être obéi».

Ainsi donc, quand bien même le Pape n'aurait pas parlé, il y aurait faute grave à ne pas accepter loyalement le gouvernement de la République, parce que cette acceptation est l'accomplissement d'un devoir de droit naturel et divin, et parce qu'elle est requise pour le bien spirituel et temporel de la société.

Que le bien général spirituel soit enjeu, c'est facile à comprendre. Il y a des lois mauvaises à réformer. En se plaçant sur le terrain constitutionnel on peut espérer y arriver. Au contraire, lutter contre ces lois à titre d'adversaires politiques, c'est faire prendre le change sur la nature de nos revendications, qui paraissent alors n'avoir d'autre but que de faire pièce au régime actuel, et c'est exposer les défenseurs de la vérité et de la justice, des droits de Dieu, de l'Église et de la famille, à être éconduits comme adversaires de l'ordre de choses existant.

C'est aussi travailler contre le bien temporel de la société, car il importe au bien temporel que la paix et l'union s'entretiennent au sein de la nation par le respect de la constitution; tout ce qui se fait pour la mettre en échec est de nature à entretenir l'inquiétude et à compromettre la paix intérieure.

Les directions du Pape n'ont fait que donner aux lois communes une promulgation plus manifeste. Mais son insistance aggrave encore la faute de ceux qui désobéissent. Ce qui était déjà en soi un manquement à un devoir de droit naturel et divin, devient en outre un manquement à un devoir de droit positif ecclésiastique.



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La lettre du Pape au cardinal Guibert, du 17 juin 1885, marquait bien nettement aussi la gravité de la désobéissance aux directions pontificales, et elle écartait tous les subterfuges. Il faut en citer quelques lignes.


«Il n'est pas nécessaire pour manquer à un „devoir aussi sacré”, de faire acte d'opposition ouverte soit aux évêques, soit au chef de l'Église; il suffit de cette opposition qui se fait „d'une manière indirecte”, d'autant plus dangereuse qu'on cherche davantage à la voiler par des apparences contraires. - C'est également une preuve de soumission peu sincère que d'établir une opposition entre Souverain Pontife et Souverain Pontife. Ceux qui, entre deux directions différentes, repoussent celle du présent pour s'en tenir au passé, ne font pas preuve d'obéissance envers l'autorité qui a le droit et le devoir de les diriger, et ressemblent sous quelque rapport à ceux qui, après une condamnation, voudraient en appeler au futur concile ou à un Pape mieux informé.


Ce qu'il faut tenir sur ce point, c'est donc que, dans le gouvernement général de l'Église, en dehors des devoirs essentiels du ministère apostolique imposés à tous les Pontifes, il est libre à chacun d'eux de suivre la règle de conduite que, selon les temps et les autres circonstances, il juge la meilleure. En cela, il est „le seul juge”, ayant sur ce point non seulement des lumières spéciales, mais encore la connaissance de la situation et des besoins généraux de la catholicité d'après lesquels il convient que se règle sa sollicitude apostolique. C'est lui qui doit procurer le bien de l'Église universelle, auquel se coordonne le bien de ses diverses parties, et tous les autres qui sont soumis à cette coordination doivent seconder l'action du directeur suprême et servir à ses desseins… De l'oubli de ces principes résulte, pour les catholiques, une diminution du respect, de la vénération, de la confiance envers celui qui leur a été donné pour chef… Lorsqu'on oublie et qu'on n'observe plus ces principes, la voie la plus large s'ouvre aux dissensions et aux discordes parmi les catholiques et cela au très grave détriment de l'union, qui est le caractère distinctif des fidèles de Jésus Christ. Cette union devrait être toujours, mais particulièrement dans ce temps, à cause de la conspiration de tant de puissances ennemies, l'intérêt suprême et universel, en présence duquel devrait disparaître tout sentiment de complaisance personnelle ou d'avantage privé…».

Le Pape, dans cette lettre, a voulu certainement donner comme un traité de l'obéissance qui est due aux directions du chef de l'Église. Il nous en fait un «devoir sacré», et nous montre que, dans les temps si graves que nous traversons, aller contre ces directions, c'est «compromettre l'intérêt suprême et universel de l'Église». Comment soutenir après cela qu'il n'y a pas là une faute grave?

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Mais si tous les catholiques „réfractaires manquent à un devoir sacré et offensent Dieu, n'y en a-t-il pas parmi eux qui ont une responsabilité particulière? Oui, et le Saint-Père les signale lui-même. Il y a d'abord ceux qui ont mission de «seconder l'action du Directeur suprême et de servir à ses desseins», tous les ministres sacrés, par exemple, et spécialement ceux qui sont chargés de l'enseignement des clercs. Si ceux-là se montrent „réfractaires, s'ils opposent au Pontife présent un Pontife passé ou futur, s'ils prétendent que le Souverain Pontife n'a rien à voir à la politique ou à la question sociale, ils chargent leur conscience d'une faute. Si même ils témoignent seulement une indifférence accentuée pour ces questions, s'ils n'enseignent pas les directions pontificales à ceux qu'ils ont mission d'instruire, on ne peut pas les tenir pour exempts de faute.

Léon XIII l'a dit souvent, c'est sur ces collaborateurs surtout qu'il compte et qu'il a le droit de compter: «que les ministres sacrés, a-t-il dit, déploient toutes les forces de leur âme et toutes les industries de leur zèle et que, sous l'autorité des évêques, ils ne cessent d'inculquer aux hommes de toutes les classes les règles évangéliques de la vie chrétienne; qu'ils travaillent de tout leur pouvoir au salut des peuples» (encyclique Rerum novarum, III, 71).

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Mais il est une autre classe de personnes qui ont une responsabilité spéciale, plusieurs fois signalée par Léon XIII, ce sont les journalistes et les écrivains.

Dans sa lettre au nonce, du 4 novembre 1884, Léon XIII nous dit que «la responsabilité des divisions entre catholiques revient pour la plus grande part aux écrivains, notamment aux journalistes».

Dans la lettre au cardinal Guibert, le Saint-Père est plus explicite encore: «Un tel devoir, dit-il [(celui de l'obéissance aux directions pontificales)], s'il incombe à tous sans exception, est, d'une manière plus rigoureuse, celui des journalistes. S'ils ne sont pas animés de cet esprit de docilité et de soumission, si nécessaire à tout catholique, ils contribueront à étendre et à aggraver de beaucoup les maux que nous déplorons. „L'obligation qu'ils ont à remplir”, en tout ce qui touche aux intérêts religieux et à l'action de l'Église dans la société, est donc de se soumettre pleinement d'esprit et de cœur, comme tous les autres fidèles, à leurs propres évêques et au Pontife romain, d'en suivre et d'en reproduire les enseignements, d'en seconder de tout cœur l'impulsion, d'en respecter et d'en faire respecter les intentions. Les écrivains qui agiraient autrement, pour servir les vues et les intérêts de ceux dont nous avons réprouvé dans cette lettre l'esprit et les tendances, manqueraient à leur noble mission, et ils se flatteraient aussi vainement de servir par là les intérêts et la cause de l'Église que ceux qui chercheraient à atténuer et à diminuer la vérité catholique, ou à ne s'en faire que les soutiens trop timides».

Si nous voulons savoir quels sont les journaux qui manquent ainsi à leur mission, voyons quels sont ceux qui méprisent journellement les directions du Saint-Siège, ceux par exemple qui se constituent les juges et les réformateurs des pasteurs de l'Église, ceux qui se montrent réfractaires aux enseignements politiques et sociaux du Pape.

Nous avons spécialement pour nous guider la lettre de son éminence le cardinal secrétaire d'É au journal la Vérité. Le cardinal écrit à ce journal, au nom du Saint-Père: «Je ne puis pas vous le cacher, le programme suivi jusqu'ici par les rédacteurs de la Vérité ne correspond en fait ni aux „règles données” ni aux désirs exprimés par Sa Sainteté. Et le fait qu'ils n'ont point reçu une parole d'approbation ou d'encouragement du Saint-Siège aurait suffi pour les avertir de „l'erreur où ils se trouvent”. La Vérité se trouve en „désaccord avec le Saint-Siège”, elle „contrecarre le mouvement que veut le Pape”, elle ne suit pas la direction qu'il convient à la presse catholique française de suivre…».

Ne pas suivre les règles données, se tenir en désaccord avec le Saint-Siège, contrecarrer ce que veut le Pape, c'est évidemment faute grave.

Ce journal dira peut-être qu'il s'est amendé. Ce n'est pas exact. Le cardinal secrétaire d'É nous a donné le signe auquel on reconnaîtra que la désobéissance a cessé: «Le fait que vous n'avez reçu aucune parole d'encouragement ou d'approbation du Saint-Siège aurait suffi à vous avertir de l'erreur où vous vous trouvez». Le fait subsiste. Aucune parole d'approbation n'est venue relever les coupables de la condamnation qu'ils ont encourue. Par conséquent, l'erreur continue, la désobéissance et le désaccord se perpétuent.

Or, le journal la Vérité n'est pas isolé. Bien des journaux de province et l'une ou l'autre Semaine Religieuse gravitent dans son orbite. C'est là cette presse réfractaire dont se plaignait encore récemment le Saint-Père dans les conseils qu'il nous a transmis par l'entremise des supérieurs généraux de la Trappe et de l'Assomption. Et le Saint-Père ne condamnait pas seulement les organes réfractaires, mais aussi ceux qui les soutiennent par leurs abonnements et surtout par des secours pécuniaires.

Faire cela, c'est aller contre la volonté du chef de l'Église, contre les intérêts de l'Église et de la nation. C'est évidemment charger sa conscience d'une faute.

Nous n'agitons d'ailleurs ici qu'une question de doctrine. Nous savons que les rédacteurs de ces feuilles, et notamment de la Vérité, sont très honorables, mais nous pensons qu'ils se trompent sur ce point.

Quel sera l'avenir de la France? - Cela dépendra de l'attitude et de l'union des catholiques. Léon XIII ne cesse de nous le répéter dans tous les documents que nous avons déjà cités.

Des périls effrayants nous menacent si nous ne savons pas nous unir sur le terrain constitutionnel, pour remettre la vie nationale dans un courant chrétien.

«En pénétrant à fond, dit Léon XIII, la portée du vaste complot que certains hommes ont formé d'anéantir en France le christianisme, et l'animosité qu'ils mettent à poursuivre la réalisation de leur dessein, en foulant aux pieds les plus élémentaires notions de liberté et de justice, comment ne serions-nous pas saisi d'une vive douleur? Et quand nous voyons se révéler l'une après l'autre les conséquences funestes de ces coupables attaques qui conspirent à la ruine des mœurs, de la religion et même des intérêts politiques sagement compris, comment exprimer les amertumes qui nous inondent et les appréhensions qui nous assiègent?… qui ne comprend que pour tous les Français qui professent la religion catholique, la grande sollicitude doit être d'en assurer la conservation; et cela avec d'autant plus de dévouement, qu'au milieu d'eux le christianisme devient, de la part des sectes, l'objet d'hostilités plus implacables? Sur ce terrain, ils ne peuvent se permettre ni indolence dans l'action ni division de partis; l'une accuserait une lâcheté indigne du chrétien, l'autre serait la cause d'une faiblesse désastreuse…

Pauvre France, Dieu seul peut mesurer l'abîme de maux où elle s'enfoncerait, si la législation qu'elle subit, loin de s'améliorer, s'obstinait dans une telle déviation, qui aboutirait à arracher de l'esprit et du cœur des Français la religion qui les a faits si grands. Et voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, ces abus progressifs de la législation» (encyclique Au milieu des sollicitudes).

Dans la lettre aux cardinaux, Léon XIII exprime les mêmes angoisses: «Quoi! La France souffre et nous n'aurions pas ressenti jusqu'au fond de l'âme les douleurs de cette fille aînée de l'Église!

La France, qui s'est acquis le titre de nation très chrétienne et n'entend pas l'abdiquer, se débat au milieu des angoisses, contre la violence de ceux qui voudraient la déchristianiser et la rabaisser en face de tous les peuples, et nous aurions omis de faire appel à tous les catholiques, à tous les Français honnêtes, pour conserver à leur patrie cette foi sainte qui en fit la grandeur dans l'histoire! A Dieu ne plaise! Or, nous le constations mieux de jour en jour; dans la poursuite de ce résultat, l'action des hommes de bien était nécessairement paralysée par la division de leurs forces» (III, 125).

Que de temps perdu déjà, en effet! La République n'a pas laissé que de faire quelques grandes choses. Elle a réorganisé l'armée, elle a développé l'enseignement, reconstruit la Sorbonne et multiplié les écoles, elle a conquis la Tunisie, l'Indo-Chine, Madagascar et le Soudan. Elle a dû faire tout cela en dehors des catholiques, qui la boudaient et qui se livraient à la politique de partis, ou se laissaient aller à l'indolence et cherchaient une diversion dans le plaisir.

Après le retentissement des crimes anarchistes, Léon XIII écrivait à monseigneur l'évêque d'Autun: «L'âme est saisie d'horreur, quand on voit jusqu'où va l'audace d'hommes perdus, qui, foulant aux pieds tout sentiment de religion, de respect pour les lois de l'humanité, ne craignent pas de recourir au crime, à l'assassinat, pour ruiner le fondement et la majesté de la puissance publique. Il y a des motifs plus puissants que jamais, pour votre pays, d'accéder à nos conseils et de renoncer aux divisions de partis afin de défendre le bien suprême…» (IV, 49).

La secte maçonnique a puisé toute sa force dans nos divisions, et elle s'efforce de détruire en France la conscience et la liberté, la famille et la religion.

En même temps, la démocratie ouvrière, le peuple des usines, des mines et des ateliers, et bientôt celui des exploitations rurales, se tient frémissant et dans l'hésitation à l'entrée des deux chemins qui conduisent l'un à l'Église et à la liberté, l'autre au socialisme athée.

Le Pape essaye de réveiller de sa léthargie notre génération désunie et amollie. Il veut faire refleurir la paix au sein de cette chère France qu'il a appelée un jour «la très noble nation»; il souhaite qu'elle redevienne le «sergent de Dieu» et qu'elle aide au salut de la chrétienté dans les luttes terribles qui vont s'engager contre la civilisation. Il fait appel à tous les Français honnêtes et sensés. C'est un nouvel Urbain qui prêche la croisade contre une nouvelle barbarie; les temps ne sont pas moins menaçants qu'au XIe siècle et l'union est plus nécessaire encore.

Le socialisme matérialiste, maître déjà d'un grand nombre de positions, parle hautement d'une refonte totale de la société: plus de foyer, plus de famille, plus de patrimoine personnel, plus d'autel! L'horrible niveau égalitaire sous le ciel de plomb d'un despotisme anonyme! Pour nous réduire à l'état d'esclaves, il suffirait, dans le prochain parlement, d'une majorité socialiste et d'un texte de loi (Confère, Rolland, Appel aux Français).

Humainement la politique du Pape est la dernière chance de salut. Elle enlève sa raison d'être à l'ancienne concentration républicaine qui ne s'appuyait que sur l'hypothèse du péril constitutionnel, dès lors, en effet, que la République n'est plus menacée, pourquoi des hommes qui n'ont, en matière de gouvernement, aucune idée commune, s'uniraient-ils pour la défendre?

Et ne voyons-nous pas déjà poindre l'aurore du succès? Pour la première fois depuis vingt ans, le gouvernement actuel a nié l'existence du péril clérical et proclamé que, pour la défense de l'ordre social, la République pouvait et devait accepter tous les concours qui s'offrent loyalement à elle.

Lorsque nous ne laisserons plus de doute sur l'absolue droiture de nos intentions, la victoire de nos idées sera certaine, car la détestable législation que nous subissons n'aura plus un défenseur avoué dans la grande masse du pays, du jour où il ne sera plus permis de dire qu'elle a été forgée pour la défense de la République.

Garder quelque alliance avec le parti monarchique, ce serait faire douter de notre bonne foi, raviver la concentration républicaine et pousser la démocratie irritée dans le camp socialiste.

Que si, au contraire, l'Église et le peuple se rencontrent, comme le prévoyait Pie IX, ce sera le renouveau des siècles chrétiens, l'Évangile deviendra le code des nations et l'humanité verra luire des jours de vraie justice et d'une incomparable splendeur.

DEUXIÈME PARTIE

DIRECTIONS SOCIALES ET ÉCONOMIQUES

Nous traiterons cette seconde partie plus brièvement, elle a déjà été élucidée par tant d'écrits de tout genre!

La crise politique, dans laquelle le Saint Père nous a tracé la voie à suivre est spéciale à la France; la crise économique et sociale est commune à toute l'Europe.

Nous avions pour nous guider dans la question politique, outre plusieurs encycliques générales, deux encycliques spéciales à la France, plusieurs lettres et documents divers.

Pour la question sociale et économique, l'encyclique Rerum novarum est à elle seule un code presque complet.

Les ennemis de la vraie doctrine sociale chrétienne sont d'un côté le socialisme et de l'autre l'économie libérale ou individualiste.

Tous les deux écartent l'action de l'Église. Le socialisme exagère l'action de l'État, il fait de l'État une association unique et tyrannique; il supprime les associations libres, l'initiative personnelle, la propriété privée et même la famille.

L'économie libérale écarte l'action de l'État ou la restreint outre mesure; elle écarte également les associations privées et l'initiative ouvrière; elle exagère le droit de propriété et favorise le capitalisme et l'oppression des travailleurs.

Nous vivons depuis un siècle sous le régime de l'économie libérale. Ses conséquences désastreuses ont lassé ceux qu'elle opprime. Une réaction violente se produit. Cette réaction menace de nous jeter sous le joug de fer du socialisme. Léon XIII intervient pour nous dire: «Le salut n'est pas là, il est dans l'économie sociale chrétienne».

Ses directions se rapportent à sept chefs principaux: 1. L'action de l'Église; 2. L'action de l'État; 3. Les associations; 4. La vraie notion de la propriété; 5. Les droits de l'ouvrier; 6. L'abus du capital; 7. L'initiative ouvrière.

L'économie libérale a été particulièrement oppressive pour les travailleurs. L'économie chrétienne est pour eux particulièrement libératrice et profitable. De là une tendance à donner au régime économique chrétien, combiné avec une certaine émancipation politique, le nom de „démocratie chrétienne.

Les chefs principaux des directions pontificales, que nous venons d'énumérer, nous fourniront les titres des chapitres de cette seconde partie.

Mais il faut remarquer d'abord que tout l'ensemble de l'encyclique répond à une erreur moderne assez répandue, à savoir que l'économie politique est indépendante de la morale. Ainsi l'enseigne généralement l'école libérale. D'après Stuart Mill, Bentham, Ricardo, Rossi, Cherbuliez et bien d'autres, quand on étudie les lois économiques on fait abstraction de leur valeur morale.

Certains économistes parmi lesquels d'éminents catholiques, Liberatore, De Pascal, Ott, Devas, etc., vont à l'extrême opposé. Selon eux, l'économie sociale n'est pas une science distincte mais seulement une branche de la morale. Cela n'est pas exact. Les sciences se diversifient par leur objet. Quel est l'objet de la morale? L'„honnête”. Quel est l'objet de l'économie politique? L'„utile”. Ce sont donc bien deux sciences distinctes. Mais il n'est pas moins vrai que l'utile est subordonné à l'honnête.

L'utile doit être recherché, distribué, consommé selon les lois de l'honnêteté et de la morale, par conséquent la science économique est dépendante de la science morale, elle lui est subordonnée.

Le but final de l'homme dans la vie sociale, ce n'est pas l'utile, ce n'est pas la richesse. C'est là un moyen donné à l'homme pour atteindre sa fin dernière. Il doit faire rentrer la richesse dans l'ordre de sa fin, et comment? par la loi morale, qui règle toute l'activité libre de l'homme. La science de la richesse ou de l'utile, encore une fois, est manifestement subordonnée à la science de la morale ou de l'honnête.

C'est ce qu'indique clairement Léon XIII dès le commencement de l'encyclique: «I1 faut, dit-il, préciser „les droits” et „les devoirs” qui doivent à la fois commander la richesse et le prolétariat, le capital et le travail». Et toute l'encyclique se rapporte à cette direction que l'économie politique dans ses diverses parties, production, répartition et consommation de la richesse, doit recevoir de la morale naturelle et chrétienne.

Puisque la morale commande dans le domaine de l'économie politique, c'est qu'elle n'est pas identique avec elle. Elle en est parfaitement distincte, mais non séparée. La morale est la maîtresse. L'économie politique lui est subordonnée et doit subir sa direction.

Le préambule de l'encyclique, c'est un regard attristé du Souverain Pontife sur la situation sociale et économique de notre temps. Et dès ce premier pas, il est en contradiction avec l'école libérale et même avec certains conservateurs catholiques, qui trouvent que tout est pour le mieux, puisqu'ils touchent encore d'assez beaux dividendes et que les travailleurs ne sont malheureux que par leur faute.

Ecoutons le Saint-Père: «Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritée». Puis le Saint-Père développe sa pensée en esquissant le mal et ses causes.

«Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour les ouvriers une protection; tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu a peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée.

Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain, d'une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des effets de commerce devenus le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires».

En ces quelques lignes, le Saint-Père a dépeint tout le mal: les prolétaires sont tombés dans une misère analogue à celle des esclaves païens, parce qu'ils n'ont plus ni le secours de la religion et des associations, ni la protection de l'État, et parce qu'ils sont exploités par tous les abus de la propriété et du capital.

Le Saint-Père met en regard de ce malaise produit par l'individualisme, le péril socialiste: «Des hommes turbulents et astucieux cherchent à profiter de cette situation pour exciter les multitudes et fomenter des troubles. Les socialistes, sous prétexte de remédier au mal, poussent les pauvres à la jalousie et à la haine contre ceux qui possèdent, et ils tendent à bouleverser de fond en comble l'édifice social».

L'école libérale et certains groupes conservateurs protestent contre ce tableau si sombre de la situation présente. Il n'y a, disent-ils, d'ouvriers malheureux que ceux qui le veulent bien, ceux qui se livrent à la paresse et à la boisson.

Il faut donc nous attarder quelque peu à répondre à ces braves gens qui sont désolés d'être troublés dans leur quiétude et qui laissent entendre journellement qu'à leurs yeux le Pape est un révolutionnaire.

Oui, le malaise social est immense. Le tableau en a été fait cent fois, et ceux-là seuls ne le voient pas, qui ne veulent pas le voir.

Les ouvriers ont été détournés de la religion par les lois elles-mêmes, par l'enseignement officiel, par la presse, par l'exemple de la bourgeoisie.

Les liens de la famille sont relâchés ou brisés. Les lois s'y prêtent et l'exemple d'en haut y aide puissamment. L'alcoolisme d'en bas correspond à la sensualité et à l'intempérance d'en haut.

La justice, l'honnêteté professionnelle ne sont plus en honneur. La spéculation et le jeu hantent tous les cerveaux.

Au point de vue économique, le capital et le travail sont désormais des ennemis. Le sentiment du devoir et de la responsabilité, d'un côté; celui de la fidélité et de la soumission, de l'autre, sont émoussés.

Qui oserait dire que la haine des classes ouvrières envers les classés supérieures et envers la société soit toute gratuite? Leur vie est bien dure. Leurs mansardes dans les villes industrielles ne peuvent plus s'appeler un foyer. Le salaire est court. La petite propriété a été dévorée par le fisc et par le chômage. La journée de travail est longue, la femme et l'enfant n'en sont pas exempts. La discipline de l'atelier n'a plus rien de familial, elle rappelle le régime de l'esclavage païen. Rien n'est prévu pour les temps de maladie et pour la vieillesse. Il y a bien quelques mutualités, mais elles sont insuffisantes. L'ouvrier n'est pas protégé par la loi.

Peut-il garder le repos du dimanche, remplir ses devoirs d'époux et de père, assurer le repos de sa vieillesse et l'avenir de ses enfants?

Les enquêtes officielles en Angleterre, l'enquête des sociétés de charité en France, les observations privées d'écrivains de toutes les écoles: Jules Simon, Lefébure, de Mun, Lehmkuhl, Brentano, etc., ont constaté partout le même malaise.

Et si l'ouvrier est, pour une part, le propre artisan de sa misère, la cause en remonte, en très grande partie, à ceux qui ne l'ont pas instruit, qui ne l'ont pas protégé, qui ne lui ont pas donné l'exemple.

Socialistes et libéraux combattent également cette action.

Le socialiste est un mécontent, doublé d'un idéologue. Il constate le malaise social et il en veut à tout ce qui, à ses yeux, représente le passé: à l'Église, aux associations, à la propriété. Les plus violents s'en prennent à l'État lui-même et veulent essayer de l'anarchie.

Ce sont là des doctrines de dépit, où les conclusions dépassent les prémisses. L'État n'a pas donné tout ce qu'on était en droit d'attendre de lui, est-ce une raison pour le détruire, ou ne vaut-il pas mieux le réformer? Les corporations avaient dégénéré au XVIIIe siècle par suite de l'ingérence royale, faut-il pour cela méconnaître ce qu'elles peuvent donner avec une meilleure organisation? L'Église, dans ces derniers siècles, n'a pas aidé au peuple autant qu'il aurait pu l'attendre; en est-elle responsable, si elle a été entravée dans son action sociale par les fausses doctrines des légistes et des renaissants, et par l'intransigeance de l'État gallican?

Toutes les nuances de l'école libérale écartent aussi l'action de l'Église. L'école libérale absolue est rationaliste. Elle a pour point de départ une fausse notion de l'humanité, elle ne croit pas à la chute originelle. Elle accepte comme un principe cet aphorisme de Rousseau: «L'homme essentiellement bon n'a qu'à suivre les tendances de la nature». Le malheur est que l'expérience enseigne tous les jours le contraire. Dans l'ordre économique comme dans le reste, les mauvais instincts dominent chez l'homme, et s'ils ne sont pas contenus par la loi et surtout par la morale chrétienne, on verra bientôt régner en haut de l'échelle sociale toutes les convoitises et toutes les oppressions, et, en bas, toutes les souffrances et toutes les révoltes.

Adam Smit, Malthus, Stuart Mill ont été les coryphées de l'école libérale anglaise. Turgot, J.-B. Say, Cherbuliez, Bastiat, et, plus récemment, Garnier, Molinari, Frédéric Passy, Léon Say, Maurice Block, Courcelle-Seneuil ont soutenu les mêmes doctrines en France.

Léon XIII répond à toutes ces écoles à la fois, en montrant la nécessité de l'action de l'Église pour la réforme sociale. Il indique d'abord sommairement toute cette action, puis il développe ce qu'il a esquissé:

«C'est avec assurance, nous dit-il, que nous abordons la question sociale, et dans toute la plénitude de notre droit; car cette question est d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Église, il est impossible de lui trouver jamais une solution efficace. Assurément, une cause de cette gravité demande encore que d'autres agents fournissent leur part d'activité et d'efforts, nous voulons parler des gouvernants, des maîtres et des riches, des ouvriers eux-mêmes dont le sort est ici enjeu. Mais ce que nous affirmons sans hésitation, c'est l'inanité de leur action en dehors de l'Église. C'est l'Église, en effet, qui puise dans l'Évangile des doctrines capables de mettre fin au conflit ou au moins de l'adoucir, en lui enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur; l'Église, qui ne se contente pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler en conséquence la vie et les moeurs de chacun; l'Église, qui, par une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes pauvres…».

Puis, le Saint-Père rappelle plus en détail les doctrines de l'Église; comment elle honore le travail et le commande à tous; comment elle favorise l'union des classes par la pratique de la justice et de la charité; comment elle exige des patrons le respect et la protection de l'ouvrier et le paiement d'un juste salaire; comment elle interdit aux capitalistes toute manœuvre usuraire.

Il rappelle aussi comment l'Église recommande encore à tous la patience dans les peines de la vie, et aux riches l'usage modéré des richesses et le précepte de l'aumône.

«L'Église, en outre, pourvoit encore directement au bonheur des classes déshéritées par la fondation et le soutien d'institutions qu'elle estime propres à soulager leur misère; et, même en ce genre de bienfaits, elle a tellement excellé que ses propres ennemis ont fait son éloge».

On ne peut lire ces pages sans reconnaître le rôle éminent qui revient à l'Église dans la pacification sociale.

Comme le remarque encore Léon XIII, l'Église ne se contente pas d'indiquer la voie à suivre, mais elle y conduit les hommes par son action quotidienne. Elle pénètre les âmes, elle gagne les volontés, elle a pour cela des moyens d'une efficacité divine.

L'histoire du passé n'enseigne-t-elle pas que la société civile des hommes a été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes et que ces institutions lui ont procuré des siècles d'une admirable prospérité? Si donc la société veut être guérie de ses souffrances actuelles, il faut qu'elle recoure à la même source de vie où elle avait puisé une si puissante vitalité.

L'Église, nous dit l'encyclique, estime que les lois et l'autorité publique doivent, avec mesure, sans doute, et avec sagesse, apporter à la solution de la question sociale leur part de concours.

Ici encore, Léon XIII rencontre les mêmes contradicteurs. D'un côté, c'est le socialisme qui ne se contente pas d'un concours mesuré de l'État, mais qui lui remet tout entre les mains; de l'autre, c'est l'économie libérale et certains groupes conservateurs qui excluent toute intervention de l'État.

Pour avoir à ce sujet une notion exacte, il faut nous rappeler quelle est la fin naturelle de l'État et de la société. L'un et l'autre sont des moyens donnés à l'homme pour l'aider à accomplir sa destinée sur la terre, c'est-à-dire à se préparer au bonheur éternel.

Pour cela, l'État devra d'abord «protéger les droits» de chacun, car les membres d'une société ne pourraient pas poursuivre librement le bonheur temporel, si leurs efforts pouvaient à chaque instant être contrecarrés par les autres associés.

Il devra, en second lieu, «aider aux intérêts généraux» des citoyens, aux intérêts matériels comme aux intérêts moraux et religieux, car ces deux éléments concourent à la prospérité véritable, au progrès réel de la société et de ses membres.

Il ne doit pas pour cela, bien entendu, s'occuper des intérêts matériels de chaque citoyen ou de sa direction morale. Il ne peut se substituer ni à l'initiative privée, ni à la mission de l'Église.

«Ce qu'on demande aux gouvernants, remarque Léon XIII, c'est un concours d'ordre général, qui consiste dans l'économie tout entière des lois et des institutions; Nous voulons dire qu'ils doivent faire en sorte que, de l'organisation même et du gouvernement de la société; découle spontanément et sans efforts la prospérité tant publique que privée».

Pour que la nation soit prospère, les lois doivent favoriser la probité des moeurs, la bonne organisation des familles, la pratique de la religion et le respect de la justice, la modération et l'équitable répartition des charges publiques, le progrès de l'industrie, du commerce et de l'agriculture. Cette action d'ordre général sera déjà favorable aux travailleurs.

Il faut aussi remarquer que les ouvriers constituent une classe de citoyens et même la plus nombreuse.

L'autorité publique se doit à toutes les classes, à toutes les parties de la société, comme le remarque saint Thomas (IIa, IIae, q. 61, a.1). Il est donc juste qu'elle prenne les mesures voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière.

Pour les biens temporels, d'ailleurs, dont jouit la société, c'est le travail de l'ouvrier, travail de l'usine ou des champs, qui en est la source féconde et nécessaire. «L'équité demande donc que l'État se préoccupe des ouvriers et fasse en sorte que, de tous les biens qu'ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable».

Les avantages généraux que l'État doit procurer à l'ensemble de la nation, comme le règne de la religion, de la justice et des bonnes moeurs, et le développement de générations robustes et prospères, il doit aussi veiller à ce que la classe ouvrière n'en soit pas privée. S'il arrive, par conséquent, que les grèves menacent la tranquillité publique; que les liens naturels de la famille se relâchent parmi les travailleurs; qu'on foule aux pieds la religion des ouvriers en ne leur facilitant pas l'accomplissement de leurs devoirs envers Dieu; qu'on compromette leurs moeurs par la promiscuité des sexes ou d'autres excitations au vice dans les usines; qu'on les écrase sous le poids de fardeaux iniques; qu'on attente à leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe; en tous ces cas, la loi doit intervenir, autant qu'il est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers (III, 49).

Est-ce tout? Non. L'État doit encore favoriser la petite propriété, spécialement par ses lois fiscales et successorales, parce que c'est un des meilleurs éléments de la stabilité des nations.

Et pour le salaire? L'État doit-il intervenir? Il ne doit pas le faire d'une manière inopportune. Les corporations sont plus à même de veiller à ce que le salaire réponde aux lois de l'équité, mais l'État peut au besoin leur prêter son appui (III, 57).

Quant aux institutions de prévoyance pour le chômage, les accidents, la maladie et la vieillesse, elles doivent être ordinairement l'œuvre des corporations. La charité mutuelle en sera l'âme, l'action de l'État en fausserait l'esprit. L'État doit seulement, en règle générale, favoriser et protéger les corporations et mutualités (III, 65, 67).

Mais nous n'avons pas dit assez encore en affirmant que l'État doit se préoccuper du bien moral et matériel des ouvriers comme de celui des autres classes. Il faut ajouter qu'il doit s'en occuper d'une «manière spéciale», parce que les travailleurs sont faibles et indigents et qu'ils ont besoin d'une protection particulière. «La classe riche se fait un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'État. Que l'État se fasse donc, à titre tout particulier, „la providence des travailleurs”, qui appartiennent à la classe pauvre en général» (III, 49).

Il s'agit là, bien entendu, d'une «providence générale», qui s'exerce par les lois et non d'une providence spéciale à chaque individu.

Cette protection spéciale due aux travailleurs est enseignée par la raison elle-même et d'une manière plus pressante par l'esprit chrétien. Ce n'est pas autre chose que ce qui est réclamé d'ordinaire par les programmes de la démocratie chrétienne.

Turgot et toute l'école libérale ont condamné les corporations. Ils n'ont envisagé que la liberté du travail et les avantages de la concurrence. Leur campagne contre les associations a été une réaction exagérée contre les abus des corporations anciennes.

La destruction violente des corporations est, en fait, un attentat contre le droit naturel et la liberté. Les abus qui peuvent se glisser dans l'exercice d'un droit ne justifient pas la confiscation de ce droit. Vouloir empêcher l'union des faibles, c'est méconnaître la nature de l'homme, ses besoins et les conditions fondamentales de la société.

Aussi Léon XIII montre-t-il dans la suppression des corporations une des causes du mal social. «Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour les ouvriers une protection; tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, laissés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée».

Voilà les conséquences de la rupture des liens corporatifs: l'oppression de maîtres inhumains et la concurrence effrénée.

Le régime corporatif a de belles pages dans l'histoire. Il a produit l'affranchissement des Communes aux XIe et XIIe siècles, l'arrivée des métiers à la direction des villes aux XIIIe et XIVe, la création des manufactures et l'expansion coloniale aux XVe et XVIe.

«Nos ancêtres, dit Léon XIII, éprouvèrent longtemps la bienfaisante influence de ces corporations; et tandis que les artisans y trouvaient d'inappréciables avantages, les arts, ainsi qu'une foule de monuments le proclament, y puisaient un nouveau lustre et une nouvelle vie».

La liberté absolue, au contraire, et l'individualisme nous donnent aujourd'hui un état de fermentation constante et de mécontentement général.

La concurrence effrénée aboutit au monopole industriel, commercial et financier, en faisant disparaître la petite industrie et le petit commerce, qui sont la force des nations. C'est la guerre des grands contre les petits, des forts contre les faibles, guerre qui est menée souvent par des moyens inavouables, comme les monopoles collectifs ou la vente à perte momentanée pour ruiner les maisons rivales, suivie du relèvement des prix pour rançonner le consommateur.

Que faut-il conclure de ces considérations? Il faut conclure, avec Léon XIII, que les corporations et syndicats doivent être encouragés parce qu'ils sont un moyen offert par la nature aux travailleurs pour organiser leur propre défense contre toutes les oppressions et l'assistance dans tous les besoins dont ils souffrent. Il faut conclure en second lieu que ces associations doivent être adaptées aux conditions nouvelles de la société. Elles doivent tenir compte de la liberté du travail et de la concurrence en ce qu'elles ont de bon.

Cette liberté n'empêchera pas de combattre les excès de la spéculation et de l'agiotage, et de soustraire dans une certaine mesure le salaire de l'ouvrier à l'action de la concurrence.

Les corporations remédieront à bien des souffrances causées par l'individualisme.

Monsieur de Mun, résumant l'encyclique dans son fameux programme de Saint-Etienne, d'ailleurs pleinement loué par le Pape, énumérait ainsi ce qu'on peut attendre des corporations.

«L'organisation professionnelle, pour laquelle nous demandons la liberté la plus large, donnera le moyen d'assurer la représentation publique du travail dans les corps élus de la nation, de déterminer dans chaque profession industrielle ou agricole le taux du juste salaire, de garantir des indemnités aux victimes d'accidents, de maladies ou de chômages, de créer une caisse de retraites pour la vieillesse, de prévenir les conflits par l'établissement de Conseils permanents d'arbitrage, d'organiser corporativement l'assistance contre la misère, enfin de constituer entre les mains des travailleurs une certaine propriété collective à côté de la propriété individuelle et sans lui porter atteinte» (discours du 18 décembre 1892).

Ici encore l'enseignement pontifical rencontre bien des contradictions. L'adversaire capital, c'est évidemment le collectivisme. Mais il y a aussi de fausses théories du droit de propriété qui, en défendant ce droit d'une manière insuffisante, ouvrent la porte au socialisme. Il y a enfin la conception païenne du droit illimité de propriété.

Le Saint-Père s'étend tout particulièrement sur la nature du droit de propriété et son origine, afin de ne laisser aucune échappatoire aux collectivistes.

La propriété est de droit naturel. Elle répond à la nature et aux besoins de l'homme, de la famille, de la société.

L'homme est un être intelligent et prévoyant. Sous la haute direction de la loi divine, il est sa providence à lui-même, il doit pourvoir à son entretien et à son perfectionnement. Il peut donc, il doit même s'approprier soit les objets de consommation, soit les biens permanents qui sont utiles à sa subsistance actuelle ou à ses besoins à venir. Mais il doit évidemment respecter le même droit chez les autres hommes.

L'homme devient chef de famille, il doit pourvoir à l'entretien et à l'avenir de ses enfants; à ce titre encore il peut et doit s'approprier ce qui lui sera utile.

La société enfin réclame la paix et le bon ordre; or, l'indivision des propriétés laisserait la porte ouverte à toutes les jalousies, à tous les mécontentements, à toutes les discordes.

Et qu'on n'en appelle pas à la providence de l'État pour l'administration générale de tous les biens, car l'État est postérieur à l'homme et à la famille. Avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait reçu le droit de vivre et de protéger son existence, la famille avait le droit de se procurer un patrimoine. Si les individus, si les familles entrant dans la société y trouvaient, au lieu d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection une diminution de leurs droits et de leurs libertés les plus légitimes, la société serait bientôt plutôt à fuir qu'à rechercher (III, 28, 29).

Mais quelle a été l'origine concrète de la propriété? Comment le droit de propriété a-t-il été réduit en acte? Il l'a été par l'occupation et le travail4).

«L'homme, dit Léon XIII, conformément à ses inclinations naturelles, consume les ressources de son esprit et les forces de son corps pour se procurer les biens de la nature. Il s'applique pour ainsi dire à lui-même la portion de la nature corporelle qu'il cultive, et y laisse comme une certaine empreinte de sa personne au point qu'en toute justice, ce bien sera possédé dorénavant comme sien et qu'il ne sera licite à personne de violer son droit en n'importe quelle manière».

La propriété n'a donc pas son fondement dans un contrat primitif ou dans la loi, comme le voudraient Grotius, Hobbes et Montesquieu, le prétendu contrat social est une supposition gratuite démentie par les données de l'histoire. Les lois de partage n'ont pas existé davantage, du moins généralement. Ce qui s'est fait de notre temps pour l'Amérique et les autres pays nouveaux s'est fait autrefois pour la vieille Europe, les colons ont occupé ce qu'ils pouvaient administrer.

On peut nous objecter que l'occupation par tribus et en commun, comme elle a lieu chez les Arabes, paraît plus naturelle. Nous répondrons que cela est naturel pour des peuples nomades et qui n'aspirent à aucun développement de la civilisation. Mais c'est là une exception manifeste, et les races qui aspirent à une vie sociale plus civilisée ont un besoin instinctif de la propriété privée.

«Qu'on n'oppose pas non plus, dit Léon XIII, à la légitimité de la propriété, le fait que Dieu a donné la terre en jouissance au genre humain tout entier, car Dieu ne l'a pas donnée aux hommes pour qu'ils la cultivassent confusément tous ensemble. Tel n'est pas le sens de cette vérité. Elle signifie uniquement que Dieu n'a assigné de part à aucun homme en particulier, mais a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l'industrie humaine et aux institutions des peuples. - Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu'il n'est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs.

Celui qui en manque y supplée par le travail, de telle sorte que l'on peut affirmer, en toute vérité, que le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie, soit qu'on l'exerce dans un fonds propre, ou dans quelque art lucratif dont la rémunération ne se tire que des produits multiples de la terre avec lesquels elle est convertissable» (III, 25).

Et par ces dernières considérations, Léon XIII a réfuté du même coup le socialisme agraire et le „terrianisme absolu. La nature ne demande ni la socialisation de la terre, ni un partage égal par familles.

Quant au droit de propriété illimitée des païens, il est bien entamé par les lois chrétiennes que Léon XIII rappelle à maintes reprises. Celui qui a reçu en partage les biens de la terre est le «ministre de la Providence» à l'égard des autres. Il doit abdiquer son droit de propriété devant la nécessité extrême de son prochain. Il doit exercer les devoirs du patronage envers ceux qui travaillent pour lui. Il doit faire part dé son superflu à ceux qui sont dans le besoin. Il concourt, suivant son pouvoir, à la fondation d'institutions en faveur des nécessiteux.

«Sur l'usage des richesses, dit Léon XIII, voici l'enseignement d'une excellence et d'une importance extrême que la philosophie a pu ébranler, mais qu'il appartenait à l'Église de nous donner dans sa perfection et de faire descendre de la théorie à la pratique. Le fondement de cette doctrine est dans la distinction entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée est pour l'homme de droit naturel; mais, pour ce qui est de l'usage des biens, l'Église répond sans hésitation: Sous ce rapport, l'homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais bien pour communes, de telle sorte qu'il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C'est un devoir de stricte justice d'assister le prochain dans les cas d'extrême nécessité; c'est un devoir de charité de verser son superflu dans le sein des pauvres…» (III, 37).

Ajoutons encore, avec Léon XIII, que c'est un devoir pour l'État de favoriser la petite propriété par des mesures législatives et fiscales, devoir de bonne administration, devoir aussi de prudence et de sagesse, pour remédier à l'esprit révolutionnaire et à la propagande socialiste.

«Que l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol, et l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes!».

«Les droits où qu'ils se trouvent, dit l'encyclique, doivent être religieusement respectés, et l'État doit les assurer à tous les citoyens, en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents» (III, 49).

Ces droits ont-ils été sauvegardés jusqu'à présent? Il faut bien avouer que non. Lamennais disait avec humeur: «Les puissants ont fait des lois pour leur avantage - et les ont maintenues par la force. - D'un côté le pouvoir, les richesses, les jouissances, de l'autre toutes les charges de la société».

Léon XIII a dit de même: «Le corps social est divisé en deux classes: d'une part, la toute-puissance dans l'opulence: une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources; faction, d'ailleurs, qui tient en sa main plus d'un ressort de l'administration publique. De l'autre, faiblesse dans l'indigence: une multitude, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre…» (III, 57).

Mais quels sont ces droits de l'ouvrier? En deux mots: C'est le droit de tendre librement à leur fin. C'est le droit de pratiquer librement la religion, le droit de voir respecter à l'atelier les règles de la morale et de l'hygiène; c'est le droit de tirer des produits de leur travail une part qui réponde équitablement à la plus-value qu'ils produisent et aux exigences de la vie humaine.

Léon XIII descend dans le détail: «Si les liens de la famille se relâchent parmi les travailleurs, si on foule aux pieds la religion des ouvriers en ne leur facilitant pas l'accomplissement de leurs devoirs envers Dieu; si la promiscuité des sexes ou d'autres excitations au vice constituent dans les usines un péril pour la moralité; si les patrons écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques, ou déshonorent en eux la personne humaine par des conditions indignes ou dégradantes; s'ils attentent à leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe; dans tous ces cas, il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l'autorité des lois» (III, 49).

En d'autres termes, l'ouvrier a le droit à l'existence, à une vie humaine; il a le droit de mener une vie morale et religieuse; il a le droit de remplir ses devoirs d'époux et de père, ses devoirs de famille; il a droit à une juste part des fruits de son travail. D'autre part le régime actuel du travail n'entraîne que trop souvent la violation de quelques-uns de ces droits quand ce n'est pas de tous. Dans l'ordre économique actuel, fondé sur l'individualisme, sur la lutte des intérêts privés, les travailleurs sont abandonnés sans défense à la merci du plus fort.

Le Pape énumère avec complaisance quelques-uns des droits de l'ouvrier qui réclament spécialement la protection de la loi. En cela il propose un remède efficace aux législations modernes.

De l'aveu des principaux jurisconsultes, notre code est, sous ce rapport, d'une pauvreté stupéfiante. Il y a deux articles au titre du contrat de louage, qui parlent des domestiques et ouvriers, et c'est tout: rien qui protège les ouvriers honnêtes contre les excitations des meneurs; rien qui leur assure la liberté de remplir leurs devoirs envers Dieu; rien qui garantisse leur santé et leur vie contre «ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités».

Le Saint-Père développe longuement ce droit qu'a l'ouvrier d'obtenir des conditions de travail conformes à l'hygiène. «Exiger une somme de travail, qui, en émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et consume les forces jusqu'à l'épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice, ni l'humanité… Ainsi, le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit-il pas excéder la mesure des forces des travailleurs… Enfin, ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge, il ne serait pas équitable de le demander à une femme ou à un enfant. L'enfance, en particulier, ne doit entrer à l'usine qu'après que l'âge aura suffisamment développé en elle ses forces physiques, intellectuelles et morales; sinon, comme une herbe encore tendre, elle se verra flétrir par un travail trop précoce, et c'en sera fait de son éducation. De même, il est des travaux moins adaptés à la femme, que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques… Le droit au repos de chaque jour, ainsi que la cessation du travail le jour du Seigneur, doivent être la condition expresse ou tacite de tout contrat passé entre patrons et ouvriers. Là où cette condition n'entrerait pas, le contrat ne serait pas honnête, car nul ne peut exiger ou promettre la violation des devoirs de l'homme envers Dieu et envers lui-même» (III, 55).

Tels sont les droits qui réclament, contrairement aux données et aux usages de l'école libérale, des lois nouvelles sur le contrat de travail, sur la journée maximale, sur le travail des femmes et des enfants, sur les conditions d'assurances ouvrières contre le chômage, l'invalidité et la vieillesse, et sur quelques sujets analogues à ceux-ci.

Ici encore les enseignements pontificaux vont aller à l'encontre de toute l'école libérale. Il n'y a qu'une loi qui règle le salaire, dit cette école, c'est celle de l'offre et de la demande. Le travail est une marchandise, il a son marché comme le reste.

Un pareil raisonnement, dit Léon XIII, n'est pas conforme à l'équité, parce qu'il n'embrasse pas tous les côtés de la question, et il en omet un particulièrement important, c'est la fin nécessaire du travail humain, qui est de faire subsister l'ouvrier sobre et honnête dans les conditions normales de dignité et de famille.

C'est là le plan divin. L'homme doit trouver dans le fruit de son travail de quoi satisfaire aux exigences morales et physiques de sa vie, entretenir une famille dans des conditions normales et préparer des réserves pour le temps du chômage, de la maladie et de la vieillesse. Le plan divin correspond à la stricte justice.

Quel est, en effet, l'apport de l'ouvrier dans les éléments de production? Il apporte sa vie humaine qui contient les énergies propres à produire tout ce qui doit conserver cette vie et la continuer par la génération suivante. L'employeur qui use cette vie à son profit doit donc fournir à l'ouvrier tous ces équivalents.

Léon XIII insinue ici qu'il y a encore d'autres faces de la question. Il les indique en d'autres endroits de l'encyclique. L'ouvrier n'a pas seulement un droit à l'équivalent de la vie qu'il dépense, mais, à un autre titre et pour sa part de causalité dans le produit, il a droit à une participation équitable dans les bénéfices. Léon XIII n'indique pas les données de cette proportion à établir, il se contente de flétrir «les hommes avides de gain qui exploitent la faiblesse de l'ouvrier, qui spéculent sur l'indigence, qui imposent un joug presque servile aux prolétaires, qui usent de l'homme comme d'un vil instrument de lucre». Il demande que l'État se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que de tous les biens qu'ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable.

Outre les exigences de la vie humaine, il y a donc dans les conditions habituelles du salaire d'autres éléments d'injustice, et l'ouvrier n'a pas toujours une part équitable des bénéfices qu'il aide à produire. En quoi est-il frustré? Le Saint-Père nous le laisse à déterminer.

Les conditions du salariat actuel sont si anormales, qu'il faudrait tout un traité pour en indiquer toutes les iniquités. Le salarié d'autrefois, le compagnon, au sein du régime corporatif, était assuré, grâce aux rapports de la vie commune avec le maître, grâce aux institutions et au patrimoine de la corporation, d'avoir le nécessaire pour vivre et de participer à la prospérité du métier. Le salarié d'aujourd'hui jouit en théorie des avantages d'une sorte d'assurance. Sa paie fixe lui est servie régulièrement avant tout bénéfice. Mais, en réalité, il n'est assuré ni contre les diminutions de salaire, ni contre le renvoi et le chômage. Il faut attendre de la réorganisation corporative et de la réforme des moeurs une situation meilleure pour l'ouvrier.

On a discuté avec passion la question de savoir si le Saint-Père avait prescrit le salaire familial. Il y a eu là surtout des malentendus. Le salaire est évidemment personnel, mais il est fait pour une personne qui a ordinairement des charges normales de famille. Comme l'a dit le cardinal Zigliara, le salaire de l'ouvrier ne lui est pas donné «directement» en vue de sa famille, mais il lui est donné pour qu'il puisse vivre honnêtement dans les conditions normales de la vie de l'ouvrier, c'est-à-dire avec une famille.

Déjà, au 20 octobre 1889, dans un discours agréé par le Pape, au pèlerinage des ouvriers français, le cardinal Langénieux avait dit: «Vos enfants, Très Saint-Père, osent supplier votre Sainteté de ne point se lasser, malgré les difficultés spéciales de notre temps, de rappeler au monde les lois de la justice et du droit dans les rapports nécessaires des hommes entre eux, afin de garantir à l'ouvrier, dont le travail est la seule ressource, la stabilité de son foyer, „la facilité de nourrir sa famille”, de l'élever chrétiennement et de faire quelque épargne pour les mauvais jours».

Monsieur de Mun, dans le discours de Saint-Étienne, si chaudement loué par le Pape (9 mai 1894), disait également: «L'ensemble de nos revendications doit tendre à assurer au peuple la jouissance de ses droits essentiels, méconnus par le régime individualiste; la préservation du foyer et de la vie de famille; la possibilité pour chacun de vivre et de „faire vivre les siens” du produit de son travail…».

Il n'y a aucun doute, Léon XIII entend qu'avec son salaire personnel, l'ouvrier puisse vivre dans des conditions normales de famille.

Nous vivons sous le régime capitaliste. Le capital règne en maître. Il impose sa loi aux entrepreneurs et tire des profits du travail, alors même que celui-ci n'en donne pas. Par le jeu de la spéculation, le capital devient productif par lui-même, contrairement à sa nature.

Léon XIII ne condamne pas le capital: «La concorde, dit-il, est nécessaire entre le capital et le travail; il ne peut y avoir de travail sans capital, ni de capital sans travail» (III, 33). Mais il condamne tous les abus du capital sous le nom de l'usure moderne.

Le capital se présente à nous soit dans ses rapports avec les travailleurs, soit dans les contrats entre capitalistes et entrepreneurs, soit enfin dans les contrats de spéculation entre les capitalistes eux-mêmes.

Dans le premier cas, nous avons déjà signalé, avec Léon XIII, les pratiques usuraires qui résultent soit de l'oppression de l'ouvrier et de la violation de ses droits, soit de l'injustice dans le contrat de salaire. Dans le second cas, les principes de stricte justice exigent que le capitaliste demeure engagé et responsable dans l'opération de production dont il prétend tirer profit. Or, dans le contrat moderne de crédit, le fournisseur du capital en transmet à celui qui le reçoit le domaine complet; il se décharge juridiquement sur celui-ci des risques, charges et obligations de toute nature que comporte la propriété, et malgré cela, il prétend tirer profit de ce capital qui n'est plus sien et qui n'affecte plus sa responsabilité.

L'injustice usuraire ne peut être éliminée de ces contrats modernes de crédit appliqué à la production, que si ces contrats sauvegardent entre les parties le lien essentiel d'association et prennent la nature d'un contrat de société au lieu de celle du prêt à intérêt.

N'y a-t-il donc aucun intérêt légitime à tirer du prêt ou du placement d'argent? A ceci, nous répondrons que la doctrine pontificale laisse évidemment subsister les titres exceptionnels admis de tout temps par la philosophie et la théologie. Mais faut-il y ajouter un titre nouveau? La tolérance des Congrégations romaines en face des prêts modernes est-elle une pure tolérance, comme le prétendent les rigoristes? Est-elle la reconnaissance d'un titre nouveau, qui résulterait soit de la loi, soit des risques plus grands que courrait aujourd'hui l'argent prêté, soit de la facilité qu'on a de l'échanger contre des biens productifs ou de le placer d'une manière rémunératrice aux caisses d'épargne et dans une certaine mesure aux emprunts d'États? Cette question subsidiaire reste pendante. On peut continuer à la discuter librement.

Dans le troisième cas, dans les contrats entre capitalistes, la spéculation s'exerce en dehors de la sphère proprement dite de production. Les gains s'obtiennent en dehors de tout travail utile, ce qui est déjà une injustice usuraire.

De plus, les manœuvres de la spéculation faussent la valeur des choses, occasionnent des crises générales et entraînent des ruines particulières, désastreuses pour les intérêts de la production sociale et pour la vie des travailleurs.

Ces spéculations induisent en erreur l'appréciation du public sur la valeur des marchandises, non seulement à l'aide de tromperies et de fausses nouvelles répandues par toutes les voies de la publicité, mais aussi par la forme même des combinaisons employées, telles que les marchés fictifs, la vente au-dessous du prix de revient, etc. Enfin, grâce à ses manœuvres, la spéculation domine le marché de vive force, par les accaparements et les monopoles.

Sous le régime du capitalisme moderne, la direction de la vie économique n'est plus confiée aux capitalistes immédiatement producteurs qui, par leur intelligence, par leur persévérance, par leur contact de tous les jours avec les classes ouvrières, forment le groupe des „entrepreneurs sérieux et sont le nerf du progrès national, mais à la classe des capitalistes improductifs, qui s'imposent aux premiers par la domination de la banque et de la bourse.

Voici d'ailleurs comment Léon XIII a stigmatisé le capitalisme contemporain: «Le dernier siècle a détruit, sans leur rien substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour les hommes des classes ouvrières une protection: tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, laissés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des effets de commerce devenu le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires». Et plus loin: «La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes, et a creusé entre elles un abîme immense. D'une part, la toute-puissance dans l'opulence: une faction qui, maîtresse absolue du commerce et de l'industrie, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources; faction, d'ailleurs, qui tient dans sa main plus d'un ressort de l'administration publique; de l'autre, la faiblesse dans l'indigence: une multitude, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre».

Le tableau est tracé de main de maître.

Est-il bon, est-il au moins licite et juste que les ouvriers se groupent, étudient, s'entendent pour demander eux-mêmes, soit aux patrons, soit à l'État, une meilleure organisation économique dans laquelle leurs droits seraient mieux sauvegardés?

Il semble qu'une pareille question ne devrait pas se poser. Pourquoi les ouvriers ne s'occuperaient-ils pas de leurs intérêts et de leurs droits comme les autres? Il y a cependant des groupes de patrons libéraux et conservateurs, qui ne veulent pas entendre parler de cette initiative ouvrière.

Pour eux, «toute la question sociale doit se résoudre par le patronage. Les devoirs attribués au patron ne correspondent pas à des droits chez l'ouvrier. Les avantages destinés aux classes populaires leur sont dispensés par les classes dirigeantes, à titre de don gratuit et volontaire, par obéissance aux prescriptions de la charité, non à cause d'une obligation de „justice”» (Revue catholique des Institutions, 1890).

Ce n'est pas la pensée de Léon XIII. «Il voit avec plaisir se former partout des sociétés, soit „composées des seuls ouvriers”, soit mixtes et réunissant à la fois des ouvriers et des patrons; il désire qu'elles accroissent leur nombre et l'efficacité de leur action» (III, 59).

En attribuant à l'ouvrier des droits, qu'il peut étudier et défendre, Léon XIII n'innove pas, il suit tout simplement le décalogue. C'est le premier commandement qui donne à l'ouvrier le droit d'observer sa religion; c'est le troisième qui lui donne le droit de se reposer le dimanche; le cinquième et le sixième lui donnent le droit de voir respecter sa santé et ses moeurs par le règlement de l'atelier et les conditions du travail; le septième lui donne le droit d'obtenir un salaire juste et normal.

Pourquoi ne pourrait-il pas étudier ces droits, les revendiquer, les faire valoir par la presse, par la propagande, par la discussion du contrat de travail, par l'action politique?

On objectera sans doute que les syndicats ouvriers sont souvent imbus d'idées révolutionnaires. Favorisez donc les groupements chrétiens; au lieu de les exaspérer en méconnaissant leurs droits, encouragez-les, aidez-les.

Léon XIII bénit les congrès ouvriers chrétiens et envoie les lettres les plus paternelles aux groupes d'ouvriers démocrates de Lille, de Paris, de Reims et de Tours.

C'est au retour de Rome, après avoir vu et entendu plusieurs fois le Saint-Père, que monseigneur l'évêque de Liège traitait d'une façon si lumineuse cette question de l'initiative ouvrière.

«Les ouvriers, disait-il, éprouvent le besoin d'être considérés et d'avoir quelque chose à dire dans le contrat de travail. - Cette aspiration a toujours existé, car elle est naturelle à l'homme libre et intelligent; mais elle est devenue plus vive et plus générale, parce que le niveau intellectuel s'est considérablement élevé chez beaucoup de membres de la classe ouvrière. Il s'est formé dans son sein comme une bourgeoisie de travail ayant conscience de sa valeur industrielle et des avantages que la société en retire, et qui demande en conséquence à être admise à débattre ses intérêts et à faire valoir ses droits. - Les socialistes ont parfaitement saisi cette opinion plus grande que les ouvriers ont conçue d'eux-mêmes, comme le dit Léon XIII; et ils ne négligent aucun moyen de l'exploiter au profit de leurs entreprises iniques. Ils n'ont déjà que trop réussi. Aussi est-il plus que temps que les catholiques s'unissent pour travailler de concert à arrêter le recrutement de cette armée, en enrôlant les ouvriers dans des associations chrétiennes, où ils trouveront une protection efficace de leurs légitimes intérêts; il est plus que temps qu'ils s'emparent de cette force populaire qui va grandissant, afin de la rendre chrétienne, c'est-à-dire soumise à la foi et à la morale de l'Évangile et d'en assurer ainsi le concours à la cause de l'ordre et de la religion».

Monseigneur de Liège aborde aussi directement l'objection de certains patrons.

«Mais, nous demanderez-vous, ne faudrait-il pas que les patrons et les ouvriers soient réunis dans ces associations? - Certes il serait à souhaiter qu'il en fût ainsi, que la généralité des patrons, leurs employés et les membres des conseils d'administrations fussent assez pénétrés des sentiments religieux et catholiques pour entrer dans ces corporations à base religieuse et donner à leurs ouvriers l'exemple d'une vie conforme aux préceptes de l'Évangile: le socialisme ne vivrait pas six mois. - Mais, il faut bien le reconnaître, tel n'est malheureusement pas notre situation. Il y a plus: en présence de l'agitation qui règne dans la classe ouvrière et de ses aspirations à améliorer son existence matérielle, nombre d'entre les patrons craignent de voir ces aspirations dégénérer en esprit de révolte et en prétentions exagérées; de leur côté, les ouvriers craignent de rencontrer chez leurs maîtres des dispositions peu favorables à leurs espérances. Peut-on croire, dès lors, que les patrons prendraient l'initiative d'associations où leurs intérêts se débattraient entre deux parties, les maîtres d'une part, et les ouvriers de l'autre? Pourrait-on amener les ouvriers à entrer dans des associations où ils craindraient, même à tort, soit la partialité, soit la prédominance, soit le mécontentement de ceux dont dépend leur pain quotidien?… Nous estimons donc que là où les patrons sauront, grâce à des circonstances particulières, organiser ces corporations mixtes à base religieuse, ils feront une œuvre excellente pour eux et pour leurs ouvriers, et les prêtres de leur paroisse ne sauraient trop se dévouer à les seconder; mais là où, pour une cause quelconque, elles ne seront pas établies, nous souhaitons avec le Pape qu'on puisse créer des associations entre ouvriers seulement. Que les patrons ne craignent pas de les voir se former; qu'ils s'y intéressent au contraire, qu'ils les favorisent, qu'ils en soient les chefs, qu'ils s'y rendent tantôt pour écouter, tantôt pour faire entendre le langage de la raison et de l'expérience des affaires, en même temps que le langage du cœur, et ces associations deviendront un élément d'ordre, de conciliation et de paix. Leur montrer de l'hostilité ou seulement de l'indifférence serait, dans les circonstances présentes, une erreur, un tort et une manière bien regrettable d'entendre ce qui peut sauver d'une crise redoutable la religion et la fortune publique, l'Église et la patrie» (lettre pastorale du 14 janvier 1894).

Qu'on ne dise pas que ces pensées de monseigneur l'évêque de Liège lui sont personnelles. Dans la même lettre pastorale, il ajoutait: «Dans l'audience que Léon XIII daigna nous accorder, au mois de mai dernier, nous lui avions exposé les craintes que les associations professionnelles inspiraient à plusieurs, et il nous a répondu par cette exclamation dont nous n'oublierons jamais l'accent pénétrant: „Veut-on donc laisser aller les ouvriers au socialisme et à la révolution!”».

Ce mot résume toute la question.

Les mots ont la valeur que leur donne l'usage.

Dans le sens strict, la démocratie, c'est le gouvernement de la nation par les classes populaires. Personne ne l'entend ainsi dans la démocratie chrétienne.

L'organe des ouvriers démocrates chrétiens de Nord, le Peuple, disait dans son numéro du 12 mars 1896: «N'avez-vous jamais, camarades, entendu dire contre nous ces paroles: „Les ouvriers démocrates préparent une guerre de classes; ils veulent s'unir entre eux et ne songer qu'à eux au détriment des autres”. Vous savez, camarades, à quel point cela est faux. Nous nous unissons entre nous pour étudier et défendre nos droits. Nous ne faisons rien là que de légitime. Et ceux-là seuls peuvent s'en trouver froissés qui n'ont pas le souci de la justice».

La France libre, organe démocratique, disait à son tour, dans son numéro du 30 mai 1896: «Démocratie ne veut pas dire: gouvernement du peuple français par les ouvriers, par les membres de ce qu'on appelle quelquefois „les classes inférieures”, comme certains timorés le croient encore. Démocratie, cela veut dire: gouvernement de la France par tout le peuple français organisé».

Le 13 avril 1897, le même journal disait: «Personne parmi les chrétiens ne veut la lutte des classes, les démocrates „moins que les autres”. Certes, il est bon de se garder de l'excès démocratique, qui consisterait, selon le programme socialiste, dans la substitution du gouvernement desclasses prolétariennes” au gouvernement des „classes bourgeoises”. - Mais y a-t-il rien dans notre programme qui ressemble à pareille prétention?».

Ainsi voilà qui est clair et qui est entendu: la démocratie chrétienne ne demande pas en politique la domination des classes ouvrières, elle demande seulement que ces classes aient la facilité de faire valoir leurs droits comme les autres, soit par le suffrage universel organisé, soit par la représentation des intérêts. Et c'est précisément ce que Léon XIII déclarait fort légitime dans son encyclique du 20 juin 1888: «Préférer pour l'État une constitution tempérée par „l'élément démocratique” n'est pas en soi contre le devoir».

Mais le programme de la démocratie chrétienne s'étend au delà de la politique, il est surtout social et économique.

A vrai dire, ce programme a été tracé d'abord par Léon XIII dans l'encyclique Rerum novarum. Quand monsieur de Mun l'eût formulé dans son discours historique de Saint-Etienne en 1892, il put ajouter: «Tels sont les principaux articles du programme social que je conseille aux catholiques d'adopter. Ils ne sont autre chose que „l'application des principes posés dans l'encyclique sur la condition des ouvriers”». Et monsieur de Mun, acceptant le mot „démocratie” aussi bien que la chose, disait, en terminant son discours: «Voilà votre œuvre, celle que vous commande Léon XIII, voilà pourquoi il faut que vous ayez un programme social, pourquoi il faut que vous étudiez la vraie doctrine, que vous vous pénétriez de l'Encyclique sur les ouvriers, que vous vous affranchissiez des théories de l'ancienne orthodoxie économique et que vous vous fassiez les apôtres de l'économie catholique… Voilà pourquoi il faut que vous soyez dégagés de toute préoccupation politique, et qu'acceptant „les formes, les habitudes de langage et les institutions de la démocratie”, vous n'ayez plus qu'une idée, „la rendre chrétienne”».

Monsieur de Mun avait baptisé l'économie chrétienne du nom de „démocratie chrétienne.

Léon XIII, trois mois plus tard, disait aussi à monseigneur de Liège: «On ne peut nier l'existence d'un „mouvement démocratique universel”, qui sera, selon le zèle que nous déploierons, „socialiste ou chrétien”».

Le nom de „démocratie chrétienne est resté, pour beaucoup de disciples de l'encyclique, comme l'expression de l'idéal à poursuivre aujourd'hui dans la rénovation sociale.

Au fond, ces mots expriment un régime social dans lequel, selon l'esprit de l'Évangile et selon les enseignements de l'encyclique, les petits et les pauvres sont les préférés et les plus avantagés.

Au second congrès de la démocratie belge, tenu à Bruxelles les 24 et 25 septembre 1893, monsieur Hellepute a précisé ainsi le sens du mot „démocratique”: «La démocratie catholique, a-t-il dit, c'est le parti de ceux qui veulent, sans empiéter sur le droit des autres, rendre au travail la place à laquelle il a droit; c'est le parti qui veut obtenir les réformes nécessaires sous la bannière de l'Église et du Christ».

Mais il est bon de redire ici ce programme démocratique, qui a été tracé par monsieur de Mun à Saint-Etienne d'après l'encyclique et qui est resté à peu de chose près celui de tous les groupes démocratiques chrétiens.

«A mes yeux, l'ensemble de nos revendications doit tendre à assurer au peuple la jouissance de ses droits essentiels, méconnus par le régime individualiste: la représentation légale de ses intérêts et de ses besoins, au lieu d'une représentation purement numérique; la préservation du foyer et de la vie de famille; la possibilité pour chacun de vivre et de faire vivre les siens du produit de son travail, avec une garantie contre l'insécurité résultant des accidents, de la maladie, du chômage et de la vieillesse; l'assurance contre la misère inévitable, la faculté pour l'ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concoure par son travail; enfin la protection contre les agiotages et les spéculations qui épuisent les épargnes du peuple et le condamnent à l'indigence pendant que, suivant les paroles de l'encyclique, une faction, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources. - Deux forces doivent concourir à la réalisation de ce programme: l'organisation professionnelle et la législation.

L'organisation professionnelle, pour laquelle nous demandons la liberté la plus large, donnera le moyen d'assurer la représentation publique du travail dans les corps élus de la nation, de déterminer dans chaque profession industrielle ou agricole le taux du juste salaire, de garantir des indemnités aux victimes d'accidents, de maladies ou de chômages, de créer une caisse de retraites pour la vieillesse, de prévenir les conflits par l'établissement de conseils permanents d'arbitrage, d'organiser corporativement l'assistance contre la misère, enfin de constituer entre les mains des travailleurs une certaine propriété collective à côté de la propriété individuelle et sans lui porter atteinte.

La législation protégera le foyer et la vie de famille par la restriction du travail des enfants et des femmes, l'interdiction du travail de nuit, la limitation de la journée de travail, l'obligation du repos dominical; dans les campagnes, en rendant insaisissables la maison et le champ du cultivateur, les instruments et le bétail de première nécessité.

Elle facilitera la vie de l'ouvrier et du paysan par la diminution et la réforme des charges fiscales, particulièrement des impôts qui frappent la subsistance.

Elle favorisera la participation aux bénéfices, la constitution des sociétés coopératives de production; dans les campagnes, l'association de métayage.

Enfin, elle protégera la fortune nationale, l'épargne populaire et la morale publique par des lois sur l'agiotage, sur le jeu et les opérations de bourse, sur le fonctionnement des sociétés, sur l'exclusion des étrangers de l'exploitation et de la direction des grands services publics, sur l'interdiction pour les fonctionnaires, les représentants de la nation et les agents du pouvoir, de participer aux spéculations financières».

Et ce programme recevait de Léon XIII une approbation vraiment exceptionnelle: «Cher fils, disait le Pape, vous comprendrez sans peine que, connaissant votre piété filiale et le zèle intelligent avec lequel vous vous employez à seconder nos desseins, à rendre nos enseignements populaires et à les faire pénétrer dans la pratique de la vie sociale, la lecture de votre discours nous ait été souverainement agréable. Tandis que nous nous plaisons à vous donner des éloges justement mérités, nous vous exhortons à poursuivre votre généreuse entreprise».

Plus récemment l'illustre sociologue italien, monsieur Toniolo, a voulu analyser le concept de la démocratie chrétienne et il l'a fait avec une grande lucidité dans la Rivista internazionale. Il distingue le concept essentiel de la démocratie et ses applications accidentelles. Résumons-le brièvement:

«Tout le monde est d'accord pour reconnaître la nécessité d'un renouvellement social… On cherche une expression synthétique qui résume tout le programme chrétien. On a exclu le titre de socialisme catholique, on a proposé ceux de catholicisme social, de parti social catholique, pour désigner cette nouvelle chevalerie qui tout en se proposant le bien commun montre une préférence pour les multitudes populaires. Un groupe s'est arrêté au titre de „démocratie chrétienne”. Cela paraît un progrès, parce que, „en fait”, cette bannière est bien celle des grands initiateurs de la réforme chrétienne: Ketteler, Windthorst, Decurtins, de Mun, Harmel, Gibbons, Manning, - et quant à l'„idée”, le mot marque bien le dessein de rompre avec le „conservatorisme libéral”, imbu de rationalisme.

Mais le sens de cette expression a besoin d'être bien défini, pour qu'elle ne devienne pas un sujet de division et de conflit. Il faut d'abord distinguer et séparer le concept de la démocratie chrétienne de celui de la démocratie païenne de la Grèce ou de Rome, de la démocratie pseudo-religieuse des presbytériens et des puritains, de la démocratie révolutionnaire de 93, de celle des socialistes.

La démocratie chrétienne a un concept précis et harmonique qui répond à des arguments de raison, qui est confirmé par la doctrine de l'Évangile et par l'expérience des siècles chrétiens.

Au point de vue de la philosophie sociale, la démocratie dans son concept essentiel peut se définir: Une organisation civile dans laquelle toutes les forces sociales, juridiques et économiques coopèrent au bien commun en refluant à l'avantage principal des classes inférieures.

L'essence de la démocratie est définie par sa fin. L'ordre social, fondé sur le devoir, a été établi par Dieu pour l'avantage de tous. Mais le devoir incombe à chacun en proportion de sa capacité et de ses aptitudes. Il se déploie et s'exerce envers les autres en proportion du besoin qu'ils ont d'être secourus. Ainsi ces devoirs grèvent surtout les classes supérieures et refluent surtout au profit des classes inférieures. - Qui peut plus, doit plus. - Qui peut moins, reçoit plus. C'est l'essence de la démocratie.

Ce concept a été à peine entrevu par les philosophes, mais il revient à chaque pas dans l'Écriture sainte. Les dogmes, les préceptes, les exemples, les sanctions promulguées dans l'Écriture imposent la sollicitude envers les humbles, les faibles, les pauvres, la multitude. - La législation théocratique de l'Ancien Testament assurait l'avantage des petits par le sabbat, le septennat et le jubilé. - L'Évangile accentue cette tendance. Le Christ semble oublier l'universalité de sa mission pour s'incliner spécialement vers les humbles, les pauvres, les déshérités: „Venez à moi, vous tous qui souffrez”. Il revendique pour tous la dignité d'enfants de Dieu et il veut que le bien des petits et des pauvres soit procuré par le ministère des classes supérieures, gouvernants, savants, puissants qui représentent l'autorité royale et paternelle de Dieu. Les riches doivent se dévouer aux pauvres, les secourir, les honorer, honorer le Christ en eux. „L'ordre social chrétien devient une organisation des forces sociales en faveur du bien commun, dans laquelle, en vertu de la justice et de la charité, le bien-être des classes inférieures tient une place prédominante”.

L'histoire confirme ce concept général. - L'Église a des soins maternels pour toutes les classes. Elle légitime et consacre les rois; elle bénit la chevalerie; elle encourage la bourgeoisie qui prend la défense de la civilisation chrétienne dans les croisades et dans le guelfisme italien. - Mais sa plus délicate et plus abondante sollicitude est pour les classes les plus humbles et les plus nombreuses. Il suffit de rappeler l'abolition de l'esclavage, du servage, les tribunaux épiscopaux, le droit d'asile, les communes populaires. - L'Église donne la vraie notion de la propriété, qui n'a pas seulement des droits mais des devoirs; elle prohibe les pactes léonins, les monopoles, l'usure. - Elle se fait le ministre de la charité universelle par des œuvres de tout genre. Elle favorise les conseils provinciaux et nationaux, le patronat, la chevalerie. Le Pape s'appelle à juste titre le serviteur des serviteurs de Dieu. En un sens, c'est le règne de la souveraineté du peuple.

De cette source sort le concept accidentel et dérivé de la démocratie. Il ne faut pas confondre ce qu'elle „doit” être avec ce qu'elle „peut” être et incline à être. La démocratie „essentielle” ne se confond avec aucune forme de régime politique. La monarchie de saint Louis est plus démocratique que la République de Cromwel. Toutefois, dans ses manifestations contingentes, la démocratie, en politique, incline à la forme de gouvernement populaire, en appelant en quelque mesure les classes inférieures à participer à l'administration publique, ou en fondant sur le nombre l'élection des représentants de la nation, des magistrats et même du chef de l'État. - Politiquement aussi, la démocratie se manifeste par les organismes autonomes des communes, des corporations, des universités, des groupements communaux, dans l'autorité féconde des „coutumes” juridiques locales. En résumé, la démocratie chrétienne peut influer sur la forme politique, mais elle lui est supérieure.

Au point de vue strictement social, la démocratie chrétienne n'exclut pas la hiérarchie naturelle et historique des classes et ne les met pas en conflit. Elle suppose la hiérarchie des classes, mais elle impose des devoirs proportionnés. La noblesse trouverait sa préservation et sa vigueur dans la vertu de la démocratie chrétienne, comme la vieille chevalerie. Mais, comme effet accidentel, la démocratie chrétienne formera de plus en plus, à côté de la noblesse de race ou de l'aristocratie de fortune, une noblesse populaire dont les titres seront les œuvres ou les services rendus. On tendra à la formation d'une chambre politique où, avec le clergé, les universités, les professions libérales et les initiateurs du progrès civil, serait représenté l'élément directif de la vie spirituelle de la nation.

Enfin au point de vue économique, la démocratie n'exige pas l'égalité absolue des richesses. Elle rappelle le concept vrai de la propriété, la proportionnalité des devoirs à la capacité et la dispensation du superflu aux pauvres.

L'Église, par ses préceptes et ses exemples, ne met pas en tête du problème économique la production de la richesse, mais sa juste répartition. Elle unit la justice distributive à la justice commutative. Elle entoure les pauvres de respect et d'honneur. Elle procure leur élévation graduelle. Elle oppose ces principes à l'égoïsme païen».

Tel est dans l'ensemble le concept chrétien de la démocratie, soit dans ce qu'il a d'essentiel, soit dans ce qu'il a d'accidentel et de variable.

Dans son essence, c'est l'esprit de l'Évangile; dans ses variétés, ce sont les formes diverses de l'organisation sociale, que l'on pourra préférer suivant son inclination, suivant les temps et les lieux, mais que personne ne peut taxer de subversives.

Dans la substance, nous le répétons, la démocratie chrétienne a pour programme les réformes demandées par l'encyclique Rerum novarum. Nous avons voulu citer en entier le programme de monsieur de Mun et celui de monsieur Toniolo. Nous pourrions en citer plusieurs autres, celui de la revue la Démocratie chrétienne, celui de monsieur Naudet, ceux de la démocratie belge et autrichienne, celui de monsieur l'abbé Lemire, ceux des congrès ouvriers de Reims réunis par l'initiative du vaillant monsieur Harmel, etc.; on retrouverait, en tous, les mêmes éléments substantiels. Beaucoup même sont plus modérés que le programme donné par monsieur de Mun à Saint-Etienne et si chaudement approuvé par le Pape.

Léon XIII a, d'ailleurs, agréé l'expression elle-même. Au mois de janvier 1896, monsieur l'abbé Six, directeur de l'excellente revue la Démocratie chrétienne, a reçu de son éminence le cardinal Rampolla une lettre ainsi conçue: «Très honoré monsieur, le Saint-Père a daigné accueillir avec une particulière gratitude les voeux qui lui ont été adressés, à l'occasion des fêtes de Noël, de la part des directeurs et de l'œuvre de la Démocratie chrétienne. Ce pieux hommage a été d'autant plus agréable à Sa Sainteté que l'auguste Pontife connaît le zèle avec lequel ces chers fils s'emploient à resserrer chaque jour davantage l'union si désirée entre les diverses classes sociales, ainsi que le prouvent les divers centres d'études, de propagande et d'action qui se sont récemment fondés, principalement par le concours du clergé et des ouvriers…».

Il y a quelques mois, comme un journal catholique de Turin malmenait fort la démocratie chrétienne, son directeur fut mandé à Rome et invité à changer d'attitude.

Au mois d'août, le Saint-Père accepta formellement qu'un groupe d'ouvriers de la démocratie chrétienne lui fût présenté par monsieur Harmel, et il bénit ce groupe spécialement.

Plus récemment, il faisait dire aux catholiques français par le supérieur général de la Trappe: «Je bénis toutes les œuvres, mais je bénis spécialement les œuvres démocratiques, parce que l'avenir est à elles et que ce sont les plus urgentes».

Que tous les catholiques le comprennent donc bien, celui qui a mission pour gouverner l'Église leur dit que la démocratie chrétienne est seule capable de ramener le peuple à l'Église et d'enrayer le socialisme.

Monseigneur l'évêque de Tarbes, en voyant réunis autour de lui les hommes dévoués aux œuvres sociales, a eu raison de leur dire: «Vous êtes l'avant-garde de la démocratie chrétienne, telle que la comprend et la veut notre vénéré et bien-aimé Léon XIII».

Monsieur Piou, un des clairvoyants de la question sociale, a eu raison de dire aussi: «La question n'est plus de savoir si la démocratie sera ou ne sera pas, il s'agit de bien autre chose. La démocratie sera-t-elle césarienne ou libérale, matérialiste ou chrétienne, socialiste ou fraternelle? Tel est le problème de l'heure présente, et de sa solution dépend l'avenir de la France». Et nous ajoutons: Si les catholiques de France sont dociles au Pape, ils se mettront à la tête de la démocratie, et alors elle ne sera ni matérialiste, ni socialiste, elle sera fraternelle et chrétienne.

L'opposition aux doctrines pontificales a été aussi vive sur la question sociale que sur la question politique. Les adversaires étaient généralement les mêmes: l'école libérale et les conservateurs.

L'école libérale est essentiellement individualiste. Elle n'aime ni les

corporations, ni l'intervention de l'État et encore moins l'intervention de l'Église. «Ce n'est pas impunément, écrit monsieur Arthur Desjardins, qu'on commence à détourner le cours naturel des choses: le plus simple et le plus sage est de laisser à la liberté le soin de corriger les maux de la liberté» (Revue des Deux-Mondes, 1894). Monsieur Leroy-Beaulieu affirme que «le temps et la liberté suffiraient pour résoudre toutes les difficultés sociales qui sont humainement résolubles». C'est toujours l'ancienne économie classique, qui régna longtemps sans conteste dans l'opinion et dans l'enseignement, à l'école de droit et à l'institut. Le libéralisme intransigeant est cependant entamé depuis le réveil des principes économiques chrétiens.

Quelques libéraux, avec monsieur Leroy-Beaulieu, monsieur Baudrillart, M. Jules Rambaud, ont fait certaines concessions à l'intervention de l'État. Une école nouvelle et mitigée s'est formée avec messieurs Cauwès, Gide, Jules Simon, etc.

Monsieur Paul Deschanel et d'autres plus récemment encore se rapprochent de plus en plus de notre idéal.

Un autre élément d'opposition, c'est le libéralisme bourgeois. Il n'y a pas à chercher là des doctrines philosophiques ou politiques. Ce sont les petits-fils de Voltaire et de la Révolution. Ils ont fait leurs affaires sous le régime libéral et ils sont devenus conservateurs de la situation qu'ils ont acquise. Ils ne supportent pas qu'on leur parle de la souffrance imméritée du peuple. Ils aiment à répéter que le peuple n'est malheureux que par sa faute. Ceux-là écrivent peu, c'est dans les conversations quotidiennes qu'on peut apprécier leur manière de voir. Ils opposent à toute réforme utile la force d'inertie.

Mais la lutte a été vive surtout de la part des conservateurs catholiques, imbus de gallicanisme et de libéralisme: livres, revues, journaux, tout a été mis en œuvre. On n'a pas souvent osé s'attaquer directement au Pape, mais on s'en prenait à ceux qui suivent les doctrines de l'encyclique. Le plus souvent, on représentait ces doctrines comme entachées de socialisme. Des hommes, fort recommandables d'ailleurs et très méritants à d'autres points de vue, s'y sont laissés prendre. Monsieur Charles Périn lui-même a dit: «Socialisme d'État, socialisme charité-justice, État-Providence, c'est tout un» (Revue catholique des Institutions, 1890). Monsieur Hubert-Valleroux dénonce les théories sociales de monsieur de Mun comme «une fausse route qui mène au socialisme» (ibidem, 1893). Monsieur Claudio Janet voit dans ces doctrines le péril socialiste (Correspondant, 10 décembre 1893). Monsieur Nitti, dans son livre, Il socialismo cattolico, conclut ses critiques par ces mots: «Le socialisme catholique de monsieur de Mun et des écrivains catholiques n'est pas moins dangereux que le socialisme démocratique». Monsieur Théry, dans son livre, Exploiteurs et salariés, est particulièrement dur pour les doctrines pontificales et il s'est attiré une verte critique de la Civiltà cattolica.

Monsieur Rambaud, dans ses Éléments d'économie politique, a été plus habile. Tout en malmenant le prétendu socialisme catholique, il est parvenu à obtenir une lettre d'approbation de monseigneur Tarozzi, secrétaire des Lettres latines du Pape, lettre ramenée d'ailleurs à sa juste portée par un communiqué de la nonciature de Paris à l'Univers.

Quelques journaux, qu'il est inutile de nommer, ont mené la campagne, par esprit de gallicanisme régalien, avec une ardeur et une persévérance dignes d'une meilleure cause. Pour eux, comme pour Louis XIV, le Pape et l'Église n'ont rien à voir aux choses temporelles. D'autres journaux et semaines religieuses ont subi l'influence de patrons, qui mêlent à des sentiments chrétiens un fond de doctrines libérales. Toute ingérence autre que la leur dans le régime du travail leur paraît une usurpation. Comme Louis XIV disait: «L'État, c'est moi»; ils sont prêts à dire: «L'usine, c'est moi». Les doctrines pontificales les agacent, les abbés démocrates les horripilent et ils le laissent voir chaque jour.

En dehors de cette opposition bruyante, quelle opposition sourde a rencontré aussi l'enseignement pontifical dans une portion même du clergé!

Aux opposants catholiques, nous dirons avec le révérend père Antoine (Cours d'économie sociale): «Le Souverain Pontife a approuvé la voie, encouragé l'entreprise poursuivie par les chefs du mouvement social chrétien. Après les lettres de Léon XIII adressées à monsieur Decurtins (6 août 1893), au comte de Mun (17 janvier 1893), à monsieur Verhaegen (Confère, Association catholique, 1893), à monseigneur Doutreloux (26 février 1894); après la lettre du cardinal Rampolla, où celui-ci déclare, de la part du Pape, au comte de Mun: „La certitude que la voie où vous marchez est approuvée par le Saint-Père doit naturellement accroître votre courage et vous exciter à persévérer dans la même ligne de conduite” (9 mai 1894); après l'approbation donnée aux résolutions du Congrès des catholiques italiens à Rome (mars 1894), le doute n'est plus possible sur la haute faveur accordée par le Saint-Siège au parti social chrétien. Aussi est-il étonnant d'entendre les accusations de socialisme, de péril socialiste, de danger social, lancées (par des catholiques) contre des doctrines et une conduite encouragées et approuvées par le chef suprême de l'Église».

CONCLUSION

Le socialisme, la franc-maçonnerie et le régalisme sont les ennemis qui s'opposent au règne social du Christ. Une partie de la franc-maçonnerie est alliée au socialisme. Les régaliens sont des demi protestants, qui veulent soustraire à la royauté bienfaisante du Christ toute la vie sociale. Il faut forcer la main aux uns et aux autres par la masse populaire gagnée à l'Église. Le peuple est simple et droit. Il n'est lié ni par les serments du franc-maçon, ni par l'orgueil du régalien. Il va à qui veut lui donner justice et charité. L'esprit gallican avait détourné une partie du clergé de son rôle social. Il ne s'occupait plus des droits du peuple et de la justice qui lui est due, et le peuple allait au socialisme comme à un inconnu qui vaudrait peut-être mieux que la misère présente.

Pie IX avait entrevu et indiqué le problème sans le résoudre: «Quand l'Église et le peuple se rencontreront, avait-il dit, le règne du Christ recevra un développement qu'il n'a jamais connu».

Mais Léon XIII est venu, et, comme Jeanne d'Arc autrefois avait réveillé de leur torpeur ceux qui avaient mission de sauver la France, ainsi Léon XIII a secoué les catholiques endormis et leur a dit: «J'ai grande pitié du royaume du Christ et, en particulier, de la foule des travailleurs. Allez, réclamez pour eux la justice et bataillez pour l'obtenir».

Et ce n'est pas seulement la réconciliation de l'Église et du peuple que Léon XIII a entrevue et préparée, c'est aussi la réconciliation des églises dissidentes avec l'Église romaine. Et le Pape, méconnu d'abord et repoussé par plusieurs, entrevoit enfin le succès. Il épanche les grands espoirs de son cœur dans sa belle encyclique, Praeclarae gratulationis, du 20 juin 1894.

Ah! s'écrie-t-il, si les peuples reviennent à l'unité de l'Église, si les nations chrétiennes surmontent les oppositions du régalisme et de la franc-maçonnerie, si le peuple est gagné à l'Église par le règne de la justice et de la charité, on verra affluer dans la société chrétienne une merveilleuse surabondance de biens.

L'Église, mieux écoutée, donnera la vraie solution des problèmes les plus compliqués et réalisera le règne du droit et de la justice.

Il s'opérera un rapprochement entre les nations, qui sont écrasées par les charges de l'état de paix armée. A l'intérieur, les vraies notions politiques et sociales raffermiront la tranquillité des États.

«Pendant que notre esprit s'arrête à ces pensées, et que notre cœur en appelle de tous ses voeux la réalisation, nous voyons là-bas, dans le lointain de l'avenir, se dérouler un nouvel ordre de choses et nous ne connaissons rien de plus doux que la contemplation des immenses bienfaits qui en seraient le résultat naturel. L'esprit peut à peine concevoir le souffle puissant qui saisirait soudain toutes les nations et les emporterait vers les sommets de toute grandeur et de toute prospérité, alors que la paix et la tranquillité seraient bien assises, que les lettres seraient favorisées dans leurs progrès, que, parmi les agriculteurs, les ouvriers, les industriels, il se fonderait, sur les bases chrétiennes que nous avons indiquées, de nouvelles sociétés capables de réprimer l'usure et d'élargir le champ des travaux utiles.

La vertu de ces bienfaits ne serait pas resserrée aux confins des peuples civilisés, mais elle les franchirait et s'en irait au loin, comme un fleuve d'une surabondante fécondité.

Les divisions religieuses ont arrêté l'essor de la civilisation chrétienne au XVIe siècle, travaillons tous avec ardeur à rétablir l'antique concorde, au profit du bien commun. Á la restauration de cette union, aussi bien qu'à la propagation de l'Évangile, les temps que nous traversons semblent éminemment propices, car jamais le sentiment de la fraternité humaine n'a pénétré plus avant dans les âmes, et jamais aucun âge ne vit l'homme plus attentif à s'enquérir de ses semblables pour les connaître et les secourir; jamais non plus, on ne franchit avec une telle célérité les immensités des terres et des mers: avantages précieux, non seulement pour le commerce et les explorations des savants, mais encore pour la diffusion de la parole divine.

Nous n'ignorons pas ce que demande de longs et pénibles travaux l'ordre de choses dont Nous voudrions la restauration; et plus d'un pensera peut-être que Nous donnons trop à l'espérance, et que Nous poursuivons un idéal qui est plus à souhaiter qu'à attendre. Mais Nous mettons tout Notre espoir et toute Notre confiance en Jésus Christ, Sauveur du genre humain, Nous souvenant des grandes choses que put accomplir autrefois la folie de la croix et de sa prédication, à la face de la „sagesse de ce monde”, stupéfaite et confondue».

Ce «règne nouveau» du Christ dans l'union des nations et dans la paix sociale, dit encore Léon XIII, c'est d'une nouvelle effusion de la charité du Cœur de Jésus Christ qu'il faut l'attendre (III, 43-71). Ce sera le règne du Sacré Cœur.

TABLES DES MATIÈRES

_ PRÉFACE …………………………………………………………………………………

PREMIÈRE PARTIE

Le directions politiques

  1. De l'origine et de la fin des sociétés civiles
  2. De l'origine du pouvoir et de ses formes diverses
  3. La mission de l'État, ses attributions
  4. l'État et la religion
  5. L'État et l'Église
  6. Le droit commun
  7. Les concordats
  8. De quelques devoirs spéciaux de l'État
  9. De la législation, des libertés civiles, de la protection des travailleurs et des pauvres
  10. Modes de transmissions du pouvoir, gouvernement de fait
  11. Application à la France
  12. Justification des directions pontificales
  13. La résistance
  14. Cas de conscience
  15. L'avenir, craints et espérances

DEUXIÈME PARTIE

Les directions sociales et économiques

Observations préliminaires

  1. La situation présente, le mal individuel et le péril socialiste
  2. L'action de l'Église
  3. L'action de l'État
  4. Les associations
  5. La vraie notion de la propriété
  6. Les droits de l'ouvrier
  7. Le salaire
  8. L'abus du capital
  9. L'initiative ouvrière
  10. La démocratie chrétienne
  11. La lutte. - Libéralisme et conservatisme

CONCLUSION


1)
Nous nous reporterons toujours à l’édition de la Croix.
2)
Nous citons volontiers ces deux auteurs, parce qu’étant des légitimistes avérés, ils ne sont pas suspects de partialité en faveur des gouvernements nouveaux.
3)
S’il pouvait y avoir un reste de bonne foi en 1892, peut-il encore y en avoir en 1897? (Confère, Encyclique aux cardinaux).
4)
Nous parlons ici, bien entendu, de la première occupation dans un pays neuf. Dans une société organisée, la propriété se transmet par les moyens légaux, vente donation, succession, etc.
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