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PRESENTATION

Les Œuvres Sociales du P. Dehon, c'était bien une partie de notre héritage encore assez inexplorée. Certes, du P. Dehon, apôtre social, on cite une phrase, on rapporte un geste, on campe un portrait, mais à vrai dire, on l'admire surtout de loin, sans trop peut-être le connaître vraiment.

Cette réédition des Œuvres Sociales, à l'occasion du Centenaire de la Congrégation, répond sûrement à un besoin et il faut remercier la Province d'Italie Méridionale qui en a pris l'initiative et s'est chargée de la mener à bien.

Tout d'abord, il saute aux yeux que c'est un ensemble imposant: quatre gros volumes ont dû être prévus pour tout ce qu'on a pu retrouver. En tout cela sans doute, il y a des répétitions et quelques parties caduques, mais on se convainc vite, même à une lecture rapide, que c'est un ensemble important: pour l'histoire, dans le cadre général de l'époque intéressée, mais, oserais-je dire, encore plus pour la connaissance même de l'homme qui, en quinze ans pratiquement, au milieu de grandes occupations et de lourdes responsabilités, a pensé et rédigé l'essentiel de ces quatre volumes.

Il ne m'appartient pas ici de faire la présentation technique de l'édition ou l'analyse détaillée de son contenu. je dirai seulement qu'à en corriger matériellement les épreuves, j'ai fait à la fois une découverte et une expérience.

Une découverte: celle des œuvres précisément, dont je n'avais lu jusqu'ici ou parcouru rapidement que quelques ouvrages, quelques articles, quelques pages ou quelques citations, au hasard des rencon­tres ou des besoins. L'œuvre complète, c'est bien autre chose, même avec ses scories ou ses redites. Un historien ou un sociologue y trouvera sa pâture de citations, d'exemples, d'illustrations, et peut­être la matière de quelque monographie.

Mais c'est d'expérience surtout que je voudrais parler: la connaissan­ce et l'expérience de l'homme lui-même, de l'apôtre, du prêtre qui parle dans ces pages. Dans les plus impersonnelles apparemment, les pages de statistiques ou les comptes-rendus de congrès ou de livres, il y a le ton, le souffle, le cœur. Qu'on relise à la suite les 700 pages d'articles divers, publiés en dix revues, de ce premier tome, et l'on verra surgir un P. Dehon, non pas peut-être inattendu, mais tout de même surprenant et profondément émouvant. Les ouvrages eux-mêmes fourmillent de phrases et de pages pleines d'éloquence juvénile et de chaleur apostolique. Le Prêtre du Cœur de Jésus ne s'affiche pas mais il est toujours présent et c'est toujours lui qui écrit et qui parle. Quelle anthologie ne pourrait-on pas composer à partir de ces quatre volumes! Certes, nous n'avons pas fini d'explorer ce que signifiait pour lui le culte du Cœur de Jésus ou l'esprit d'amour et de réparation.

Cette réédition ne prétend être qu'une reproduction, sans préten­tion strictement scientifique. Une telle prétention en aurait sans doute renvoyé la réalisation aux calendes grecques. Telle quelle cependant, elle permet un premier vrai contact avec la pensée et avec l'homme; et elle met en goût pour aller plus loin dans l'étude, la recherche et la critique pour qui s'en sentira la compétence, le goût et les loisirs.

J'ai voulu aussi contribuer au relèvement des masses populaires par le règne de la justice et de la charité chrétienne, écrivait le P. Dehon dans ses Souvenirs. J'y ai dépensé une bonne part de ma vie, dans les œuvres de Saint-Quentin d'abord, puis dans mes publications d études sociales, dans mes conférences à Rome et ailleurs, dans ma participation à une foule de congrès… Mais là aussi le travail doit être continué.

A la continuation de ce travail, cette publication veut être une contribution, fournissant une matière première de bonne source et de bon aloi. Il faut remercier tous ceux qui, au Centre d'Etudes. et dans les «Editions», l'ont mise à notre disposition dans ces beaux volumes faciles à manier et soigneusement imprimés. De notre Centenaire ce sera pour nous un beau souvenir sensible, un bel hommage au Père Dehon et une réalisation qui, à sa manière, pensons-nous, servira Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés.

A. Bourgeois SCJ.

Sup. Gen.

Rome, le 29 Septembre 1978

REPERES BIOGRAPHIQUES

Léon Dehon naît le 14 mars 1843 à La Capelle en Thierarche, dans la partie nord du département de l'Aisne, aux confins des Ardennes et de la Belgique.

De 1859 à 1864, il étudie le droit à la Faculté de Paris. Il y reçoit la formation juridique de son époque; il y acquiert et perfectionne surtout cette clarté et cette précision scientifique qui caractérisera toujours sa pensée de sociologue. Le Second Empire avait pratique­ment éliminé de l'enseignement des Facultés de droit tout ce qui touchait aux problèmes sociaux, religieux, économiques et politiques. C'est à ses recherches personnelles et à sa participation active et assidue, pendant de longues années, aux cercles d'études et aux congrès sociaux à Paris et ailleurs que Léon Dehon doit sa formation et sa compétence de sociologue.

Il est docteur en droit, le 2 avril 1864, avec une thèse Des bénéfices introduits en faveur des fidéjusseurs, pour le droit romain, et Du Cautionnement, pour le droit français. Sa famille, son père surtout, rêvait pour lui quelque haute position et l'on parlait d'Ecole Polytechnique, de carrière diplomatique ou de magistrature. Léon Dehon, qui voulait être prêtre, obtint, après bien des résistances, d'entrer au Séminaire français de Rome, le 25 octobre 1865. Dans la suite, son père essaya encore de retarder son engagement définitif, mais Léon Dehon fut ordonné prêtre le 19 décembre 1868.

Malgré les inquiétudes de l'heure, Pie IX avait convoqué le premier Concile Vatican pour le 8 décembre 1869. Léon Dehon fut choisi pour faire fonction de sténographe pour la langue française. A cette époque il se pose de façon plus pressante la question de son avenir sacerdotal. Il tenait à deux points: relèvement des études ecclésiasti­ques et fondation d'une œuvre d'études scientifiques d'anthropologie de la religion. Il rédige un mémoire ou programme Notes pour une œuvre d'études, en quinze pages manuscrites, avec les motifs, les opportunités et l'utilité d'un centre catholique pour l'étude scientifique de l'anthropo­logie, avec une sorte d'inventaire des sources à étudier et des recherches â faire.

En juin juillet 1871, il passe ses doctorats de théologie et de droit canon et, rentré en France, se met à la disposition de son évêque, qui le nomme vicaire à la Collégiale de Saint-Quentin, la principale ville industrielle du département.

Le trait fondamental de sa vie et de son activité sera l'attention à la réalité et aux faits pour y situer son action sacerdotale. Passant à l'action, dès 1872, il crée d'abord un «patronage», entre bientôt en relation avec l'Œuvre des Cercles Catholiques d'ouvriers et organise des cercles d'études pour les étudiants, les employés et les jeunes ouvriers.

Malgré sa ferme conviction de la nécessité de développer et d'approfondir les études ecclésiastiques avec plus de sérieux et de dévouement et malgré son premier projet de fonder à Rome un centre de recherches religieuses, il renonce en 1874 à une véritable carrière universitaire et n'accepte pas la pressante et chaleureuse invitation de M. Hautcœur pour un cours de droit naturel et de droit des gens à la nouvelle Université Catholique de Lille.

En 1874 cependant, il fonde à Saint-Quentin le Bureau Diocésain des Œuvres dont il reste secrétaire jusqu'en 1878. A ce titre, il lance une grande enquête sur l'état des œuvres et associations dans le diocèse et organise, en 1875 (10-11 mars), le premier Congrès des Œuvres ouvrières dans l'Aisne, à N.-D. de Liesse. A ce Congrès participent, entre autres, Léon Harmel, Mgr de Ségur, Albert de Mun, dont on sait la place dans le mouvement catholique social à la fin du siècle dernier.

Le Congrès de Liesse fut un succès et fut suivi, en 1876, d'un second Congrès à Saint-Quentin, et d'un troisième, en 1878 à Soissons. Cependant, le tournant décisif de sa vie, ce fut, en 1877, la fondation de la Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur. De 1878 à 1889, cette fondation, réalisée en liaison avec celle d'un collège, l'Institution Saint Jean, l'occupe presque entièrement. En ces années, les traces de son activité sociale se réduisent aux rapports qu'il donne aux divers congrès ouvriers et aux discours prononcés pour la distribution des prix de l'Institution Saint-Jean et publiés sous les titres: L'éducation et l'enseignement selon l'idéal chrétien (1877-1886), Sur l'histoire locale de Saint-Quentin (1887), Discours sur l'éducation du caractère (1891) et Discours sur le département de l'Aisne (1893).

En 1889, il fonde une revue, Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés. C'est pour lui le commencement d'une importante activité de publiciste. Il y publiera l'essentiel de ses écrits, de ses essais; ses ouvrages mêmes y paraissent d'abord en articles.

Il collabore aussi épisodiquement à des revues catholiques comme L'Association Catholique de Paris et La Démocratie Chrétienne de Lille. Il ne s'agit là que de quelques articles, mais d'importance notable pour les problèmes considérés et aussi pour l'originalité des solutions proposées.

De 1897 à 1907, par contre, il collabore régulièrement à La Chronique du Sud-Est, fondée à Lyon en 1892 par Victor Berne et Marius Gonin. Cette revue, en 1909, prendra le titre de La Chronique Sociale de France et absorbera La Démocratie Chrétienne, de l'abbé Paul Six dans le nord, et La Source de Rouen. La Chronique Sociale de France est encore aujourd'hui une revue bimensuelle bien connue et bien vivante.

Pour la presse quotidienne, on ne signale de L. Dehon que quelques articles, d'ailleurs toujours repris dans quelque revue.

Outre la fondation de sa revue, il faut signaler, en 1893, la participation de L. Dehon, comme président, à la Commission des études sociale du diocèse de Soissons. Il en résulte la publication du Manuel social chrétien en 1894. C'est lui encore qui fut le promoteur et l'organisateur, en 1895, du premier Congrès ecclésiastique d'études sociales. A ce Congrès se rattache l'important essai publié sur L'Usure au temps présent (1895).

Enfin, dans l'ordre, voici ses autres publications de caractère social: Directions Pontificales politiques et sociales (1897), Nos Congrès (1897), Catéchisme social (1898), Richesse, médiocrité et pauvreté (1899), La Rénovation sociale chrétienne (1900), Le plan de la Franc-maçonnerie ou la clef de l'histoire depuis 40 ans (1908).

Aux œuvres proprement sociales, on peut joindre trois ouvrages de récits de voyages et de géographie descriptive, un genre à la mode au 19e siècle: La Sicile, l'Afrique du Nord et les Calabres (1897), Au-delà des Pyrénées (1900) et Mille lieues dans l'Amérique du Sud: Brésil, Uruguay, Argentine (1908).

Pratiquement, son activité de publiciste social s'achève en décem­bre 1903, avec sa revue Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés. Les quelques articles postérieurs à 1903 se réduisent à des notes de voyages ou quelque bribes éparses. Pour cet arrêt subit, on se reportera à l'introduction de ce volume.

Le P. Dehon dès lors se consacra totalement à sa Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur, dont il resta Supérieur Général jusqu'à sa mort, le 12 août 1925.

L. Morello scj.

INTRODUCTION

En général, l'Opera omnia n'a pas besoin de présentation. En fait, la collection complète des ouvrages d'un auteur procède d'un souci tout différent que la connaissance au moyen de synthèses encyclopédiques qui peuvent n'être que l'expression de vues subjectives et précaires; ce sont souvent des étiquettes éphémères et sans exactitude scientifique.

L'Opera omnia tire sa valeur de son contenu et de l'importance des confrontations qu'elle permet dans le domaine de la connaissance; elle offre du matériel de première main qui n'a rien de commun avec une synthèse ou une formulation encyclopédique.

Sa valeur provient de l'énorme matériel de documentation scientifi­que dont on peut prendre connaissance directement, alors qu'il n'est plus possible de le trouver dans les bibliothèques. C'est d'autant plus vrai si on est convaincu que tous les lieux communs émis sur les faits et la pensée du passé ne résistent pas à une analyse critique où l'on ferait personnellement, avec acribie, une confrontation directe avec la réalité historique ou avec les œuvres des auteurs auxquels on fait référence.

Le fait qu'on ne peut plus les trouver est le premier motif de cette édition complète des œuvres sociales du P. Dehon.

Un second motif, surtout pour les chercheurs qui s'intéressent au mouvement des catholiques démocrates, est d'offrir l'occasion de faire une comparaison directe entre les opinions superficielles qui ont cours à ce sujet et les écrits du P. Dehon; en effet, il a vécu, au premier plan, en ce contexte historique et social et y a réfléchi activement et profondément.

Il y a également cette contribution intéressante à la recherche scientifique: la convergence des penseurs des différentes époques sur les vrais problèmes de la société humaine. Cette convergence sur les capacités et besoins de l'homme auxquels il faut donner suite constitue la contre-épreuve spontanée de toute acquisition scientifi­que sur l'homme et la société. Ce critère est déterminant parce que les sciences anthropologiques ne disposent ni d'autres moyens, ni d'autre champ d'expérimentation pour trancher. Sur la base de cette concordance se répétant il est possible de déterminer une ligne objective de continuité, et surtout d'établir comment et dans quelle mesure il y a développement des sciences anthropologiques.

Mis à part d'autres motifs suivant les centres d'intérêt des différents lecteurs, comme on l'a déjà dit, la raison immédiate de cette édition complète des œuvres sociales du P. Dehon réside surtout dans le fait que ces ouvrages sont pratiquement introuvables ou dispersés un peu partout. Il faut dépasser les synthèses encyclopédiques et les lieux communs habituels, fort subjectifs, sur le mouvement des catholiques démocrates en France et sur le P. Dehon en particulier. Pour ce faire, il faut une documentation complète et immédiate, sans intermédiaires et sans jugements préconçus.

Comme cela arrive fréquemment, la première période des biogra­phies du P. Dehon et de l'histoire de la Congrégation est marquée par la hâte de dire quelque chose, sans attitude critique suffisante concernant choses, situations, faits et personnes. Ceci est encore davantage vrai pour ses écrits et son activité d'ordre social. Le premier essai d'une enquête sérieuse et documentée, en ce domaine, a été fait par Robert Prélot; depuis lors, plus rien de sérieux ne s'est fait à ce sujet; malgré un plan un peu trop grand, ce travail reste le plus fouillé jusqu'à ce jour.

Les biographies habituelles et les études occasionnelles faites sur ces biographies ou sur les travaux de Prélot étaient encore beaucoup plus décousues. L'organisation des Archives Dehon et du Centre d'Etudes donne la possibilité de surmonter désormais cette phase de la hâte, des premières impressions et des simples traditions orales.

Bien sûr, dates, faits et écrits restent ce qu'ils sont, mais la compréhension est d'une autre qualité quand on prend la peine de rompre les coquilles des premières impressions. Tout ce qui nous passe par la tête n'est pas réalité, même s'il s'agit d'intuitions assez claires. C'etait la fragile théorie logique des idéalistes. En général, ce qui nous passe par la tête n'est qu'une ébauche de la réalité.

On amorce avec peine des essais pour pénétrer l'essentiel des faits marquants de la vie du P. Dehon ainsi que la portée exacte des nombreux écrits sociaux et religieux de notre Fondateur. Il sera impossible de bien le faire tant que la documentation et les sources sont à l'état fragmentaire et dispersé.

Retrouver les documents est le point numéro un. C'est de cette nécessité qu'est née l'idée de faire une réédition, la plus complète possible, des écrits du P. Dehon. Quand, en 1974, j'ai commencé à travailler en ce vaste secteur de l'activité de notre Fondateur, certains écrits étaient pratiquement introuvables, comme une grande partie de ses articles qui se trouvent réunis dans le premier volume de la présente Edition Complète. On n'avait que des notes incomplètes et vagues sur sa collaboration à plusieurs revues complètement incon­nues. On a recherché en vain pendant des années l'important essai Richesse, médiocrité ou pauvreté, traitant du sens de la richesse dans la vie sociale et chrétienne; on allait finir par croire que la citation de Prélot n'était pas exacte et qu'il s'agissait d'une simple collaboration à un écrit de Tartelin. Après des recherches inutiles en différentes biblio­thèques de France, on a finalment retrouvé cet essai, à Rome, dans la bibliothèque de l'Institut Antonianum. Il s'agissait bel et bien d'un écrit du P. Dehon, publié en même temps que les Rectifications de Tartelin. Au moyen de ces deux essais, la Commission des Actes du Congrès de Nîmes entendait répondre aux accusations mesquines du P. Prosper de Martigné, formulées en ses deux opuscules: Quelques réflexions sur le programme du futur Congrès de Nîmes et Quelques réflexions sur les actes du Congrès de Nîmes.

Avec l'index des noms et les tables analytiques, le cinquième volume de ces Œuvres Complètes comprendra un classement ration­nel et précis de tous les écrits. On ne pourra pas pour autant affirmer avec certitude que tout est bien précisé et qu'absolument tous les écrits ont été retrouvés. Pourtant, à mon avis, cet ensemble qu'on a pu réunir constitue déjà un grand pas en avant dans la connaissance et l'étude des écrits sociaux du P. Dehon.

Avant de faire une analyse, il faut disposer d'un matériel le plus complet possible; par soi, ce dernier peut déjà constituer un sujet de publication et d'intérêt pour des chercheurs nombreux. Ainsi donc est née l'idée de cette réédition qui a pu être réalisée grâce à l'apport déterminant du P. Paul Tanzella, qui non seulement estime le P. Dehon, mais en est enthousiaste.

A quoi attribuer l'oubli et le peu de souci concernant les écrits en question? Sans doute, en tout premier lieu, et de manière générale, aux conditions socioculturelles et politiques qui, durant la première décennie du vingtième siècle, ont donné lieu à la tentative ultime et bien claire de restauration aristocratique et autoritaire en Europe.

La première guerre mondiale, les ruines matérielles et spirituelles, les incertitudes morales ont enseveli, avec tant de morts, la conscience de la liberté démocratique qui était arrivée à maturité en Europe.

Une seconde guerre mondiale est venue et il a fallu encore cinquante ans d'expériences amères et de servitude pour retrouver la conscience et les conditions de pensée qui caractérisaient les dernières décennies du XIXe et la première du XXe siècle. Tout chercheur qui s'adonne à des études historiques doit avoir présent à l'esprit ce gouffre, dans la culture européenne, qui a englouti deux générations. Une génération a été étouffée quand elle était mûre pour la démocratie et la liberté, l'autre génération a connu surtout le parasitisme aristocratique bourgeois et financier, en même temps que l'autoritarisme de l'Etat.

Le style de vie du P. Dehon a contribué également à la perte de contact vital avec ses œuvres sociales. Dans les circonstances concrètes de la vie, le P. Dehon apparaît comme un homme qui professe détachement et modestie quant à ses œuvres et à ses réalisations. Il n'a pas besoin de succès ambitieux ou de fracassantes affirmations pour compenser des frustrations infantiles. Il vivait de façon si profonde les réalités évangéliques et avec une conviction si sincère qu'il y trouvait une satisfaction qui le libérait de la servitude des applaudissements des places publiques. Ceci le prédisposait à s'occu­per davantage des succès et des intérêts des autres que des siens propres. Sa maturité spirituelle était grande et sa pratique des enseignements évangéliques authentique, sans compromis, sans dédain pour lui-même ou ses œuvres, mais en valorisant tout dans les mains de Dieu.

Cette attitude intérieure peut engendrer la crédibilité en donnant plus de crédit à ses gestes et à ses écrits. Si tous recherchaient sa présence et demandaient sa participation aux divers congrès, si on demandait sa contribution et sa collaboration aux études sociales et aux revues catholiques, ce n'était pas dû seulement à sa remarquable précision dans les idées ou à sa grande capacité d'entrevoir les situations qui faisaient problème; il commence avec modestie, mais dans des intentions élevées, son activité d'écrivain, en liaison avec la fondation de sa revue Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés. Sa participation active aux congrès sociaux de son époque est due, en bonne partie, à la grande confiance que Léon Harmel mettait en lui. On peut dire que L. Harmel avait toujours à côté de lui le P. Dehon, et pour les initiatives les plus en pointe, et pour les œuvres sociales difficiles de pionnier. C'est le cas pour l'organisation et la conduite des premières semaines d'études sociales pour prêtres et séminaristes, pour les premières organisations ouvrières, pouf les premiers congrès de la démocratie chrétienne, pour l'essai de rénova­tion de la conception et de l'activité du Tiers-Ordre. Il confie au P. Dehon les semaines d'études sociales pour séminatistes, tenues au Val-des-Bois, et dans les Congrès qu'il préside, il appelle le P. Dehon pour être le premier conférencier.

Ce n'était pas seulement une affaire de confiance réciproque, mais il y avait cette sage capacité du P. Dehon de rester à sa place, de concéder à d'autres de pouvoir s'affirmer un moment; lui-même s'employait à promouvoir un succès plus important et plus utile qu'une gloriole personnelle momentanée. Dans les petits détails de sa journée, on sent la présence, l'affirmation de quelque chose de grand et profond qui débouche en Dieu.

Léon Dehon était à la recherche de solutions pour les problèmes sociaux, selon la bonne manière d'agir des meilleurs écrivains durant la brève et féconde époque de réflexions et de réalisations sociales de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On pourrait dire bien des choses dans la préface à ses œuvres immergées dans le contexte social, culturel et politique de l'Europe de cette époque; il y aurait à relever des enchaînements historiques très compliqués, à mettre en évidence une profonde évolution de la pensée dans le domaine socio-culturel, à analyser des processus politiques bien difficiles, et à les préciser. Je préfère dire ce que j'ai retenu de plus profitable d'une lecture réfléchie des œuvres sociales du P. Dehon. Chacun pourra faire, pour son propre compte, des recherches personnelles approfondies qui n'entrent pas dans le cadre étroit d'une simple préface.

Ce serait manquer de sérieux que de prétendre relever tout ce qui est digne d'intérêt dans les écrits sociaux du P. Dehon; rien n'y est complètement dépourvu d'intérêt. Il appert immédiatement qu'il serait prétentieux de vouloir préciser les fondements, les origines et le développement de ses conceptions sociales; on risquerait de verser dans l'encyclopédisme. Pour faire ce travail avec sérieux, il faudrait reprendre et sérier les acquisitions les plus importantes des sciences sociales, de l'anthropologie culturelle, de la psychologie sociale et de la sociologie même. Il est difficile d'être complet et synthétique en même temps sans courir le risque de donner le jour à d'énormes synthèses qui ne font nullement avancer la compréhension de la réalité. La connaissance des processus socioculturels et de la réalité n'est jamais synthétique, pas plus que la réalité elle-même. Il y faudrait non une introduction, mais tout un manuel sur les théorèmes et les concepts scientifiques que les sciences sociales peuvent émettre à propos des processus de la société et de la politique. Nous ne donnerons donc pas de somptueuses couleurs à ces modestes pages d'introduction; la compréhension des écrits dépendra de la connais­sance des acquis actuels des disciplines sociales.

Une Edition Complète vaut de par son contenu; mais il faut aussi en expliquer l'origine et les conditions qui l'ont rendue possible. Il faut montrer comment se situent culturellement et historiquement les différentes parties qui composent l'œuvre. Il faut indiquer les critères de la composition, les circonstances et les éléments historiques qui permettent une lecture facile et compréhensive de la portée des écrits.

Celui qui prend en charge la publication ne doit pas seulement formuler les critères matériels de la composition, mais communiquer ce qu'il a découvert dans la compréhension de la vie et de la réalité quotidiennes grâce à sa lecture, et aussi son essai de pénétrer dans l'expérience et dans la conception humaine et sociale d'un homme comme le P. Dehon.

Il faut procéder, bien sûr, avec une sévère prudence pour ne pas verser - à propos des événements et des hommes - dans la légende et ses diverses sous-espèces. Pour le passé et le présent, on trouve difficilement des relations qui ne soient pas enrobées dans du légendaire, soit pour exalter, soit pour déprécier.

Tout en faisant effort pour éviter ce travers, grave chez un historien, je ne puis garantir d'échapper totalement à la tendance mythique et de me situer constamment à un plan dégagé de toute idée préconçue. De toute façon, on ne peut lire ou écouter un homme sans en avoir une vivante image. Quant à savoir dans quelle mesure nos pensées et nos impressions sont le reflet de la réalité, il n'est pas aisé de le dire quand nous en sommes l'objet et c'est encore plus difficile quand il s'agit des autres.

Aujourd'hui, on a coutume de donner comme points de repère de la conception sociale chrétienne la solidarité chrétienne et l'exaltation de l'individu en référence à l'Evangile. C'est sans doute le résultat d'une mauvaise structure mentale corrompue par l'encyclopédisme. Ce qu'on dit peut être vrai, mais sans utilité scientifique ou historique, surtout si cela peut s'appliquer aussi bien aux socialistes, qu'aux catholiques et aux libéraux. Des concepts trop génériques sont inutiles parce qu'ils ne mordent pas sur le réel. Des idées précises, bien définies peuvent donner une compréhension de la réalité.

Le mouvement démocratique des catholiques, dans les dernières décennies du XIXe siècle, doit être étudié à partir de sa capacité d'organisation et d'action; c'est plus important que de partir de la théorie qui a son importance, sans doute, en tant que source de tout le reste; mais elle se découvre surtout dans les actes et les faits qu'elle inspire. Les rêveurs qui ne sont pas en contact avec le réel voudraient d'abord se voir offrir une théorie passe-partout. A ce moment-là, les chercheurs sont inutiles, les politiciens inertes, les sociologues sans efficacité, les hommes religieux aliénés, car au lieu de vivre les idées, on voudrait trouver un concept, une théorie qui pourrait couvrir l'ensemble des faits. La réalité est ce qu'elle est nonobstant nos idées ou nos opinions; c'est des faits, porteurs de la réalité, qu'il faut partir si on ne veut pas aboutir à un échec.

Cela vaut surtout pour un mouvement social et politique, spéciale­ment en ses débuts; à ce moment, les idées ne suffisent pas, il faut des actes et des organisations. C'était le secret du succès du mouvement social des catholiques et des associations actuelles qui en dérivent; car ces dernières profitent encore de cette première capacité d'action et d'organisation. C'est même le problème numéro un de la problémati­que dans les rapports pouvoir et politique des partis.

Le talent du P. Dehon se trouve dans sa capacité de convaincre et d'organiser. Dans sa vie, en ses initiatives et ses écrits, on voit mûrir et se développer progressivement les grandes ouvertures sociales et politiques du catholicisme français, à la fin du XIXe siècle. Par exemple, la foi qui s'incarne en une réalité concrète et sociale qu'elle peut transformer; la société, qui est une confrontation de groupes qui s'affrontent à armes égales, sur le même ring, à la vue de tous; l'Evangile, qui devient une vie si ses apôtres le pratiquent sans compromis et sans opportunisme.

Déjà avant d'être prêtre, Léon Dehon fait des comparaisons, imagine des plans, construit des projets; dès les premiers jours de son sacerdoce, il crée et organise; il fonde une congrégation et réussit à la rendre adulte et indépendante des diocèses. Il prône et organise le premier Congrès ecclésiastique d'études sociales.

Il fait une œuvre solide. On a confiance en lui pour des choses fort importantes, que ce soient son évêque et ses confrères, ses amis Léon Harmel et le marquis de La Tour du Pin, le Cardinal Rampolla et même le Souverain Pontife Léon XIII.

Pour tous ces motifs qui demandent comme point de départ la réalité concrète, je veux limiter cette introduction à la description de situations précises servant de cadre et de support au démarrage et au développement de l'activité d'écrivain. Il y a, en effet, des moments précis où il est amené à traduire ses convictions en œuvres sociales.

C'est à des moments semblables que se rattachent étroitement ses écrits sur des thèmes sociaux, politiques et religieux, et ils en tirent leur vrai sens.

Voici les trois moments clefs de son activité d'écrivain social: la fondation du mensuel Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés (1889); sa fonction de président de la Commission des études sociales (1893-1895); l'organisation du premier Congrès ecclésiastique des études sociales à St-Quentin en 1895.

Premier moment: la fondation de la revue «Le Règne...

Dans sa tâche d'écrivain traitant de faits et de problèmes sociaux, le P. Dehon est surtout un publiciste, le plus souvent par des articles, et en certains cas, comme relateur et conférencier durant les congrès. En général, c'est aussi la caractéristique de tous les écrivains sociaux de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première décennie du XXe; à ce moment, il n'existait guère d'enseignement universitaire des sciences sociales et politiques. Les quelques Professeurs de l'époque donnaient leur préférence aux conférences et à la publication d'études dans le grand éventail de revues éditées dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Quand, comment, et pourquoi a-t-il commencé une activité d'écrivain dans le secteur social? Quelles sont les raisons et les conditions réelles qui décidèrent le P. Dehon à une tâche aussi sérieuse que celle d'écrire et de parler des questions sociales et partant, de leur marquer un intérêt certain? Autre chose est s'adonner à des activités sociales - ce que notre Fondateur fit dès les premiers jours de son sacerdoce - autre chose est se mettre à écrire, à étudier, à lire et à parfaire son information sur les problèmes sociaux qui dépas­saient le cadre et l'ambiance de ses activités quotidiennes.

Dix ans seulement après la fondation d'une Congrégation religieu­se, celle des Prêtres du Sacré-Cœur, il reçoit une première approba­tion de Rome; c'était en 1888. A partir de ce moment, il était important de donner des preuves de vitalité apostolique, non seulement en dehors du cadre étroit du diocèse, mais encore à l'extérieur de l'Europe. On était devenu adulte, il fallait en prendre sur soi les conséquences, petites et grandes, et notamment la nécessité de se rendre indépendant de sa famille diocésaine, lieu des premiers cheminements et des premiers développements. Pour l'église locale, il s'agissait d'accepter ce fait d'une maturité et sa conséquence inévita­ble, à savoir, une certaine perte d'énergies et de concours spirituel précieux auquel on était habitué, un risque de compromettre certains projets formés pour la famille diocésaine. On se rend facilement compte, et la documentation le démontre avec évidence, quels égoïsmes et dépits de pareils moments peuvent provoquer. Ce sont de petites choses bien humaines, mais elles peuvent devenir des croix pesantes et cruelles, si, pour faire face aux égoïsmes, aux ambitions et aux jalousies, on n'est pas animé de détachement, d'humilité, de douceur et d'amour réel du Seigneur. On a écrit beaucoup; mais de manière assez superficielle, sur ces situations douloureuses engendrées par les jalousies personnelles ou familiales. Approfondir cela serait hors de propos en cette introduction.

Il nous faut mettre en évidence la situation concrète qui a conduit le P. Dehon à une activité d'un genre nouveau, des publications sur des questions sociales et des problèmes politiques. A la source de tout, il y avait cette nécessité de porter, au delà des limites diocésaines ou régionales, l'élan apostolique de sa propre famille religieuse.

En pareilles circonstances, un fondateur recherche et apprécie, avec calme, les occasions favorables à la réalisation de son but. Il est assez normal que l'expansion se fasse en un champ d'activité répondant davantage à ses aptitudes et préférences apostoliques et qui soit en harmonie avec ses projets de toujours, ses projets de prêtre et de fondateur ensuite. Il est évident que le projet est actué grâce aux amis et connaissances qu'il a pu se faire jusqu'à présent.

Sa correspondance de l'époque réflète bien sa constante réflexion et son souci de trouver un moyen de mettre, en marche un projet. Quelles étaient les réponses les plus opportunes que les circonstances demandaient aux prêtres avancés dans la vie de réflexion et d'amour du Seigneur? C'est le point de départ intérieur; mais il fallait voir ce que les conditions concrètes indiquaient comme réalisations et applications possibles et appropriées.

Dans une lettre du 8 juin 1887, adressée au Baron Alexis de Sarachaga - ce dernier avait fondé à Paray-le-Monial, en 1878, le Musée du Règne social de Jésus-Christ et dirigeait, avec le P. Drevon sj, la revue Le Règne de Jésus-Christ - en cette lettre le P. Dehon dit avoir lu avec beaucoup d'intérêt l'article connu du P. Matovelle et il exprime son désir de fonder un séminaire en Amérique du Sud. Ensuite, comme l'a écrit le P. J. Matovelle dans ses Memorias y Documentos de las Congregaciones de Sacerdotes Oblatos y Religiosas Oblatas de los CCSS. de Jésus y Maria, c'est le Baron de Sarachaga qui l'a dirigé vers le P. Dehon pour essayer d'arriver à la fusion des deux congrégations fondées récemment (op. cit., pp. 169-170).

Entre octobre 1887 et août 1889, il y eut un intense échange de correspondance entre le P. Dehon et le P. Jules Matovelle; le but en était la fusion des deux jeunes Congrégations qu'ils avaient fondées, le P. Dehon, à St-Quentin, en France, et le P. Matovelle, à Cuenca et Quito, en Equateur.

Le plus vif intérêt du P. Dehon, en toute cette affaire, semble bien exprimé en ces quelques lignes du journal, à la date du 19 février 1888: J'ai adressé aujourd'hui à Rome ma demande pour obtenir une mission lointaine. Cette date sera sans doute le commencement dune «grande chose». Dans sa correspondance avec le P. Matovelle, apparaît constamment ce projet et cet essai d'expansion et de croissance de sa petite famille religieuse.

En fait, l'union des deux Instituts n'aboutit point, et en attendant, le P. Dehon n'avait point réussi à obtenir une mission étrangère. Mais, de cet ensemble de démarches et de tractations surgira un des pôles d'intérêt pour une activité intense et un profond engagement qui prendront 15 années d'une vie dans la force de l'âge (1889-1904). C'est en cherchant à donner un sens spirituel à la fusion des deux Instituts que le P. Dehon se pose le problème que personne jusqu'alors, pas même le P. Matovelle, ne s'était posé, du moins en termes aussi définitifs. Par Règne social du Sacré-Cœur, le P. Matovelle entendait la consécration des nations au Christ (à ce propos, , voir P. Matovelle, Memorias y Documentos,… op. cit., Quito, Equateur, 1943; spécialement le chapitre IX: Vida intima del Instituto en sus primeros anos, pp. 73-90 et le chapitre XX: Proyecto de fuson del Instituto de Sacerdotes Oblatos con la Congregación de Prêtres du Sacré-Cœur, de Saint-Quentin, pp. 168-185). Le P. Dehon réfléchit beaucoup à la chose; l'aspect social était absent du projet primitif de sa fondation. Après une année de réflexion, il pensait que cet aspect pourrait très bien être repris par les constitutions de sa congrégation. Il a découvert et pénétré la signification profonde du terme évangélique de Règne de Dieu; ces mots résument très bien sa spiritualité de libération intérieure, basée sur l'amour du Christ. Ainsi va naître l'idée d'une revue sociale, ainsi va commencer son activité d'écrivain; cela va le mettre nécessairement en contact avec tout le mouvement social et démocra­te des catholiques; homme d'étude, écrivain, conseiller, premier promoteur et organisateur des congrès ecclésiastiques d'études socia­les, conférencier, animateur, supporter acharné du mouvement démo­crate catholique, il sera un vrai maître de la méthodologie sociale des catholiques.

C'est à travers ces événements, ces circonstances précises, à travers personnes et choses que s'expriment, chez le P. Dehon, une donation authentique au Seigneur, une vie de prière, que se créent une réflexion religieuse et une attention vigilante de l'apôtre aux réalités ambiantes… et tout cela est don de l'Esprit et a fait percevoir au P. Fondateur la manière de transformer en réalité concrète son expérience intérieure et spirituelle de l'amour du Seigneur et du Sacré-Cœur. La première de ces transformations en réalité sociale est la fondation de la revue Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés.

Il faut rappeler qu'une tendance, à certain caractère social, remonte aux origines de Paray-le-Monial, quand Sainte Marguerite Marie Alacoque demanda au Roi de France de consacrer la nation au Sacré-Cœur et d'en mettre le symbole sur le drapeau national. Il faut dire que cette idée de consécration des nations au Sacré-Cœur a fait sa réapparition, un peu partout, dans les trente dernières années du XIXe siècle; cela était dû surtout aux initiatives partant de Paray où le Baron Alexis de Sarachaga travaillait dans ce sens. De toute manière, il s'agit d'une conception sociale à portée fort limitée, confinée dans le domaine du symbolisme plus que dans la réalité. La vaste diffusion de ce mouvement est bien résumée dans ce passage de la Chronique que le P. Dehon préparait pour chaque numéro de sa revue :

L'œuvre du règne social de Jésus-Hostie, fondée à Paray il y a six ans et déjà si prospère, adopte notre beau nom dans sa première livraison de 1889, elle devient l'œuvre du Règne du Sacré-Cœur. Nous ne sommes que les imitateurs modestes de cette grande œuvre. Elle a déjà ses centres d'étude et de propagande à Paray, Nimes, Tour et Choisy en France, à Bruges et Gand pour la Belgique, Grenade et Madrid pour l'Espagne, Turin pour l'Italie, Oporto pour le Portugal, Santiago au Chili, Fribourg en Suisse, Cuenca et Quito à l'Equateur. Ses organes se multiplient. C'est la Républica del Sagrado-Corazon de Jésus à Quito, le Regno Sociale di Gesù Cristo à Turin, l'El Bien, bulletin de l'Académie et de la Cour du Roi Jésus à Grenade. (Cf. Le Règne…, mars 1889, dans Chronique, pp. 136-137).

On peut penser également à l'influence d'autres circonstances extérieures plus immédiates; par exemple, en France, l'année 1889, centenaire de la Révolution, avait une signification bien spéciale pour les esprits des catholiques de l'époque.

Mais tout cela est bien mince et trop extérieur; la transformation en réalité sociale conçue par le P. Dehon est appliquée à des réalités socio-culturelles déterminées; il faut se rappeler ses efforts, bien conséquents, mais inutiles, déployés dans sa revue, durant les trois dernières années, pour sauver l'idée et le mouvement démocrate catholique.

Pour le P. Dehon, on ne peut parler de découverte ou d'intuition prodigieuse, mais d'une conséquence logique et normale de cette expérience quotidienne de l'Evangile, vécue et authentique chez lui. On pourrait difficilement comprendre que ne soient pas transformées en réalité concrète les valeurs, choix, convictions et comportements qui ont mûri dans l'expérience quotidienne de l'amour du Seigneur; pareille expérience est évidemment authentique et dégagée de compromis! L'expérience spirituelle intérieure et la vie concrète sont deux niveaux qui se soudent en une synthèse vitale.

Convaincu que tâches et activités sociales peuvent se greffer sur le but initial de sa Congrégation, le P. Dehon, avec son habituelle habileté, passe de sa conviction bien établie à l'action concrète; en janvier 1889, il commence la publication de sa revue mensuelle, Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés.

C'est une conception plutôt spiritualiste de la vie et de la société qui se dégage des premiers articles; il y est surtout question de la nécessité de vivre selon les principes évangéliques et de l'urgente obligation de démasquer les hypocrisies et les préjugés. Tout cela était juste et vrai, mais insuffisant pour saisir les processus réels qui déterminent le comportement social et politique des hommes. Ces principes, trop généraux, bien que solidement fondés, peuvent être facilement sollicités en sens divers et réduits à l'inefficacité par les idéologies dominantes.

Dans les premiers articles du P. Dehon, on peut entrevoir sans doute une sorte de vision ignatienne de la société où deux groupes s'affrontent en une lutte sans fin, les bons et les mauvais. C'est une vision trop schématique et trop intellectuelle de la société, tout se réduisant à la lutte de deux élites, l'une bonne et l'autre mauvaise, chacune voulant guider et mener la société.

On risque d'oublier en fait la vraie société, la majorité des humains qui vivent avec nous chaque. jour. On oublie les réalités les plus communes, qui sont aussi les plus vraies et les plus vastes. Surtout on n'a que peu d'estime pour le dynamisme et la montée du peuple, pour la culture des plus larges couches de la population, qui, finalement, constituent la société authentique.

Dans la mesure où diminue cette conception de deux groupes en lutte et que se fortifie la compréhension des valeurs du pluralisme, dans cette proportion se développe chez le P. Dehon une image sociale qui incorpore cette promotion de la majorité populaire et démocratique. Sa recherche honnête et sa présence aux problèmes, les injustices, les souffrances des personnes le conduisent rapidement à une vision plus réaliste des faits, plus proche de la vie et de l'expérience quotidiennes.

La charge de présider et de diriger les travaux de la Commission des études sociales du diocèse de Soissons - elle lui fut confiée par l'évêque en 1893 - est pour lui l'occasion de concentrer son analyse sur des problèmes essentiels et de la rendre toujours plus exacte et précise. Ainsi, il trouva une base scientifique pour sa conception initiale de la société et pour sa conviction sur la nécessité de passer à l'action. Tout ceci sera pour les pages suivantes qui exposeront le second moment de son activité.

De 1889 à 1894, les articles à portée vraiment sociale ne semblent pas être aussi nombreux que dans les années suivantes, sourtout entre 1897 et 1904, quand il collabore à la revue de Victor Berne, La Chronique des Comités du Sud Est de Lyon. Ce n'est qu'une impression qu'on n'a pas su éliminer suffisamment dans la composition de ce premier volume. Durant les premières années, son intérêt pour les questions sociales s'exprime dans la Chronique du Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés; il s'agit d'une rubrique mensuelle d'une douzaine de pages, portant sur des faits sociaux, culturels et politiques.

On n'a pu les rassembler en ce premier volume - pour des motifs de composition - elles seront insérées dans le quatrième volume.

Deuxième moment: la Commission des études sociales (1892-1895)

La présidence de la Commission des études sociales, en son diocèse de Soissons, constitue le second moment clef de son labeur d'écrivain. On peut se représenter cette activité en songeant à deux façades d'un même édifice. La façade frontale serait l'ensemble des faits qui ont amené le P. Dehon à la publication du Manuel social chrétien; la face latérale serait faite des activités et écrits qui se développent à partir des réunions mensuelles de la Commission des études sociales. En cette période, 1893-1895, se placent chronologiquement ses recherches et ses premiers écrits importants (Le socialisme, L'association du capital et du travail, L'usure au temps présent); mais, à cette époque, prend corps - et c'est important - le projet de convoquer et d'organiser le premier Congrès ecclésiastique d'études sociales; le P. Dehon sent mûrir en lui la capcite de mener à bonne fin pareille initiative.

C'est sans doute le fait le plus important à mettre en référence avec sa présidence de la Commission. Une autre conséquence est l'orienta­tion prise pour les recherches et écrits ultérieurs du P. Dehon, grâce précisément à toute la problématique soulevée dans les réunions de la Commission des études sociales. Il s'agit des très délicats problèmes de la vie sociale et du modèle culturel ne de la révolution industrielle et urbaine: en d'autres termes, il s'agit du socialisme, des spéculations financières, des monopoles de l'économie libérale et de la réorganisa­tion des groupes sociaux inférieurs et dominés par les autres. Le Manuel social chrétien, au chapitre cinquième, La Rénovation sociale chrétienne, quatrième conférence, et Les Articles, passim, traitent des problèmes du socialisme. L'usure au temps présent s'attaque aux différents procédés parasitaires de la spéculation financière et des monopoles, caractéristiques de l'économie libérale. Le Manuel social chrétien, deuxième partie, et Les Articles, passim, traitent de l'organisa­tion syndicale des groupes inférieurs qui sont réduits à une léthargie sociale et civile à cause des mystifications et des manipulations du pouvoir qui se trouve en fait dans les mains de la bourgeoisie industrielle, financière, professionnelle, intellectuelle et politique.

Ce sont là au fond les nœuds qu'il fallait trancher; il a étudié ces questions avec intérêt et application; à leur sujet, il a fait ses réflexions les meilleures. Pour quelques autres aspects, ses écrits sont évidemment moins exacts et précis ou trop génériques pour être appliqués aux faits et aux antagonismes des groupes actuels. Enfin, dans les écrits du P. Dehon, il y a certaines affirmations empruntées, sans beaucoup d'approfondissement critique, à l'ensemble des idées qui avaient cours - sans garantie critique - dans le monde catholique de son temps; certaines étaient même véhiculées par le mouvement démocratique catholique et cela, plus par inertie que suite à une sage recherche, plus par conformisme aux idées professées par des gens - qui n'étaient pas des chercheurs - mais des personnes trop influentes pour qu'on pût les démentir.

Le vrai mal social, dont les catholiques attribuaient la responsabili­té d'une façon trop générale à la Révolution française, (il vaudrait mieux faire des recherches sur les origines et les changements de la révolution industrielle) ce grand mal est la destruction de l'organisa­tion des groupes sociaux au profit des riches qui étaient organisés; ce mal est également la dégradation des couches sociales très larges des économiquement faibles. La désagrégation sociale était un fait évident; mais on s'en faisait des représentations bien différentes selon la diversité des groupes sociaux qui s'y affrontaient - et qui s'y affrontent encore - avec la prétention de donner un sens à une vie sociale radicalement antagoniste.

La conception sociale, dite libérale, ne veut pas d'organisation ouvrière et emploie tous les moyens pour en empêcher la création. Le socialisme, au contraire, essaye d'organiser les ouvriers, mais en dehors et contre la religion. Chez les catholiques, c'est d'abord la paralysie et le désappointement, ensuite l'incertitude et la divergence d'idées sur les conceptions sociales fondamentales.

Dans leur recherche des processus sociaux réels, des causes de la dégradation et de l'état d'infériorité de si larges couches sociale, les catholiques découvrent évidemment que, dans la vie sociale, un individu a une valeur politique proportionnelle à l'importance du groupe ou de l'organisation dont il fait partie. Mais l'organisation politique des catholiques est contrariée par les libéraux au pouvoir et par les socialistes qui n'admettent que des associations sous contrôle absolu du parti.

Ces quelques remarques permettent de saisir le sens et le pourquoi de l'opposition des catholiques aux socialistes, sans qu'il y ait possibilité d'avoir des organisations similaires, le sens et le pourquoi de l'opposition à la situation politique issue de la Révolution française; on comprend aussi leur antagonisme à l'égard du libéra­lisme économique et de la bourgeoisie qui veulent donner une base à leurs privilèges grâce au mythe et aux mystifications qui entourent la Révolution.

Face à l'état d'abaissement et à l'exploitation des groupes in­férieurs, on peut s'expliquer que les catholiques eux-mêmes aient été pris dans une sorte de mystification; elle jouait contre les groupes de francs-maçons et d'anticléricaux qui, bien organisés, détenaient en quelques mains et le pouvoir et les richesses. On peut s'expliquer également, sans le justifier pour autant, ce mythe autour du sémitisme: un groupe ethnique, les juifs, qui incarne toute la spéculation bancaire et financière, l'anticléricalisme le plus affiché, le monopole économique et le rationalisme positiviste.

La Révolution française était, au fond, bien autre chose que ce qu'imaginaient aussi bien, les groupes antireligieux au pouvoir que les catholiques de l'opposition, que les monarchistes conservateurs ou que les socialistes révolutionnaires (on peut en dire encore autant aujourd'hui: on ne comprend pas ce qu'était la Révolution ou on ne veut pas l'admettre).

La Révolution française était le départ définitif et irréversible vers la démocratie; le refus de toute aristocratie privilégiée et parasitaire; la négation de privilèges héréditaires de familles ou de groupes; le rejet de toute conception sociale qui permettrait de vivre grâce aux labeurs et aux sacrifices des autres. On voulait enterrer un certain système de vie sociale.

La bourgeoisie libérale et socialiste n'avait retenu de la Révolution que sa fureur antireligieuse et ses prétentions à un rationalisme scientifique tout-puissant; c'est autour de ces déchets qu'on faisait grand bruit. Alexis De Tocqueville a des affirmations de ce genre, dans son livre L'ancien régime et la révolution, aux chapitres II-IV.

La bourgeoisie libérale et le socialisme révolutionnaire formaient un gros ballon gonflé de toutes les mystifications et de toutes les illusions et, dans leur naïveté, ils croyaient le voir prendre les airs, tandis que sur terre, vivait dans les privations et la misère, une immense fourmilière humaine, désorganisée et livrée à la dégradation civile et politique. L'erreur de la bourgeoisie socialiste a été de changer le sens profond de la Révolution française - abolition des groupes privilégiés - et de l'identifier avec ce qui n'en est qu'une retombée: l'athéisme et l'anticléricalisme. Du coup, ils excluaient les catholiques de toute participation sérieuse aux activités sociales et ne disposaient d'aucun point d'appui pour enlever à d'autres groupes la possibilité d'exploiter les plus faibles et les moins organisés. La science ne peut justifier aucun privilège social et civil, même si elle s'identifie avec l'Etat ou le parti. En cela, les catholique avaient vu juste et leurs prévisions étaient conformes aux faits et aux lois de l'agir humain. L'esclavage créé par le socialisme aurait été aussi grave que le précédent.

Aucune organisation sociale et politique, pour scientifique qu'elle prétende être, ne se justifie par elle-même, mais par son aptitude à remplir le rôle pour lequel les individus l'ont acceptée. L'Etat ou un groupe d'individus au pouvoir ne peuvent se substituer à la religion ou vouloir donner naissance à une religion; ceci est encore plus évident. Cela ne serait possible que par l'intimidation et l'emploi de la force brutale. L'histoire d'hier et d'aujourd'hui l'a toujours démontré douloureusement.

Pour illustrer les traits importants et la situation concrète qui permit au P. Dehon, pendant ses trois années de présidence de la Commission des études sociales, de développer toute une réflexion dans le domaine social, dans ce but, dis-je, je me servirai surtout de l'hebdomadaire diocésain La Semaine religieuse du Diocèse de Soissons et Laon; en effet, on y a publié, de manière concise et fidèle, les procès-verbaux de toutes les séances de la Commission des études sociales. Pour donner crédibilité à mes assertions, je donnerai entre paren­thèses les références à la Semaine…, année et pages; espérant que cela ne nuira point à l'esthétique de la présentation.

Vers la fin de 1892, dans le diocèse, se fait jour la volonté de prendre des initiatives sociales. Après l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, l'intérêt et les initiatives des évêques et des organismes diocésains viennent s'ajouter aux rares activités sociales catholiques, œuvres de volontaires isolés. En toute l'Europe, avec une intensité, une préparation et une prise de conscience qui pouvaient varier, mais partout, en tous les diocèses, on considérait au moins comme une obligation de convenance de faire quelque chose.

Après le succès des réunions de l'Assemblée des Œuvres à Reims, du 18 au 21 août 1892 (Cf. La Semaine religieuse du Diocèse de Soissons et Laon, 1892, pp. 561-565, 577-584), même le modeste Diocèse de Soissons croit devoir faire quelque chose. Le 7 novembre 1892, se réunissent à Liesse, avec Mgr Duval, les hommes les plus en vue du diocèse: Léon Harmel, le marquis de La Tour du Pin, le baron de Trétaigne et les ecclésiastiques occupant un poste à grandes responsabilités.

Les nouvelles dispositions prises par cette réunion sont au nombre de trois. L'ancien président de l'Union des Œuvres du Diocèse, M. L. Salanson donne sa démission pour raison de santé et Mgr Duval propose comme successeur M. le Marquis de La Tour du Pin (Ib., 1892, p. 729). L'ancien Bureau diocésain des Œuvres ouvrières, créé à St-Quentin le 22 août 1874 et dont le P. Dehon avait été le secrétaire et l'animateur, est réorganisé comme Bureau de l'Union des Œuvres et la direction en est confiée au Vicaire Général du Diocèse, M. le Chanoine Cardon. Il s'agissait en fait d'un secrétariat général chargé de la correspondance et des informations à fournir (Ib., 1892, pp. 743-744).

La troisième mesure prise était la création d'une Commission des études sociales, à l'instar d'autres, créées déjà, en divers diocèses (Ib., 1892, pp. 760, 788-789. 822-823).

Le nouveau président de l'Union des œuvres, le Marquis de La Tour du Pin, qui avait eu une si grande part dans la fondation de la Commission (1893, p. 424), assume également la présidence de la Commission des études sociales; il essaye d'orienter l'étude, les recherches et l'intérêt des participants vers la réalisation de son projet: création d'œuvres et perspectives politiques. Pratiquement, il s'agissait, après étude, de créer, dans les paroisses, de petits syndicats par catégories de travailleurs; on les aurait réunis ensuite en une fédération régionale et à la fin, en une confédération nationale. C'était un projet assez ambitieux, mais politiquement réaliste et d'avant-garde; à ce propos, La Tour du Pin avait déjà publié deux articles dans l'Association catholique de 1892, et avec la rédaction du premier programme d'étude de la Commission, il y avait orienté l'intérêt et les recherches des membres (1892, p. 822). Mais pour semblable projet, l'étude en vue de clarifier les idées ne suffisait pas; il y fallait surtout des hommes décidés à aller de l'avant et capables de supporter toutes les conséquences de l'initiative.

Lors de la quatrième réunion, la séance de mars 1893, le P. Dehon, face à la perplexité de l'assemblée, amena les participants et le président même à cette constatation nette: «il faut profiter de la latitude que laisse la loi pour l'admission dans un syndicat; c'est à chacun de voir s'il peut s'exposer aux risques qu'il pourrait courir» (1893, p. 197).

En cette même occasion, le P. Dehon souligna l'orientation pratique que la Commission devait prendre, outre les études et recherches à faire. «A propos d'une question soulevée incidemment, M. Dehon fait remarquer que le clergé, a depuis trop lontemps, abandonné l'action sociale qu'il peut et doit exercer. La nécessité obligera le peuple à se grouper; si le clergé ne dirige pas ce mouvement, les socialistes le feront infailliblement. Les membres de la commission font donc œuvre utile et nécessaire en étudiant les moyens de grouper les populations, d'abord par les syndicats, etc… Ces quelques paroles, d'une voix si autorisée, sont vivement approu­vées» (1893, pp. 197-198).

En d'autres termes, le prêtre et l'apôtre de l'Evangile devait prendre conscience désormais qu'une prédication du message évan­gélique n'était plus possible, à moins d'entrer de plein pied dans les situations concrètes de la vie, faites de joies et de souffrances, des destinataires du message de libération intérieure provenant de la rédemption du Christ.

C'est la ligne constante de ses initiatives sociales, même dans les débuts des années 1870; ces motifs le détermineront également à fonder, en 1889, la revue Le Règne; et il essayera d'entraîner évêques et diocèses dans la ligne et les perspectives de Rerum Novarum.

Le prêtre, l'apôtre de l'Evangile doit découvrir l'impact du message évangélique sur la vie réelle des destinataires du message, sur leurs problèmes de vie. Réaliser cette finalité est le leitmotiv de tous ces écrits du P. Dehon, de son désir du sacerdoce, dès sa jeunesse, de tous les projets entrevus ou réalisés. Cette conviction n'est pas seulement, chez lui, une force propulsive, mais aussi une norme directive qui lui permet de définir le domaine et les limites de sa contribution sacerdotale aux initiatives sociales. Il ne s'agit pas seulement d'une participation quelconque aux problèmes sociaux ou d'un intérêt général aux questions du temps; c'est une expérience intérieure de prêtre qui compare sa libération évangélique avec les réalités et les personnes qui se meuvent autour de lui. De là vient non seulement le besoin, mais aussi la capacité de faire bénéficier les autres, avec la grâce de Dieu, de cette même libération spirituelle.

Il ne s'agit pas de quelque chose de théorique: un seul et même moule pour tout le monde, non : c'est toujours une découverte nouvelle et heureuse, dans l'éclairage de la foi au Christ projeté sur les réalités concrètes.

Pour en revenir à la Commission des études sociales, il y est davantage question d'un intérêt général pour la recherche et l'étude que d'initiatives précises et organisées comme celles qui furent proposées par La Tour du Pin. Lors de la septième réunion, le 28 juin 1893, La Tour du Pin cède la présidence au P. Dehon; ce dernier propose à la Commission un objectif mieux proportionné; il s'agit de la rédaction et publication d'un Manuel social chrétien où l'on préciserait la conception chrétienne de la vie sociale et civile et l'on indiquerait et expliquerait les différentes possibilités et manières d'organiser l'activité sociale des catholiques.

Egalement en cette réunion, le nouveau président met en relief une des constantes de ses écrits, à savoir le rôle indispensable des prêtres dans l'étude des dynamismes socio-culturels et dans leur participation à la création d'organisations sociales fondées sur des principes chrétiens.

Les mois d'été lui permirent de préparer le contenu du Manuel social; ce programme des thèmes proposés fut immédiatement approu­vé par la Commission, lors de la séance du 28 novembre 1893 (pp. 769-771).

La Commission reprend vie et suscite l'intérêt (Ib., p. 769). Les procès-verbaux publiés par la Semaine religieuse se font plus concis et plus synthétiques, mais marquent avec suffisamment de précision les deux pôles d'intérêt qui se font jour dans la Commission des études sociales. Ces deux préoccupations se feront sentir également dans la rédaction et le contenu du Manuel Social. le souci de La Tour du Pin pour l'organisation de syndicats chrétiens, celui du P. Dehon de sensibiliser le clergé en vue de l'étude des conditions socioculturelles, de manière que les prêtres se rendent comptent des situations politiques et économiques que le peuple doit affronter.

Tous deux sont également conscients de la dégradation sociale et civile, mais ont des divergences de vues sur les moyens aptes à réorganiser les groupes sociaux. La Tour du. Pin voudrait qu'un rôle déterminant soit attribué aux élites chrétiennes, comme par le passé. Le P. Dehon pense que les élites aristocratiques et bourgeoises ont perdu définitivement l'aptitude à diriger et à organiser. Il ne s'agit pas d'intransigeance contestataire ou d'intégrisme clérical. Pour lui, c'est une constatation en cohérence logique avec les faits: la société civile est arrivée à un stade où elle ne peut être organisée que par le peuple et pour le peuple. Mais une organisation du peuple est seulement possible si on respecte le modèle culturel de tous les groupes inférieurs. Le modèle culturel du peuple est précis et nécessaire; il se base sur la justice sans contorsions juridiques, sur l'honnêteté et n'a que dédain pour les arrivistes et ironie pour le clinquant.

Les guides doivent faire preuve de grande honnêteté et de dé­sintéressement personnels; en effet, c'est la condition pour démas­quer et stopper un système économique fondé essentiellement sur la spéculation financière, sur le pouvoir des monopoles et l'opportunis­me politique. De cette manière il est possible d'éviter également l'autre péril, celui d'échouer dans l'esclavage collectiviste du socia­lisme qui change d'idéal et de mythes civils, mais conserve la même organisation des élites; en conséquence, il sera habituellement incapa­ble de produire des effets qui soient en harmonie avec le modèle culturel du peuple.

Il faut avoir ces notions présentes à l'esprit pour saisir les traits caractéristiques des écrits du P. Dehon. On comprend que dans la vie sociale des humains il y ait des faits et des dispositions assez simples en soi, mais qui sont capables de résoudre des situations difficiles et de donner satisfaction à des exigences humaines très compliquées. Il n'est pas question de faire des réalisations nombreuses et grandes, mais de réaliser quelque chose de juste, en temps voulu.

Ces choses simples et justes, le P. Dehon les présente ainsi. En premier lieu, il faut exiger que les guides et responsables des groupes sociaux soient à même d'assumer, avec efficacité, leurs fonctions. Ne peut conserver sa responsabilité celui qui est incapable d'imaginer certai­nes dispositions et de présenter des essais de solution des problèmes sociaux; il ne peut guider les autres, puisqu'il est dépassé par les faits et les situations concrètes.

Il est également juste et nécessaire que les travailleurs participent aux profits et aux bénéfices de la production, dans les exploitations et les entreprises. Il faut enrayer la spéculation financière. Tout ceci au niveau général de l'organisation sociale. Des remèdes pratiques et simples en soi, capables de résoudre des situations impossibles, seraient les suivants: assurer une habitation décente à tous, veiller à la sécurité sur les lieux de travail et pourvoir une assurance contre les accidents de travail, assistance - maladie et assurance de vieillesse à garantir. Voilà de vraies attentes, non encore réalisées partout aujourd'hui.

Quand il publie le Manuel social chrétien, en août 1894, toutes ces idées sont déjà en germe; sa divergence avec La Tour du Pin se situe au niveau des opinions et des convictions. Les images qu'ils se faisaient de la société et leurs conceptions sociales divergeaient en certains points; mais ils avaient suffisamment de maturité pour savoir qu'ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre et que, sans leur apport personnel, la composition et la publication du Manuel social ne seraient pas menées à bonne fin et la Commission des études sociales finirait par se dissoudre.

On ne peut s'arrêter aux particularités de la composition et de la publication du Manuel social chrétien par le P. Dehon. Pour s'en faire une idée assez précise - cela vaut aussi pour les éditions successives - il suffit de lire la présentation faite par La Tour du Pin aux personnes intéressées du Diocèse et de la Commission des Etudes sociales.

«L'union ne possède encore, en plus de son bureau, qu'une section de travail, organisée sous le nom de Commission des études sociales et sous la présidence de M. le Chanoine Dehon. Ce début n'est pas du goût de tout le monde, nous le savons; mais il nous a paru logique d'étudier avant d'enseigner, comme de réfléchir avant d'agir. Les gens du monde trouvent généralement toute doctrine importune. Il ne faudrait pas croire pour cela qu'elle leur soit indifférente, mais simplement, selon la parole du Cardinal Pie, qu'ils en ont une mauvaise. Aussi la Commission avait-elle reçu pour mandat, dès l'année dernière, le soin de préparer un petit Manuel contenant les éléments de l'économie sociale chrétienne.

C'est fait: le programme tracé par M. Dehon et qui a paru au compte-rendu de l'année dernière, a été suivi de point en point par ses soins. Le manuscrit a trouvé éditeur par ceux de M. Harmel; il a été imprimé par l'Œuvre de la Bonne Presse (les RR. PP. Augustins de l'Assomption), et il n'attend plus pour paraître que l'approbation de Monseigneur l'Evêque. .

Cette base acquise va permettre d'entrer dans la voie des conférences propres à lutter contre l'invasion des doctrines antisociales qui, des villes, gagnent aujourd'hui les campagnes. Il revient à M. le Chanoine Dehon, qui a préparé cette œuvre, d'en faire ici l'exposé» (1894, p. 469).

Ces paroles du rapport de La Tour du Pin pour l'Assemblée de l'Union diocésaine des Œuvres, en 1894, indiquent clairement quel fut le rôle du P. Dehon dans la composition du Manuel; on voit également que, de toutes les décisions prises par l'Assemblée de 1892, le Manuel est la seule réalisation concrète, en dehors de la diffusion des idées.

Il y avait un double mouvement des idées et des conceptions sociales qui s'opposaient entre elles. C'était l'opposition bien connue entre conceptions statiques, basées sur des positions de privilèges, et conceptions dynamiques de la réalité sociale, partant de la conviction qu'il est possible de créer des conditions sociales plus justes. L'homme n'est pas la société, mais il la constitue.

Les oppositions apparaissent dès la publication du Manuel social chrétien; elles se manifestent du côté libéral, mais aussi de la part de certains catholiques. Il faut voir à ce propos le journal des Débats de Paris, du 28 février 1895, p. 2 et La Semaine religieuse… cit., 1895, pp. 165-168. En général «On fait l'observation que les patrons bien intentionnés n'acceptent pas la doctrine de notre Manuel Social chrétien parce que tout y pousse au syndicat qu'ils regardent comme une institution dangereuse» (Ib., 1894, p. 796).

Dans le diocèse, les premières oppositions se font jour quand le P. Dehon propose à la Commission d'organiser un Congrès ecclésiastique d'études sociales. Les dissensions et polémiques vont ensuite s'étendre un peu à toute la France, à l'occasion du second Congrès ecclésiastique d'études sociales, tenu à Reims en 1896; avec le Congrès de la Démocratie chrétienne à Lyon, en 1897, la situation deviendra encore plus sérieuse. L'opposition est à couteaux tirés lors du troisième et dernier Congrès ecclésiastique d'études sociales organisé à Bourges en 1900.

Tout ceci concerne plutôt les quelques remarques qui seront faites dans la dernière partie de cette introduction. A propos de tout ceci, et à l'invitation du Cardinal Rampolla, le P. Dehon a écrit un opuscule Nos Congrès; cet écrit aurait pu dissiper toute équivoque et toute hostilité, si tout le monde s'était mis sur le même plan d'honnêteté et d'impartialité face aux événements sociaux et politiques qui mûris­saient dans les dernières années du XIXe et les premières du XXe siècle.

C'est de propos délibéré que je me suis arrêté quelque peu à ce qui touche à la Commission des Etudes sociales; en effet, le P. Dehon, non seulement y essaye ses capacités d'organisation, mais dans ce brassage d'idées et de positions, il choisit ce qu'il estime être des questions fondamentales qui doivent obtenir la priorité dans l'étude et dans les solutions pratiques. Les publications, les conférences et l'organisation du premier Congrès ecclésiastique d'études sociales à St-Quentin; tout cela a été projeté et entrevu, mais réalisé incomplètement durant les trois années de présidence de la Commission par le P. Dehon (1893-1896).

Les synthèses encyclopédiques de la pensée d'un auteur sont, à mon avis, une méthodologie facile, mais peu efficace pour pénétrer la pensée profonde d'un écrivain. Il n'est pas question de faire une synthèse de la pensée sociale du P. Dehon. En dernière analyse, il est l'écho des mouvements d'idées des milieux ecclésiastiques et catholi­ques de l'époque. Il faut cependant souligner les contenus spécifiques de sa réflexion et de ses recherches studieuses. Pour lui, les problèmes sociaux capitaux étaient le phénomène du socialisme, les formes de la spéculation capitaliste, la participation aux bénéfices de la produc­tion, le démarrage définitif de la société industrialisée vers le régime démocratique. C'est à partir de ces thèmes, sur lesquels se concentre tout son intérêt, qu'on peut se faire une idée de sa physionomie de chercheur. L'étude de ces thèmes avait commencé dans les réunions de la Commission des études sociales; dans les années suivantes on s'appliqua à les approfondir.

Ces précisions permettent sans doute de saisir une ligne de continuité dans les écrits du P. Dehon; dans le choix des priorités accordées aux divers problèmes sociaux se discerne cependant un lien plus profond. Quelque chose de très important et de très grand le guide dans l'organisation des activités et dans la publication de livres et d'articles. Si on s'arrête aux faits particuliers, aux détails acciden­tels, on risque d'être déçu par des prises de position provisoires, passagères, parfois discutables, parfois exprimées en des formules ou en un vocabulaire qui a bien changé en quelques décennies. Une analyse attentive des caractéristiques des faits et de ses choix constants manifeste une grande cohérence de l'ensemble et une belle harmonie avec toute sa vie. On constate que sa physionomie d'écrivain et tout son engagement social sont le fruit de sa conception évangélique sur le rôle du prêtre, conséquence de sa manière de voir l'être et l'agir du prêtre qui désire accomplir la tâche significative que Dieu lui destine. Bref, le lien de tout est sa conception évangélique et authentique de la vie du prêtre.

On peut voir finalement, avec une évidence accrue, que cette idée très élevée de la mission sacerdotale constitue le lien qui donne un sens cohérent à tout le reste. De par sa grandeur et sa profondeur, cette conviction veut être partagée avec d'autres prêtres de manière à se développer davantage. Elle détermine ses choix de principe et ses initiatives particulières du moment, ses prises de position idéales et ses interventions accidentelles. Ainsi s'explique également sa ferme détermination à résoudre les problèmes sociaux avec une honnêteté totale, sans tenir compte des intérêts des partis et des factions, et sans se soucier des mythes historiques et des illusions superficielles. Outre sa conception élevée et authentique de la mission sacerdotale, l'honnêteté et le désintéressement marqueront toujours son attitude face aux problèmes et aux événements.

On pourrait se demander pourquoi le prêtre doit s'intéresser aux problèmes économiques et sociaux. On dit qu'il n'y a pas de sociologie ou d'économie chrétienne. C'était la première critique, faite de la part des libéraux, au Manuel social chrétien; elle était astucieusement appuyée par les catholiques et ecclésiastiques dits compétents en la matière (Cf. Journal des Débats, 28 février 1895, pp. 1-2).

Parlant de façon générale, on pourrait tout aussi bien dire «il n'y a pas d'économie non chrétienne» que de dire «il n'y a pas d'économie chrétienne».

Le P. Dehon répond que le comportement du chrétien est toujours chrétien ou ne l'est tout simplement pas; le chrétien pratique les préceptes évangéliques ou se fait gravement illusion. Puisqu'il existe une manière chrétienne de se comporter, précise et embrassant toute la vie, il est ridicule de discuter d'une économie chrétienne ou non chrétienne. L'agir chrétien est si exigeant et si cohérent qu'il est oiseux de discuter à propos de mots qui ne cadrent pas avec la réalité (Cf. La Semaine religieuse, 1895, pp. 165-168). Il n'existe pas et il n'a jamais existé de société ou d'Etat purement économiques pour la simple raison que la vie sociale des humains ne se borne jamais aux seuls problèmes de la survivance. Ce n'est jamais arrivé dans l'histoire. Même si les laïcistes le prétendent depuis un siècle, on ne peut vivre ensemble uniquement pour la solution de problèmes économiques. C'est le propre des animaux ou d'humains vivant en des conditions infernales ou réduits en esclavage. C'est un fait si universel qu'on ne peut vraiment l'ignorer. En dernière analyse, c'est le genre de travail et la disproportion des salaires qui sont les causes de divisions et d'antagonismes dans une société. Si quelqu'un, comme le prêtre, ne divise pas les hommes pour les classer sur base de leur travail ou de leurs gains, celui-là sera nécessairement un agent de paix et de félicité dans la communauté. Grâce à cette conception, à la fois élevée et réaliste, de sa mission sacerdotale, le P. Dehon a pu remplir la vraie fonction d'un publiciste: s'employer à rendre compréhensibles à l'homme du peuple les processus réels de la société de son temps. C'est le très grand mérite d'un petit nombre d'écrivains; en effet, 90% des citoyens n'ont aucune idée de la manière dont se dirigent, s'organisent et s'orientent les réalités qui font partie de leur vie quotidienne. Cette tâche de chercheur et de vulgarisateur de l'explication des faits et des événements importants dé la vie quotidienne, cela peut justifier et même rendre actuelle la lecture des écrits du P. Dehon; bien sûr, certains aspects et certains contenus se réfèrent à des situations et à des problèmes d'une autre époque. C'est avec sérieux et honnêteté qu'il a consacré ses recherches et ses écrits à des réalités et à des problèmes qui, aujourd'hui, approchés au moyen d'analyses plus scientifiques, reçoivent un éclairage meilleur. Arriver à la vérité simple, dégagée de mythes et de ruses de tout genre, demande un cheminement lent et difficile, possible seulement aux individus à même de s'avancer bien dégagés de tout. Jusqu'à présent, seuls des hommes d'une grande foi y ont réussi, nous le savons; les forces intellectuelles n'y suffisent point. Le P. Dehon était un homme et un prêtre de grande foi.

Troisième moment: promoteur et organisateur du premier Congrès ecclésiastique d’études sociales St-Quentin, 1895

L'intelligence de sa mission sacerdotale et ses efforts de sensibilisa­tion des autres prêtres, je l'ai montré, étaient à la base des activités et des écrits sociaux du P. Dehon.

Quand on a dépassé les premières impressions, on se rend compte que toute sa réflexion et tout son intérêt pour le domaine social tiennent à sa conception du rôle du prêtre qu'il voulait actuer d'une façon vraie.

Pour tout prêtre, ce qui compte d'abord c'est sa disposition intérieure face aux réalités concrètes vécues par ceux à qui il veut annoncer l'Evangile. Il ne faut attendre des prodiges de personne. Ce qui a de l'importance, ce n'est pas la quantité d'actions d'éclat réalisées par quelqu'un, mais son degré d'engagement dans sa mission, l'amplitude de sa sensibilisation et de sa participation à la vie réelle et sociale des humains. Comme prêtre, le P. Dehon s'est engagé dans toute la mesure du possible.

Dès le début, il était convaincu de ne pouvoir remplir sa mission sans une connaisance profonde des réalités humaines et historiques. Il a voulu ensuite contribuer à la formation intellectuelle et sociale de ses confrères dans le sacerdoce en les acheminant vers une connaissan­ce des problèmes, des réalités, des processus humains et sociaux qui soit au niveau de leur foi et de leur zèle.

Tout d'abord, il fait lui-même ses découvertes et ses réflexions, il sent ensuite le besoin d'y faire participer ceux qui sont chargés de la même mission que lui. Les choses prennent lentement consistance à partir des faits, du brassage d'opinions et de la réflexion. Les faits et les personnes donnent l'occasion de passer aux réalisations concrètes. Il faut un homme de grande foi pour ne pas accepter des situations injustes dans une résignation dégradante et pour aller de l'avant sans aucune crainte.

Depuis quelques années déjà, avec son grand ami le chanoine Perriot, il participait aux semaines de réflexion et d'études sociales que Léon Harmel organisait pour les séminaristes, au Val-des-Bois, durant les grandes vacances; il les présidait même.

En 1894, lors de la réunion du 20 février, il fait remarquer aux membres de la Commission des Etudes sociales qu'il y aurait avantage d'organiser, également à Soissons, les réunions qui ont lieu au Val-des-Bois auxquelles assistent un bon nombre de MM les curés des environs. (1894, p. 119).

Du 6 au 11 août de la même année, il participe, comme d'habitude, avec son ami Perriot, aux réunions sacerdotales, organisées au Val-des-Bois, par le groupe de prêtres de la démocratie chrétienne du Nord.

En 1895, il voudrait réunir des assemblées du même genre pour le diocèse de Soissons, mais la proposition discutée dans les réunions de la Commission des Etudes sociales n'obtient pas l'appui du clergé diocésain se trouvant aux postes de responsabilité. Mais le P. Dehon n'était pas homme à taire ses convictions ou à laisser ses initiatives par suite de l'opposition à ses projets; surtout quand les opposants ne voulaient pas même attendre l'épreuve des faits. Ce trait typique d'une personne douée de capacités d'action lui avait permis de mener à bonne fin quelques-unes des plus belles initiatives du diocèse; mais du même coup, il créa autour de lui le vide et une atmosphère d'hostilité, fruit de la jalousie des confrères du diocèse. Un ami le lui avait fait remarquer; on peut le déduire de cette remarque du Journal: L'abbé Bougouin me conte bien des intrigues des gens avides d'honneurs. Dieu me garde de ces folies (2-5 juin, 1893).

Je l'ai déjà fait remarquer au début, chez le P. Dehon, la maîtrise de soi s'exprimait par une modestie et humilité bien grandes et dans le respect sérieux et chrétien des autres. Les ambitions puériles du succès tapageur étaient étrangères à sa nature. Après les premières réunions pour la composition du Manuel social chrétien, il écrit: Notre Manuel avance, puisse-t-il faire quelque bien! Les réunions sont assez vivantes. Elles paraissent bénies de Dieu. Je suis humilié d'en avoir la direction (20 février, 1894).

Tandis qu'on réduisait ainsi à un rôle insignifiant la Commission des études sociales, le P. Dehon prenait toujours davantage conscience de cette vérité: s'il existe une possibilité d'alléger ou de briser les chines de l'aliénation et de l'exploitation créées par la société industrielle, il y faudra des hommes particulièrement libres et prêts à tout.

Si l'Evangile donne vraiment la foi et le courage, il est également la source de liberté intérieure; il convient donc que le prêtre, avant tout autre, soit le guide de ceux qui reçoivent l'Evangile, pour les amener à éliminer de leur existence concrète tout ce qui est inconciliable avec la vie et l'enseignement du Seigneur. Le prêtre doit être le premier à vivre l'Evangile d'une manière authentique. Il faudrait pouvoir résoudre le problème soulevé par ces paroles de tant de personnes, aujourd'hui encore: J'ai foi en Dieu et dans l'Evangile, mais je ne crois pas à ce que disent et font les prêtres.

C'est durant la semaine d'études sociales des prêtres du Nord qu'il présida, au Val-des-Bois, en août 1894, que le P. Dehon prit conscience de cette possibilité d'aider ses confrères dans la com­préhension des réalités sociales et dans la communication de leur message de libération intérieure. Cette conviction se fortifia, durant l'assemblée des œuvres diocésaines, à Notre Dame de Liesse, en octobre de la même année. A cette occasion, il voit l'intérêt des prêtres pour son Manuel social chrétien: Ils commenceront à étudier la question, ce sera, je crois, le meilleur fruit de ce congrès (Notes Quotidiennes, 2 octobre 1894). Tous les participants sont d'accord sur ce point: le prêtre doit connaître les problèmes humains et spirituels, la vie concrète des personnes auxquelles il veut annoncer la Bonne Nouvelle. Il doit vivre avec eux et parmi eux. Le rédacteur, envoyé par La Croix, semblait faire exception à cet accord unanime, s'il faut en croire la fine remarque du Journal : M. Croisille, le vaillant et aimable rédacteur de «La Croix» picarde revendique les avantages des vieilles méthodes d'apostolat. Il veut, je crois, animer la discussion. La conclusion est celle de St Paul: Oportet hoc facere et illud non omittere (Ibid., 2 octobre 1894).

La question controversée du rôle du prêtre dans la vie concrète du peuple chrétien est l'objet d'une première analyse, dans sa réponse aux critiques libérales adressées au Manuel social chrétien (Semaine religieuse…, 16 mars 1895, pp. 165-168 et 331). On reprend la question dans la réunion de la Commission des études sociales, en date du 3 avril; on y discute la thèse socialiste qui reproche à l'Uglise et au clergé de bercer le peuple avec la cantilène séculaire qui l'endort dans la résignation, alors qu'il a le droit de réclamer sa part à la jouissance (Ibid., 1895, p. 233). Dans la Commission, dans le diocèse et dans le clergé en général, les opinions sont divisées et les positions inconciliables. Le P. Dehon sait qu'il ne peut guère compter sur les confrères du diocèse. Selon son habitude, avant d'agir, le P. Dehon se met à approfondir les choses et veut analyser ses convictions et projets à Rome.

En avril, il aurait dû participer, avec Mgr l'Evêque de Liège et le marquis de La Tour du Pin, à la Conférence Internationale des Etudes sociales à Turin; mais elle n'a pas lieu à cause de la maladie de Mgr l'évêque de Liège (Notes Quotidiennes, 16 avril - 3 mai 1895, et La Semaine religieuse…, 1895, p. 249). Après Pâques, il part cependant pour Rome, avec son évêque, Mgr Duval, qui lé présente au St Père; ce dernier l'encourage dans la voie des initiatives sociales. Pour le Manuel social et son engagement social, il reçoit bien des encourage­ments de plusieurs Cardinaux, notamment du Cardinal Rampolla, Secrétaire d'Etat, et du Cardinal Parocchi. Mêmes félicitations de la part des Assomptionnistes, des Dominicains et des Franciscains.

« Les Jésuites paraissent plus réservés en face des œuvres nouvelles.

Les anciens craignent surtout que les écarts de langage ne mettent en défiance les économistes classiques de bonne foi, et n'indisposent les influences qui seraient de bonne volonté.

Dès leur origine, ils se sont adressés à la tête de la société par les puissances d'alors. Aujourd'hui que le peuple est devenu la grande puissance, ils sentent bien qu'une évolution est à faire. La tendance actuelle est de revenir au moyen-âge, mais il s'agit de renverser les idées d'ancien régime; c'est ce qu'opère l'enseignement chez les jeunes Pères de la Compagnie qui étudient toutes ces questions avec ardeur.

D'ailleurs, dans toute la péninsule, les Pères jésuites encouragent la formation des syndicats agricoles qui préparent l'émancipation future.

En somme, on est content à Rome de notre Manuel et on désire que nous le répandions.

Ce qui prouve que nous sommes bien dans le courant, c'est le succès de l'abbé Lemire dans les deux conférences qu'il a données, l'une au Cercle catholique, l'autre chez les PP.de l'Assomption. Les salles étaient trop petites pour les assistants. C'était vraiment un auditoire d'élite: des prélats, des évêques, des archevêques, le cardinal Vannu­telli, etc… On applaudissait de tout cœur.

La partie vivante et agissante du clergé de Rome en est donc à se dire: Les catholiques allemands, belges, français, nous donnent l'exemple de l'action, suivons-les» (Semaine religieuse…, 1895, pp. 332-333).

Il ne participe pas seulement au succès des conférences de l'abbé Lemire, mais lui-même, le P. Dehon, commence à ce moment-là son cycle de conférences sociales à Rome: Je donnai aussi une conférence au Séminaire français. M. Lemire me fit l'honneur d'y assister. Je parlai du devoir social des prêtres. C'est donc la pensée de mon petit apostolat social qui m'occupa principalement pendant ce séjour à Rome (Notes Quotidiennes, 16 avril - 3 mai, 1895).

En retournant de Rome, il est plus décidé que jamais à organiser, dans le diocèse de Soissons, un Congrès ecclésiastique d'études sociales. Dans la réunion du 7 mai, il essaie de conquérir la Commission des études sociales à l'idée qui lui est chère, c'est-à-dire la nécessité de prêcher l'Evangile, en sortant des sacristies, et en étudiant et vivant les conditions concrètes de l'existence:

«Ce qui est à signaler, c'est que M. l'abbé Lemire a surtout conquis le jeune clergé de Rome. Les élèves des Séminaires, tant au séminaire français qu'à la Procure de St-Sulpice, l'auraient porté en triomphe.

Tous les jeunes sont complètement gagnés aux idées de justice sociale chrétienne. On sent partout qu'une forme nouvelle de pastorale s'impose.

C'est le règne social de Jésus-Christ qu'il faut chercher; il faut travailler à le rétablir. Le prêtre n'est pas fait pour rester dans sa sacristie, comme on voudrait l'y contraindre: il doit s'efforcer d'atteindre le peuple» (Semaine religieuse…, 1895, p. 348).

Nous voyons donc réapparaître, mais avec plus de développement et avec un caractère plus concret, le motif, qui, en 1889, l'avait amené à une activité d'écrivain et à la fondation de sa revue. Mais les événements des années suivantes montreront que l'initiative d'un congrès ecclésiastique d'études sociales était bien plus compromettan­te; c'était la cible d'attaques obstinées; on la condamnait comme une nouvelle hérésie, presbytérianisme ou américanisme.

Les confrères du diocèse sont, en majorité, indifférents à cette initiative et tout absorbés par les routines quotidiennes. Ceux qui occupent les postes à grandes responsabilités, non seulement ne partagent pas l'idée du P. Dehon, mais se déclarent opposés à un congrès ecclésiastique d'études sociales dans le diocèse. Le Chanoine Chédaille, directeur de la Semaine Religieuse du diocèse, ne partage point les convictions fondamentales du P. Dehon et critique l'oppor­tunité de mêler les prêtres aux affaires sociales (Ib., 1895, pp. 347-348). Il se déclare, dans la suite, ouvertement opposé à l'organisa­tion de semblable congrès dans le diocèse (Ib., 1895, pp. 531-533 et réponse du P. Dehon, pp. 553-554).

Egalement le Chanoine Baton, archiprêtre de Laon, vicaire général et président honoraire de la Commission des études sociales, (depuis que les réunions ne se tenaient plus à Soissons, dans la bibliothèque de la maison du chanoine Duchastel, mais à Laon, dans la salle du Cercle ouvrier), lui aussi pense qu'il vaut mieux continuer avec les réunions annuelles des Œuvres à Liesse, sans penser à un vrai congrès des prêtres (Ib., 1895, pp. 476-477).

Le Chanoine Cardon, ancien vicaire général et directeur du Bureau de l'Union des Œuvres marquait aussi son opposition; cette initiative ne dépendait pas du Bureau et ne pouvait être réalisée par lui, puisqu'on prétendait s'en tenir simplement à la journée annuelle des Œuvres à Liesse (Ib., 1895, pp. 500-502).

Ces oppositions et animosités ne se limitaient pas simplement à des paroles. En effet, deux ans plus tard le P. Dehon perdra les deux plus importantes fondations de ses premières années de sacerdoce: le Patronage et le Collège St jean. A ce propos, voici quelques brèves réflexions écrites en son journal.

«L'évêché prend une décision pénible pour moi. Il confie le patronage St joseph à M. Mercier. Il y avait 25 ans que j'avais fondé cette œuvre. J'y avais mis des sommes importantes. Je m'y étais dépensé avec toute l'ardeur de mon sacerdoce encore jeune. Il me semblait que cette œuvre devait toujours rester entre les mains de notre congrégation. L'autorité diocésaine en décide autrement. Fiat! Sic vos non vobis…» (Notes Quotidiennes, 24 juillet 1896).

Cinq jours plus tard, c'est le tour du Collège.

«Nous donnons les prix à St jean. M. Harmel préside, le P. Delloue lit le discours. J'annonce en public sa prise de possession de la maison. La nouvelle est bien accueillie. Deo gratias! Cette œuvre aussi avait failli nous échapper» (Ib., 29 juillet 1896).

Malgré tout, il continue, avec une conviction accrue, à s'occuper des prêtres. Un mois après ces douloureux détachements, il préside comme d'habitude la semaine des études sociales au Val-des-Bois.

«Réunion de jeunes abbés. Là encore nous faisons de la bonne besogne en encourageant ces jeunes clercs à étudier la science sociale et à suivre les directions imprimées par Léon XIII.

Le progrès est lent. Léon XIII se heurte à des résistances étonnantes. Mais l'avenir est assuré parce que ces jeunes abbés, intelligents et convaincus, ne se laisseront pas détourner de la bonne voie» (Ib., 10-15 août 1896).

Mais le P. Dehon n'avait pas seulement des adversaires; ses amis étaient bien plus nombreux. Des hommes, connus en toute la France, avaient pour le P. Dehon une estime sincère; surtout M. Léon Harmel et le Marquis de La Tour du Pin; avec le P. Dehon, ils forment le trinôme inséparable, et pour la pensée et pour l'action, du mouvement démocratique catholique de la fin du XIXe siècle. De ces trois, le P, Dehon est celui qui met à exécution les projets, tout en restant sagement et modestement à l'ombre. Il devait en être ainsi, car, comme prêtre, le P. Dehon disposait de plus de temps et avait des contacts plus étendus; en outre, comme prêtre d'une foi adulte, il s'intéressait davantage aux fruits réels qu'aux approbations du public qui, bien souvent, donnent plus de trouble intérieur que de calme serein.

Un peu partout, il pouvait compter sur un certain nombre d'amis; parmi eux, de très fidèles confrères de sa Congrégation; l'abbé Lemire, désormais bien connu, les directeurs des plus importantes revues catholiques, spécialement de La Démocratie Chrétienne de Lille et de L'Association Catholique de Paris, tous ceux-là étaient ses amis. Il pouvait compter sur son évêque, Mgr Duval, qui avait sous les yeux les réalisations du P. Dehon.

Ainsi, malgré les oppositions et les divergences d'intérêts, il obtient de son évêque la permission d'organiser, non à Soissons, mais à St-Quentin, le premier Congrès ecclésiastique d'études sociales (Semai­ne religieuse…, 1895, pp. 530-531).

La participation élevée au Congrès et le sérieux des débats furent un vrai succès pour St-Quentin, pour le diocèse de Soissons et surtout pour le P. Dehon, l'organisateur même et l'inspirateur du Congrès (Cf. L'Association Catholique, 1895, pp. 376-385). Plus de 200 prêtres, venus de toutes les parties de la France, ont, pour la première fois, des échanges d'idées sur les problèmes et les difficultés de leur peuple. Les revues catholiques françaises, surtout La Démocratie Chrétienne et L'Association Catholique, y voient le point de départ de quelque chose de nouveau et de prometteur pour le clergé français.

«C'est un acte de vitalité du clergé, dans ce pays où les conciles et synodes sont entravés par un libéralisme menteur.

C'est le mouvement imprimé par Léon XIII qui s'accentue. Le clergé, qui doit avoir une part notable dans la restauration sociale, le comprend et s'y prépare, comme il convient de s'y préparer, par l'étude.

C'est une élite qui réunissait les principaux hommes d'action du clergé: M. Lemire, M. Garnier, M. Naudet, des hommes d'études nombreux: professeurs de grands séminaires et de collèges; des hommes d'œuvres, curés et vicaires.

Trente-cinq diocèses de France étaient représentés: de Bayonne à Cambrai et de Quimper à Fréjus.

Le Congrès a eu du retentissement jusqu'à l'étranger. Plusieurs prêtres belges s'y trouvaient. Le P. Lehmkuhl est venu d'Allemagne. C'est contre son gré qu'il a dû s'arrêter au Val et qu'il n'a assisté qu'à l'exode du Congrès.

L'Alsace nous avait envoyé deux prêtres.

Combien il est important que l'unité de doctrine se fasse! C'est d'elle que sortira l'entente pour l'action.

Quelques prêtres influents peuvent se trouver entraînés vers des principes moins orthodoxes par leurs relations, par leurs lectures, par les courants de l'opinion publique; combien ces réunions leur sont utiles pour redresser leurs idées dans des discussions courtoises!

Ce résultat a été obtenu et il doit avoir des conséquences énormes pour le bien général» (L'Association Catholique, 1895, p. 376).

On organisera encore deux congrès ecclésiastiques d'études sociales, l'un à Reims (1896) et l'autre à Bourges en 1900. Mais les polémiques et les taxations d'hérésies deviendront toujours plus radicales; ce qui empêchera le déroulement tranquille de ces assemblées et en détruira les effets bénéfiques qu'elles pourraient avoir sur la pensée et l'action. Il y eut des accusations absurdes, on découvrit des hérésies nouvelles, il y eut une espèce de chasse aux sorcières; aussi, dès la première décennie du XXe siècle, il n'y aura plus de participation sacerdotale au mouvement démocratique. Il faut signaler surtout les polémiques déchaînées par le Chanoine Henri Delassus, directeur de la Semaine religieuse de Cambrai et par Charles Maignen.

Le P. Dehon est content d'avoir mis en marche, parmi le clergé, un mouvement de pensée qu'il avait toujours jugé nécessaire. Sa satisfaction transparaît en ces lignes de son Journal.

«Réunions d'études sociales à St-Quentin. Ce sont là de grandes journées, ardentes, lumineuses, inoubliables. C'est un petit concile, un concile de jeunes.

Le programme est superbe; l'éducation sociale du clergé et son action sociale; l'usure moderne, la famille, le catéchisme social, les associations, la démocratie chrétienne, la Croix, les journaux, etc.

Avec quelle sagesse, quelle science théologique et quelle douceur évangélique préside M. le chanoine Perriot! Quelle facilité a M. Naudet et comme il connaît la question des journaux!

M. l'abbé Gibier, curé de St Paterne d'Orléans, nous dépeint la plus merveilleuse organisation paroissiale. M. Lemire nous expose sa belle thèse sur le bien de la famille. M. Garnier parle de l'action populaire du prêtre.

Le groupe de la démocratie chrétienne est représenté par des hommes jeunes, intelligents, ardents: M. Raux d'Arras; MM. Cochez, Glorieux et Vannefoille, de Tourcoing; M. Bataille de Roubaix; M. Mahieu de Dunkerque; M. Leleu de St Pol.

M. Guillaume de Beauraing, est bien intéressant sur la question des classiques.

M. Sipp, vicaire de Ste Marie aux Mines représente la chère Alsace et l'école sociale allemande.

Il reste de ces réunions un bon compte-rendu, mais il doit en rester mieux que cela: des convictions, du zèle, de l'ardeur pour le bien.

Ce petit congrès doit peser dans la balance pour le réveil de la vie sociale chrétienne en France» (Notes Quotidiennes, 9-14 septembre 1895).

A propos du Congrès ecclésiastique de St-Quentin, il faut souligner un dernier aspect des questions qui y ont trait. Si le P. Dehon était pleinement satisfait, il n'en allait pas de même de ceux qui travaillaient à la rédaction de la Démocratie Chrétienne de Lille, dirigés par l'abbé Lemire et par l'abbé Six, fondateur et directeur de la revue. Le groupe de prêtres démocratiques du Nord était le plus important, le mieux organisé et aussi, le plus avancé dans les activités et études sociales. Ils étaient les plus ardents supporters du Congrès et les participants le plus nombreux; ils étaient venus avec un projet à fin plutôt politique, à savoir le désir de tenter l'unification de toutes les initiatives et forces catholiques autour de leur organisation l'Union de la Démocratie Chrétienne du Nord. En d' autres termes, ils pensaient à une sorte de parti catholique. D'après les actes du congrès, publiés à l'initiative de la revue La Démocratie chrétienne (Lille, 1895), il est évident que Lemire et les rédacteurs de la revue voulaient donner le coup d'envoi à la constitution d'un vrai parti démocratique chrétien.

Lors des sessions du mercredi soir, 12 septembre, et du jeudi matin, 13 septembre, présidées par Lemire, on discute le projet de l'unifica­tion des activités sociales catholiques, projet préparé par un groupe de prêtres démocratiques du Nord. Voici un extrait des discussions qui montrera que le fond du problème, débattu alors, reste le même aujourd'hui.

«La discussion étant ouverte, on demande de préciser le sens du mot Démocratie qui effraye encore beaucoup de monde. M. l'abbé Lemire rappelle les articles de la Revue où son titre a été défini. La Démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple organisé. Quelques­uns semblaient autrefois avoir pris pour devise: «La réforme sociale par les classes dirigeantes». Les démocrates veulent que toutes les classes travaillent au relèvement social: ils s'adressent aux ouvriers comme aux patrons. Il y a là une question de tendance, de méthode et même de doctrine politique qui fait de nous, sinon une école, du moins un parti.

A une question du P. Dehon qui objecte qu'on ne peut se proposer la réalisation intégrale du programme social chrétien et être en même temps un parti, on répond qu'un parti peut fort bien n'être caractérisé que par sa méthode et par sa tactique, tout en ayant un programme commun avec un ou plusieurs autres partis.

M. Harmel fait observer que le Saint Père a lui-même défini et

recommandé la méthode démocratique quand il lui a dit: «Il faut aller au peuple avec de l'ardeur et de l'audace!». Comme cette méthode gagne de plus en plus toutes les sympathies, le parti démocratique va à s'identifier avec le parti social chrétien tout entier…

Monsieur le chanoine Perriot revenant sur le fond du débat s'exprime ainsi: L'unité sans doute est nécessaire. Mais elle sera suffisante si elle se fait sur le terrain des enseignements du Souverain Pontife. Quant à l'application de ces enseignements, il faut pour y arriver, s'adresser aux différentes classes, aux patrons et aux ouvriers. Mais pour s'adresser aux uns et aux autres, les mêmes œuvres, les mêmes institutions, les mêmes efforts sont-ils possibles?

A mon avis, il est bon qu'il y ait des œuvres diverses, des institutions diverses, des efforts divers pour s'adresser aux uns et aux autres. Et nous avons un exemple de cette conduite dans l'Ecriture. On y voit pratiqué en effet le principe de la division du travail. Saint Pierre est chargé d'une mission spéciale envers les juifs répandus dans le monde. Saint Paul s'adressait aux Gentils pour les évangéliser. Il n'y avait là cependant rien d'exclusif. Tout en travaillant pour les Gentils, Saint Paul n'oubliait pas les Juifs, car nous voyons que, à son arrivée dans une ville, sa première prédication s'adressait aux juifs; Saint Pierre, tout en travaillant pour les juifs, ne négligeait pas les Gentils. On peut appliquer ces règles à ce qui fait notre sujet. Pourquoi n'y aurait-il pas des œuvres, des institutions, des hommes dont les uns seraient plus spécialement consacrés à l'action qu'il faut exercer sur les ouvriers, d'autres à celle qu'il faut exercer sur les patrons? L'unité ne serait pas menacée par cette manière d'agir. Saint Pierre chargé spécialement des juifs, trouve prudent d'user de ménagements pour l'observance des rites judaïques. Saint Paul, chargé spécialement des Gentils, juge cette conduite défectueuse; il en signale les inconvénients à Saint Pierre et l'accord se fait entre ces deux apôtres. Dans la discussion entre Saint Pierre et Saint Paul, Saint Paul paraît avoir été plus vif que Saint Pierre… (Réunion ecclésiastique d'Etudes Sociales, tenue à Saint-Quentin, du 6 au 14 Septembre 1895, Lille, Le Bigot Frères, 1895, pp. 118-122).

L'intervention du P. Dehon, soutenue par la référence éclairante de son ami Perriot, ramène tout le monde à l'objectif vrai du Congrès qui n'était absolument pas un projet de constitution de parti politique.

Cette tentative de Lemire et des prêtres de l'Union de la Démocratie Chrétienne du Nord sera à nouveau mise en avant l'année suivante, lors du second et plus fameux Congrès ecclésiastique, tenu à Reims; il était du reste organisé par l'abbé Lemire et le groupe de prêtres de la Démocratie Chrétienne du Nord. L'occasion aurait pu être favorable, puisque Lemire lui-même avait en mains la présidence et la conduite du Congrès. Mais les projets d'unification n'aboutissent pas et les réflexions et idées émises semblent marquer-quant à la profondeur et à l'importance- un recul par rapport au Congrès de St-Quentin. Cet échec partiel n'était certainement pas prévu par les organisateurs. C'est le programme même du congrès qui provoqua une véritable levée de boucliers, jointe aux accusations de certains ecclésiastiques aux conceptions de vie statiques et aux jugements précipités sur les opinions des autres.

Au milieu de polémiques et d'accusations, il est difficile d'arriver à une réflexion sereine et approfondie. Le P. Dehon, c'est clair, essayait de donner sens et cohérence à sa vie de prêtre. C'est ainsi qu'il fut amené à faire une nette distinction entre politique et social. La dispute du pouvoir relève de la politique; tandis que la promotion du bien matériel et spirituel de tous les membres de la société relève du devoir et de l'engagement social. En dernière analyse, c'est là que réside l'originalité de ses écrits.

Le P. Dehon vit réellement de l'Evangile et pour l'Evangile; tout le reste est conséquence de cette option fondamentale. Tout le nœud du problème est là: il ne suffit pas de penser ou de dire qu'on est chrétien, il faut saisir, dans une expérience personnelle, le sens de la rançon payée par le Seigneur pour notre libération intérieure. Pareille expérience quotidienne engendre assez naturellement le respect, la douceur, l'humilité, la prière et l'indépendance morale de l'esprit et des jugements.

Même si le P. Dehon ne s'est jamais intéressé directement à la fondation d'un parti catholique, il y voyait une certaine utilité et a défendu le droit d'en constituer un. Il a toujours défendu la conception démocratique de la société. Pour ce faire, il a utilisé tous les moyens à sa disposition, et a souligné l'irréversibilité historique du fait et comment l'enseignement de Léon XIII allait dans ce sens. Il s'inspirait des événements et de l'histoire de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, pour défendre cette idée, dans ses nombreux articles de fond pour La Chronique des Comités du Sud-Est de Lyon, et surtout, avec une insistance (presque désespérée), dans la Chronique de sa revue Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés.

Il a défendu cette idée aussi longtemps qu'il l'a pu, c'est-à-dire jusqu'à la fin de 1903, quand il arrêta la publication de sa revue. Le 18 décembre 1903, le Motu proprio de Pie X renouvela la défense faite aux ecclésiastiques d'intervenir dans le domaine politique (n. XIII) et surtout, les obligeait à demander l'approbation de l'Ordinaire avant de publier des écrits de caractère social, politique ou technique en général (n. XVII).

La réaction des monarchies et de l'aristocratie de tout genre était devenue telle qu'il n'était plus guère possible de défendre la démocratie sans risquer de perdre tout ce qui avait été réalisé jusqu'à maintenant. Le P. Dehon avait une famille religieuse, la Congréga­tion des Prêtres du Sacré-Cœur, à défendre et à conduire. A partir de ce moment, il va se donner tout entier, avec toutes ses énergies, à sa tâche de Fondateur et de Supérieur Général; cela jusqu'à sa mort, survenue à Bruxelles, le 12 août 1925.

Les réactions monarchiques et aristocratiques ont coûté à l'Europe deux guerres atroces. Il ne faut jamais oublier que les hommes défendent de toutes leurs énergies, jusqu'à l'extrême, leurs propres intérêts et les positions acquises. Aujourd'hui encore, une vie sociale démocratique est le problème essentiel de toute société et l'aspiration profonde des âmes bien nées.

Conclusion

Le P. Léon Dehon appartient à la génération oubliée; à cette génération qui était convaincue que l'homme n'était pas seulement un membre de la société, mais qu'il créait la société. Cette idée constitue le lien de ses œuvres; par tous les moyens il s'oppose à la conception que l'homme devrait subir la société. C'est l'Evangile qui est le fondement le plus certain et le plus sûr de l'idéal du P. Dehon.

Il appartient à la génération qui est convaincue que les mots et les noms ne changent rien à la réalité, que le bien-être social commence quand, des paroles on passe à l'action. La vie humaine en société s'améliorera et sera plus paisible quand on songera aux personnes concrètes et qu'on travaillera pour elles et qu'on laissera idées, mythes, institutions, structures, crises et en général toutes les abstrac­tions.

La génération actuelle des intellectuels et des politiciens éprouve­rait une énorme difficulté si la génération oubliée de la fin du XIXe et du début du XXe siècles faisait sa réapparition. Mais elle reviendra sans nul doute, et alors on verra et vivra quelque chose d'original et de valable. Toute personne un peu sérieuse se pose, aujourd'hui, cette

question: comment ajouter foi à des hommes, responsables, à des degrés divers, dans le domaine civil, politique, social, culturel et religieux, comment leur faire confiance s'ils ne mettent en pratique aucune parole de leurs discours-fleuves? Rien ne sert de parler, si les gens souffrent des situations injustes et des ruses machiavéliques.

Il faut respecter et vénérer les hommes qui font ce qu'ils disent. Le P. Dehon en était; le but unique de ses travaux et souffrances était l'amélioration des conditions de vie de personnes concrètes, et cela, sans aucune compensation personnelle.

Dans cette introduction, j'ai voulu me garder de toute littérature légendaire, pour ne donner que les aspects réels des trois moments décisifs de son activité d'homme et d'écrivain des réalités sociales. Je l'ai fait non seulement pour donner un fil conducteur, mais aussi pour mettre en évidence que le P. Dehon attachait moins d'importance à la manière de dire les choses qu'au fait de réaliser ce qu'il jugeait nécessaire. Ses assertions ont toujours un lien étroit avec ùne réalisation concrète ou une manière efficace d'aboutir à quelque chose.

En un moment où il n'existait pratiquement pas d'organisations sociales catholiques, où l'on tournait en ridicule, d'une manière infantile, les valeurs religieuses, en pareilles circonstances, on atta­chait grand prix à l'expérience personnelle du bonheur évangélique et au courage qui permettait de tout supporter pour ne point perdre cette grande richesse et cette liberté intérieure. C'est une expérience si vive qu'elle entraîne une action spontanée et des fruits qui témoi­gnent de son authenticité évangélique.

Il faut avoir présent à l'esprit tout cela pour comprendre ses écrits et certaines expressions ou conceptions qui ne sont plus de notre temps. Ce n'étaient pas les mots qui avaient grande importance pour le P. Dehon, mais les réalités qu'ils exprimaient ou les privilèges et spéculations qu'ils démasquaient. C'était contraire à sa nature d'avoir des préjugés contre des personnes, des groupes ou une race; il n'y avait aucun intérêt. Des termes comme franc-maçonnerie, juiverie et judaïsme, désormais anachroniques, représentaient en ce temps-là un lot de souffrances, des exploitations éhontées, le mensonge et la spéculation effrénée.

Les mots ne changent pas la réalité. De toute façon, si les noms et les étendards changent, il faut toujours avoir présent à l'esprit que l'appareil du pouvoir, des privilèges, des inégalités sociales est moins inoffensif et moins propre qu'on ne voudrait le faire croire.

Bien des choses se sont passées depuis la publication des écrits du P. Dehon, des événements heureux, malheureux, horribles. Les unifor­mes et les insignes ont changé, mais les querelles sont les mêmes et les souffrances des personnes sont toujours énormes et lourdes à porter. Il faut se souvenir que le Seigneur, dans les affaires humaines, agit toujours sur les personnes et non selon nos vues des choses. Cela vaut pour tous et chacun.

Luigi Morello scj

(Traduction française du P. M. Spoo scj)

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