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DEVOIRS SOCIAUX DES PATRONS

Dévoues au Sacré-Cœur
(Deux livraison)

L'Encyclique sur la condition des ouvriers, en abordant la solution de la question sociale, nous rappelle les devoirs des maîtres et des riches, des patrons et des propriétaires, avant même d'exposer les autres moyens de solution: l'action de l'Eglise, celle de l'Etat et celle des corporations1).

Les Patrons ont des droits: les ouvriers doivent leur fournir un travail consciencieux et pratiquer envers eux une obéissance respec­tueuse. Mais ils ont aussi des devoirs nombreux, que l'Encyclique énumère et qui sont justifiés par la raison et par la foi.

Le principe duquel découlent ces devoirs, c'est l'autorité patronale elle-même. Le Patron est le chef de la famille ouvrière, comme le père est le chef de la famille naturelle. Cette autorité est constituée par le droit naturel. Elle est déterminée par le contrat de travail. Le Patron est, par le fait, une autorité sociale. Il peut et il doit veiller à tous les intérêts de ceux que les circonstances providentielles et un libre contrat ont mis sous sa direction.

Ces devoirs des Patrons peuvent se ramener à trois chefs: ils concernent ou la vie physique, ou la vie morale ou les intérêts temporels de l'ouvrier. Nous allons les rappeler. Nos lecteurs, amis dévoués du Sacré-Cœur, voudront les accomplir dans toute leur plénitude pour être des instruments efficaces du relèvement de notre pauvre société, selon les desseins miséricordieux du Sacré-Cœur de Jésus.

Les ministres de l'Eglise trouveront là aussi, pensons-nous, un thème utile et pratique pour rappeler ces devoirs dont l'urgence est si manifeste.

Il s'agit ici de l'application littérale du cinquième précepte du décalogue: «Homicide point ne sera».

Il ne faut pas nous faire illusion, ni voiler un mal qui a de si douloureuses conséquences. Le Patron qui ne veille pas à la sécurité et à la salubrité de l'atelier, le Patron qui fait travailler des enfants trop longuement ou trop tôt avant leur complet développement physique, le Patron qui emploie des femmes et des jeunes filles à des travaux au-dessus de leurs forces, celui qui garde les mères de famille à l'atelier dans les jours qui précèdent leurs couches ou dans les jours de l'allaitement; et même celui qui demande à des ouvriers trop d'heures de travail, un travail sans trêve et sans repos hebdomadaire, un travail qui empiète sur la nuit sans nécessité; ces Patrons pèchent manifestement contre le cinquième commandement de Dieu. Ils violent à la fois les préceptes de la loi naturelle et ceux de la religion révélée.

De là viennent tous les devoirs du Patron relativement aux heures du travail, au repos hebdomadaire, au travail des enfants, des femmes et spécialement des mères de famille. Le Patron doit pourvoir à l'accomplissement de ces devoirs par une réglementation prudente et juste.

Il est tout aussi évident que le Patron doit veiller à la salubrité de l'atelier, et qu'il doit prendre tous les moyens pour prévenir les accidents qui peuvent mettre en péril la vie ou la santé des ouvriers.

Combien, hélas! se font illusion! quel crime c'est envers les ouvriers, envers les familles et envers la patrie, que de réduire tant de santés robustes à l'anémie et à la phtisie par des travaux écrasants et sans trêve, dans l'atmosphère malsaine des usines!

Ces devoirs sont tantôt négatifs et tantôt positifs.

Et d'abord le Patron ne peut pas permettre que ses ateliers soient un foyer de corruption, une occasion de scandale. C'est encore le cinquième précepte du décalogue. Il ne peut pas plus attenter à la vie morale de ses ouvriers qu'à leur vie physique. Il ne peut pas plus tuer leur âme que leur corps. Il ne peut pas les mettre dans l'impossibilité de remplir leurs devoirs religieux.

De là découlent les devoirs relatifs au choix et au classement des ouvriers, au choix des autorités secondaires, à la discipline de l'atelier, à la protection de la femme et de l'enfant.

Le premier devoir est relatif au choix du personnel. Un père de famille abandonne-t-il au hasard l'entrée de son foyer? Le Patron doit connaître son personnel et en retrancher les éléments mauvais, surtout les éléments corrupteurs.

Le Patron doit choisir avec soin les autorités secondaires de l'atelier, les directeurs et contremaîtres. Il doit choisir les plus honnêtes et les plus dignes. Il doit leur imposer l'impartialité et la vigilance. Il doit exiger d'eux le bon esprit et le bon exemple. Ils sont en effet un des plus puissants moyens de conservation ou de destruction de la vie morale dans l'atelier.

On a constaté généralement une profonde dégradation de la femme dans les ateliers modernes. C'est que les Patrons ont laissé régner la promiscuité des sexes et l'impunité de la séduction. Pour y remédier, les Patrons doivent prendre à la fois des mesures de préservation, de surveillance et de répression.

Ils préserveront les ouvrières en leur ménageant des heures d'entrée et de sortie différentes et des ateliers spéciaux, en évitant le travail de nuit des femmes. Ils pourvoiront à la surveillance en instituant dans les ateliers des conseillères ou des déléguées chargées de protéger la vertu de leurs compagnes. Ils réprimeront le mal par la punition sévère des actes et des discours licencieux et par l'expulsion des séducteurs.

Vis-à-vis de l'apprenti, le devoir du Patron est de le confier à des maîtres ouvriers d'une moralité et d'un savoir-faire éprouvés, de le mettre à l'abri du vice et de la corruption et de le garantir contre tout abus d'autorité de la part de ceux qui l'emploient.

Le Patron doit enfin proscrire le blasphème et l'impiété, les mauvais livres et les mauvais journaux, les conversations immorales et impies. Il ne peut pas permettre ce qui blesse les droits de Dieu, ni ce qui tend à vicier l'esprit des ouvriers et à corrompre leur cœur.

Mais ce n'est pas tout: aux devoirs négatifs s'ajoutent des devoirs positifs. Le Patron ne doit pas seulement proscrire le mal, il doit aussi protéger et favoriser le bien.

Le Patron remplit à l'égard de ses ouvriers des devoirs analogues à ceux du père envers ses enfants, dans la mesure de l'autorité que Dieu lui a donnée sur eux.

Il est tenu par charité de corriger leurs vices et de les ramener à la foi et aux pratiques religieuses. Il a le droit et le devoir d'exiger de ses employés et de ses ouvriers l'observation des commandements de Dieu et de l'Eglise. Ce devoir relève de la qualité de père. Il doit toutefois le remplir avec sagesse et prudence. Il doit chercher les circonstances favorables et les attendre, s'il le faut, sans perdre de vue le but à atteindre.

La sanctification du dimanche et les associations sont les moyens les plus favorables pour arriver au résultat désiré.

Le Patron doit faciliter à ses ouvriers l'accomplissement de leurs devoirs religieux et pour cela il doit s'entendre avec les ministres de l'Eglise pour choisir les moyens les plus favorables.

L'accomplissement de ces devoirs ne sera possible que si le Patron s'intéresse à ses ouvriers et s'il gagne leur affection par sa bienveillan­ce.

Enfin, le Patron doit savoir que sans l'exemple tous ses efforts seraient inutiles. Il faut que les ouvriers puissent reconnaître en lui leur modèle au point de vue moral et religieux.

Qu'il se rappelle les malédictions divines contre ceux qui scandali­sent les petits. Ces petits, ce ne sont pas seulement les enfants, ce sont tous les êtres faibles et faciles à égarer.

=====§ 3. - Devoirs des Patrons relativement aux intérêts temporels des ouvriers

Ces devoirs se rapportent au salaire et à l'assistance.

Le salaire est la juste rétribution accordée à l'ouvrier en échange de son travail.

L'ouvrier doit conserver son existence et assurer la subsistance de sa famille. Il n'a pour cela que son salaire, le salaire doit donc y suffire. Le travail n'est pas une marchandise, qui puisse subir toutes les fluctuations de l'offre et de la demande. C'est un acte humain, auquel doit correspondre un salaire suffisant pour la subsistance de la famille.

Il n'y a plus de doute aujourd'hui, après l'Encyclique de Léon XIII et les démonstrations indiscutables du cardinal Manning, de Mgr Nicotera, du Conseil d'études de l'Oeuvre des Cercles et de tant d'autres2).

Il n'est pas nécessaire d'appeler ce salaire familial, c'est le salaire normal. Il doit suffire à la vie ordinaire d'une famille d'ouvriers, selon la moyenne commune de chaque pays.

L'état actuel de concurrence effrénée et de surproduction à outrance est un état de crise.

Le minimum de salaire, ou le salaire normal ne peut être déterminé qu'avec l'aide des corporations pour chaque région.

Il peut subir des exceptions en cas de travail défectueux et pour les ouvriers qui n'ont ni la santé ni la capacité ordinaires.

La justice et l'intérêt social exigent que le salaire normal soit déterminé, mais il ne pourra l'être que progressivement et prudem­ment. Il pourra l'être d'abord pour les travaux de l'Etat et des communes.

Il y va de l'avenir même de la société qui menace de s'étioler dans le dépérissement ou de s'effondrer par la révolte de ceux qui souffrent injustement.

Le Patron est obligé de se préoccuper aussi de l'emploi du salaire, et de sa dilapidation, source ordinaire du paupérisme. Il peut user de tous les moyens que son autorité lui attribue, pour que le salaire soit employé à la subsistance de l'ouvrier et à l'entretien de sa famille, et pour le surplus versé à l'épargne. Il doit choisir le jour et le mode de paiement les plus favorables.

Pour aider l'ouvrier à utiliser son salaire, le patron peut recourir aux institutions économiques qui ont fait leurs preuves, telles que: les caisses de retraite, les assurances sur la vie, les caisses corporatives, etc.

Le Patron a de plus un devoir spécial d'assistance charitable envers ses ouvriers, car il doit agir envers eux en bon père de famille, et prendre soin d'eux moralement et matériellement.

Il est tenu particulièrement de remplir ce devoir quand la perte de la santé, les accidents, la mort d'un père ou d'une mère de famille rendent insuffisantes les ressources d'une famille d'ouvriers.

Le patron n'est tenu de venir en aide à ses ouvriers dans leurs besoins ordinaires que sur le superflu de ses biens; mais dans le cas de besoins extrêmes, il devrait même s'imposer des privations.

Les devoirs du Patron s'étendent au-delà de l'atelier. Il ne peut pas se désintéresser de la famille de ses ouvriers, ni de leur conduite en dehors de l'exploitation.

Ce n'est pas là une servitude pour l'ouvrier, pas plus que la

vigilance du père de famille n'est une servitude ni une humiliation pour l'enfant.

Toutefois, ces devoirs relatifs à la vie extérieure de l'ouvrier sont moins rigoureux, parce que l'autorité du Patron s'y exerce moins complètement et moins facilement. Le Patron doit s'intéresser à l'éducation et à la surveillance des enfants.

Il doit s'efforcer de prémunir ses ouvriers et de les protéger contre les influences funestes des meneurs, des politiciens, des cabaretiers et des ennemis de tout genre qui vivent aux dépens de l'ouvrier.

Il doit s'occuper des logements de ses ouvriers, s'assurer s'ils sont suffisants et si les conditions de l'hygiène et de la moralité y sont sauvegardées.

Il doit pourvoir à ce que l'ouvrier ait à sa portée l'église, l'école, les associations religieuses et la corporation.

Le chef d'une usine isolée devrait donc s'imposer des sacrifices pour fonder à côté de l'usine une chapelle et des écoles.

Qui ne voit en effet que le Patron qui groupe des ouvriers en dehors des conditions de vie morale et honnête, travaille contre le bien social et se rend vraiment coupable envers la société comme envers Dieu.

Le principal moyen d'action, c'est le ministère sacerdotal. Le Patron doit s'entendre pour cela avec l'autorité ecclésiastique.

Il doit mettre ses ouvriers à même de recevoir l'instruction religieuse et de s'acquitter de leurs devoirs de chrétiens.

Si l'usine est importante et que l'organisation du travail ne puisse pas concorder avec la vie paroissiale, le Patron devra procurer une chapelle à ses ouvriers.

Le Patron est obligé, sous peine de péché, de procurer à ses ouvriers la facilité nécessaire, pour accomplir leurs devoirs de chrétiens.

Il est tenu de s'occuper des écoles dont l'influence est si grande sur toute la famille de l'ouvrier. Il doit détourner ses ouvriers d'envoyer leurs enfants à des écoles neutres ou hostiles à la religion. S'il n'y a pas de bonnes écoles à portée de son usine ou de son exploitation rurale, il doit faire des sacrifices pour en créer.

Les associations sont un moyen d'action essentiel. Elles ne doivent pas être obligatoires pour les ouvriers cependant. Elles procèdent de la charité plus que de la justice. La charité attire, elle ne contraint pas. L'ouvrier obligé d'entrer dans les associations y serait un dissolvant et une cause de malaise.

Les associations doivent se gouverner elles-mêmes. C'est une condition nécessaire pour y faire régner l'initiative et l'esprit d'aposto­lat.

L'association ouvrière se rattache pratiquement à l'autorité de l'Eglise et à celle du patron par la présence de droit, sinon de fait, du prêtre et du chef de la famille ouvrière dans le sein du conseil ouvrier.

L'association la plus nécessaire est l'association religieuse. Elle préparera des âmes d'élite. Elle suscitera des dévouements.

Des associations différentes doivent grouper les enfants, les jeunes gens, les hommes, les jeunes filles, les mères de famille.

Dans les grandes usines isolées et dotées d'une chapelle, les associations sont spéciales à l'usine. Ailleurs, les associations sont paroissiales, et les Patrons veillent à ce que tout leur personnel en fasse partie.

En dehors des associations religieuses, qui ont leur centre à l'église, il y a les associations moralisatrices et les associations économiques. Les premières comprennent les conférences ouvrières de Saint­-Vincent de Paul, les patronages, les cercles: leur fonctionnement est connu. On peut y ajouter les délégués d'atelier et de quartier. Une brochure spéciale, qu'on trouve au Secrétariat de l'Oeuvre des Cercles (262, Boulevard Saint-Germain), en explique le fonctionnement. Parmi les associations économiques, citons les sociétés de secours mutuels; les caisses de famille; les caisses d'épargne, de prévoyance, de retraite; les banques populaires, les caisses de prêt; les sociétés coopératives, les économats, etc.

Un excellent Manuel des Oeuvres, en vente chez M. l'abbé Chapelle à Mende, donne tous les renseignements utiles aux hommes de bonne volonté.

Les Patrons chrétiens sont nombreux. Ils forment des associations pleines de vie et de zèle: association générale à Paris avec réunions à Montmartre; association spéciale des Patrons du Nord à Lille; la Société des propriétaires chrétiens, la Société de Saint-Michel, etc. Ces dernières ont leur centre au Bureau Central de l'Union des Oeuvres, rue de Verneuil, 32, à Paris.

Les résultats obtenus dans ces dernières années sont admirables. Nous ne pouvons citer que quelques exemples des plus encourageants.

Commençons par la filature de M. Vrau à Lille.

Cette usine considérable occupe 540 personnes, dont 400 femmes ou jeunes filles, et 140 hommes ou jeunes gens. Les oeuvres y ont commencé en 1876. Les patrons, MM. Philibert Vrau fils et Féron-Vrau, dont le zèle fait l'édification du centre industriel lillois, firent appel aux Sœurs de la Providence pour organiser les oeuvres dans l'atelier. Ils obtinrent d'abord deux Sœurs, puis quatre. Maintenant six religieuses leur prêtent leur concours. Elles ont leur installation et leur oratoire auprès des ateliers.

Leur présence fut facilement acceptée. Elles passent leur journée dans les ateliers. Elles surveillent, elles font les comptes de travail, elles inscrivent les demandes d'entrée; elles s'intéressent aux absentes, aux malades; l'une d'elles fait la classe aux apprenties.

Les ouvriers de l'usine se recrutent dans les cercles et les patronages. L'ensemble forme un milieu chrétien exceptionnel.

Les ouvriers et les ouvrières entrent et sortent par des issues différentes et à un quart d'heure d'intervalle.

La maison Vrau forme avec cinq autres une sorte de fédération qui constitue la Corporation chrétienne de Saint-Nicolas.

La maison a un Conseil patronal, composé des patrons, de leurs femmes, des cinq principaux employés et d'un aumônier. On y étudie, dans les réunions mensuelles, tout ce qui peut être entrepris dans l'intérêt moral ou matériel des ouvriers.

La maison a aussi un Conseil intérieur pour les ouvriers et un autre pour les ouvrières. Un patron et l'aumônier assistent à leurs réunions. Ces Conseils se composent des surveillants d'ateliers et des délégués élus par leurs camarades. Ce sont les intermédiaires entre le Conseil patronal et le personnel. L'ancienneté dans la maison est une condition d'éligibilité pour les délégués.

Nous ne pouvons que citer rapidement les associations de piété et de moralisation, et les institutions économiques fondées successive­ment par la maison Vrau.

Les ateliers ont des emblèmes religieux. On y prie avant et après le travail.

Une chapelle, fondée en 1886, dans la maison des Sœurs, se prête aux catéchismes, aux confessions du samedi, à la messe et à la communion en semaine, mais toujours avec la plus grande liberté.

La Confrérie de Notre-Dame de l'Usine a pris possession de la maison tout entière. Les ouvrières en portent le ruban et la médaille à l'atelier.

Les retraites annuelles ravivent les bonnes volontés.

Le journal La Croix a cent abonnés dans l'usine.

Les jeunes filles fréquentent le patronage paroissial le dimanche. Les témoignages de présence qu'elles en rapportent leur donnent droit à une distribution de récompenses deux fois l'an.

Les jeunes ouvriers fréquentent le patronage ou le cercle suivant leur âge.

Les institutions économiques sont libres. Elles comprennent une Caisse de secours mutuels, une Caisse d'assistance, un Economat populaire, une Caisse de prêts, une Caisse d'épargne.

Ce n'est pas tout, mais c'est assez pour indiquer combien la vie corporative chrétienne est puissante dans la maison Vrau. Aussi c'est une oasis où la religion concourt au bien commun, à la paix sociale, et par surcroît à la prospérité matérielle.

Le modèle le plus complet est la filature de MM. Harmel au Val-des-Bois. Les oeuvres y datent de 1861. Jusque-là pas un ouvrier n'y remplissait ses devoirs religieux.

On commença par une modeste école des Filles de la charité. Il fallut deux ans pour arracher quelques jeunes filles aux séductions des fêtes profanes du dimanche et les grouper sous la bannière des Enfants de Marie.

En 1863, trois Frères des Ecoles chrétiennes commencèrent l'école des garçons. En 1867, ils pouvaient avec une quinzaine de jeunes gens et quelques ouvriers organiser le Cercle Saint-Joseph.

L'apostolat des oeuvres se développait. Quelques conversions apportaient dans les familles des joies jusqu'alors inconnues. L'association de Sainte-Anne commença à grouper les mères de famille en 1868. Ce fut un grand progrès. La paix du foyer, l'économie domestique, l'éducation des enfants en reçurent un merveilleux accroissement.

Un modeste oratoire avait été inauguré en 1862. Il fut depuis remplacé par une belle chapelle.

Depuis 1870, les diverses associations sont réunies en un tout qu'on appelle la Corporation chrétienne du Val. Leur union est cimentée par des institutions économiques, que gouverne le Conseil corporatif.

La pratique chrétienne, qui était inconnue dans l'usine avant les oeuvres, en est devenue la règle générale. Les trois quarts de la population ouvrière du Val font partie des associations. Dans la chapelle de l'usine, il y a 800 communions par mois, et cependant la liberté sur ce point est absolue.

La population ouvrière du Val a pris une physionomie d'honnêteté, de douceur, de bon ton qu'on ne trouve nulle part ailleurs.

La commune de V…, arrondissement de S…, compte 240 habitants. C'est un pays de grande culture. La plupart des ouvriers y vivent des travaux que leur procure la grosse ferme. Les uns y trouvent de l'ouvrage pendant toute l'année, ce sont les charretiers, bouviers, batteurs et journaliers. Les autres n'y sont occupés que du 15 mai au 15 novembre, pendant la saison des binages et arrachages de betteraves, les fenaisons et les moissons. Ceux-ci ont un métier quelconque dont ils vivent pendant l'hiver: plusieurs taillent des pierres dans les carrières pour la ville voisine.

Deux générations de patrons chrétiens ont entretenu dans cette population le bon esprit et l'amour du travail. On n'y trouve pas de mendiants. Le dernier recensement a constaté un accroissement de population de 32 habitants. On y a compté 54 naissances pour 35 décès. L'ivrognerie et la débauche y sont à peu près inconnues.

Le repos du dimanche est observé à la ferme.

La presse parisienne n'est représentée à V… que par 5 numéros quotidiens du Petit journal. La Croix du département y envoie 30 numéros chaque dimanche. Il est vrai que les patrons se chargent de la moitié des frais d'abonnement.

La ferme de V… donne aux ouvriers des salaires rémunérateurs, qui se trouvent encore accrus par diverses institutions économiques.

Les ouvriers sont logés dans des maisons saines et propres, appartenant au fermier. Ceux qui ne le sont pas reçoivent une indemnité de logement.

Une prime favorise la permanence des ouvriers dans l'exploitation. Ils reçoivent à ce titre 25 fr. la première année, 50 fr. la seconde, 75 fr. la troisième et 100 fr. les années qui suivent.

Chaque famille ouvrière a la jouissance d'un petit jardin de 3 ou 4 ares, attenant à son habitation; et d'un petit champ de 15 à 20 ares, qui lui permet la culture des pommes de terre et de quelques céréales ou fourrages nécessaires à la nourriture d'un porc et de quelques volailles et lapins.

Ce champ est labouré et les récoltes sont rentrées le plus souvent avec les animaux et les équipages du patron.

L'ouvrier n'est pas nourri à la ferme, mais il a droit chaque jour, au repas de midi, à la quantité de bouillon nécessaire pour lui et sa famille parfois nombreuse.

Par une convention du patron avec un boulanger, les ouvriers payent leur pain 0 fr. 03 de moins au kilo que les cours habituels.

Le patron fait venir le charbon par wagons et le livre à ses ouvriers au prix du gros, ce qui leur procure une bonification de 10 fr. par 1000 kilos.

Les jours de maladie, dûment constatée, sont payés à l'ouvrier sans retenue.

Grâce à ces divers avantages et aux gains des divers membres de la famille, le salaire d'une famille d'ouvrier varie de 1.700 à 2.000 fr. Aussi les ouvriers restent longtemps à V…, et plusieurs sont lauréats du comice agricole.

Les patrons sont en bons termes avec le presbytère. Ils donnent l'exemple de la pratique religieuse. Ils s'intéressent aux enfants, aux catéchismes, aux écoles. Ils visitent les malades. Ce sont de vrais patrons et la ferme est une famille patriarcale.

Malgré cela, tout n'est pas parfait à V… La pratique religieuse laisse encore beaucoup à désirer chez les ouvriers. Les associations manquent. Les patrons l'ont reconnu. Ils vont les organiser et les réunir en corporation.

Ch. Périn. - Le Patron, sa fonction, ses devoirs, sa responsabilité. Chez Lecoffre, rue Bonaparte à Paris.

Léon Harmel. - Catéchisme du Patron.

Léon Harmel. - Manuel d'une corporation. Aux bureaux de la Corporation, 262, Boulevard Saint-Germain. Paris.

Abbé Onclair. - De la Révolution, et de la restauration des vrais principes sociaux. Chez Retaux-Bray, 82, rue Bonaparte. Paris.

Ch. Périn. - Les lois de la Société Chrétienne.

Le Play. - L'organisation du travail. Chez Dentu, Palais-Royal, galerie d'Orléans.

P. Marin de Boylesve. - La question ouvrière: programme d'action. Haton, rue Bonaparte, 35.

Les sociétés de propriétaires chrétiens. Document du Bureau Central. Rue de Verneuil, 32, Paris.

La Société Saint-Michel-Saint-Remi. id.

Un bon riche à la campagne. id.

Résumons avec Léon XIII les devoirs sociaux des patrons chrétiens: Ils doivent respecter en l'ouvrier la dignité de l'homme, relevée encore par celle du chrétien. Ils doivent tenir compte des intérêts spirituels de l'ouvrier et du bien de son âme. Ils doivent veiller à ce que l'ouvrier ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices, à ce que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille ni les habitudes d'économie. Ils doivent lui donner le juste salaire.

Mais c'est principalement de la charité, d'une abondante effusion de charité chrétienne qu'il faut attendre le salut social. Et cette charité, maîtres et ouvriers la puiseront à sa source divine, au Cœur de Jésus, qui veut être le trait d'union entre les heureux de ce monde et les déshérités de la fortune.



Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, juillet 1894, pp. 313-320; août 1894, pp. 375-382.

Les paragraphes 1-5 correspondent aux paragraphes identiques du chapitre VIII, du Manuel social chrétien, cf. Oeuvres sociales, vol. II, pp. 129-135.

PROPAGANDE DES IDEES SOCIALES CHRETIENNES

Il y a un an, à notre belle réunion de Notre-Dame de Liesse, Monseigneur avait dit devant vous à son Comité d'études sociales: (Faites-nous un Manuel social chrétien». Nous sommes des hommes d'obéissance. Nous nous sommes mis à l'œuvre, le Manuel est fait et nous vous l'offrons3).

C'est une œuvre collective. Cela peut amener quelque disparate et quelque inégalité de style et de méthode, mais c'est une garantie de compétence.

Qui pouvait mieux traiter des principes généraux qu'un professeur du séminaire, habitué à manier chaque jour des thèses de philosophie et de théologie?

Pour vous dire la genèse du mal social, qui a son principe dans l'individualisme créé par la Révolution et qui aboutit aux déductions anarchiques, nous avions l'avantage de posséder parmi nous celui qu'on peut appeler le penseur de l'Oeuvre des Cercles, celui qui, depuis 25 ans, avec le concours de cette grande Oeuvre, étudie les plaies sociales et remonte à leurs causes pour trouver des remèdes qui ne soient pas de simples palliatifs.

Qui pouvait mieux nous dépeindre le mal social actuel qu'un missionnaire diocésain, qui a vu de près la ville et la campagne, et que les circonstances ont mis à même de se rendre compte des souffrances du monde industriel et du monde agricole?

Le chapitre des devoirs du patron est tiré des livres de M. Harmel. L'étude sur l'action patronale, dans une exploitation agricole, est le résumé d'un rapport écrit par un agriculteur modèle du Soisonnais. Voilà, Messieurs, nos modestes titres à votre confiance. Ceux qui ont écrit l'ont fait avec compétence.

Mais que contient ce petit livre? Pas mal de choses, je crois. Il est petit, mais il est bien serré. Monseigneur veut bien l'appeler «un utile répertoire de renseignements pour tous ceux qui s'occupent de ces importantes questions».

Dans la première partie, nous vous donnons les principes généraux sur la famille, l'Etat, la propriété, le capital, le salaire et l'usure.

Nous décrivons le malaise social actuel dans la famille, dans les mœurs, dans les rapports sociaux.

Nous indiquons les sources du mal social: la fausse conception de la société, l'individualisme et le libéralisme économique pratiqués depuis la Révolution.

Nous montrons la genèse de l'anarchie dans une fausse conception de la propriété et dans les abus du capitalisme et de l'usure.

Nous exposons loyalement la panacée socialiste, son histoire et ses principes, et nous réfutons cette illusion par les principes généraux et par les conséquences où elle nous conduirait.

Dans la seconde partie, nous indiquons les vrais remèdes, en nous appuyant sur l'Encyclique Rerum novarum.

Nous rappelons ce que doit faire le prêtre dans les conditions actuelles de la société, et vers quelles oeuvres nouvelles il doit porter ses efforts.

Nous énumérons tout ce qu'il faut demander à l'Etat et à la législation en faveur de la religion, de la famille et des travailleurs. Nous résumons les devoirs des patrons relativement à la vie physique de l'ouvrier, à sa vie morale et à ses intérêts temporels.

Nous disons ce qu'on peut attendre de l'organisation professionnel­le dans la grande industrie, dans les arts et métiers, dans l'agriculture et dans les professions libérales.

Toute cette seconde partie vise à la pratique. Elle est complétée par des exemples d'action patronale chrétienne, à la ville et à la campagne, et par deux chapitres de renseignements sur les oeuvres à faire, oeuvres anciennes et oeuvres nouvelles, oeuvres de piété et d'apostolat, oeuvres de charité et de patronage, oeuvres économiques et sociales, oeuvre de la presse et syndicats ruraux.

C'est une petite encyclopédie de renseignements utiles.

Est-ce un tiers-ordre, une congrégation de la Sainte-Vierge, une Confrérie de mères chrétiennes, un patronage, un cercle, une société de secours mutuels, un secrétariat du peuple, un syndicat que vous voulez fonder? Ouvrez le Manuel, vous y trouverez le bureau central

C'est là un désavantage contre lequel je ne puis rien, si ce n'est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. Il n'y a pas de route royale pour la science (avec la méthode hégélienne surtout), et ceux-là seulement ont chance d'arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés».

Le fait est que les lecteurs ont été rebutés par les premiers chapitres que l'auteur lui-même reconnaît être «d'une lecture un peu difficile». Le stock des livraisons ne s'est pas écoulé. On le vend aujourd'hui à prix réduit.

Quel est donc le plan de ce fameux ouvrage? et quel est le but de l'auteur?

Il nous donne d'abord, en cent pages, des notions économiques sur la marchandise, la valeur, l'échange, la monnaie. Il croit avoir fait là-dessus de grandes découvertes, car il déclare que «l'esprit humain avait vainement cherché depuis plus de deux mille ans à pénétrer le secret de ces mystères économiques». C'est peu modeste.

A notre humble avis, il n'a rien découvert et il a fait une analyse si profonde qu'il n'y a plus vu clair lui-même. Il est obligé d'avouer (p. 9) que son meilleur disciple, Lassalle, ayant essayé de donner la quintessence de ses idées n'a pas pu s'en tirer.

Sur la valeur, l'échange, le commerce, le salaire, les idées de Karl Marx sont des utopies et des sophismes. Dans ses analyses, il omet des données importantes. Les conclusions auxquelles il voulait arriver embarrassaient sa dialectique. Nous le montrerons plus loin.

Mais quel est bien le fond de sa pensée? A quel but veut-il nous conduire?

Comme tous les socialistes, il fait la critique de l'organisation sociale actuelle. C'est facile. Il conclut à un changement. C'est aussi notre avis. Mais si l'on veut savoir quel avenir il nous prépare, il l'insinue à peine et fort vaguement. Il n'a pas plus d'une demi-page pour nous le dire.

Il nous a montré historiquement l'aristocratie capitaliste et le régime industriel succédant à l'aristocratie féodale et à l'organisation des corps de métiers. Mais «la socialisation du travail dans l'usine et la centralisation de ses ressorts matériels sont arrivées à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe va se briser en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs seront à leur tour expropriés».

- Et après?

«Ce ne sera pas la propriété privée du travailleur qui sera rétablie.

A M. le comte de Mun, le Saint-Père écrivait: «L'étude des questions sociales, si grosses partout à cette heure de préoccupations et de craintes, est bien digne d'attirer l'attention des catholiques» (Lettre du 7 janvier 1893).

Au clergé en particulier, Son Em. le cardinal de Malines disait récemment: «Il faudra vous initier à l'étude de problèmes nouveaux, vous instruire d'une science qui jusqu'ici n'a point fait partie du programme de l'éducation ecclésiastique. Mais il s'agit des hommes à sauver par ce moyen; il s'agit de la société et de la patrie, qu'il faut secourir; il s'agit de Dieu et de l'Eglise qu'il faut servir et glorifier» (Discours à ses prêtres, au 23 avril 1894).

Mais nous avons, Messieurs, un encouragement plus direct. Tout récemment, M. Harmel voyait le Saint-Père et lui parlait des réunions d'études qui se tiennent à Reims et au Val, et du Manuel de Soissons qui pourrait servir de thème à ces réunions. Le Saint-Père bénit le projet et fit revoir le Manuel par un théologien autorisé, afin qu'étant irréprochable pour la doctrine il pût faire plus de bien.

Après cela si quelque plaisant nous dit: «Vous faites du socialisme», nous nous consolerons en pensant qu'on l'a dit de plus grands que nous. On l'a dit du Saint-Père, on l'a dit aussi du cardinal Manning qui riposta vivement en disant: «Notre doctrine est taxée de socialisme par les frivoles et les impétueux comme par les capitalis­tes… mais l'avenir nous donnera raison» (Lettre à la Revue le XXe siècle, 20 décembre 1890). On l'a dit aussi de Mgr de Ketteler, auquel on reprochait de s'occuper de ces questions. Il répondit: «Je n'ai pas seulement le droit, j'ai encore le devoir de suivre avec un vif intérêt ces affaires du monde ouvrier, de me former une opinion là-dessus et de l'exprimer publiquement suivant les circonstances… Lorsque j'ai reçu la consécration épiscopale, l'Eglise, avant de me donner l'onction et la juridiction de l'évêque, m'a posé entre autres la question suivante: Veux-tu être charitable et miséricordieux aux pauvres, aux étrangers et à tous les malheureux, au nom de Notre-Seigneur? Et j'ai répondu: je le veux. - L'évêque est un représentant du Christ, c'est pourquoi l'Eglise lui demande, avant de lui conférer cette représenta­tion, s'il a, comme successeur de Jésus-Christ, le désir d'imiter l'amour de son divin Maître pour les classes besogneuses de l'humanité. Comment pourrais-je donc, après cette promesse solennelle, rester indifférent en face d'un problème qui touche aux besoins les plus essentiels d'une classe si nombreuse d'hommes? La question ouvrière me regarde d'aussi près que le bien de tous ceux de mes chers diocésains, qui appartiennent à la classe ouvrière. Bien plus, me plaçant au-dessus de ces étroites frontières, j'ai le droit de m'intéresser à la question ouvrière autant qu'au bien de tous les ouvriers, avec lesquels je suis uni par la charité du Christ» (Introduction à la brochure La question ouvrière et le Christianisme).

Messieurs, proportion gardée, le devoir est le même pour nous tous, prêtres et laïcs. La charité doit être plus grande, quand le rang est plus élevé, mais elle est un devoir universel pour tous les chrétiens.

Ne dites pas non plus que vos campagnes sont à l'abri du socialisme, et qu'il vous importe peu de connaître et de répandre les doctrines sociales de l'Eglise. Messieurs, c'est une illusion. Un de ces matins vos campagnes se réveilleront socialistes. Il aura suffi d'une conférence de quelque candidat politique, parce que vous n'avez pas répandu l'antidote.

Cette fausse sécurité régnait dans l'arrondissement de Saint­Quentin. En 1893, un candidat socialiste parcourut les campagnes. Il les gagnait une à une et tout le monde a constaté que, s'il avait eu huit jours de plus pour sa propagande, il arrivait.

Etudiez et propagez les vraies doctrines sociales ou bien vous vous préparerez les douceurs du régime socialiste.

Nous avouons cependant, Messieurs, que la seconde partie du Manuel, la partie pratique a besoin d'un complément plus pratique encore, Monseigneur a bien voulu nous le dire et nous regardons son désir comme un ordre.

«Je désire, nous a-t-il dit, qu'à ce Manuel d'œuvres sociales ou plutôt de science sociale vienne s'ajouter bientôt un petit Manuel pratique, un vade-mecum, une sorte de petit catéchisme qui donne clairement et sûrement la méthode pratique pour fonder des oeuvres sociales particulièrement dans nos petites paroisses de campagne».

Ce que Monseigneur désire, nous sommes prêts à le faire et ce sera le premier labeur de nos prochaines réunions.

Nous ferons un manuel très pratique.

L'art de la thérapeutique a son codex. Un autre art plus modeste et non moins utile quand il est modéré, l'art culinaire, puisqu'il faut l'appeler par son nom, a ses recettes. Nous ferons un livre de recettes pour les oeuvres rurales: quelque chose de bien clair. Nous vous dirons à peu près ceci: Prenez trois ou quatre hommes qui soient dans telles conditions et dans telles dispositions. Réunissez-les. Exposez leur ce qui suit. Proposez-leur tel programme, tel réglement. Ils accepte­ront et telle oeuvre sera faite.

Nous tâcherons même d'être plus… modernes dans nos indications qu'un excellent et très recommandable journal catholique qui nous disait dernièrement dans ses Conseils de la bonne femme: «Prenez trois onces de telle plante, trois gros de telle autre, faites infuser et vous aurez un excellent remède».

Nous avons d'ailleurs un modèle incomparable. Ce qu'un avocat de Lyon, M. Durand, a fait pour les caisses de crédit agricole, nous le ferons pour les diverses oeuvres rurales. Son petit manuel pratique est un chef-d'œuvre. En quelques pages, il vous dit comment vous devez recruter vos associés et remplir les formalités légales. Il vous fournit des statuts, des réglements, des modèles pour la tenue des livres et même des règles de calcul.

En attendant notre manuel pratique général, procurez-vous le manuel Durand pour les caisses du crédit agricole. Adressez-vous à l'Oeuvre de la Bonne Presse, 8, rue François Ier à Paris. Cela coûte 0 fr. 50.

Je termine, Messieurs, en convoquant tous les hommes de bonne volonté à nos réunions mensuelles à Soissons. Nous aviserons, avec les conseils de Monseigneur, à les multiplier, à les subdiviser par arrondissements, à porter même le bienfait des études sociales chrétiennes dans nos milieux ouvriers.

Ce n'est plus l'heure de regarder marcher les évènements et passer l'orage, le péril est trop grand. Le capitaine du navire, Léon XIII, nous appelle à la manœuvre. Obéissons à ses ordres.


Rapport de M. le chanonine Dehon à l'Assemblée annuelle de l'Union des Oeu­vres du Diocèse à N.-D. de Liesse, dans La semaine religieuse du diocèse de Soissons et Laon, 15 septembre 1894, pp. 585-588; 22 se­ptembre 1894, pp. 601-603.

L'ASSOCIATION DU CAPITAL ET DU TRAVAIL

(Trois livraisons)

L'association, l'union, l'entente, c'est l'esprit de l'Evangile, c'est l'esprit du Christ. La lutte, la haine, l'opposition, c'est l'esprit de Satan, le diviseur.

D'où vient donc la lutte actuelle entre le capital et le travail?

Et d'abord le capital, tel qu'on l'entend aujourd'hui, comme une épargne réalisée en terre ou en argent et productive sans travail personnel du propriétaire, est une chose relativement nouvelle. Il n'était pas connu dans les siècles chrétiens. Il n'y avait alors ni terres louées ni capitaux prêtés.

L'Eglise appliquait alors rigoureusement deux principes de l'Ecriture: 1° l'interdiction de tout prêt à intérêt. Mutuum date nihil inde sperantes. 2° le droit du travailleur au fruit intégral de son travail. Dignus est operarius mercede sua.

Le paysan ne payait pas au seigneur de la terre un loyer, mais seulement un impôt.

L'ouvrier de métier, le maître, touchait tout le prix de son travail. Il possédait son atelier et ses outils et n'empruntait pas.

Le seigneur féodal faisait produire par ses serfs ce qui était utile pour la consommation de son monde. Les produits se vendaient peu. Les capitaux ne pouvaient pas être employés en entreprises productives. Ils allaient aux oeuvres d'intérêt public, ou ils servaient au développement du bien-être et des arts.

Les membres des corps de métiers ne capitalisaient pas plus que les propriétaires fonciers. Avec leurs gains, après avoir satisfait aux besoins de leur famille, ils contribuaient à élever et à doter les églises, les hôtels de ville, les hôtels-Dieu et les monastères.

Le capitalisme est né avec l'émancipation des serfs. L'Eglise avait de grands domaines. N'ayant plus les serfs pour les cultiver sous sa maternelle direction, elle les loua moyennant une rente. Comme elle recevait aussi en don des capitaux, elle acheta des terres qu'elle donna aussi à loyer. Dès lors, il y eut une variation dans la doctrine économique reçue.

Jusque-là on avait admis que le travail seul était productif et que le travailleur avait droit à tous les fruits de son travail. Dès lors on reconnut deux sources de produits, deux producteurs qui méritaient leur part des fruits, la terre et le travail.

La rente foncière fut considérée désormais comme légitime. Le Pape Martin V, en 1525, autorisa l'achat de rentes. C'est par là que le capitalisme entra dans les mœurs. Comment refuser à l'argent ce qu'on accordait à la terre? Puisque je pouvais acheter de la terre et la louer pour une rente, pourquoi n'aurais-je pas pu louer directement mon capital argent?

Il y eut une longue lutte, mais la coutume du placement à intérêt l'emporta.

Le protestantisme en se dégageant des lois de l'Eglise contre l'usure aida au développement du capitalisme. Calvin le premier, puis les luthériens s'émancipèrent des lois sur l'usure. De là vient le progrès plus rapide du capitalisme dans les pays protestants.

Quoi qu'il en soit de l'origine du capitalisme, il est aujourd'hui un fait social et il faut compter avec lui.

Quelques esprits absolus se flattent de voir l'Eglise revenir à l'interdiction absolue de tout intérêt. Ce n'est pas la tendance des Théologiens modernes.

Le capital productif a donc pris une grande extension. Il est devenu l'associé ordinaire du travail. Il prête son concours aux travailleurs en leur fournissant les usines, les métiers, la matière première, le crédit et toute une organisation industrielle.

Mais une profonde inimitié couve depuis longtemps entre ces deux associés, le capital et. le travail. La brouille éclate parfois sous forme de grève. Tout finit par une réconciliation provisoire et temporaire, qu'on pourrait plutôt appeler une trêve ou une paix mal assise.

D'où vient cet état de guerre toujours latente et parfois aiguë? De quel côté sont les torts? Y a-t-il moyen d'arriver à une entente cordiale et définitive? C'est un des plus gros problèmes de la question sociale.

Dans cette association, qui est devenue le régime ordinaire du travail, comment se comportent les associés? Partagent-ils équitable­ment les profits de l'exploitation industrielle?

Les ouvriers se plaignent beaucoup, ils s'aigrissent. Ils cherchent dans les grèves, en attendant qu'ils soient suffisamment organisés pour nous imposer le socialisme, un remède à leur situation qu'ils trouvent injuste. Ont-ils absolument tort? A priori, cela n'est pas vraisemblable. Ces plaintes générales et persistantes doivent avoir une cause. Sans doute, elles sont parfois exagérées. Elles sont poussées à l'extrême par les politiciens qui veulent les exploiter. Ils ont envenimé un mal qui existait, ils ne l'ont pas créé.

Le fait est trop manifeste. L'industrialisme du XIXe siècle a créé un prolétariat innombrable, vivant sans foyer stable, sans vie de famille, sans repos, sans joie, sans air pur, sans ressources suffisantes, et souvent aussi sans mœurs et sans religion parce que la misère est mauvaise conseillère.

La plainte du pauvre est montée jusqu'aux oreilles du père commun de la grande famille chrétienne. Et le Pape nous a dit: «Les travailleurs isolés et sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. ― Une usure vorace est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des effets de commerce, devenu le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires». Comment s'exerce cette cupidité? quelle est cette forme nouvelle de l'usure? sur qui pèse ce joug servile?

Le Pape insiste: «L'équité demande donc, dit-il, que l'Etat se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que de tous les biens qu'ils procurent à la société il leur en revienne une part convenable…».

Plus loin encore le Pape demande «une répartition des biens plus équitable. La violence des révolutions, dit-il, a divisé le corps social en deux classes, et a creusé entre elles un immense abîme. D'une part, la toute-puissance dans l'opulence: une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources… De l'autre, la faiblesse dans l'indigence: une multitude, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre…».

Et cependant, dit le Saint-Père, le capital et le travail ont besoin l'un de l'autre. Ils devraient s'unir ensemble harmonieusement sur les bases de la justice et de la charité.

N'y a-t-il pas dans ces diverses citations la clef du problème? «Le peuple des travailleurs est dans un état de misère immérité. ― Il ne reçoit pas une part convenable des biens qu'il contribue à produire. ― Le capitalisme tout puissant détourne le cours des richesses et en fait affluer vers lui toutes les sources». Et en effet comment se passent les choses dans la pratique de l'industrie? Quelle est la part des deux facteurs? L'ouvrier reçoit son salaire. C'est bien, surtout s'il est suffisant et juste. Le salaire conserve ou reconstitue la somme de force, de santé, de vie que l'ouvrier emploie dans son travail. Il doit suffire même à élever la famille qui perpétuera l'ouvrier et à doter sa vieillesse qui verra ses forces s'évanouir.

Le capital doit être conservé aussi et même consolidé par l'amortis­sement du matériel et par l'intérêt, qui pourvoit aux risques, à la dépréciation de l'argent, etc.

Mais quand les deux facteurs ont été ainsi conservés et garantis, par les salaires, l'amortissement du matériel et les intérêts, il reste un bénéfice net.

Ici commence le grand problème. Dans tout ce siècle de développe­ment industriel, le capitalisme a fait valoir une doctrine économique spécieuse, avantageuse au capital, mais qui nous paraît contraire à l'équité et désastreuse pour le travailleur. Ce fut là, pensons-nous, une des causes principales du malaise social actuel. Expliquons-nous.

L'industrie a fait généralement de beaux bénéfices. Les usines, les mines et autres entreprises ont souvent donné, outre l'intérêt des actions, un dividende de cinq, dix ou vingt pour cent. A qui est allé ce dividende? Au capital seul. L'ouvrier, ordinairement, n'a rien eu au delà de son salaire.

L'argument captieux était celui-ci: «Le salaire est une assurance. Il est toujours payé à l'ouvrier. Comme l'ouvrier ne participerait pas à la perte, il ne doit pas participer aux bénéfices». Avec ce bel argument, les actionnaires sont devenus millionnaires et les ouvriers sont restés d'autant plus misérables que le salaire lui-même était rogné, sinon par la cupidité des employeurs, au moins par les exigences d'une concurrence effrénée.

N'est-ce pas là l'explication du tableau tracé par le Saint-Père?

Qui a imaginé ce salaire-assurance? Le salaire n'assure pas du tout l'ouvrier contre les mauvais jours. Quand l'usine ne fait plus de bénéfices, on la ferme, on renvoie les ouvriers ou bien on diminue leurs salaires.

Cette association nous paraît être tout simplement un contrat léonin.

Le R. P. Lehmkuhl, S. J., n'est-il pas du même avis, quand il dit, dans sa brochure: Le mal social et l'influence de l'Eglise, page 36:

«Qu'on attribue une part des bénéfices au capital, au travail intellectuel, aux risques et périls de l'entreprise, rien n'est plus juste. Mais, quand on adjuge au capital, inerte d'ailleurs, le plus souvent fictif, la part du lion, et cela, au détriment du travail, on commet une injustice manifeste».

Le capital prend tout le bénéfice, parce qu'il est le plus fort. N'est-ce pas là l'usure vorace, qui a pris une forme nouvelle?

C'est là le fait social qui offusque la loyauté de l'ouvrier, autant qu'il blesse ses intérêts.

Deux classes de patrons l'ont compris: les patrons vraiment chrétiens d'abord et parmi les autres ceux qui ont un vif sentiment de la solidarité et de l'équité.

Voyez chez M. Harmel et chez les patrons qui l'imitent. Ces patrons pensent que si l'usine est prospère l'ouvrier doit participer à cette prospérité.

Chez M. Harmel, cette participation a pris une forme positive et régulière. Les patrons de l'usine du Val des Bois ont attribué, dans les statuts même de leur société, un quart des bénéfices aux ouvriers représentés par leur mère, Notre-Dame de l'Usine. Cette part des bénéfices sert à entretenir toutes les oeuvres de l'usine: chapelle, écoles, cercle, coopération aux assurances et aux mutualités, etc.

D'autres patrons chrétiens remplissent le même devoir par des oeuvres analogues et des primes diverses.

Cette idée de la participation des ouvriers à la prospérité de l'atelier fait son chemin aussi en dehors du monde patronal chrétien sous l'inspiration d'un sentiment naturel d'équité et de solidarité.

Dans son livre sur le Familistère de Guise, M. Bernardot donne la liste des établissements industriels et commerciaux où existe la participa­tion du personnel aux bénéfices, soit en France, soit à l'étranger. Il en cite 321, dont 116 pour la France.

M. Godin, dans ses écrits et en particulier dans les statuts de la société du Familistère, a donné toute la théorie de cette participation. Il faut lui rendre cette justice qu'il l'a pratiquée largement, et même trop largement. Il a complètement sacrifié le patron.

Il le pouvait. Divorcé d'avec sa femme, brouillé avec son fils, séparé d'avec eux par des procès retentissants, il n'avait pas à penser à sa famille. Il a organisé les choses pour que le capital fût promptement sacrifié.

Dans sa répartition, après les salaires, les intérêts et l'amortisse­ment, il pourvoit aux assurances mutuelles et aux frais d'éducation et d'instruction. Ces derniers services sont déjà de la participation. Sur le reste, qu'il appelle le bénéfice net, il donne d'abord 25% au fonds de réserve, et le fonds de réserve est commun à tous les intéressés, capitalistes et travailleurs. Le fonds de réserve pourvoirait aux pertes, s'il y en avait. Il répond donc à l'argument des économistes qui prétendent que le travailleur ne peut pas coopérer aux pertes.

Enfin, sur le reste du bénéfice net, M. Godin donne encore 25% aux capacités, c'est-à-dire aux administrateurs et au conseil de gérance, et 50% au capital et au travail. Mais ces 50% ne sont pas répartis au prorata du capital et des salaires, mais au prorata des intérêts et des salaires. C'est tout à fait arbitraire.

En fin de compte, sur un bénéfice net de 300.000 francs, le capital reçoit un dividende de 0,45%. C'est insignifiant.

L'ouvrier au contraire, suivant son ancienneté dans la maison voit ses salaires accrus de 9 à 18% par la participation aux bénéfices.

Nous le répétons, M. Godin a pu faire cela à cause de ses conditions déplorables de famille. Les ouvriers équitables ne demanderont pas cela. Ce serait d'ailleurs tuer la poule aux oeufs d'or. Si le capital n'est pas attiré vers l'industrie par des avantages sérieux, il s'en retirera. L'industrie sera vite dans le marasme et alors où l'ouvrier cherchera­t-il des salaires et des bénéfices?

Quoi qu'il en soit, il faut arriver à une association du capital et du travail. C'est une des conditions nécessaires de la paix sociale.

Dès lors pourquoi l'Etat n'imposerait-il pas cette association pour les sociétés anonymes, qui tombent sous sa réglementation?

La loi que nous proposerions serait à peu près celle-ci:

ART. 1. ― Dans les sociétés anonymes, les travailleurs auront part comme le capital aux bénéfices de l'entreprise au prorata de leurs salaires.

ART. 2. ― Le bénéfice net sera calculé après déduction des intérêts, et de l'amortissement du matériel.

ART. 3. ― Sur ces bénéfices, il sera d'abord formé une réserve commune pour pourvoir aux pertes qui pourraient survenir.

ART. 4. ― L'acte de société peut statuer que la part de bénéfice des travailleurs sera d'abord employée à telles ou telles oeuvres économi­ques ou morales, d'assurance ou de mutualité fondées en leur faveur.

ART. 5. ― Il peut statuer qu'après cet emploi les bénéfices serviront à racheter les actions au nom des ouvriers suivant un ordre de tirage et plus tard à libérer ces actions, de manière à enseigner par là pratiquement l'épargne aux ouvriers.

Ce serait là, nous semble-t-il, un beau modèle d'organisation du travail industriel.

Avec cette participation équitable et modérée et avec le juste salaire l'ouvrier n'aurait plus guère de griefs.

Cette organisation imposée par l'Etat aux sociétés anonymes serait bientôt imitée nécessairement par les patrons qui ne voudraient pas voir déserter leurs usines.

Nous exposons cette idée par amour pour l'union, pour la paix sociale et pour le bien des travailleurs que nous aimons. Si nos lecteurs ont une meilleure solution, qu'ils nous l'indiquent, nous l'étudierons.

Un exemple précisera notre pensée. Ainsi, à l'usine Godin de Guise, depuis 12 ans, le capital engagé était de 6.400.000 francs. Il y avait environ 1200 ouvriers. La moyenne du bénéfice net (déduction faite des intérêts et de l'amortissement) a été de 320.000 francs par an en chiffres ronds.

Avec le système en vigueur partout, quelle aurait été la part de dividende du capital et des travailleurs?

Le capital aurait eu 100% soit………. 320.000

les travailleurs …………………………… néant

- Avec le système de M. Godin:

le capital a eu 13%, soit………………… 25.000

les travailleurs 87%, soit ………………… 295.000

- Avec le système que nous proposons:

le capital aurait 50%, soit……………… 160.000

les travailleurs 50%, soit ………………… 160.000

Si on nous demande pourquoi ce partage égal, nous répondrons: 1° nous ne voyons pas de base solide pour une répartition proportionnel­le; 2° on peut faire ce raisonnement: sans le capital, les 1200 ouvriers n'auraient rien pu produire dans ce genre d'industrie, et réciproque­ment. Ils sont solidaires, qu'ils partagent donc le bénéfice net.

En résumé, Karl Marx et son école prétendent que le capital est de sa nature improductif et que toute la plus-value industrielle doit profiter à l'ouvrier qui travaille.

Dans le régime actuel, qui ne peut durer, le capital absorbe toute la plus-value et ne donne à l'ouvrier que le salaire.

Nous proposons le partage des bénéfices nets dans la mesure indiquée plus haut, et nous demandons que la loi l'impose aux sociétés anonymes.

C'est le moyen de mettre un frein au capitalisme, de relever le prolétariat et d'arrêter les progrès du socialisme.

Cela nous paraît conforme à l'esprit de l'Encyclique Rerum novarum.

L'Eglise ambitionne de resserrer l'u­nion des deux classes jusqu'à les unir l'une à l'autre par les liens d'une vérita­ble amitié. (Encycl. de Léon XIII).

Nous n'avions pas encore lu le volume de Karl Marx sur le capital. Cela nous manquait. C'est, dit-on, l'évangile du socialisme.

Nous l'avons lu maintenant et relu, car c'est un livre qu'il faut relire pour le comprendre… un peu.

L'ouvrage a été écrit en allemand. La librairie du Progrès nous en a donné une traduction: un volume inquarto de 350 pages à deux colonnes, avec une jolie vignette où se groupent le bonnet phrygien, le triangle, les faisceaux, les piques et la devise «liberté, égalité, fraternité ou la mort».

Si Marx avait vécu plus longtemps, il nous aurait donné un second et un troisième volumes.

L'auteur est allemand, quoiqu'il ait vécu longtemps en Angleterre. Comme écrivain, il a les qualités et les défauts du génie allemand. Il est érudit; ce qu'il dit est pensé et documenté. Mais quelle obscurité! quelle subtilité!

Lui-même avoue que sa méthode a été peu comprise (p. 349). C'est de la sophistique hégélienne, disent les uns; c'est de l'idéalisme renforcé, disent les autres. Et lui prétend que la base de sa méthode est matérialiste.

Et cependant on a voulu faire de cela un ouvrage populaire. On l'a livré au public français par livraisons.

Karl Marx a fait preuve d'intelligence en prophétisant l'insuccès de l'entreprise. Voici ce qu'il écrivait à son éditeur:

«Cher citoyen, j'applaudis à votre idée de publier la traduction de «Das Kapital» en livraisons périodiques. Sous cette forme, l'ouvrage sera plus accessible à la classe ouvrière et pour moi cette considération l'emporte sur toute autre.

Voilà le beau côté de votre médaille, mais en voici le revers: la méthode d'analyse (et quelle analyse!) que j'ai employée et qui n'avait pas encore été appliquée aux sujets économiques, rend assez ardue (assez est euphémique) la lecture des premiers chapitres (et d'autres encore), et il est à craindre que le public français toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent, ne se rebute parce qu'il n'aura pu tout d'abord passer outre. de chaque oeuvre et l'adresse où l'on se procure les réglements et les renseignements nécessaires.

Des notes bibliographiques complètent aussi la plupart des chapi­tres et indiquent les sources auxquelles on peut recourir pour étudier plus à fond l'une ou l'autre matière.

On peut nous dire, et quelques-uns nous diront: «Pourquoi donner tant de part à la théorie? Un manuel d'œuvres proprement dit eût bien mieux fait notre affaire».

Messieurs, à côté d'un malade voit-on seulement un infirmier qui applique des remèdes? Non, on y trouve encore le médecin qui exerce son diagnostic, qui apprécie le mal, en recherche les causes et discerne le remède favorable. Il faut que vous soyez à la fois pour notre société malade des médecins et des infirmiers.

Le Souverain Pontife Léon XIII vous y invite: «L'Eglise, dit-il dans son Encyclique, veut et désire ardemment que toutes les classes de la société mettent en commun leurs lumières et leurs forces pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible. Il faut louer haute­ment, ajoute-t-il, le zèle d'un grand nombre des nôtres, lesquels, se rendant parfaitement compte des besoins de l'heure présente, sondent soigneusement le terrain, pour y découvrir une voie honnête qui conduise au relèvement de la classe ouvrière…».

Depuis l'apparition de l'Encyclique, le Saint-Père encourage par­tout les études sociales. Il félicite tous les Congrès qui se livrent à ces études. Il loue et bénit les livres et les revues qui s'y rapportent.

Une jeune revue lui offrit ses premières livraisons. Le Saint-Père répondit: «Nous attachons trop d'importance aux travaux de ceux qui s'appliquent, sous la conduite de la religion, à l'étude des intérêts essentiels de la société humaine pour qu'il nous soit possible de ne pas éprouver une grande satisfaction en recevant votre hommage» (Bref aux directeurs de la Revue Le XXe Siècle).

Dernièrement le Congrès de Fribourg recommandait l'étude des questions sociales aux autorités, aux citoyens dévoués, aux associa­tions catholiques pour qu'elles soient approfondies et discutées par tous ceux qui ont à cœur la solution pacifique et chrétienne des crises actuelles. Le Saint-Père fit savoir qu'il agréait d'une façon toute spéciale les hommages de ce Congrès et son programme (Lettre du cardinal Rampolla du 22 juin 1894). Le petit industriel, le petit commerçant, l'artisan, le cultivateur, voudraient sauver leur existence comme classe moyenne, mais on ne fait pas tourner en arrière la roue de l'histoire. Ce qui survivra à la crise, c'est une propriété individuelle (?), fondée sur les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol».

Le changement se fera vivement.

«Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d'efforts et de peines, que n'en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste. Là il s'agissait de l'expro­priation de la masse par quelques usurpateurs; ici il s'agit de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse» (p. 342).

En deux mots, nous sommes appelés à jouir bientôt des douceurs du communisme.

«Cette agitation commerciale qui nous parait nécessaire aujour­d'hui est une forme de vie sociale qui a fait son temps. Le commerce n'est, du reste, que fraude et duperie. C'était bon dans le sombre moyen-âge européen et dans quelques périodes malheureuses de l'antiquité.

La propriété commune n'est-elle pas la forme naturelle primitive de la vie sociale? Ne la trouve-t-on pas au seuil de l'histoire de tous les peuples civilisés, chez les Romains, les Germains, les Celtes, les Slaves? N'y en a-t-il pas encore des échantillons dans les Indes? Ne voit-on pas là des groupes ruraux dont l'industrie rustique et patriarcale produit, pour leurs propres besoins, bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc.? Il n'y a point là d'échanges, et la division du travail provient de simples fonctions sociales.

Pour l'avenir, représentons-nous une réunion d'hommes libres (?), travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté (?), leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social… Le produit total des travailleurs unis devient un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale; mais l'autre partie est consommée, et, par conséquent, doit se répartir entre tous».

C'est bien sommaire. C'est le communisme de Fourier et d'Enfan­tin. C'est le travail forcé et la ration mesurée. Et on n'y parle de réunion 'd'hommes libres que pour piper les badauds.

Après cela, je dois avouer que la partie critique du volume est richement documentée. L'auteur avait sous les yeux les rapports des commissions officielles chargées en Angleterre de l'inspection périodi­que des usines, de la surveillance du travail des enfants et de l'hygiène des ateliers. Ces rapports sont écrasants pour les capitalistes. La soif du gain avait fait des usines anglaises les plus atroces des bagnes, dans la première moitié de ce siècle. Mais une série de lois sur la durée du travail, sur le travail des femmes et des enfants, sur l'hygiène des ateliers ont déjà, de l'aveu de Karl Marx, bien diminué les abus. Et depuis vingt-cinq ans les Trades-Unions ont complètement modifié la face des choses.

Nous reviendrons dans un autre article sur les sophismes économi­ques de Karl Marx. Commençons avec lui aujourd'hui le procès du capital. Il est intéressant, pathétique et instructif.

Nous serons plus compatissants pour les ouvriers. Nous nous étonnerons moins de les voir accepter les utopies socialistes, quand nous saurons combien ils ont souffert et combien ils souffrent encore en maints endroits.

Le capital est naturellement avide de gain, avide de profit, avide de travail rémunérateur. Il cherche à s'accroître par tous les moyens, quand il n'est pas arrêté par un obstacle légal ou par un frein moral.

Dans son étude sur la prolongation excessive du travail, Karl Marx passe en revue successivement les industries où le travail est resté libre et celles où il est réglementé par la loi. Dans les premières, l'avidité du capital a encore son plein développement.

Soulevons un peu le voile qui couvre ces plaies sociales.

Une enquête faite à Nottingham en 1860 a montré «qu'il règne dans la partie de la population urbaine occupée à la fabrication des dentelles un degré de misère et de dénuement inconnu au reste du monde civilisé… Vers 2, 3 et 4 heures du matin, des enfants de 9 à 10 ans sont arrachés de leurs lits malpropres et forcés à travailler pour leur simple subsistance jusqu'à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La maigreur les réduit à l'état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s'effacent et tout leur être se raidit dans une torpeur telle que l'aspect seul en donne le frisson… C'est un système d'esclavage sans limites, esclavage à tous les points de vue, social, physique, moral et intellectuel… On a vu dans cette ville un meeting organisé pour demander que le temps du travail quotidien pour les adultes soit réduit à 18 heures!». Le rapport ajoutait: «Nous déclamons contre les planteurs de la Virginie et de la Caroline. Leur marché d'esclaves nègres avec toutes les horreurs des coups de fouet, leur trafic de chair humaine sont-ils donc plus horribles que cette lente immolation d'hommes qui n'a lieu que dans le but de fabriquer des voilettes et des cols de chemise, pour le profit des capitalistes?»

(Daily Telegraph, 14 janv. 1860).

La poterie de la province de Stafford a donné lieu à plusieurs enquêtes parlementaires. Empruntons avec Karl Marx aux rapports de 1860 et 1863 quelques dépositions des enfants mêmes qui travaillaient dans la fabrique.

Wilhelm Wood, âgé de neuf ans «avait 7 ans et 10 mois quand il commença à travailler. Il portait les pots dans le séchoir. C'est ce qu'il a toujours fait. Il vient chaque jour de la semaine vers 6 h. du matin et cesse de travailler vers 9 h. du soir». Voilà donc un enfant qui dès l'âge de 7 ans a travaillé 15 heures!

John Murray, un enfant de 12 s'exprime ainsi: «Je porte les moules et tourne la roue. Je viens à 6 h. quelquefois à 4 h. du matin. J'ai travaillé toute la nuit dernière. Je ne me suis pas couché depuis; 8 ou 9 autres garçons ont travaillé comme moi toute cette nuit. Je reçois chaque semaine 4 fr. 40. Je ne reçois pas davantage quand je travaille toute la nuit. J'ai travaillé deux nuits cette semaine».

Dans ces rapports, le docteur Greenhon déclare que dans les districts de Stoke et de Walstanton, où se trouvent les poteries, la vie est extraordinairement courte. Le docteur Boothroyd affirme que «chaque génération nouvelle des potiers est plus petite et plus faible que la précédente».

Le docteur Ardlege dit dans sa déposition: «Comme classe sociale, les potiers, hommes et femmes, représentent une population dégénérée au moral et au physique. Ils sont en général de taille rabougrie, mal faits et déformés de la poitrine. Ils vieillissent vite et vivent peu de temps. Ils trahissent la faiblesse de leur constitution par des attaques opiniâtres de dyspepsie, des malaises du foie et des reins et des rhumatismes. Ils sont avant tout sujets aux maladies de poitrine, pneumonie, phtisie, bronchite et asthme. La scrofulose qui attaque les glandes, les os et d'autres parties du corps est la maladie de plus des deux tiers des potiers. Si la dégénérescence de la population de ce district n'est pas beaucoup plus rapide encore, elle le doit à son croisement par des mariages avec des races plus saines»…

La fabrication des allumettes chimiques est une industrie moderne. Elle s'est rapidement développée depuis 1845 en Angleterre, dans les quartiers populeux de Londres, Manchester, Birmingham, Liverpool, Bristol, Norwich, Newcastle et Glasgow. Elle est toujours accompa­gnée d'une maladie spéciale des mâchoires. La moitié des travailleurs sont des enfants au-dessous de 13 ans et des adolescents au-dessous de 18.

Cette industrie est tellement insalubre et répugnante, et par cela même tellement décriée, qu'il n'y a que la partie la plus misérable de la classe ouvrière qui lui fournisse des enfants, Odes enfants déguenil­lés, à moitié morts de faim et corrompus», disent les rapports de la commission. Parmi les témoins que le docteur White entendit (1863), il y en avait deux cent soixante dix au-dessous de 18 ans, quarante au-dessous de 10, douze de 8 ans et cinq de 6 ans seulement. La journée de travail varie entre 12, 14 et 15 heures. On travaille la nuit. Les repas irréguliers se prennent la plupart du temps dans le local de la fabrique empoisonné par le phosphore.

Dans la fabrique de tapisseries, pendant la saison la plus active, d'octobre en avril, le travail dure ordinairement de 6 h. du matin à 10 h. du soir et se prolonge souvent durant la nuit.

Ecoutons quelques déposants. ― John Leach: (L'hiver dernier (1862) sur dix-neuf jeunes filles, six ne parurent plus par suite de maladies causées par l'excès de travail. Pour tenir les autres éveillées, je suis obligé de les secouer». ― J. Lightbourne: «J'ai 13 ans. Nous travaillons l'hiver jusqu'à 10 h. Presque tous les soirs mes pieds étaient tellement blessés que je pleurais de douleur». - G. Apsden: «Mon petit garçon que voici, j'avais coutume de le porter sur mon dos, lorsqu'il avait sept ans, aller et retour de la fabrique, à cause de la neige, et il travaillait ordinairement seize heures!… Bien souvent je me suis agenouillé pour le faire manger pendant qu'il était à la machine, parce qu'il ne devait ni l'abandonner, ni interrompre son travail». Et dans cette enquête MM. les fabricants se prononcent énergiquement contre tout projet de les soumettre à la loi qui règle le temps du travail ou de les obliger à arrêter les machines pendant l'heure des repas.

Un dernier trait. C'est le travail des ouvrières de l'aiguille qui a inspiré le fameux chant de la chemise. Dans la couture et les modes, les jeunes ouvrières travaillent en moyenne 16 h. 1/2 par jour, et pendant la saison trente heures de suite sans relâche. Il est vrai que pour ranimer leurs forces de travail défaillantes, on leur accorde quelques verres de sherry ou de café. Il s'agit de bâtir en un clin-d'œil des toilettes pour de nobles ladies qui vont au bal.

«Les couturières de toute espèce, dit le docteur Richardson, sont frappées par trois fléaux: excès de travail, manque d'air et manque de nourriture ou de digestion. Ce métier a été monopolisé à Londres par quelques capitalistes qui économisent la dépense en prodiguant la force de travail. Ces ouvrières deviennent de pures esclaves, tantôt chez elles dans une petite chambre et mourant de faim ou peu s'en faut; tantôt dans un atelier étroit, occupées 15, 16 et 18 heures sur 24, dans une atmosphère à peine supportable et avec une nourriture qui ne peut être digérée, faute d'air pur. Elles sont les victimes offertes chaque jour à la phtisie et qui perpétuent son règne» (Social science Review, juillet 1863).

A la publication de ces rapports, les journaux, le Times, le Morning Star étaient obligés de s'écrier: «Nous nous élevons contre les esclavagistes américains et nous faisons travailler à mort nos esclaves blancs, en employant l'aiguillon de la faim au lieu du fouet».

Bien d'autres industries sont dans des conditions analogues.

Après cela ne disons plus: «I1 n'y a rien à faire». Reconnaissons avec Léon XIII que bon nombre de travailleurs sont dans des conditions de misère imméritées.

Cherchons le remède à cette situation par l'action du ministre de Jésus-Christ, interprète de sa charité, par l'action de la loi et des patrons chrétiens et par l'initiative des corporations.

Nous avons promis de réfuter les sophismes de Karl Marx et de son école. Vraiment ce n'est pas bien difficile.

Karl Marx était un esprit prévenu. Il avait constaté avec une juste émotion les abus du capital et la tyrannie exercée par les capitalistes et les patrons sur les travailleurs, particulièrement en Angleterre à une certaine époque. Outré et révolté par ces excès, il porta sa conclusion bien au-delà des prémisses. Il devait se dire: il faut corriger les abus du capital. Mais il conclut avec ses impressions plus qu'avec sa raison et se dit: il faut détruire le capital.

Ainsi prévenu, il se met à chercher des arguments contre la légitimité du capital. Il a recours à l'analyse, c'était de mode en Allemagne, surtout depuis Hégel. Il n'oublie pas de faire parade d'érudition, et de donner à toutes ses pages un piédestal de citations: c'est une coquetterie à la mode chez les écrivains allemands.

Il analyse donc les sources du capital, avec le dessein, peut-être inconscient mais manifeste, de les trouver toutes impures et condam­nables. Il faudra pour cela des sophismes étranges, nombreux, invraisemblables. Peu importe, avec de la bonne volonté on y arrivera, ou du moins on croira y arriver.

Quelles sont donc les sources du capital? Il y a l'occupation primitive, les gains industriels, les profits du commerce, l'épargne du propriétaire. On pourrait trouver que tout cela est souvent mêlé et souillé d'injustice. Mais cela ne suffit pas à Karl Marx, il veut prouver que toutes ces sources du capital sont absolument injustes et inacceptables.

Etudions ses beaux raisonnements.

Il parle d'abord de l'industrie, du commerce, de la propriété. C'est à la fin seulement qu'il parle de l'occupation première, et de ce qu'il appelle l'accumulation primitive (Chap. XXV, XXVI, du livre: Le Capital). Selon lui, l'occupation première a toujours été un vol. Vraiment pour l'occupation toute première, c'était difficile à prouver. A qui donc le colon a-t-il volé la terre inhabitée où il s'installe pour gagner sa vie à la sueur de son front et pour pourvoir à la subsistance de sa vieillesse et à celle de ses enfants? C'est là une idylle, qui a le don d'agacer Karl Marx.

Il n'admet pas davantage l'épargne lente et courageuse, le trésor accumulé par des gens d'élite, laborieux, intelligents et doués d'habitudes ménagères.

N'ayant pas d'ailleurs d'argument à opposer à ces sources si légitimes du capital, il s'en tire en plaisantant le livre de M. Thiers sur la propriété, et en citant une boutade de Goethe. Le grand poète met en scène un instituteur et un écolier et leur prête ce dialogue:

«Le maître d'école: Dis-moi donc d'où la fortune de ton père lui est venue?

L'enfant: Du grand-père.

Le maître d'école: Et à celui-ci?

L'enfant: Du bisaïeul.

Le maître d'école: Et à ce dernier?

L'enfant: Il l'a prise».

Une boutade de poète n'est pas un argument. D'ailleurs Goethe n'a pas en vue toute acquisition de propriété, mais seulement certaines propriétés qui ont une origine injuste par l'usure ou par les spoliations révolutionnaires.

Après cela, Karl Marx s'en prend aux grands domaines écossais et anglais, dont l'origine est entachée de tyrannie et d'oppression. La féodalité anglaise abusa au XVIe siècle de ses droits seigneuriaux. Désireuse de produire beaucoup de laine pour s'enrichir en la vendant aux manufactures de Flandre, elle transforma brusquement ses cultures en pâturages et pour cela elle expulsa les paysans et les cultivateurs sans égard au droit qu'ils avaient de rester sur leurs terres en payant les redevances féodales. Les rois d'Angleterre Henri VII et Henri VIII protestèrent en vain et firent des lois qui restèrent à peu près sans effet. Et tous ces paysans expulsés allèrent former le groupe des prolétaires dans les villes.

Ce thème prête à des développements historiques fort intéressants et vraiment pathétiques. Il est manifeste que plusieurs propriétaires anglais ont abusé de leurs droits. Mais pour conclure de là que toute propriété est injuste et tout capital inique, il faut user d'une logique sui generis. Tous nos petits propriétaires ne sont pas des lords écossais et ils n'ont évincé personne.

Karl Marx s'attaque aussi, avons-nous dit, au profit industriel. Il voit encore là une source empoisonnée du capital. Son argumentation se résume ainsi: C'est l'ouvrier qui fournit tout le travail dans l'industrie, c'est lui qui doit en avoir tout le produit; si l'on donne au patron-capitaliste le prix de la matière première qu'il a procurée et l'indemnité d'usure de ses métiers, c'est tout ce qu'il peut réclamer.

Cela paraît très simple, mais, dans ce calcul, il y a des omissions qui ne paraissent pas exemptes de parti pris. Ainsi le patron n'aurait aucune rémunération pour la direction,. pour les risques courus, pour les locaux fournis, pour les capitaux avancés. Tout ce qu'il garderait à ce titre serait un vol fait aux dépens des ouvriers.

Pour nous, nous n'aimons pas les contrats léonins, de quelque côté que soit le lion. Que l'ouvrier ait son salaire et, s'il y a lieu, une participation aux bénéfices; mais que le patron aussi soit rémunéré de tout le concours qu'il apporte à l'industrie. C'est là ce qui nous paraît juste.

Karl Marx en veut aussi au profit commercial. Il a des raisonne­ments qui, au premier abord, paraissent d'une simplicité admirable. «Le commerce, dit-il, est un échange. Dans un échange, on reçoit l'équivalent de ce qu'on donne et pas plus, où y a-t-il là place pour un profit! Si on demande plus que ne vaut la marchandise que l'on donne, c'est une iniquité, c'est un vol».

Cela paraît très simple, mais la réponse est bien simple aussi. Le profit, c'est le salaire du commerçant. Le commerçant s'est mis à votre service. Il a cherché ou fait venir la marchandise. Il l'a mise à votre portée. Il a couru les risques de la perte et de la mévente. Que de démarches, que de calculs., que de soins exige le commerce! quels services il nous rend! Il est l'agent nécessaire pour la circulation des marchandises et la pourvoyance de tous. Quels résultats merveilleux il obtient! Il approvisionne des villes telles que Paris et Londres. Et pour tout cela, vous ne lui accorderez pas de rémunération? Vous ne lui donnerez pas de salaire? Vous direz que son profit est un vol?

Quelle belle chose que l'analyse hégélienne! Mais vraiment ceux

qui en usent feraient bien d'analyser toutes les données du problème et de ne pas laisser dans l'ombre et l'oubli tout ce qui les gêne et les contredit.

Enfin Karl Marx et son école condamnent la légitimité du loyer des terres. «La terre, disent-ils, appartient à celui qui la cultive. Le cultivateur doit avoir tous les produits de son travail».

Ce sont là des sophismes qui ne peuvent tromper que des enfants. La terre ne peut pas être laissée au premier venu qui veut la cultiver. Ce serait le règne de la sauvagerie la mieux réussie qu'on puisse imaginer. Chacun s'armerait pour occuper le plus de terre possible et la meilleure. Dans ce nouveau régime de fraternité, on s'exterminerait les uns les autres. Et qu'on ne dise pas que l'Etat se fera le répartiteur des terres à cultiver, ce serait remplacer un propriétaire par un autre. L'Etat aussi demanderait un loyer pour tous ses frais d'administra­tion, de gouvernement, de répartition, etc. Et ce loyer probablement surpasserait celui qui existe aujourd'hui.

Quant à l'autre argument que celui qui cultive doit avoir tous les fruits de son travail, c'est encore de l'analyse fantaisiste. Il y a deux associés, celui qui fournit le terrain et celui qui le cultive. L'un ne peut rien sans l'autre, et chacun d'eux a droit à une part des bénéfices de l'opération commune.

Ces quelques pages suffisent, il me semble, à réfuter tout le volume de sophismes accumulés par Karl Marx.

Le capital, quand il est le résultat d'un profit légitime et de l'épargne accumulée a donc bien sa raison d'être. Il n'est pas l'ennemi du travail. Il est son associé naturel. Et, comme le dit Léon XIII, le capital et le travail sont faits pour s'entendre. Ils ne doivent pas se combattre, mais s'aider mutuellement.

Mais comment réaliser cette union, cette association du capital et du travail?

Cette association a eu pour formes successives l'esclavage, le servage, le salariat. Le salariat s'établit par un contrat de travail plus ou moins explicite.

Le capitaliste est censé dire à l'ouvrier: «Nous allons entreprendre ensemble telle affaire. Je fournirai les fonds que vous n'avez pas et vous apporterez la main-d'œuvre. Réglons, dès à présent, ce que chacun de nous devra retirer de l'association. Vous ne pouvez attendre la réalisation des bénéfices et procéder ensuite au partage, parce que les bénéfices se réalisent seulement après la vente; il faut encore donner un crédit plus ou moins long aux acheteurs et, pendant ce temps, vous devez vivre, vous et votre famille. Puis, il y a les risques; si l'entreprise manquait, vous ne toucheriez rien, ce qui équivaudrait pour vous à la famine. Je vous propose donc de tourner ces difficultés. Je prendrai les risques à ma charge, je serai seul victime des mauvaises chances, et je vous ferai l'avance de votre part dans les bénéfices futurs en payant chaque jour votre travail. Quant à moi, en paiement des chances courues, des avances faites, de la rémunération du capital engagé, je me réserve le profit, s'il existe».

Voilà bien le contrat que le patron et l'ouvrier sont censés passer entre eux. Ils ne se disent pas tout cela, mais ils agissent comme s'ils l'avaient dit. L'ouvrier accepte ou plutôt subit ces conditions. Est-il libre de les refuser? Non, le travail est rare, l'attente est impossible, il faut céder.

Mais un contrat demande la liberté des parties contractantes? C'est vrai. Et c'est là un des problèmes de la question sociale. L'ouvrier subit un contrat de travail qu'il n'accepte que par nécessité. Il est mécontent de sa condition. Il le dit à sa façon. Il le crie assez haut. Que veulent dire les grèves, les réunions socialistes, la faveur qu'obtiennent les journaux révolutionnaires, l'élection de socialistes à la Chambre, l'anarchisme même? Cela veut dire, dans la langue ouvrière: nous ne sommes pas contents du contrat de travail que les mœurs actuelles nous imposent.

― Mais, messieurs les ouvriers, quel contrat voulez-vous?

― Nous ne savons pas bien le dire, mais nous voyons que les capitalistes et patrons ont fait généralement de grosses fortunes depuis un demi-siècle, tandis que notre état de misère s'accentuait toujours. Eh bien! nous voulons avoir notre part dans ce merveilleux rende­ment de l'industrie à laquelle nous collaborons.

Voilà ce que dit en somme le mécontentement de l'ouvrier. Eh bien! si l'ouvrier dit cela, il faut en tenir compte. Puisque nous admettons que le travail se règle par un contrat plus ou moins explicite, il faut que le contrat résulte du consentement des deux parties. Et si l'ouvrier demande assez nettement à participer aux bénéfices de l'industrie, il faut que le contrat de travail soit modifié sur cette base ou bien que les industriels renoncent à faire travailler, car ils n'ont aucun droit d'imposer aux travailleurs des conditions que ceux-ci n'acceptent pas.

La participation aux bénéfices serait donc la forme du contrat de travail de l'avenir dans l'industrie? Nous le pensons, et il nous semble que cette idée fait son chemin.

Elle a éclaté comme une trouvaille à la séance mémorable du 20 novembre à la Chambre, quand toutes les écoles sociales ont exposé leur programme.

«Le véritable remède à l'individualisme, a dit M. Goblet, c'est l'association. Jusqu'ici l'association profite surtout au capital, mais elle doit profiter maintenant au travail. Comment? Par la participation aux bénéfices». Et toute la Chambre d'applaudir.

Après M. Goblet, M. Lemire a pris la parole: «M. Guesde, a-t-il dit, a affirmé à la tribune que le salariat n'est pas la forme définitive de la rémunération du travail. je crois que, sans être socialiste, on peut parfaitement reconnaître que M. Guesde a raison, dans une certaine mesure du moins.

Après l'esclavage, le servage; après le servage, le salariat; après le salariat ― M. Goblet l'a dit et vous l'avez tous applaudi ― la participation aux bénéfices.

Voilà la forme future de la rémunération du travail. Elle est peut-être, je l'avoue, difficile à établir, mais elle a déjà été pratiquée, sous forme de métayage dans la culture, et sous forme de distribution de dividendes ou de subventions diverses dans l'industrie…».

M. Lemire, je suppose, ne veut pas dire que le salaire sera supprimé, mais seulement que la participation aux bénéfices s'ajoute­ra au salaire. C'est ainsi que l'entendent les bons esprits.

Des esprits moins hardis que M. Lemire entrevoient la même solution.

M. le comte d'Haussonville, un conservateur très prudent, a écrit ceci:

«C'est une illusion de trop promettre aux foules et d'espérer la suppression du salariat… Le salariat est dans la nature des choses. On doit cependant chercher des améliorations. D'ingénieuses combinaisons pourront associer davantage les salariés aux profits éventuels du capital… ».

Dans un livre excellent sur le collectivisme, un économiste chrétien des plus distingués de la Belgique, M. le comte de Bousies, exprime timidement la même prévision.

«On a souvent parlé, dit-il, de là participation des ouvriers aux bénéfices. Ce système n'est pas absolument impraticable, s'il est adjoint à celui du salaire, condition nécessaire pour l'ouvrier. Déjà il a été essayé avec certain succès. Assurément, il a une apparence juste et loyale et il est en concordance avec la situation actuelle». Et M. de Bousies répond même à une objection vulgaire: «On dit, ajoute-t-il, que ce système entraîne­rait à la divulgation du secret des affaires; mais les sociétés anonymes ont déjà des bilans publics et ne s'en plaignent pas. D'ailleurs, si les affaires étaient plus connues, le public y trouverait une garantie». Mais, chers lecteurs, vous vous demandez peut-être ce que pourrait bien penser de tout cela celui qui s'est révélé comme ayant sur toutes ces questions les vues les plus sûres et les plus élevées, le docteur suprême des nations, Léon XIII.

Eh bien! nous croyons pouvoir le considérer comme favorable à ces vues.

Vous rappelez-vous le grand discours-programme prononcé à Saint-Etienne par le comte Albert de Mun en décembre 1892?

M. de Mun revendiquait nettement pour l'ouvrier la participation aux bénéfices. «A nos yeux, disait-il, l'ensemble de nos revendications doit tendre à assurer au peuple la jouissance de ses droits essentiels aujourd'hui méconnus, et notamment la faculté de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail». Et il ajoutait: «La législation devra favoriser cette participation».

Eh bien! quelques jours après ce discours, au 7 janvier 1893, Léon XIII envoyait à M. de Mun, non pas une lettre banale d'encourage­ment, mais une approbation formelle et circonstanciée.

«La lecture de votre discours, disait le Saint-Père, nous a été souverainement agréable (ceci n'est pas banal du tout). Nous nous plaisons à vous donner des éloges justement mérités. Nous vous exhortons à poursuivre votre généreuse entreprise…».

C'est assez clair. Nous pensons qu'il y a dans cette participation un grand moyen d'apaisement suggéré par la charité du Sacré-Cœur de Jésus.

Nous avons dit dans le numéro de novembre comment nous pensions que la loi pourrait imposer cette réforme aux sociétés anonymes. Nous souhaitons que quelque député dévoué aux travail­leurs en prenne l'initiative.



Le règne du Coeur de jésus dans les âmes et dans les sociétés, novembre 1894, pp. 523-531; décembre 1894, pp. 590-598; février 1895, pp. 58-66.

NOTE. Une partie de la première livraison (novembre 1894, pp. 523-531) correspond à la première des trois parues sous le même titre dans La Démocratie Chrétienne (janvier 1895, pp. 589-594).

Mais la deuxième et la troisième livraison diffèrent substantiellement des textes parus dans La Démocratie Chrétienne, cf. l'article suivant, pp. 116-131.


1)
Encyclique. Edition de Liège: chap. III, p. X-XVII.
2)
Léon XIII et les conditions du travail. Lettre pastorale du cardinal MANNING. – Le minimum de salaire et l’Encyclique Rerum novarum. Rapport de Mgr NICOTERA au Congrès de Gênes. – L’Association catholique, 15 décembre 1893.
3)
Le Manuel social chrétien, se trouve dans les Oeuvres sociales, vol 11, pp. V-296.
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