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Avant-propos

«La collaboration au développement de tout l'homme et de tout homme est un devoir, de tous envers tous… Devant les tristes expériences de ces dernières années et le panorama en majeure partie négatif de la période actuelle, l'Église se doit d'affirmer avec force la possibilité de surmonter les entraves qui empêchent le développement…, et la confiance en une vraie libération… Ni le désespoir, ni le pessimisme, ni la passivité ne peuvent se justifier».

Ces affirmations fortes caractérisent une des grandes en­cycliques sociales du Pape Jean-Paul II, Sollicitudo rei so­cialis, nn. 32 et 47 (30 décembre 1987). Cet «intérêt actif pour la question sociale», rappelle le Souverain Pontife, s'est abondamment manifesté dans l'Église de notre temps: qu'il suffise de rappeler la grande Encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891). Soigneusement préparée, elle a été écoutée et suivie, fort contestée aussi en son temps. De façon décisive et pour longtemps elle a profondément marqué la réflexion et l'action de l'Église catholique dans sa relation au monde moderne, dans sa présence aux grands problèmes permanents de la société.

Le choc stimulant suscité par cette Encyclique s'est ré­percuté tout au long du siècle qui vient de s'achever: Qua­dragesimo anno de Pie XI (15 mai 1931), Mater et Magistra de Jean XXIII (15 mai 1961), Octogesima adveniens (14 mai 1971), lettre apostolique de Paul VI qui venait de donner l'Encyclique Populorum progressio (26 mars 1967), Labo­rem exercens (14 septembre 1981) du Pape Jean-Paul II qui reprendra et élargira encore l'enseignement de l'Église par l'Encyclique Centesimus annus (1er mai 1991). Chacun de ces actes du Magistère qui rythment notre siècle a été abon­damment commenté à travers l'ensemble du monde chrétien et bien au-delà. L'expression la plus autorisée de cet «intérêt actif», nous la trouvons dans la Constitution pastorale Gau­dium et spes (7 décembre 1965). En particulier dans la se­conde partie du grand texte conciliaire, «l'Église dans le monde de ce temps» exprime son enseignement sur la vie so­ciale et économique, sur la communauté politique, sur la construction de la paix et de la communauté internationale.

Fidèle à comprendre et à vivre l'Évangile dans le concret de l'histoire, sous l'impulsion de ses Pasteurs le peuple chré­tien a peu à peu pris davantage conscience de sa mission propre, dans la commune responsabilité de tous pour édifier un monde plus humain. Avant même les directives auda­cieuses de Léon XIII et plus encore à leur lumière, des chré­tiens lucides et généreux se sont compromis pour réveiller une Eglise alors trop repliée sur elle-même, trop lointaine et trop absente devant les graves défis que pose un monde en extraordinaire évolution.

Parmi bien d'autres, le Père Jean-Léon Dehon (1843­1925). Il a bien toute sa place parmi ces apôtres que «ni le dé­sespoir, ni le pessimisme, ni la passivité» n'ont jamais pu détourner de ce qui a été la préoccupation de toute sa vie: servir le Règne de l'amour de Dieu en Jésus-Christ dans la partici­pation à la cause de la justice et de la charité évangélique pour tous. C'est pour lui une tâche à la fois incontournable et constamment à remettre sur le chantier: sans évasion ni re­tard elle appelle toutes ses énergies d'intelligence et de cœur, chaque jour elle motive toutes les initiatives de l'action mili­tante. Elle est en même temps l'expression du sérieux de la foi et de la ténacité de l'espérance, dans l'attente du ciel nou­veau et de la terre nouvelle que sera le Règne accompli de l'Amour. Pour le Père Dehon, chrétien, prêtre et religieux, c'est bien une passion unique qui l'habite: la fidélité au Christ de l'Évangile dans la participation à la vie du monde.

Éduqué dès son enfance à entendre concrètement la cla­meur des pauvres déjà si nombreux en son temps, formé par l'étude à analyser les problèmes dé la société, jeune prêtre in­séré dans le ministère paroissial au cœur d'une cité ouvrière, il est bien vite et durement confronté à la «question sociale», plus précisément encore à ce qu'il dénonce comme le «mal social». Dès avant la grande encyclique de Léon XIII (1891), aux côtés de quelques courageux pionniers il prend forte­ment position. Il n'épargne ni ses ressources, ni sa santé. Il ne protège ni sa réputation ni ses amitiés qui pourtant comptent tant pour lui. Son amour pour le Christ Sauveur, il le vit dans la fidélité à l'Église animée par ses Pontifes, dans «l'amour pour le peuple» qui souffre et qui lutte. Des œuvres naissent, puis l'action s'élargit: congrès, revues, livres…

Le Manuel social chrétien paraît, en août 1894, bientôt largement enrichi dans une seconde édition (juillet 1895). Outre de nombreux articles de revues, surtout dans celle qu'il a fondée en janvier 1889 et qu'il dirige jusqu'en décembre 1903, Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et les socié­tés, à rythme soutenu paraissent les ouvrages sociaux sui­vants: L'Usure au temps présent (septembre 1895), Nos Congrès (mars 1897) et Les Directions pontificales poli­tiques et sociales (décembre 1897), le Catéchisme social (fé­vrier 1898), Richesse, médiocrité et pauvreté (février 1899). En décembre 1900 paraît La Rénovation sociale chrétienne, l'ouvrage qui fait l'objet de la présente publication.

Les premières années du siècle apportent ensuite un changement sensible, tant dans le contexte politique et social que dans l'orientation de l'Église. La première guerre mon­diale (1914-1918) s'annonce bientôt, elle vient bouleverser profondément le monde, surtout les nations occidentales. Le Père Dehon, qui durant toutes ces années publie en même temps plusieurs importants ouvrages de méditation et de vie spirituelle, se doit de plus en plus à l'animation de la Congré­gation religieuse qu'il a fondée à Saint-Quentin en 1878, les «Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus».

Pourtant, en dépit de l'âge, des aléas d'une santé toujours fragile, de la souffrance devant la guerre qui divise la Congrégation et paralyse sa mission, il reste fidèle à la cause qui unifie toute sa vie. Il reste l'apôtre ardemment attentif à incarner l'Evangile dans la vie du monde, il porte le souci de transmettre cette passion à ceux et celles qui recevront de lui la même inspiration. Il le dit lui-même, dans le style ferme et décidé qui est le sien: «La vérité et la charité ont été les deux grandes passions de ma vie, et je n'ai qu'un désir, c'est qu'elles soient les deux seuls attraits de l'œuvre que je laisse­rai, s'il plaît à Dieu». Il porte ainsi un regard sur sa vie que dans la reprise tardive de ses notes il situe en mars 1887 (NQT III/1887, 98-99).

En avril 1910, comme il aime à le faire, il rassemble de nouveau sa vie dans ce regard illuminé par la foi aimante qui rend compte de tout. «J'ai été amené par la Providence à creuser bien des sillons, mais deux surtout laisseront une em­preinte profonde: l'action sociale chrétienne et la vie d'a­mour, de réparation, et d'immolation au Sacré-Cœur de Jé­sus. Mes livres traduits en plusieurs langues portent partout ce double courant sorti du Cœur de Jésus. Deo gratias!» (NQT XXV/1910, 33). Deux années plus tard, dans les Sou­venirs où il «ouvre son cœur» à ses religieux et leur. livre «comme son testament spirituel», il redit: «J'ai voulu aussi contribuer au relèvement des masses populaires par le règne de la justice et de la charité-chrétienne. J'y ai dépensé une bonne part de ma vie… Mais là aussi le travail doit être conti­nué» (Souvenirs, 14 mars 1912).

Avec sa liberté d'action la fin de la guerre lui rend l'en­thousiasme et le zèle d'un jeune homme qui cependant compte 76 ans. En février 1919 à Rome avec son ami de longue date le Pape Benoît XV il s'entretient de l'action so­ciale, de l'importance de «rappeler les directions de Léon XIII et le dévouement de l'Eglise à la classe ouvrière». «Trois jours après», le Pontife prononce «un chaleureux discours sur l'action sociale, il rappela que les directions de Léon XIII restent en pleine vigueur…» (NQT XLIII/1919, 92).

Une empreinte profonde», pour un travail qui «doit être continué» …: les membres de la Congrégation fondée par le Père Dehon, les «Dehoniens», ne sont pas restés sourds à cette vigoureuse recommandation de leur Fondateur. Durant les trois-quarts de siècle qui les séparent de sa mort, de façon diverse selon les événements et l'évolution rapide de la so­ciété, selon la diversité de leurs implantations et de leurs pos­sibilités effectives, ils ont continué de porter cet «intérêt actif pour la question sociale». Depuis le Concile de Vatican II, notamment à l'occasion de l'exigeante interpellation lancée aux Congrégations par le Pape Paul VI pour une nouvelle expression de leur projet de vie consacrée, ils ont redit ce qui est au cœur de l'inspiration initiale: «A la suite du Fondateur, selon les signes des temps et en communion avec la vie de l'Église, nous voulons contribuer à instaurer le règne de la justice et de la charité chrétienne… C'est un témoignage pro­phétique qu'avec la grâce de Dieu nous voudrions porter par notre vie religieuse: en nous engageant sans réserve pour l'a­vènement de l'humanité nouvelle en Jésus-Christ» (Règle de vie, nn. 32 et 39).

Très présent lors de leurs récentes assemblées à tous les niveaux, ce souci des problèmes sociaux l'a été en particulier au dernier Chapitre général des Dehoniens, en 1997. En fidé­lité à l'engagement du Père Dehon, pour stimuler à le vivre de façon inventive aujourd'hui, le thème de la Conférence générale à venir a été arrêté: «Économie et Règne de Dieu». Significatif aussi est le lieu choisi pour cette Conférence: Re­cife, dans ce Nord-Est du Brésil si profondément marqué par l'aspiration à la justice et à la dignité des pauvres. Cette Conférence générale s'est tenue du 16 au 26 mai 2000.

En 1997 le Chapitre général a aussi exprimé le souhait que soit remise à la disposition d'un plus grand nombre quelques ouvrages du Père Dehon concernant la question sociale. L'Administration générale actuelle a accueilli ce souhait: d'où cette nouvelle édition de La Rénovation so­ciale chrétienne.

Que trouverez-vous dans le présent livre? Avant tout le texte même du Père Dehon, à savoir les neuf Conférences qu'il a données à Rome entre 1897 et 1900 et qu'il a fait pa­raître en 1900 sous le titre La Rénovation sociale chrétienne. Le texte en a été revu d'après l'édition originale. Ont été inse­rées les références des quelques citations bibliques, qui ne sont pas précisées dans le texte même. Surtout des notes ex­plicatives ont été ajoutées au texte du Père Dehon. Elles ont été soigneusement rédigées par le Père André Tessarolo, du Centre d'Etudes scj de Rome: qu'il en soit chaleureusement remercié! Pour aider à la lecture du texte, chacune des neuf Conférences est précédée par une brève introduction qui la situe dans le temps et en résume le contenu, pour le lecteur qui veut en prendre rapidement connaissance.

Ce texte original constitue la deuxième partie.1) En guise d'introduction, une première partie retrace l'origine de ces Conférences. A partir de quelques témoignages on pourra en percevoir l'écho à vif, favorable ou réprobateur. Pour mieux en évaluer la portée aujourd'hui, il a paru utile de si­tuer brièvement cet enseignement social dans l'ensemble de l'apostolat social de l'auteur, surtout entre les années 1890 et 1900. Plus largement, on a tenté de replacer cette action dans le contexte mouvementé de l'époque, celui de la société civile et celui de l'Eglise, en France surtout car c'est le contexte auquel se réfèrent par priorité l'action et l'analyse du Père Dehon.

En tout cela il n'est absolument pas question de viser à l'exhaustivité. L'ouvrage présent n'a en rien la prétention d'être une thèse, et bien des points touchés demanderaient un examen beaucoup plus approfondi et plus compétent. L'é­poque sur laquelle il porte est celle d'une extraordinaire fer­mentation: une société nouvelle, à l'échelon national et inter­national, se cherche et s'organise; l'Église peine à en prendre une claire conscience avant l'impulsion donnée par Léon XIII (1878-1903). Par son action, par ses nombreuses publi­cations, le Père Dehon a été un des principaux artisans de cette maturation. Pour faire connaître sa contribution, j'ai cherché avant tout à être exact et à retenir l'essentiel de ce qui peut contribuer à la compréhension pour un lecteur peu au fait de la complexité de l'histoire de cette époque et surtout désireux d'apprécier la portée des positions du Père Dehon.

Mais selon l'intention même de cette nouvelle édition, il a semblé opportun de rapporter aussi ces Conférences, qui datent d'un siècle, au présent du siècle et du millénaire qui s'ouvrent devant nous. C'est l'objectif de la troisième partie. Elle résume les grands axes de la pensée du Père Dehon, pour ensuite faire ressortir quelques exigences permanentes de l'engagement chrétien à partir de l'Évangile, et l'essentiel de ce que nous pouvons retenir pour cet engagement en ré­ponse aux grands défis actuels. Pour faire à nouveau la jonc­tion avec le texte du Père Dehon, un choix de quelques cita­tions plus significatives termine cet ouvrage. La liste des ou­vrages utilisés permettra à qui le désire de reprendre le travail et de l'approfondir sur tel ou tel point plus précis.

Au terme de cette présentation ce m'est une joie de re­mercier les confrères qui ont aidé dans l'élaboration de cette édition: en particulier les membres du Centre d'Études à Rome, pour les recherches d'archives; tout particulièrement le Père Rafael Gonçalves da Costa, pour la relecture minu­tieuse et les corrections; le Père Stefan Tertünte pour l'infor­mation et l'échange de vues.

En mars 1899, au terme d'un article de La Chronique du Sud-Est dans lequel le Père Dehon interpelle énergiquement ses lecteurs français, il conclut ainsi: «Rougissons d'a­voir fait si peu jusqu'à présent pour la cause de Jésus-Christ et des travailleurs. Agissons au lieu de nous agiter. Agissons pratiquement. Toutes les nations voisines nous donnent l'exemple et nous reprochent notre apostolat en l'air. A l'œuvre!». «A l'œuvre!»: on le verra bien vite, ce mot d'ordre alerte retentit maintes fois dans l'ouvrage qu'on va lire; il est conforté par le zèle et l'engagement de toute une vie. «A l'œuvre donc! En face de la détresse actuelle, pour les hommes sans foi, sans vaillance, sans générosité, il ne reste que le découragement, le pessimisme; pour les vail­lants, les nobles cœurs, les apôtres, c'est l'action qui s'im­pose» (La Rénovation sociale chrétienne, p. 92).

Puisse cette publication contribuer à vivre aujourd'hui, avec vaillance et persévérance, le même souci de servir effi­cacement le Christ dans le combat pour la justice et la dignité de tous et en tout!

P. André Perroux, scj.

Première partie
Introduction

Dans son journal, les Notes Quotidiennes2), pour les mois de janvier à mars 18971e Père DEHON raconte un de ses nombreux séjours a Rome. Il relate en particulier une acti­vité qui a beaucoup compté pour lui: «J'ai donné cinq Conférences sur la question sociale…» (NQT XII/1897, 37). Selon L'Osservatore Romano du 14 janvier 1897, c'est sur l'invitation pressante de quelques amis que le Père De­hon a accepté de tenir ces Conférences. Lui-même men­tionne à ce sujet l'intervention d'un prélat belge en fonction à Rome, Mgr Tiberghien, «fort attaché aux directions du Vatican, très ami de M. Harmel». C'est grâce à l'insistance de cet ami qu'il est amené à assumer cet enseignement: à Rome qui est le centre de la catholicité, Rome d'où depuis bientôt vingt ans le Pape Léon XIII s'efforce de réveiller la conscience chrétienne et de l'éclairer notamment sur sa res­ponsabilité sociale.

L'année suivante, en avril 1898, à Rome de nouveau il note: «Quoique convalescent…, je fais deux Conférences publiques, sur la démocratie et son programme» (NQT XII/1898, 148). Une huitième Conférence suit, à une date non identifiée. Dans une lettre à son Econome général, il écrit de Milan le 9 mai 1897: «On me retient ici pour faire une Conférence sociale» ; serait-ce cette huitième Confé­rence ? La neuvième est donnée, en novembre 1900, à l'oc­casion du Congrès du Tiers-Ordre de Saint-François à Rome (cf. NQT XVI/1900, 36-38)3).

Le Père Dehon publie ces neuf Conférences à la fin de 1900 chez Bloud et Barral à Paris, sous le titre: La Rénova­tion Sociale Chrétienne. Conférences données à Rome 1897 - 19004). L'éditeur précise que l'ouvrage a été tiré à 1000 exemplaires. Exactement cent ans après, c'est par cet ou­vrage qu'il a été envisagé d'entreprendre une nouvelle édi­tion des «Œuvres sociales» du Père Dehon. Les pages qui suivent se proposent de le présenter, en le replaçant dans l'ensemble de l'engagement social de son auteur.

I. Des Conférences romaines au livre
La Rénovation sociale chrétienne

Le 10 janvier 1897 le journal romain La Voce della ve­rità, qui suit de près les événements de l'Eglise, annonce en ces termes pour janvier-mars les cinq Conférences du Père Dehon: «Le Père Dehon est un excellent connaisseur des études sociales, et sa parole forte et efficace est toujours bien accueillie partout où il parle. Sa compétence sur la question fait de lui un orateur recherché des Congrès ca­tholiques de France. En témoigne de façon incontestable son magnifique Manuel social chrétien: il a reçu l'approba­tion de nombreux Evêques et en très peu de temps il a dû être réimprimé une quatrième fois; il a été publié en plus de 13.000 exemplaires». Tous les quinze jours durant ces deux mois ce journal informe du sujet particulier que le Père De­hon va traiter, «comme un illustre orateur qui parle magis­tralement devant un auditoire très choisi et nombreux».

Plusieurs fois dans sa revue Le Règne5) et dans ses Notes Quotidiennes, dans sa correspondance aussi, le Père Dehon lui-même fait allusion à ces Conférences romaines. «Je n'ai pas d'autre but dans ces Conférences que de mettre bien en relief les doctrines des Encycliques pontificales. A Rome comme ailleurs il faut du temps pour que ces enseigne­ments pénètrent dans les séminaires, dans les universités, dans le programme des cours de philosophie, de droit et de théologie. Et cependant la crise sociale s'aggrave rapide­ment. Si nous ne hâtons pas, comme le dit Léon XIII, nous arriverons trop tard pour conjurer d'épouvantables cata­strophes. Je sens cela vivement et j'ai voulu le dire à l'assis­tance d'élite qui veut bien suivre à Rome mes Confé­rences»6).

Plus sobrement dans ses Notes quotidiennes il précise encore son intention, où nous retrouvons l'apôtre militant qu'il a été durant toute sa vie: «Puisse-je avoir fait la quel­que bien! » (NQT XII/ 1897, 38). Sans se départir de sa dis­crétion habituelle, revenant sur ce passé récent il ne peut omettre de rappeler, combien il est sensible à l'accueil reçu, en nombre et en qualité de l'auditoire: «J'avais environ 500 auditeurs: les élèves du séminaire français et des scolasti­cats, des Belges, quelques Allemands, Polonais, etc., des re­ligieux, de diverses congrégations, des prélats, quelques laïques des œuvres de Rome. La première fois, le cardinal Vincenzo Vannutelli et le cardinal Agliardi y assistèrent. A la dernière Conférence, j'avais quatre cardinaux, les cardi­naux Ferrata, Agliardi, Jacobini et Macchi7). Les applau­dissements ne manquaient pas et les journaux donnaient des comptes-rendus bienveillants, sauf la juive Tribuna qui demandait quand cela finirait» (ibid. 37-38).

Les nombreuses lettres qu'au début de 1897 il adresse à son Econome général le P. Falleur permettent de le suivre de plus près dans son travail de préparation et au fil de ses interventions: «Les occupations ne me manquent pas. Je vais faire chaque semaine un cours public de sociologie pour les étudiants des séminaires et des scolasticats» (5 jan­vier). «Les deux premières Conférences ont été bien. Priez pour moi» (16 janvier). «J'ai eu hier encore une belle assis­tance à ma Conférence» (29 janvier). «Une troisième Conférence est faite. J'en ai encore deux, c'est une grosse charge» (12 février). «Ma quatrième Conférence a eu une belle assistance hier» (19 février). «J'ai fait hier ma cin­quième Conférence devant un auditoire splendide: 4 cardi­naux, 3 archevêques, un grand nombre de prélats, de reli­gieux, professeurs, etc …» (12 mars).

A peine a-t-il achevé ce «cours public» qu'il en envisage la publication: «Les Conférences de Rome seront peut-être imprimées» (lettre du 6 avril 1897). Mais huit jours avant il doit s'excuser auprès de son ami Toniolo qui en voudrait au plus vite le texte pour la revue sociale qu'il dirige. Car le Conférencier a dû travailler vite, il n'a pas pu tout rédiger: «Je n'ai pas écrit mes Conférences de Rome, je les ai faites avec des notés. Mais si je trouve quelque loisir pour les écrire, j'enverrai volontiers la dernière à la Rivista» (lettre du 29 mars 1897 à Toniolo).

Cette publication le Père Dehon la prépare avec grande attention. Ainsi en décembre 1900: «Je corrige aussi les épreuves de mes Conférences sociales de Rome, qui vont paraître en volume» (NQT XVI/1900, 45). En janvier 1901, aussitôt après la parution de l'Encyclique de Léon XIII Graves de communi sur la démocratie chrétienne, il relie cet enseignement pontifical à son propre travail: «Je venais de publier mes Conférences sur la démocratie chrétienne et son programme, je n'ai pas un iota à y changer» (ibid., 54).

Dans la «Préface» de cette publication qui deviendra donc La Rénovation sociale chrétienne il écrit: «Ces Confé­rences ont été accueillies à Rome avec une certaine faveur. La presse catholique en a donné des résumés. On nous en demande le texte, le voici… Le Christ a été mis hors de la vie politique et de la vie économique; il veut y rentrer avec ses bienfaits, avec le règne de la justice et de la charité… Léon XIII a pris la tête du mouvement… Nous avons voulu donner par ces Conférences notre modeste coup de rame. Puissent-elles éclairer quelques esprits et entraîner quel­ques volontés! Le Saint-Père a bien voulu s'y intéresser et nous encourager. Nous les lui dédions comme à un Père tendrement et fermement aimé» (cf. plus loin, p. 69). En peu de mots tout est dit, dans le style sobre et précis et se­lon la marque personnelle qui caractérisent l'auteur.

Maintes fois le Père Dehon rappelle cet encouragement du Souverain Pontife. Pour lui, infatigable apôtre de la doc­trine sociale chrétienne, cette approbation, la plus autorisée qui soit, vaut plus que tout. Elle vient compenser bien des souffrances, elle aide à dépasser bien des oppositions, à Rome même et en France. Cette attention personnelle, cette caution insistante donnée à son interprétation de l'en­seignement du Magistère, pour le Père Dehon c'est la lu­mière. Il y puise l'assurance la plus ferme que l'apostolat auquel il consacre tant d'énergies et qui se heurte souvent à la contestation et à l'incompréhension, réalise bien l'inten­tion qui unifie toute sa vie: le service du Règne de Dieu ad­venu parmi nous en Christ, tel que son Eglise a reçu la mis­sion d'en témoigner.

Plusieurs fois il rappelle cet encouragement. Ainsi en 1897, quand il relate avec émotion l'audience que Léon XIII lui accorde en compagnie de son ami Léon Harmel, «l'apôtre de l'usine» (22 janvier 1897): «Le Saint-Père sa­vait que je faisais à Rome des Conférences sur les devoirs des catholiques dans la crise sociale actuelle. Il m'en parla de lui-même dès que j'arrivai à ses pieds et il m'encoura­gea… Au 2 février, deuxième audience… Le Pape me parle encore de mes Conférences et de M. Harmel; „Vous conti­nuez vos Conférences, c'est très bien… Continuez, faites des Conférences, je les bénis. Faites de la propagande”»8).

Quelques jours plus tard, le 11 avril 1897, en «ré­compense de son apostolat social» et comme signe de «la bienveillance et de la confiance» du Pape, le Père Dehon est nommé Consulteur de «l'Index», un des principaux or­ganes de la Congrégation romaine pour la Doctrine de la Foi (cf. NQT XII/1897, 42). A travers cette nomination passe en même temps un message sans réserve du Pape à l'adresse des opposants au Père Dehon: «On saura que j'approuve ses tendances, puisque je lui confie une fonction où on a à juger la doctrine des autres»9). Rien de surprenant si en reconnaissance le Père Dehon dédie ses Conférences réunies en livre au Saint-Père: «comme à un Père tendre­ment et fermement aimé» (p. 69).

Trois ans après, au 28 septembre 1900 de son Journal, à propos de l'avant-dernière audience privée que lui accorde le Souverain Pontife alors âgé de 90 ans, le Père Dehon rap­porte: «Le 28, nous avons eu une belle audience avec la fa­mille du Bon Père (Léon Harmel). Le cardinal Mathieu y assistait. Cette audience me laissera un souvenir ineffa­çable. Le Saint-Père ne me reconnaissait pas. Il me de­manda qui j'étais. Je lui rappelais que j'étais le Père Dehon qui a donné des Conférences à Rome. Alors toute ma cam­pagne de Conférences sur ses directions lui revint à l'esprit, il m'avança sa main et me jeta un regard éclatant d'affec­tion et d'encouragement. C'est la récompense de mon tra­vail…» (NQT XVI/1900, 39). Des années plus tard quand il évoque ses Souvenirs, il rappelle cet encouragement: «Le Pape m'avait dit: „Prêchez mes Encycliques”, je l'ai fait à Rome même dans des Conférences qui ont eu un certain re­tentissement»10).

Léon XIII meurt le 20 juillet 1903. En septembre sui­vant, dans un des derniers articles de sa revue qu'il inter­rompra en décembre, le Père Dehon revient encore sur quelques souvenirs personnels: «Dans les hivers de 1896, 97 et 98, je donnai à Rome des Conférences sociales devant les plus brillants auditoires… Plusieurs cardinaux daignaient y assister. Léon XIII, qui a toujours aimé savoir ce qui se pas­sait à Rome, était informé de tout. Il en parlait aux cardi­naux, il lisait les comptes-rendus donnés par L'Osservatore romano, il demandait une analyse des Conférences à son médecin et à un de ses gardes-nobles, le comte Soderini, qui y assistait régulièrement. Il jouissait de savoir ses directions sociales présentées et accueillies avec enthousiasme»11).

Plus tard encore, autour de 1920 quand avec émotion et reconnaissance il repense à la longue relation de vénération et d'amitié qu'il a vécue avec Mgr della Chiesa devenu en-suite Benoît XV, il en situe le commencement «à l'occasion des Conférences sociales que je donnais à Rome sur l'Ency­clique Rerum novarum. Monseigneur della Chiesa, comme son Supérieur le cardinal Rampolla, s'intéressait à cette propagande. Il me transmettait les encouragements du Pape et du cardinal».

De cet accueil autorisé, de ce succès immédiat nous avons quelques témoignages pris sur le vif. Commentant les événements contemporains dignes de retenir l'attention, en février 1897 la prestigieuse revue des Pères Jésuites La Ci­viltà cattolica (Série XVI, vol. IX, p. 616) écrit: «A Rome actuellement deux personnes illustres donnent des Confé­rences sur Rerum novarum et la question sociale: le profes­seur Toniolo… et le Père Dehon, français, Général des Prêtres du Sacre Cœur… Le Père Dehon parle dans une salle des PP. Augustins de l'Assomption, place de l'Ara­coeli. Ces discours sont donnés en français, et le Père De­hon se révèle très bon connaisseur de son sujet. Il parle de­bout, avec beaucoup d'aisance, le ton de la voix est en même temps celui de qui enseigne et celui de qui tient une conversation amicale. Il n'a devant lui que quelques feuilles qu'il regarde seulement de façon rapide, il les prend parfois en mains pour lire une statistique, une citation, une date. De temps en temps surviennent des éclairs d'éloquence, qui sans tarder redeviennent progressivement la lumière tem­pérée et tranquille d'une conversation familiale…».

Voici un autre témoignage: plus éloigné des faits, il n'en fait pas moins revivre l'atmosphère enthousiaste et émue qui accompagne les Conférences. Dans les souvenirs ro­mains qu'il publie en 1925, donc plus de 20 ans après, un des auditeurs du Père Dehon, Mgr Prunel (sous le pseudo­nyme de J. Dorval) décrit la scène en ces termes: «En en­trant dans la salle on se rendit compte de l'importance atta­chée à cette Conférence par le clergé et les membres de la meilleure société de Rome..: L'orateur entra, aux applau­dissements de la salle. Grand, sec, nerveux, il avait quelque chose de militaire dans la tenue et la démarche. Le front découvert, le regard inquisiteur, le nez aquilin et je ne sais quoi d'assuré qui indiquait la pleine maîtrise de lui-même et la conviction ardente… De plus en plus l'orateur conque­rait son auditoire. Les Eminences semblaient prendre part à l'enthousiasme général… En un geste inspiré, les yeux fixés en haut comme s'il eût oublié l'auditoire et eût suivi du regard une vision éclatante, l'orateur déroulait comme en une magnifique épopée les gestes de l'Église à travers les âges»12).

Bien vite l'écho suscité par La Rénovation sociale, les Conférences puis le livre, déborde largement les milieux du Vatican et de Rome. «Le bon avocat Burri prépare le compte-rendu de mes Conférences dans la Rivista Inter­nazionale» (NQT XVI/1901, 120)13). En France, le journal L'Univers en donne de larges résumés. Dès février 1901, la revue La Sociologie catholique (pp. 77sq) recommande le livre: «Ces Conférences offrent un intérêt exceptionnel pour tous ceux qui se préoccupent de la réforme sociale… On peut être assuré de trouver (dans ce livre) un des com­mentaires les plus autorisés de l'Encyclique Rerum nova­rum… ».

Monseigneur Servonnet, le courageux archevêque de Bourges - il venait d'accueillir dans sa ville un important et très contesté Congrès des Œuvres sacerdotales (10-13 sep­tembre 1900), ouvert par le sermon et enrichi des instruc­tions quotidiennes du Père Dehon - écrit à l'auteur de La Rénovation sociale: «Vous n'êtes pas un esprit timide, mon Révérend Père. Les questions de l'heure présente, d'ail­leurs inéluctables, vous attirent, les questions les plus graves, les plus intéressantes, les plus passionnantes… Vous marchez sur du feu, mais vous y marchez d'un pas ferme et sûr, et je ne m'en étonne pas: la main de Léon XIII vous soutient et vous guide…»:

Dans son Journal le Père Dehon fait état de cette lettre «fort bienveillante», il la reproduit dans Le Règne, 1901, pp. 164-167. Et il ajoute: «Quelques autres bons témoignages me viennent au sujet de ce livre, puisse-t-il faire quelque bien!» (NQT XVI/1901, 82). La même année, L'Ami du clergé, une revue très répandue parmi le clergé de langue francophone, recense avantageusement l'ouvrage du Père Dehon, «un des démocrates chrétiens les plus convaincus» et les plus fidèles à la pensée du Pape (p. 288). Dès le début de 1903 une traduction italienne paraît, enrichie d'une très élogieuse préface.

Mais comment s'en étonner? Sur des questions aussi brûlantes et aussi débattues, en contraste avec cet accueil chaleureux se lève une opposition tout aussi passionnée. Ainsi du redoutable évêque d'Annecy Monseigneur Isoard (cf. NQT, ibid.). Plus douloureusement ressenti parce qu'il vient d'un ami très proche, d'un compagnon de travail es­timé dans le combat social, mentionnons le refus net de René de La Tour du Pin. De Paris celui-ci écrit au Père De­lion après ses Conférences de 1897 à Rome pour tenter de lui «faire abandonner une action que vous croyez pacifique, vue des hauteurs du Vatican, et qui jette ici un trouble où personne ne se reconnaît plus… Je vous assure que si les `démocrates chrétiens' persistent dans leur combativité, nos communes doctrines y sombreront, parce qu'il se fait contre eux une réaction qui ne distinguera pas entre leurs doctrines sociales qui sont les nôtres et leur doctrine poli­tique qu'ils ont voulu nous imposer, comme si les deux ne faisaient qu'un…» (lettre du 9 mars 1897).

À Rome même la méfiance et la critique ne désarment pas. Le Pape Léon XIII le sait. Il renouvelle alors son sou­tien au conférencier qui à cette période travaille «à la . même propagande en divers congrès et réunions ecclésias­tiques. Je lui parlai des oppositions que je rencontrais chez les réfractaires. Il me dit: „Ces directions sont cependant conformes au bon sens. Si vous allez contre le sentiment des masses populaires et de la majorité des électeurs, vous vous j ferez persécuter et vous ferez haïr l'Église”»14).

Un exemple de poids de cette opposition nous vient in­directement des difficultés rencontrées par le Père Dehon auprès du Saint-Office. Consulteur de cette Congrégation romaine, le Père Cormier, Maître Général des Domini­cains, est sollicité en décembre 1900 de donner son avis sur la demande présentée par le Père Dehon en vue de recevoir un territoire qui serait confié à sa jeune Congregation en mission au Congo. L'éminente personnalité romaine rédige alors un long rapport, il est très négatif. A la charge du Père Dehon, après bien des critiques de tous ordres il signale celle-ci: M. Dehon manifeste un excessif zèle pour la diffu­sion d'idées sociales qui peuvent être légitimes en soi mais qui à Rome ne conviennent pas.

Au dire du sévère censeur, semblables prises de posi­tion sont tout à fait déplacées; elles pourraient facilement détacher leur auteur de ses devoirs envers son Institut et nuire à la considération surnaturelle dont il a besoin. «Il s'expose à la réputation d'un homme qui se laisse prendre et compromettre dans le débat des systèmes sur la sociolo­gie et la question ouvrière». En veut-on un exemple? Au Séminaire français de Rome tout récemment, on a sollicité le P. Cormier de mettre un terme à un débat trop vif sur des questions sociales, suite aux Conférences données par M. Dehon. Certains séminaristes enthousiastes voulaient sans plus attendre entrer dans le mouvement social. D'autres au contraire exprimaient le désir de «faire d'abord un bon séminaire», une bonne théologie, «acquérir un bon esprit ec­clésiastique» ; il sera assez tôt plus tard de voir avec leur Evêque s'ils doivent s'intéresser aux questions sociales. Le Père Cormier commente: «Quelle surprise pour moi, de­vant une telle ingérence de M. Dehon dans ce Séminaire ! Il y échauffe la tête des jeunes gens, à mon avis au détriment de leur véritable formation ecclésiastique»15).

Telle est donc l'origine de ces Conférences publiées en­suite en volume sous le titre La Rénovation sociale chré­tienne. Elles ont reçu un accueil des plus contrastés: de l'ap­probation chaleureuse du Pape au désaveu insistant d'auto­rités romaines ou françaises. Comment ne pas se poser la question: le Père Dehon est-il vraiment un fidèle interprète du Pape, doit-il être écouté comme tel? ou à l'opposé se­rait-il un apôtre social dangereux, un exalté qui va trop loin, qui oublie la mesure pour semer le désordre et la confusion parmi les séminaristes romains, parmi le clergé français? Qu'en est-il exactement?

Un siècle s'est écoulé depuis, un siècle aux changements rapides et profonds. Bien évidemment le débat aussi s'est beaucoup déplacé: serait-il pour autant tout à fait dépassé? Les questions abordées par ce livre sont-elles si éloignées de celles que nous devons affronter aujourd'hui? Et d'a­bord, quel est le contenu de ces Conférences si controver­sées? Qui est celui qui les donne à Rome même, au cœur du monde catholique? Et quel est le contexte de société et d'Eglise, à l'arrière-plan de cet enseignement?

La présente introduction voudrait brièvement re­prendre ces interrogations. Avant tout pour encourager et faciliter la lecture de l'ouvrage, une lecture qui de toutes fa­çons requiert un effort d'adaptation. Car les thèmes, le lan­gage, les données précises (statistiques, auteurs cités, le paysage politique, social et économique, le pays (la France), auquel l'auteur se réfère par priorité), tout cela porte inévitablement la marque de l'époque, il y a tout juste un siècle.

Pourtant l'effort en vaut la peine. De la part de la fa­mille spirituelle du Père Dehon il exprime le souci renou­velé de recueillir aujourd'hui fidèlement son héritage, le désir surtout de se familiariser toujours davantage avec son esprit, de s'imprégner de l'exemple de sa vie: un homme qui incarne son amour pour le Christ de l'Évangile dans la par­ticipation multiforme à la vie du monde, par la passion pour le combat de la justice et de la charité, de la dignité re­connue à tous et à toutes et d'abord aux plus pauvres. La lecture attentive de ces Conférences aidera à entrevoir la ri­chesse, le bouillonnement de courants et de tensions dans l'histoire politique et religieuse de France au moment de la fondation de la Congrégation dehonienne. Bien des ques­tions que celle-ci rencontrera plus tard s'éclairent à cette enquête historique: peut-être n'en prend-on pas toujours assez conscience pour évaluer la situation présente, pour s'efforcer à une appréciation plus objectivement fondée.

Plus largement, pour qui veut se former à une bonne approche des problèmes sociaux et politiques actuels, pour qui selon sa responsabilité d'homme et de femme entend apporter sa part à la tâche collective de notre temps selon la doctrine sociale de l'Église, La Rénovation sociale chré­tienne peut aider à prendre une meilleure connaissance de questions qu'on ne peut éluder. On en reconnaîtra la complexité, l'urgence aussi. On ne pourra pas ne pas perce­voir en même temps combien dans la particularité de chaque époque, ces questions demeurent des défis très ac­tuels que doit relever le Peuple de Dieu.

II. L'apostolat social du Père Dehon

Il n'est pas possible de présenter ici la vie du Père De­hon et sa personnalité: les biographies ne manquent pas, en diverses langues, selon des perspectives diverses.16) Ne en 1843, Léon Dehon est ordonné prêtre à Rome en 1868 pour son diocèse de Soissons. Vicaire au service de la principale paroisse de Saint-Quentin en 1871, il y fonde en 1877 la Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur. Il meurt à Bruxelles en 1925.

De cette longue vie je rappellerai ici seulement ce qui plus directement peut aider à lire l'ouvrage présenté: la préoccupation sociale, ce que le Père Dehon appelle lui-même son «apostolat social», en rapportant quelques-unes des innombrables initiatives par lesquelles il la concrétise. On verra ainsi que l'invitation qu'il reçoit de contribuer à l'enseignement officiel de l'Eglise dans ce domaine est bien loin d'être une offre de bienveillante courtoisie; c'est la re­connaissance d'une authentique compétence qui s'est affer­mie et qui s'est fait reconnaître depuis des années.17)

=====Un jeune prêtre de famille bourgeoise plongé dans la «mêlée sociale»

Le 16 novembre 1871 le jeune abbé Léon Dehon commence le ministère que lui confie son évêque: il est le 7ème vicaire de la principale paroisse autour de la Basi­lique de Saint-Quentin, une paroisse dont une bonne partie de la population est ouvrière. Rien ne l'y préparait vrai­ment. De par ses origines familiales, il appartient à la classe possédante du monde rural du Nord de la France. Il vient de terminer de brillantes études, à Paris puis à Rome, en droit, en philosophie et en théologie. Jusque tout récem­ment il songeait à se consacrer à l'étude, à l'enseignement supérieur. Le voilà désormais «tombé dans l'agitation d'un vicariat de ville» (NHV IX, 79). Et dans une ville où les dis­tances et l'inégalité entre les classes sociales sont criantes.

A côté de quelques familles privilégiées, la grande ma­jorité de la population est composée d'ouvriers qui «gisent dans le paupérisme» (NHV IX, 91). A part une aide très in­suffisante de quelques mutualités, et un bureau de bienfai­sance qui en hiver doit secourir jusqu'à un tiers de la popu­lation, il n'y a aucune protection sociale d'aucune sorte (se­curite, rémunération et conditions du travail, logement, un minimum de repos, protection contre la maladie et la vieil­lesse, travail des femmes et des enfants, etc … ). «Leur état est pire que celui des esclaves de l'antiquité» (ibid.). «Dans tous ces cœurs règne, non sans de graves motifs, la haine de la société actuelle, avec l'antipathie pour le patron et le me­contentement envers le clergé qui ne fait pas assez pour eux… C'est là une société pourrie, toutes les revendications des ouvriers ont un fondement légitime» (ibid. 91 et 92).18)

Pour le jeune vicaire ce n'est pourtant pas tout à fait le premier contact avec la misère des villes. Déjà au sein de sa famille puis par sa formation, dès sa première année au col­lège d'Hazebrouck (1855), et notamment par les activités et selon l'esprit de la «Conférence de Saint-Vincent-de-Paul», il a pu s'initier à découvrir l'extrême pauvreté, à secourir les malheureux. Etudiant à Paris entre 1859 et 1864, il fréquente la paroisse de Saint-Sulpice, alors «un des laboratoires du mouvement catholique».19) Paris à cette époque est vraiment la capitale d'un catholicisme social entreprenant, soucieux surtout de se concerter pour coordonner des initiatives di­verses en réponse à des besoins différents (la jeunesse, les fa­milles, les pauvres…). Passant ensuite de Paris à Rome en 1865, de nouveau durant ses études prenantes le séminariste trouve du temps pour la jeunesse pauvre de la Ville éternelle.

C'est donc bien chez lui un trait précoce de sa person­nalité: la générosité du cœur et la militance entreprenante, l'appel à donner ce qu'il a reçu à de moins favorisés que lui. Pourtant la plongée dans la situation sociale de Saint­Quentin provoque en lui un choc nouveau dont l'écho n'en finira pas de retentir tout au long de sa vie.

Il ne tarde pas à découvrir que c'est pour cela en parti­culier que Jésus l'a appelé à son service alors qu'il était en­core tout jeune adolescent: pour ce ministère auprès des populations ouvrières, auprès de la jeunesse pauvre avant tout. Dans l'immédiat c'est par la création d'un «Patro­nage» que son zèle se concrétise, puis par la fondation d'un Collège. Pour le Patronage tout est à faire, dans une société souvent passive sinon soupçonneuse. Il faut aménager puis construire des locaux, organiser des loisirs, programmer une formation à la fois simple, ouverte, adaptée et enga­geante. Il faut éduquer à la responsabilité, à l'épargne et au partage. Ce combat multiforme contre l'injustice et le désespoir et pour la dignité, il faut aussi le recentrer sans cesse sur la Présence de Jésus, l'Ami des pauvres. Impossible, im­pensable de suffire à la tâche par soi-même: tout de suite l'abbé Dehon éveille et anime des bonnes volontés, il sus­cite la collaboration de plusieurs laïcs qui assidûment et avec persévérance partageront avec lui cette passion pour un changement profond de la société.

Il est bien trop lucide et réaliste, bien trop zélé aussi pour ne pas s'en rendre compte immédiatement: on ne peut attaquer le mal social par un bout, la jeunesse, sans être amené inexorablement à devoir l'affronter dans toute sa complexité. Il faut mettre en évidence les causes, identifier les responsabilités à interpeller et les moyens à mettre en œuvre à tous les niveaux. Il lui faut donc éveiller et former l'opinion publique, secouer surtout l'inertie et l'in­conscience de bien des patrons. Il lui faut s'appuyer sur des initiatives plus larges, locales et nationales, qui militent dans le même sens: ainsi notamment son lien avec l'Œuvre des Cercles ouvriers récemment fondée à Paris (A. de Mun et La Tour du Pin).

Il doit enrichir et préciser son information, se mettre à l'écoute d'autres prêtres et d'autres chrétiens, eux aussi bouleversés par l'urgence de relever le défi du drame so­cial. Dès l'été de 1873 au Congrès des Œuvres ouvrières à Nantes, le jeune vicaire Dehon rencontrera Léon Harmel (1829-1915), le patron d'une entreprise familiale de filature au Val-des-Bois près de Reims. Une profonde amitié, une réciproque admiration naissent alors; la collaboration qui en découlera, dans l'action la plus diversifiée mais aussi dans la même visée apostolique, ne se démentira jamais.20)

Tout ce ministère est ici bien sèchement résumé. Dans le travail quotidien du jeune vicaire il représente en réalité une sollicitude de tous les instants, aux limites des forces d'une santé' toujours très fragile. Les initiatives se multi­plient, elles s'entrecroisent et s'enchaînent l'une l'autre: de la charge matérielle du Patronage aux causeries hebdoma­daires, les visites, la présence personnelle et la relance des jeunes qui sont tentés de tout laisser tomber, les predica­tions - déjà au soir de Noël 1871, sur le devoir de justice, son premier sermon de vicaire fait sensation -, la création d'un «Cercle» catholique d'ouvriers, les réunions de forma­tion pour les étudiants, pour les patrons, etc… Et la partici­pation de plus en plus prenante à des enquêtes, à diverses commissions et à de nombreux Congrès… Loin de vouloir faire cavalier seul, l'abbé Dehon s'efforce de partager sa préoccupation avec ses confrères prêtres: un Bureau diocé­sain des œuvres est créé en été 1874, il en est immédiate­ment nommé le secrétaire.

A mesure que son audience se confirme, sans jamais perdre le contact direct avec les œuvres sur.le terrain et à partir, même de cet engagement très personnel le Père De­hon se consacre davantage à ce qu'il considère comme le plus urgent, le plus efficace aussi à long terme: la formation, celle du clergé depuis les séminaristes jusqu'aux évêques, et celle des classes dirigeantes. Plus largement il nourrit et mûrit le -souci de susciter un véritable mouvement, de contribuer à une prise de conscience dans l'opinion pu­blique autour de la question sociale. Il lance sa revue Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés au début de 1889. Après la grande Encyclique de Léon XIII, Rerum novarum (15 mai 1891), paraît le Manuel so­cial chrétien (août 1894), dont le Père Dehon est le principal artisan. Une deuxième édition suit dès juillet 1895, enrichie de mille renseignements pratiques sur les «œuvres so­ciales». Destiné principalement au clergé, aux séminaristes, pour des années ce Manuel devient vite un «classique» pour la formation autour des problèmes sociaux.

A un rythme accéléré dont on ne peut ici suivre le détail, le Père Dehon qui étend son information et aime la confron­tation participe à de nombreux Congrès, locaux et natio­naux: les Congrès ouvriers de Reims et Charleville en 1894; les Congrès des œuvres; en 1896 à Reims le Congrès démo­crate chrétien en mai, et en août le Congrès ecclésiastique, une importante manifestation au plan national; puis à Lyon en novembre de nouveau le Congrès de la démocratie chré­tienne; les réunions de la Commission d'Etudes sociales, de l'Œuvre des Cercles, les réunions d'été pour les prêtres et les séminaristes, les réunions autour du Tiers-Ordre francis­cain, les Conférences (Nîmes fin 1896), etc, etc…21)

Je ne mentionne ces instances de participation que pour suggérer combien alors pour ce prêtre au zèle inventif la présence au monde de son temps absorbe vraiment le meil­leur de ses énergies. Sa conviction, qu'il partage avec quel­ques pionniers, est entière. Elle est éclairée et confortée par l'enseignement et l'approbation de Léon XIII. Les inquié­tudes aussi se manifestent très tôt, les critiques, les refus, en particulier parmi l'épiscopat et dans les milieux conserva­teurs de France, et souvent avec un acharnement, un fana­tisme dont on peine à se faire une juste idée aujourd'hui: toute cette agitation d'une partie non négligeable du clergé, où va-t-elle conduire, que prépare-t-elle? N'est-ce pas là une fièvre dangereuse, bien proche du socialisme révolu­tionnaire? Ou plus naïvement ne faut-il pas y dénoncer une regrettable concession à «la mode nouvelle»?

Au sein même de sa jeune Congrégation, si le Fonda­teur est moins isolé qu'on ne le dit souvent (cf. la note pré­cédente), tous cependant ne comprennent pas, certains sont loin d'approuver cette intense activité sociale: c'est une souffrance et une tension, elles viennent s'ajouter à d'autres qui divisent ses religieux. Dans ses Souvenirs Mgr Philippe, un confident parmi les plus anciens et les plus proches, ne peut éviter une allusion pourtant discrète à ces difficultés, en particulier autour de l'orientation donnée à la revue Le Règne du Cœur de Jésus. Sans se durcir mais non sans souffrir, sans se laisser non plus décontenancer, le Père Dehon maintient son engagement. Il dialogue avec des membres du clergé et des laïcs qui portent le même souci d'ouverture en profonde fidélité à l'Évangile.

Bientôt, à la demande et avec l'approbation de la plus haute instance de Rome, de façon très ferme et courageuse il justifiera ces Congrès par un petit ouvrage intitulé Nos Congrès (mars 1897). Car si surprenant que cela puisse nous paraître, il est nécessaire de les justifier: les milieux hostiles à l'Église y dénoncent «le péril clérical», tandis que dans l'É­glise même à cette dangereuse prise de parole de la «base» on préférerait de beaucoup le calme sinon l'inertie. Le Père De­lion au contraire y voit un puissant moyen de sensibilisation, d'information et de formation. C'est à ses yeux une des meil­leures occasions pour favoriser l'indispensable confronta­tion afin de renouveler les énergies et l'espérance. «Pour . moi, j'atteste avoir suivi beaucoup de Congrès depuis vingt­cinq ans. Je les ai toujours regardés comme des retraites de zèle. A mon humble jugement, toucher à ces Congrès, ce se­rait trahir la cause sacrée de l'Église».22)

Quelques mots de la conclusion de cette brochure ré­vèlent bien son intention et son style si caractéristiques: «Ah! Messieurs qui ne voulez pas de Congrès catholiques, vous chargez-vous d'arrêter aussi l'élan des Congrès socia­listes et libres-penseurs, ou voulez-vous leur réserver le pri­vilège de l'action et de l'organisation?… Si périr est votre idéal dans la mêlée sociale, laissez-nous au moins lutter, nous qui voulons sauver la société pour la rendre au Christ, son roi, aujourd'hui douloureusement découronné».23)

Arrive précisément l'année 1897: ce sera «la grande an­née», selon un des meilleurs biographes du Père Dehon. Quelque temps auparavant, il s'était efforcé de construire comme une «synthèse de la question sociale»,24) sans doute en s'inspirant, comme il le fait souvent, d'autres essais comme par exemple celui de l'abbé Six. Il y aborde la réorganisation de l'ensemble de la société: société do­mestique, professionnelle, civile, internationale et reli­gieuse. Pour chaque secteur il rappelle les principes, il énonce les grandes lignes de la réforme à promouvoir. Cet essai de synthèse marque un point de maturité dans la re­flexion: il annonce assez clairement les Conférences ro­maines et les Directions pontificales politiques et sociales.25)

Dès le 14 janvier et jusqu'au 11 mars 1897, c'est alors la série des Conférences données à Rome, les cinq premières parmi celles qui seront publiées ensuite dans La Rénova­tion sociale chrétienne. «La préparation de mes Confé­rences m'absorba beaucoup cet hiver», confie leur auteur (NQT XII/ 1897, 41). Il écrit aussi plusieurs articles dans di­verses revues françaises, notamment un article dans la Chronique du Sud-Est sous le titre «Liberté religieuse, oui, mais libération économique également».26)

De retour de Rome à la fin de mai il s'arrête à Paris: il y rend visite à diverses personnalités politiques et religieuses en vue, dont le nonce. Il rencontre la rédaction du journal L'Univers. Nous retrouvons là son intention permanente: informer et écouter, rallier le plus possible ce monde in­fluent au «mouvement démocratique, cet `aller au peuple' que le Pape a voulu créer» (NQT ibid., 60).

Peu après la publication de l'opuscule Nos Congrès en mars, paraissent en décembre Les Directions pontificales, à une période d'agitation exacerbée à la veille d'élections po­litiques décisives pour la France. Il s'agit d'un nouvel effort pour faire comprendre la position de Léon XIII, pour appe­ler les catholiques à accepter de vivre sous un gouverne­ment républicain. Le Père Dehon y révèle ses qualités de fi­délité et de droiture, dans la dignité et le respect, et pour servir le Christ. «Nous ne voulons ni humilier ni offenser ceux qu'on appelle les réfractaires», annonce-t-il dans la Préface. «Nous voulons les gagner par la discussion et le raisonnement, par une explication loyale et probante des directions pontificales, en gardant toutes les mesures qu'imposent la vérité et la charité… Nous sommes guidés uniquement par le plus ardent désir du règne social de Jésus-Christ».27) Peu après, infatigable, le Père Dehon met en route le Catéchisme social qui sera publié l'année suivante.

En août 1897 c'est la réunion, durant une semaine en­tière, d'un groupe de séminaristes qui chez L: Harmel au Val-des-Bois «viennent s'initier aux œuvres sociales chré­tiennes» (NQT XII/1897, 73). Aussitôt après, le IVeme Congrès du Tiers-Ordre franciscain à Nîmes. Puis en de­cembre de nouveau à Nîmes, pour des Conférences sociales et religieuses: «Je prêchai aux hommes des Conférences so­ciales très suivies mais peut-être un peu au-dessus de l'audi­toire» (ibid., 77-78). Et encore le Congrès de la démocratie chrétienne à Lyon: «On put constater que les idées faisaient leur chemin, que le ralliement était très général et que la propagande démocratique chrétienne était acceptée» (ibid., 80). Le Père Dehon s'y était largement employé. En arri­vant à Rome le 10 décembre, après ces mois aussi surmenés il avoue: «J'espérais passer là quelques mois de paradis» (ibid., 90).

J'ai proposé de le suivre un peu plus en détail durant cette année importante, pour qu'on puisse se rendre mieux compte de l'intensité de son apostolat social au moment même où il donne ses Conférences romaines. N'oublions pas cependant que ni dans l'action, ni dans la réflexion, c'est là toute l'activité du Père Dehon. Il continue de suivre attentivement sa Congrégation, il en visite les communau­tés, il participe aux retraites. En 1896 la toute jeune pré­sence missionnaire de ses religieux en Equateur est brus­quement interrompue par la révolution et l'exil.28) Dure­ment éprouvé par cet échec, sans tarder il prépare un nou­veau projet: deux premiers missionnaires s'embarquent pour le Congo dès le 6 juillet 1897. Durant ses voyages, il reste en constant éveil pour ce qui, à travers l'art, par l'his­toire, permet de communier à la vie réelle de l'humanité: information et culture, attention accueillante au passé pour mieux vivre le présent. Il vient aussi de publier la «Retraite du Sacré-Cœur»,29) et il prépare peu à peu ses principaux ouvrages de vie spirituelle.

Plus calmes, les années suivantes resteront encore des années «sociales». Le Catéchisme social est achevé en fé­vrier 1898:30) c'est une nouvelle tentative pour répandre plus largement la doctrine pontificale en développant ses in­cidences pratiques; on y retrouve bien des thèmes dévelop­pés dans La Rénovation sociale. En avril, à Rome de nou­veau, deux Conférences publiques qui viendront compléter ce dernier ouvrage. Une nouvelle audience de Léon XIII, le 15 mai: «Le Pape encourageait de nouveau mes petits ef­forts pour propager ses enseignements sociaux» (NQT XII/1898, 148). Puis le Congrès eucharistique de Bruxelles (12-15 juillet); dans le récit qu'il en fait, le Père Dehon note: «L'Eucharistie est à la base de toutes les vertus de notre société catholique. Riches et pauvres, patrons et ou­vriers, pères, mères et enfants ont fait l'expérience de cette vérité. La communion est la plus forte assise de la société. Les progrès du socialisme sont en raison inverses dés communions pascales» (NQT XIII/1898, 53).

Au début de 1899 il est de nouveau à Rome. Il y ac­cueille son ami Léon Harmel, qui lui aussi donne une Conférence sociale «sur l'initiative et la responsabilité dans les œuvres» (NQT XIII/1899, 140). Puis ce sont à Lyon le Congrès de la jeunesse catholique et à Paris celui sur la li­berte démocratique. Le Père Dehon ne peut y participer mais il en suit attentivement le déroulement, il en com­mente le contenu. En août il participe à Cahors puis à Tours à des réunions ecclésiastiques d'études sociales. Vient s'y ajouter à Toulouse un Congrès franciscain, où le Tiers-Ordre «se met au courant de la vie sociale chré­tienne» (NQT XIV/1899, 174).

Aussitôt après, du 30 août au 5 septembre, se tient au Val-des-Bois l'habituelle semaine d'été pour les séminaristes et quelques laïcs. L'enthousiasme est toujours le même, également la préoccupation de le faire partager: «Quelles belles journées!… On étudie la Justice sociale, les œuvres sociales, l'apologétique moderne… Ces réunions du Val ont une grande action sur l'âme de la France, parce qu'elles donnent une direction à l'élite de la jeunesse» (NQT XIV/1899, 180-181). De retour à Rome début 1900, il participe à quelques réunions internationales d'études so­ciales. Et en France, après plusieurs congrès sociaux (dé­mocratie, caisses rurales) et la réunion annuelle du Val-des­-Bois, ce sera en septembre le grand Congrès des Œuvres sa­cerdotales à Bourges…

Tout au long de ces années intenses, mois après mois dans sa revue Le Règne le Père Dehon reprend les cha­pitres de ses livres. Il y publie également d'autres inter­ventions sur des problèmes sociaux, ainsi en 1897, «L'orga­nisation chrétienne du travail» (pp. 345-352 et 365-373). En 1898-1899 les Conférences romaines y sont distribuées en une série d'articles sous le titre: «Comment refaire une so­ciété chrétienne?». Et dans la «chronique» régulière que le Père Dehon y tient chaque mois, en informant sur l'actua­lité dans le monde il accorde toujours une grande place aux questions politiques, économiques et sociales.31)

Il nous a laissé par ailleurs de très nombreuses feuilles d'information et de réflexion personnelle sur la question sociale. Ce sont surtout des ébauches d'articles, des plans souvent assez détaillés et des canevas pour Conférences ou autres interventions à des groupes de prêtres ou de sémina­ristes, des coupures de journaux rassemblées comme en un fichier de données prêtes à être utilisées.32) Il est impossible de déterminer exactement la date et le contexte de cette importante documentation. Mais tout cet abondant dossier confirme clairement le travail minutieux et persévérant, le souci de suivre les questions par un dialogue direct avec l'actualité, et l'attention permanente qu'il porte à ce qu'il considère comme une exigence incontournable dans le ser­vice du Règne du Cœur de Jésus au cœur de notre monde.

De lui nous vient encore un volumineux recueil de notes prises à l'occasion de ses lectures, de 1865 à 1893. Il en ressort bien que l'ardent militant plongé en pleine «mêlée» sociale s'était préparé longuement et dès le début de ses études par une information très ouverte et en même temps très précise. On trouve là comme un patient apprentissage, une lointaine préparation à la confrontation avec les grands penseurs qui ont commencé à réfléchir systématiquement à la question sociale. Ainsi ses notes de lectures d'étudiant puis de jeune vicaire sur le pouvoir social, sur la législation du travail, sur les diverses composantes du mal social, sur les remèdes; ou encore ses relevés de discours à la Chambre des députés, etc… La très dense activité des grandes années sociales, en abondance et en qualité, serait tout à fait inconcevable sans cette lente maturation bien longtemps avant, durant les an­nées d'études et le début de son ministère.

Le début du XXème siècle marquera ensuite une rela­tive pause dans la préoccupation sociale surtout au sein du monde catholique français. Léon XIII meurt en 1903. Le Père Dehon, élu désormais Supérieur général à vie pour sa Congrégation, se doit de plus en plus à cette charge pre­nante au moment où sa fondation s'étend rapidement et de­vient de plus en plus internationale. Dans ces mêmes an­nées le gouvernement de la France s'apprête à expulser les Congrégations religieuses: le Père Dehon est mêlé très per­sonnellement à ce douloureux conflit. La tension inter­nationale s'aggrave, et bien vite survient le drame de la Pre­mière Guerre mondiale. En outre le poids des années se fait peu à peu plus lourd pour un homme à qui 50 ans aupara­vant on ne donnait que bien peu de chance de vivre.

Quelques années plus tard, revoyant sa vie pour recueil­lir ses Souvenirs, non seulement il ne renie rien de cet en­gagement militant mais il en souligne à nouveau l'intention unifiante et il se préoccupe de passer le relais. En 1912 il écrit: «J'ai voulu contribuer au relèvement es masses po­pulaires par le règne de la justice et de la charité chrétienne. J'y ai dépensé une bonne part de ma vie, dans les œuvres de Saint-Quentin d'abord, puis dans mes publications d'é­tudes sociales, dans mes Conférences à Rome et ailleurs, dans ma participation à une foule de congrès. Léon XIII a bien voulu me regarder comme un fidèle interprète de ses Encycliques sociales. Mais là aussi le travail doit être conti­nué. Les foules ne sont pas encore convaincues que c'est l'Eglise qui détient les solutions vraies et pratiques de tous les problèmes sociaux.33)

III. Le contexte:
la société et l'Eglise
à l'époque du Père Dehon

A. La societe

Dans une présentation aussi sommaire il ne saurait être question d'envisager l'ensemble des problèmes de société de cette époque, même en se limitant artificiellement à la France c'est-à-dire à la situation à laquelle le Père Dehon se réfère en priorité.34) Pour tenir compte de tout l'arrière­fond politique, économique et social que suppose l'œuvre du Père Dehon, il faudrait en même temps élargir le regard sur l'Europe et au-delà même, car la conscience d'habiter un monde interdépendant commence à poindre alors. Sim­plement pour aider à le lire avec plus d'information histo­rique, je retiens ici de façon schématique les aspects princi­paux dont il est question dans l'ouvrage présenté ensuite, en privilégiant par conséquent ce qui concerne la vie écono­mique et sociale.

La France avait connu un incontestable essor écono­mique sous le Second Empire (Napoléon III, 1852-1870). Entre 1870 et 1900, c'est-à-dire la période pendant laquelle le Père Dehon exerce la très grande partie de son activité sociale, elle traverse une période beaucoup moins brillante, surtout si on la compare avec les nations voisines.

Le vieillissement démographique, une croissance économique faible marquée par un relatif recul de la pro­duction et du commerce, de retentissantes crises bancaires, le déclin de l'agriculture dont la place reste si importante dans ce pays de tradition rurale: autant de données, parmi bien d'autres, qui attestent cette difficulté.

La fracture sociale entre le peuple et la bourgeoisie s'est aggravée. La blessure très vive qu'a laissée la san­glante répression de la Commune35) où des milliers d'ou­vriers sont morts, comme aussi un système scolaire qui dis­crimine encore les classes sociales, accentuent la distance entre le peuple et l'élite de la nation. Loin de s'atténuer les écarts de fortune et de revenus se creusent. L'aristocratie est incontestablement en évidente perte d'influence. Mais par la mainmise sur la production et sur le commerce, le pa­tronat, qui le plus souvent est issu de la bourgeoisie, et les professions libérales s'enrichissent vite et beaucoup. Do­mine un esprit «paternaliste»: pour calmer les revendica­tions des masses ouvrières, pour différer aussi une inter­vention de l'Etat qui irait à l'encontre du libéralisme ré­gnant, on concède quelques avantages matériels aux tra­vailleurs mais sans toucher vraiment à leur condition misé­rable.

Ce monde du travail est cependant bien loin d'être ho­mogène. L'implantation de l'industrie, très forte dans quel­ques régions comme le Nord, reste faible dans la grande partie du pays. Les formes d'entreprises sont très diffé­rentes, et donc aussi les conditions du travail. En schémati­sant beaucoup on peut distinguer entre la grande industrie, récente et en pleine croissance, et les formes plus tradi­tionnelles, jusqu'à l'artisanat et le travail domestique.

La grande usine apparaît vraiment en force autour de 1880 avec l'avènement de la technique et dé la machine ap­pliquées à l'industrie, surtout dans la métallurgie et dans le textile qui est le secteur industriel prédominant. L'activité s'y organise selon une hiérarchie de plus en plus affirmée: le pouvoir de décision et de gestion revient aux patrons, à eux aussi l'essentiel du profit tandis que l'ouvrier vend en quel­que sorte sa force de travail dans des conditions le plus souvent très défavorables. Il travaille dix heures et plus par jour et toute la semaine: la journée limitée à 10 heures s'im­pose peu à peu à partir de 1914 seulement, et le repos domi­nical n'est rendu obligatoire qu'en 1906.

Les conditions de travail sont très précaires: en ce qui concerne la sécurité et devant les accidents du travail, éga­lement quant à l'hygiène et au souci de la santé physique, comme au regard de la dignité des personnes. La loi qui en­visage la responsabilité patronale dans les accidents du tra­vail ne date que de 1898. Les salaires, très variables eux aussi, augmentent quelque peu mais pas du tout en propor­tion du coût de la vie; souvent c'est à peine s'ils suffisent à la survie au jour le jour. Dans le maigre budget de l'ouvrier et de sa famille, les trois-quarts vont à la nourriture, 13% à un logement souvent très pauvre: il ne reste pratiquement rien pour couvrir d'autres besoins. L'épargne est quasiment impossible matériellement; pour beaucoup elle est franche­ment peine perdue compte-tenu de l'exploitation scanda­leuse de l'argent par les grands trusts financiers.

L'ensemble des ouvriers n'a pas la qualification qu'il faudrait dans ce type d'entreprises de plus en plus concen­trées en de grosses unités (20.000 ouvriers chez Schneider au Creusot) et où le travail tend à se rationaliser et à se spé­cialiser. Beaucoup de travailleurs sont cantonnés à un simple travail de manœuvres, faiblement rémunéré; bien peu ont la conscience et la fierté de pratiquer un véritable métier.

Le travail des enfants est rendu peu à peu plus difficile par l'obligation scolaire progressivement mise en place; il garde pourtant son importance. Même si leur salaire est dé­risoire, souvent il est indispensable à la vie matérielle de la famille. Les femmes plus encore sont obligées de travailler (surtout dans le textile, la chimie, l'industrie alimentaire); dans le textile elles représentent les trois-quarts de la main d'œuvre. Leur salaire est en moyenne la moitié de celui des hommes, souvent encore moins.

Pour ne plus devoir contribuer au maintien de la fa­mille, les jeunes se marient tôt. La venue des enfants, avec l'interruption même très courte du travail pour la mère, met en grave difficulté l'équilibre financier du foyer. L'em­ploi reste précaire, 10% de chômage en moyenne, mais Jus­qu'à 20% dans la grande métallurgie du Nord en 1886. La forte demande augmente la fragilité, la concurrence, la pression du chantage.

De l'Angleterre passe en France une chanson, «le Chant de la chemise»: le Père Dehon la cite comme une des expressions du drame de la condition ouvrière dans la grande industrie. «On la dirait écrite avec des pleurs». «Comme un cri de révolution» elle dit l'écrasement du tra­vail féminin: «Les doigts las et usés, les paupières alourdies et rouges, une femme… était assise, poussant l'aiguille et le fil, cousant, cousant toujours, dans la misère , la faim et la hâte… O hommes, ce n'est pas de la toile que vous usez, mais la vie de créatures humaines!… Oh! pendant une courte heure, une seule, avoir un répit,… seulement un temps de repos pour la douleur, pleurer un peu, cela me soulagerait le couur..: Mais chaque pleur arrête mon ai­guille et mon fil …».36)

Encore très faiblement organisé, le monde des travail­leurs surtout dans la grande industrie a pour principal moyen de revendication la grève. Il y recourt de plus en plus fréquemment. Les grèves, souvent longues et dures, se multiplient, en particulier dans les mines de charbon, dans la métallurgie, dans le textile. Les revendications portent sur un salaire plus juste, la réduction de la durée du travail, une meilleure législation. Elles contribuent en même temps à la progressive organisation du monde du travail, et elles permettent aux travailleurs d'affirmer enfin leur identité et leur autonomie devant la puissance écrasante du grand pa­tronat. Elles sont violentes souvent, il faut appeler l'armée pour les contenir; ce qui accentue encore la fracture sociale.

Avec d'autres manifestations ouvrières comme le ter mai, avec la montée d'un syndicalisme révolutionnaire et même anarchiste, cette agitation entretient en effet dans la société, parmi le patronat surtout et dans les classes moyennes, une peur diffuse mais tenace devant la menace permanente des travailleurs. Et cette menace devient fa­cilement prétexte pour maintenir la sévérité de la répres­sion, pour accentuer la rigidité conservatrice dans le dia­logue social qui péniblement se met en place. «Classes labo­rieuses, classes dangereuses»: c'est le slogan que l'on op­pose souvent pour retarder les projets de réforme au béné­fice de ceux qu'on nomme désormais les «prolétaires», c'est-à-dire la nombreuse population qui représente le plus bas dans l'échelle des classes sociales.

Sans trop durcir la distinction, à côté de cette grande in­dustrie nous trouvons l'immense secteur de la petite et moyenne industrie. Il est moins facilement repérable bien qu'il fournisse du travail à plus de monde. En 1896, en France 62% des entreprises emploient moins de 10 salariés, 21 % ont plus de 200 salariés. Pour donner l'exemple du dé­partement de l'Aisne, celui de La Capelle où le Père Dehon est ne et de Saint-Quentin où il a commencé son ministère: autour de 1875 dans l'industrie de la laine et du coton, de beaucoup la plus importante, 46 entreprises font travailler 7163 ouvriers, aucune ne compte plus de 300 employés. A Saint-Quentin même, dans le textile 25 entreprises em­ploient 4279 ouvriers, celles du coton sous-traitent leurs ac­tivités en plus de 100 villages autour de la ville.

Les travailleurs «isolés» sont nombreux. On peut y joindre le monde de l'artisanat, du petit commerce. Le très important travail à domicile, notamment en sous-traitance pour satisfaire les demandes venant d'entreprises plus im­portantes, concernent de nombreuses femmes. Sans oublier les domestiques, environ un million de personnes, des femmes surtout. Et, de plus en plus nombreux en raison du développement du grand commerce, les employés des che­mins de fer, des sociétés bancaires, de l'administration pu­blique. C'est le monde des foules laborieuses que Zola fait vivre avec réalisme et dans le style coloré qui émeut encore aujourd'hui: ainsi par exemple dans son roman L'Assom­moir, qui paraît en 1877.

Pour cette immense masse ouvrière aussi, les conditions de travail, assez différentes selon les situations, le plus souvent correspondent assez mal aux besoins élémentaires des personnes et des familles. Pour les artisans, pour les tra­vailleurs isolés il est encore plus difficile de se procurer un travail régulier, et d'en écouler le produit dans des condi­tions acceptables. La durée du travail quotidien varie, elle est en générale plus longue, jusqu'à 17 heures par jour dans un travail à domicile aux moments de forte demande. Les salaires aussi sont très variables, ils sont moins protégés, ils sont payés de façon moins régulière. Quand le paiement se fait à la pièce, et c'est souvent le cas dans le petit artisanat et dans le travail à domicile, on a tendance à accélérer les rythmes pour augmenter le rendement.

Dans la plupart des situations les relations sociales entre employeurs et employés sont elles aussi assez dif­férentes. La petite ou moyenne entreprise relève encore fréquemment d'un modèle familial qui était très répandu au début du siècle: le patron est comme le père de ses ou­vriers qui effectivement sont souvent très jeunes pour af­fronter une vie difficile. Moins équipés, ils sont plus dépen­dants, plus vulnérables.

Un «paternalisme» social caractérise souvent ces rela­tions, surtout quand s'y joint une référence chrétienne: le catholicisme social s'inspirera en ce sens de la pensée du so­ciologue F. Le Play (1806-1882), que le Père Dehon a beau­coup lu. Selon ce modèle, le patron pourvoit à toute la vie de ses employés en toutes ses dimensions: travail, loge­ment, vie matérielle (coopératives), scolarisation, santé et vieillesse, jusque la vie privée; en retour les ouvriers en­tourent leur patron-père de respect et d'affection.

Les patrons chrétiens, notamment ceux du Nord de la France, veillent d'abord à christianiser, c'est-à-dire pra­tiquement à moraliser leurs employés: C'est avant tout de cette façon qu'ils espèrent résoudre les problèmes sociaux: grâce à la bonne volonté et à la coopération de tous. Dans le meilleur des cas, comme par exemple dans la filature de la famille Harmel au Val-des-Bois qui emploie environ 700 ouvriers vers 1900, ce paternalisme s'accompagne d'institu­tions de cogestion, de prévoyance et d'aide, qui effective­ment ouvrent aux ouvriers la voie vers une participation responsable à la vie de l'entreprise.

Cette bonne volonté assez répandue ne signifie pas ce­pendant que ce secteur ignore les conflits sociaux, les re­vendications. Il est lui aussi marqué par les grèves. Comme dans la grande industrie se vérifie la difficulté d'instaurer un véritable climat de confiance réciproque et de corespon­sabilite: d'où les nombreux débats autour des syndicats, soit ceux des patrons et ceux des ouvriers séparément, soit des syndicats dits «mixtes». C'est la situation de bien des entre­prises dans le Nord de la France comme dans la Belgique voisine; c'est la situation que connaît plus directement le Père Dehon. Nous verrons les remous et les divisions qui surgiront autour de cette question, une des plus débattues à cette époque.

Durant cette seconde moitié du siècle la France des campagnes ne retient pas autant l'attention de l'opinion. Elle reste pourtant la plus nombreuse en nombre, la plus forte pourvoyeuse d'emplois aussi. Elle est entourée de beaucoup d'attention de la part du pouvoir et des notables, ne serait-ce que pour des raisons électorales. Là aussi la si­tuation est très diverse selon les régions, il n'est pas facile d'en donner un raccourci exact. Et c'est un monde qui est très marqué par des crises ponctuelles, comme par exemple le phylloxéra dans le Sud-Est, ou les périodes de récession et de famine; c'est donc un monde marqué par de fortes va­riations selon les circonstances. Surtout il paie cher une sta­gnation générale sinon la réticence avouée devant les ne­cessaires transformations.

Les grandes exploitations procurent encore bon nombre d'emplois pour le travail de la terre, sous la forme du salariat ou du métayage. La propriété de la terre de­meure une valeur sûre, elle est même convoitée quand des agriculteurs abandonnent leur exploitation pour aller tra­vailler dans l'industrie. Mais le morcellement des proprie­tés ne diminue guère: plus de deux millions de familles ex­ploitent seulement 1 à 5 hectares. L'industrialisation de l'a­griculture en est rendu d'autant plus lente et partielle. En outre la baisse de rendement des produits agricoles, l'appel des grandes concentrations industrielles ou simplement l'attraction de la ville provoquent un exode rural croissant. Les masses paysannes sont peu à peu sensibles à la propa­gande socialiste, surtout parmi les journaliers (1.200.000) et les domestiques agricoles (près de deux millions).

Le Père Dehon portera grande attention à ce monde paysan. Il lui appartient par toutes les fibres de ses origines, il y reste attaché par sa tradition familiale et régionale qui compte tant pour lui. Dans son Manuel social, dans de nom­breux articles en particulier ceux qu'il adresse aux jeunes dans La Chronique du Sud-Est, il lui accorde une place qu'on risque d'oublier devant l'importance de sa présence au monde ouvrier.

Il ne manque aucune occasion de magnifier la fidélité à la terre. Ainsi dans un sermon pour le mariage d'un jeune couple d'agriculteurs: «Je vous félicite de rester fidèles à la carrière de vos aïeux. Aimez toujours cette terre que vos ancêtres ont conquise pied à pied par leur labeur… Vous ne vous êtes pas laissés séduire par l'attrait des villes, inspirez les mêmes sentiments aux héritiers que Dieu vous don­nera… La vie à la campagne est de beaucoup la plus saine pour l'âme comme pour le corps».37) Et comme plusieurs te­moins et romanciers de son temps, il est convaincu qu'il faut promouvoir le retour à la terre, c'est le défi de l'avenir: «Le XIXè siècle a été le siècle de l'industrie, il faut que le XXe soit celui de la terre. La concentration des populations dans les usines a tué la foi et ruiné la vigueur de notre race».38)

En mars 1884 une loi autorise officiellement la création de syndicats, qui dès lors se multiplient aussi bien dans le monde de l'industrie que dans celui de l'agriculture. Sans qu'on puisse parler encore d'une authentique conscience de classe au sens actuel, le mouvement ouvrier s'organise. La première «Bourse du Travail»39) voit le jour à Paris en 1887, d'autres suivent bientôt. Dans ces «foyers», surtout quand ils sont soutenus officiellement par les municipalités, les travailleurs trouvent la possibilité de se former. Ils s'initient aux formes d'entraide, de mutualité et d'épargne. Et les meneurs trouvent là d'excellents lieux de propagande. Le monde du travail se soude, il prend conscience de son unité et de sa force. En 1895 est créée la «Confédération Gene­rale du Travail» (CGT), à partir des Bourses du Travail et des syndicats: elle sera appelée à jouer de plus en plus un rôle déterminant. Et déjà le courant anarchiste et revolu­tionnaire milite énergiquement pour exprimer son origina­lité et imposer son influence.

Un autre aspect prend une importance croissante dans le climat social, il va souvent à contre-courant de ce début d'organisation et il aura bien vite aussi ses conséquences politiques: l'ensemble de la société française est alors mar­quée par d'intenses migrations de population. Migrations de l'intérieur: du village à la ville, de régions pauvres à ré­gions plus riches, là où souvent l'industrie se développe plus vite comme dans le Nord et dans la région parisienne… Migrations de l'extérieur: elles apportent environ un mil­lion d'étrangers, venant notamment de l'Italie, ou les Juifs de l'Europe orientale. Tout cela signifie pour beaucoup le déracinement, une plus grande fragilité souvent devant l'é­volution de la société, devant les phénomènes de «masse». Sans oublier les manifestations de xénophobie, de segrega­tion sinon d'exclusion, qui accompagnent ces migrations en ce temps comme de nos jours.

Le Second Empire avait connu une véritable «révolu­tion bancaire», au profit d'un capitalisme industriel en pleine expansion. A partir de 1880 la situation s'inverse nettement: 1882 est une année de forte crise. La banque de l'Union Générale en entraîne beaucoup d'autres dans une faillite retentissante au détriment de nombreux petits ac­tionnaires. En 1889, nouvelle faillite importante, celle de la Compagnie de Panama. Ces scandales entretiennent le soupçon, la méfiance par rapport à l'épargne. Ils génèrent l'insécurité. Peu à peu cependant dans les dernières années du siècle une reprise s'amorce, grâce notamment aux inves­tissements à l'étranger (Russie) et aux interventions de l'E­tat qui confie aux banques le financement de grands tra­vaux d'utilité publique. Pourtant le bénéfice le plus subs­tantiel en va toujours au monde du grand capital beaucoup plus qu'à l'ensemble des masses laborieuses.

Les transformations rapides des moyens de commu­nications favorisent une croissance spectaculaire du commerce national et international. Mais les difficultés in­térieures du pays poussent à un retour au protectionnisme surtout à partir de 1885, une politique qui finalement est bien loin de favoriser le progrès. La place de la France dans le grand commerce international est en nette régression, et ce recul n'est pas compensé effectivement par la constitu­tion très contestée d'un empire colonial mondial, surtout sur le continent africain.

Sur le plan politique enfin, après la défaite de 1870­1871 qui demeure une plaie ouverte pour beaucoup, après les troubles de la Commune et l'échec des tentatives de la droite monarchiste, la République parvient peu à peu à s'installer puis à s'affermir de façon durable. Elle réussira à survivre à des crises aussi graves que celle autour du Géné­ral Boulanger (1886-1887) et «l'Affaire Dreyfus» (à partir de 1894).40) Ce qui n'empêche pas l'éventail politique de res­ter très divers. Si l'on ne peut encore parler de «partis» au sens moderne, de nombreux mouvements et des «ligues» se partagent les choix, dans un pays où le suffrage universel est pleinement en vigueur depuis 1877.

En dépit de ses profondes divisions internes, la droite monarchiste reste forte, vigilante, nostalgique. Les «répu­blicains» qui occupent le pouvoir jusque 1899, se repar­tissent entre deux courants principaux, les opportunistes et les radicaux. Les opportunistes sont plus nombreux: ils tentent une politique d'apaisement entre la forme républi­caine et les forces traditionnelles de la bourgeoisie et de l'armée. Et les radicaux: ils seront bientôt doublés sur leur gauche par le socialisme aux multiples tendances. Ils gagnent peu à peu en influence pour s'imposer à partir de 1899. Ce courant radical milite pour plus de démocratie et pour une laïcité plus prononcée, pour une législation plus favorable aux travailleurs, une politique étrangère libérée des rêves colonialistes et plus directement patriote et natio­naliste.

Deux aspects de ce monde politique nous intéressent davantage en relation avec les positions du Père Dehon: le secteur de l'école et la question du ralliement à la Repu­blique. Autour de Jules Ferry notamment, la politique sco­laire, indissociable alors d'une tendance laïcale et souvent violemment anticléricale, vise à détacher le peuple de l'in­fluence de l'Eglise, et cela dès l'âge de l'école primaire. D'où la promotion d'un enseignement laïc, la décision de le rendre obligatoire et donc gratuit aussi pour tous.

Le conflit entre le pouvoir républicain et 1'Eglise, en particulier avec les congrégations religieuses très présentes dans l'éducation, tourne souvent à la violence d'une nou­velle «guerre de religion». Le fanatisme ne manque pas de part et d'autre. Ce conflit connaît des moments de pause et de reprise, il aboutira à la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905. Il faut le resituer dans le mouvement plus vaste de rationalisme et de laïcisation qui en ces décennies s'étend à tout l'Occident chrétien. On se gardera d'oublier combien le Père Dehon a vécu directement cet affrontement, au mo­ment où sa jeune Congrégation venait de naître en France et de connaître d'autres sérieuses difficultés en particulier devant l'autorité même de l'Eglise.

Il vit aussi, et avec beaucoup de souffrance également, une autre bataille, celle du «ralliement à la République». Léon XIII, qui en 1878 succède à Pie IX, est très préoccupé des difficultés croissantes qui paralysent l'Eglise en France et risquent de l'enfermer dans un isolement stérile et désas­treux. Il appelle les catholiques à se rallier au régime répu­blicain qui est en place. Ce que beaucoup refusent, nostal­giques invétérés d'une restauration de la monarchie et heurtés par la politique résolument laïque et anticléricale du pouvoir.

Quand le Pape insiste de nouveau - l'Encyclique Au milieu des sollicitudes, est de 1892 - quelques-uns le suivent plus ou moins à contrecœur. Mais la résistance reste vigou­reuse, elle se durcit. Elle affaiblit notablement la voix de l'Église dans la vie officielle de la nation. Pour justifier ce refus on prétexte le grand âge du Pape comme son informa­tion partiale et défectueuse. Mais c'est bien plus encore l'expression du désarroi du monde catholique français de­vant l'évolution de cette fin de siècle. Et l'affaire Dreyfus vient exacerber un antisémitisme toujours à l'affût, qui se prolonge en nationalisme souvent monarchiste. Alimentée par une presse abondante et partisane, l'opinion publique reste divisée, en particulier dans l'âpre débat autour de la «Démocratie chrétienne». C'est alors que les «abbés démo­crates» se lancent plus ouvertement dans la «mêlée»: Le­mire, Gayraud, Six…, et parmi eux le Père Dehon.

B. L’Église

Nous le constatons une fois de plus, il est bien impos­sible de séparer nettement ce qui concerne l'Église de ce qui concerne la société. Ici encore l'évocation de la situa­tion ecclésiale ne peut être que très rapide et partielle. Elle vise surtout à faciliter une lecture plus avertie de l'œuvre du Père Dehon: en tout ce qu'il est depuis son enfance et son éducation, et dans la diversité de son ministère, il appar­tient à l'Église de son temps et de son pays, et par elle il est heureux d'être un fils et un apôtre de l'Église universelle.

La Révolution française (à partir de 1789) avait forte­ment ébranlé l'Église de France. Au temps du Père Dehon il s'en faut de beaucoup que l'onde de choc soit complète­ment apaisée. Après la Restauration (1814-1830) qui tente de rendre à l'Église sa place officielle et non sans de graves ambiguïtés, après les remous puis la relative accalmie sous la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe (1830­-1848), à partir de la France se répand sur l'Europe une nou­velle vague révolutionnaire. Elle porte et enfièvre une ar­dente espérance de liberté que pendant une brève période le Pape Pie IX (1846-1878) semble cautionner. D'abord en alerte devant tout ce qui pourrait rappeler la Révolution anti-chrétienne, pour une brève période aussi l'Église de France fraternise avec la République.

Sous le Second Empire (1852-1870) ensuite, la relation entre le pouvoir et l'Église est d'abord marquée par la conciliation. Mais à partir de 1860 la «question romaine» (autour du pouvoir temporel du Pape et le soutien de Na­poléon III à la cause de l'unité italienne) vient mettre cette relative entente en sérieuse crise. Pour beaucoup d'é­vêques, cette atteinte à l'Église dans la personne du Pape est comme un réveil de la Révolution, l'assaut de l'Anti­christ contre le «parti de Jésus-Christ». A l'opposé les ad­versaires y * trouvent un prétexte pour attiser l'anticlérica­lisme. Cette tension aura de durables répercussions dans les décennies qui viennent.

Après la chute de Napoléon III (1870) le fossé se creuse encore: entre un catholicisme qui pour refaire la France chrétienne se regroupe de plus en plus autour du Pape, dans le refus de la République et par l'affirmation forte de l'orthodoxie, et le courant républicain, de plus en plus laïc, résolument hostile à l'influence de l'Église, de sa tradition et de ses institutions. Le conflit s'envenime entre les «cléri­caux» et l'anticléricalisme, renforcé par une Franc-Ma­çonnerie à l'athéisme militant.

En voici quelques aspects plus saillants: l'expulsion de la plupart des congrégations religieuses, surtout des congre­gations enseignantes (1880), la laïcisation de l'enseigne­ment primaire public (1882) et du personnel des écoles pu­bliques (1886), la suppression des aumôneries dans l'armée, la suppression aussi du -repos du dimanche, le rétablisse­ment du divorce: autant d'étapes significatives dans le pro­jet de construire une nation et une société, «sans Dieu ni roi».

Une propagande anticléricale nourrie débouche sur de nombreuses manifestations, tant dans les comportements personnels comme par exemple l'encouragement aux en­terrements civils, que dans des initiatives de collectivités, en particulier sur les écoles, les institutions hospitalières, l'in­terdiction sévère des expressions publiques de la religion catholique (les processions, la sonnerie des cloches, les cru­cifix ou statues dans les édifices publics…). Pendant les an­nées de son engagement social le plus intense, le Père De­hon, animateur d'œuvres catholiques, fondateur d'une Congrégation, prêtre soucieux de servir la présence de l'E­glise dans la société, est directement concerné par ce conflit.

La jeune République française s'établit ainsi dans une politique de plus en plus radicale de laïcisation de l'Etat, qui atteindra son point culminant en 1905 par la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Les autres confessions chrétiennes, moins directement sur le devant de la scène parce que mi­noritaires et mieux préparées, ne sont pas épargnées pour autant. Une fièvre polémique, l'agressivité fanatique de part et d'autre donnent à cette période une intensité qu'on a peine à reconstituer un siècle après. S'y ajoute ce que l'on dénonce comme une menace croissante: le «péril juif», à un moment où en effet la présence des Juifs augmente en nombre et en pouvoir. L'anticléricalisme officiel s'en sert pour affaiblir l'Eglise et la couper encore davantage des forces influentes dans la société.

A travers l'ensemble de ses moyens de présence et d'ac­tion, devant cet assaut où beaucoup voient l'écho lointain mais indiscutable de la Révolution, l'Eglise catholique est bien loin de se cantonner à la lamentation et à la résigna­tion. Les initiatives d'œuvres anciennes et nouvelles se mul­tiplient: par exemple pour renforcer l'éducation chrétienne qui est de mode, ces grandes manifestations de foules, les processions, les «pardons», les fêtes patronales permettent aux catholiques de se rassurer, de se compter, d'affirmer la grande tradition de la France chrétienne.

Tout ceci va pourtant de pair avec une réelle «déchris­tianisation», ou peut-être plutôt avec une absence d'au­thentique christianisation.41) A vues humaines il n'est pas évident qu'il s'agisse toujours d'un attachement réfléchi et équilibré à la foi dans le concret de la vie. La fréquentation directe et personnelle avec la Parole de Dieu, même sim­plement avec le texte des Evangiles, reste rare, surveillée et même soupçonnée, surtout en. milieu catholique. Souvent c'est le merveilleux qu'on semble rechercher avec enthou­siasme, presque avec gourmandise: apparitions de toutes sortes, miracles comme les stigmates, prémonitions ou pro­phéties, «révélations» admises avec naïve crédulité, sans discernement suffisant. Dans les expressions de la dévotion, dans l'art, dans les cantiques, se déploie souvent un senti­mentalisme qui pour nous est bien proche de la mièvrerie. Tout cela est indéniable, et le Père Dehon lui-même en est un témoin dont on peut ne pas partager complètement les vues. Reste que l'Eglise, son enseignement, ses institutions, garde une place marquante dans la société. Et pour le peuple, surtout dans les campagnes, le lien à cette Eglise, même seulement occasionnel, reste un repère qui garde toute son importance.

Un autre signe de vitalité: à cette période l'éclosion et la croissance de~ nombreuses congrégations religieuses, mas­culines et féminines, que la politique d'expulsion freinera sans toutefois pouvoir l'arrêter. De 1878 à 1900 en France le nombre des religieux-prêtres passe de 9.500 à 15.000, et il y a 22.000 religieux-frères. Les religieuses sont 135.000 en 1878. C'est aussi l'époque d'un extraordinaire élan mission­naire: en 1900, 2 sur 3 des prêtres missionnaires à travers le monde entier sont français, s'y ajoutent 4.500 frères et plus de 10.000 religieuses. La moitié de l'aide financière qui va à la Propagation de la Foi vient de France, à partir de l'initia­tive d'une jeune laïque de Lyon, Pauline Jaricot. Certes ce souci d'évangélisation, porté en ordre dispersé ou même en franche concurrence entre elles par l'ensemble des confes­sions chrétiennes, ne peut être dissocié du colonialisme lourd de toutes ses ambiguïtés. Il prouve cependant un in­contestable dynamisme, qui déborde de beaucoup l' «em­pire colonial» français: ne l'oublions pas, c'est en Equateur que quatre ans à peine après la renaissance de sa Congréga­tion le Père Dehon envoie ses. premiers missionnaires.

Cette époque est marquée également par de retentis­santes conversions: Charles de Foucauld et Claudel en 1886. Egalement par des témoignages de sainteté qui parlent au cœur du peuple, comme Thérèse de l'Enfant­Jésus, morte en 1897. Des écrivains comme F. Brunetière ou P. Bourget, des philosophes spiritualistes comme H. Bergson ou M. Blondel expriment et accentuent un renou­veau de la pensée et de l'expression chrétiennes devant le laïcisme régnant.42) On retrouve souvent ces noms, parmi bien d'autres, sous la plume du Père Dehon qui se réjouit de cette sortie du silence. Si, en 1895-1896 consacrant du temps à lire les ouvrages alors à la mode et à les commenter dans un cahier de «Notes de lecture», il y trouve bien peu d'art et de contenu, dans ses propres livres et chroniques il relève souvent cette «inquiétude religieuse» qu'en 1898 Bremond croit déceler dans la littérature de cette fin de siècle.

Tout cela contredit une opinion encore assez diffuse: ce 19eme siècle serait un siècle mineur dans l'histoire de l'É­glise, de l'Église de France en particulier. Mais pour s'en rendre mieux compte, il faudrait élargir précisément ce sur­vol à l'horizon de l'Église universelle. Ici surtout impossible de résumer sans simplifier une évolution complexe, en par­ticulier à l'époque envisagée par cette présentation, celle pendant laquelle l'action sociale du Père Dehon se fait plus intense.

L'universalité de l'Église, il l'a expérimentée plus vive­ment lors du Concile de Vatican (1869-1870). Il applaudit à l'affirmation solennelle de l'autorité du Pape et de l'origi­nalité de la foi chrétienne en face du rationalisme et du li­béralisme. Mais il souffre des divisions internes à l'Église, devant les difficultés de faire l'unanimité. La carence intel­lectuelle de la grande majorité de l'épiscopat français le peine et l'interpelle profondément.

Plus largement le Concile traduit l'orientation donnée à l'Église sous le pontificat de Pie IX (1846-1878). Acclamé d'abord comme le «Pape libéral», et en fait de plus en plus attaché à défendre les prérogatives du pouvoir temporel du Souverain Pontife devant la politique d'unification ita­lienne, Pie IX porte une sévère condamnation aux «erreurs modernes», le naturalisme, le rationalisme, le libéralisme: c'est l'Encyclique Quanta Cura, suivie du «catalogue des principales erreurs de notre temps», le Syllabus, en 1864. Le catholicisme intransigeant y verra la doctrine à défendre à tout prix, tandis qu'à l'exact opposé le courant laïc trouve là la meilleure preuve de l'incapacité de l'Église à épouser son temps.

Successeur du Pape Pie IX, Léon XIII (1878-1903) oriente l'Église selon une direction assez différente, non tant dans le contenu doctrinal que dans l'intention et la me­thode: non plus la crispation sur le passé, mais la prepara­tion de l'avenir, le souci primordial de rapprocher l'Église des grandes aspirations de son temps, une relation positive avec les Etats, une ouverture sur la modernité,43) par l'ac­ceptation loyale de la relative autonomie de la raison par rapport à la foi. Pragmatique, diplomate averti, optimiste, le nouveau Pontife en bien des domaines a l'habitude de distinguer entre la «thèse», la vérité reçue dans la foi, et l' «hypothèse», ce qu'il est concrètement possible d'admettre pour faire évoluer les situations vers une position plus satis­faisante. Il est lucide sur ce qu'il faut exiger, mais il est assez réaliste et patient pour commencer par ce qu'il est possible d'accepter. C'est ainsi que des Encycliques comme Immor­tale Dei (1885), Libertas (1888) précisent, dans les principes et dans l'action concrète, les relations entre l'Église, le pou­voir civil et les libertés.

=====Vers la grande Encyclique Rerum novarum: les dé­buts du catholicisme social

Le 15 mai 1891 Léon XIII publie l'Encyclique Rerum novarum sur la question ouvrière. Accueillie d'abord avec beaucoup de réserve sinon avec réticence notamment en France, son influence sera tout à fait déterminante et pour longtemps. Mais elle est loin d'être un commencement ab­solu. Depuis plus d'un demi-siècle des chrétiens sont en alerte sur cette question qui cependant peine à prendre toute l'importance qu'il faudrait dans la conscience et dans l'activité chrétiennes.

Parmi ces pionniers on peut retenir des prêtres comme Lamennais (1782-1854): en particulier par son journal L'A­vénir, il dénonce la condition faite aux pauvres, aux ou­vriers, un «véritable esclavage»; et il appelle l'Eglise, le clergé d'abord, à opter résolument pour le combat en leur faveur, le combat de la justice. Des évêques, surtout à Paris, à Lyon, dans la région du Nord, protestent énergiquement contre l'insupportable scandale de la condition ouvrière, «oppression odieuse, exploitation de l'homme par l'homme qui spécule sur son semblable comme un vil bétail» (Cardi­nal Giraud, en 1845). Et déjà l'opposition s'alarme, on cherche à étouffer cette voix gênante en demandant verte­ment à ces pasteurs de se mêler de ce qui les regarde…

Des laïcs aussi se lancent dans la «mêlée sociale». Ainsi P. Buchez (1796-1865): notamment par son journal L'Ate­lier il est à l'origine du socialisme chrétien. Surtout F. Oza­nam, un des fondateurs de la société de Saint-Vincent-de­Paul (1813-1853, béatifié en 1997): il fait retentir jusque dans l'Université l'urgence de «passer aux barbares», c'est­a-dire d'aller au peuple qui «a trop de besoins et pas assez de droits»; et par ce qui deviendra la «démocratie» il entend réconcilier l'Eglise avec le monde moderne.

Un peu plus tard, Albert de Mun (1841-1914): avec de La Tour du Pin, il fonde à Paris l'Œuvre des Cercles catho­liques d'ouvriers, en 1871. Le Père Dehon commencera son action sociale dans la mouvance de F. Ozanam et des Cercles. Il sera surtout l'ami de Léon Harmel (1829-1915), qui hérite de son père un très vif souci de réaliser sur le ter­rain, dans l'usine de Val-des-Bois, une organisation du tra­vail qui assure à l'ouvrier des conditions de vie conformes aux exigences humaines de l'Evangile. On connaît sa de­vise: «Le bien de l'ouvrier avec l'ouvrier, par l'ouvrier, ja­mais sans lui, à plus forte raison jamais contre lui».

Tous ces chrétiens et bien d'autres sont les premiers re­présentants du «catholicisme social». Ou encore, plus sim­plement mais avec un immense retentissement populaire, une femme toute simple comme Soeur Rosalie (1786­1856): elle passe toute sa vie au service des plus pauvres, dans un quartier de Paris où le jeune Léon Dehon quelques années après découvrira la misère par les activités de la Conférence de Saint-Vincent de Paul.44)

Par ailleurs le Père Dehon veillera à montrer combien ce mouvement social est loin de se limiter à la France. On le verra dans son livre, il cite de nombreux noms parmi les pionniers qu'il admire. Ainsi en Allemagne Mgr Ketteler (1811-1877), l'ardent évêque de Mayence, qui dénonce «le véritable meurtre des masses ouvrières», ou encore l'abbé Kolping (1813-1865), «le Père des jeunes ouvriers»; le car­dinal Manning (1808-1892), en Angleterre; Mgr Mermillod (1824-1892), à Fribourg en Suisse; Mgr Doutreloux (1837­1901), à Liège en Belgique, et dans son sillage l'abbé An­toine Pottier (1849-1923); le baron K. von Vogelsang (1.818-1890), à Vienne en Autriche. Volontiers il dialo­guera avec le docteur Toniolo (1845-1918), «le sympa­thique professeur d'économie sociale à l'Université de Pise», en Italie. Ainsi de beaucoup d'autres, tous de coura­geux témoins de la mission prioritaire de l'Église, surtout à cette époque de forte transformation: rejoindre les pauvres, organiser la vie sociale en étroite référence aux exigences de justice et de charité selon l'Évangile.

Ce sont des pionniers. Courageusement, pour certains en payant le prix fort, ils militent à contre-courant: le plus souvent à contre-courant d'un manque d'intérêt de la part de l'Église officielle, plus soucieuse de défendre sa position en face du pouvoir politique et de sauvegarder l'ordre éta­bli. Tout ce qui est remise en cause et agitation ravive bien vite le traumatisme de la Révolution,: de la Terreur surtout. A contre-courant aussi d'une opposition de principe: ces problèmes de société relèveraient avant tout du pouvoir politique et économique, ils ne concernent l'Église que sous l'aspect de l'appel à la patience des opprimés et à la género­site des possédants.

Mais sur ces derniers points, sur d'autres aussi, les ca­tholiques sociaux sont loin de ne faire entendre qu'une seule voix. Tous sont d'accord pour secouer la conscience chrétienne autour de la «question sociale» - cette expres­sion que le Père Dehon va beaucoup employer se répand peu avant 1848. Beaucoup songent à reconquérir les «masses», le peuple des travailleurs, pour faire le poids face à un Etat bourgeois, libéral, qui bientôt se durcira dans l'hostilité à l'égard de l'Église.

L'ensemble de ces catholiques sociaux entre 1860 et 1890, mais cela vaudra aussi des premiers tenants de la «dé­mocratie chrétienne», adhèrent à ce qui reste la position ferme de- tous les Papes du XIXème siècle, Léon XIII y compris, même à travers des différences dans la façon de l'appliquer: «un refus total de la société née de la Renais­sance, de la Réforme et de la Révolution, dominée par l'in­dividualisme et le rationalisme, la sécularisation de l'État, des sciences et de la pensée» (J.M. Mayeur).45)

Des auteurs récents ont étudié attentivement ce cou­rant qui traverse alors l'Église catholique, en France no­tamment: ce qu'on appelle souvent le catholicisme « inte­gral», ou «intransigeant» (cf. les études de Aubert, Poulat, Mayeur…). L'intention profonde reste bien de contrer réso­lument l'esprit de la Révolution et tout ce qui en est le fruit, concentré en quelque sorte dans le libéralisme, et de restau­rer une société chrétienne autour d'une Eglise rétablie dans son autorité et dans l'ensemble de ses moyens d'expression, jusque dans son pouvoir temporel. «Les préoccupations des catholiques sociaux s'inspirent souvent d'un idéal nostal­gique de retour vers le passé patriarcal et corporatif plutôt que d'une adaptation réaliste à la situation nouvelle et ir­réversible créée par la révolution industrielle»46) (R. Au­bert). On est donc loin d'une position «révolutionnaire». On le verra dans son ouvrage, le Père Dehon, comme par exemple l'œuvre des Cercles d'Ouvriers sur laquelle il s'ap­puie au début de son activité sociale, se rattache à ce cou­rant. Et il faudra encore faire beaucoup de chemin, il fau­dra endurer beaucoup de souffrances pour arriver aux grandes lignes du Concile de Vatican II.

Dans la complexité des questions plus concrètes, des di­vergences et parfois de fortes oppositions divisent ce catho­licisme social naissant. Elles portent sur la légitimité de la propriété privée, que certains contestent vivement. De même à propos du capitalisme, et de son habituelle complice l'usure, c'est-à-dire la spéculation pour un rende­ment maximum de l'argent grâce à des taux d'intérêts ex­cessifs. Et que penser des corporations professionnelles: doivent-elles être laissées libres ou au contraire faut-il les imposer? Veut-on promouvoir des syndicats mixtes ou sé­parés, c'est-à-dire mettant ensemble ou non les patrons et les ouvriers, avec ou sans la régulation de l'État?

Sur cette intervention de l'État dans l'organisation du monde du travail s'opposent notamment deux «écoles»: celle de Liège avec Mgr Doutreloux, plus interventionniste, et celle d'Angers autour de son ardent évêque Mgr Freppel (1827-1891), pour qui cette intervention de l'État devrait se limiter au minimum indispensable. Autant de thèmes que le Père Dehon aborde dans chacun de ses ouvrages à carac­tère social, en particulier dans La Rénovation sociale chré­tienne. Nous aurons à y revenir dans la troisième partie de cette présentation.

La fracture se creusera encore autour de la dimension plus directement politique qui est indissociable de l'engage­ment social. Le 19eme siècle a vu se succéder, et de façon discontinue, plusieurs formes de régime politique: Empire, diverses monarchies, République. La relation entre l'Eglise et l'Etat, globalement régie par le Concordat hérité de Na­poléon I, doit chaque fois être à nouveau précisée et affi­née. Pour l'époque qui nous intéresse davantage, la fin du siècle, après l'échec d'une restauration de la monarchie la République se met peu à peu en place, difficilement, non sans hostilité ni raideur. Le monde catholique, toujours tra­vaillé par la nostalgie royaliste et de plus en plus effaré de­vant l'anticléricalisme farouche, boude ou refuse carrément la République. A partir de 1890 Léon XIII le secoue en l'appelant à se rallier à la République, c'est-à-dire de façon très réaliste «1e pouvoir constitué et existant parmi vous». Appel qui va aiguiser la polémique, durcir les oppositions parmi les catholiques. Certains s'installent dans une opposi­tion ouverte à Rome: parmi eux des proches du Père De­hon, qui le lui écrivent sans ménagement.

C'est alors surtout que s'affirment peu à peu les tenants de la «Démocratie chrétienne». A ce sujet aussi une lente fermentation avait préparé l'éclosion, que souvent l'on ap­pelle la «seconde démocratie chrétienne». Presque 50 ans plus tôt, autour de Maret, Ozanam, Lacordaire, le journal L'Ere nouvelle (1848) travaillait à établir que seul le chris­tianisme authentique peut à la fois respecter la liberté indi­viduelle et instaurer une vraie fraternité entre les humains. Pour cela il faut éduquer le peuple; il faut d'abord l'aimer, savoir le rejoindre dans sa condition réelle, dénoncer l'in­justice qu'il subit et y remédier efficacement par une meil­leure organisation du travail. C'est là une exigence de jus­tice: on ne saurait l'éluder par de pieuses considérations ou l'opposer à la charité, car celle-ci est tout simplement «l'âme de la justice».

On le verra, le Père Dehon sera' compté parmi les «dé­mocrates chrétiens» de cette génération, il militera avec conviction à leurs côtés. Pourtant, «démocrate chrétien», il ne l'est pas tout de suite, et bien sûr il le sera à sa façon. Par ses origines, par son éducation et sa formation, sa première préférence va clairement à la monarchie. Plus que d'autres il reste très attaché à la tradition de sa famille, de son pays: il ne la reniera jamais.

Cependant sa générosité et son zèle apostolique, le réa­lisme de son tempérament viennent rencontrer son indéfec­tible désir de suivre franchement les orientations du Pape. A partir de la fin des années 1880 il consacre de nom­breuses pages à présenter, à expliquer, à justifier ce qui est une part intégrante des futures «directions pontificales». S'affine en lui en même temps la conviction qu'en profon­deur cet amour du «peuple», ce désir de contribuer à sa li­bération par la promotion de la justice dans la charité, s'en­racinent directement dans l'Evangile même, dans la prise au sérieux de la vie de Jésus, de sa prédication et de ses choix. Et c'est toute l'expérience de son propre engage­ment social à partir de son ministère qui l'oriente en ce sens, un domaine où il évolue plus à l'aise que dans le débat politique proprement dit.


1)
Dans la seconde partie de cet ouvrage: a. Les citations bibliques que le Père Dehon n’a pas signalées lui-même dans son texte sont indiquées par la parenthèse-crochet [ ].
Celles qu’il a signalées, mais qui ont été vérifiées et éventuelle­ment complétées, sont indiquées par la simple parenthèse ( ).
b. On trouvera trois sortes de notes en bas de pages: – pour le texte des Conférences: annoncées par une lettre selon l’ordre alphabétique: les notes que le Père Dehon lui-même a ajoutées à son texte; annoncée par un chiffre arabe, les notes explicatives rédi­gées par le P. Tessarolo; dans la présentation de chaque Conférence: annoncées en chiffres romains, des notes rédigées par le P. Perroux.
2)
Les Notes Quotidiennes: il s’agit du «Journal» que le Père Dehon tient de décembre 1867 jusqu’à sa mort en août 1925. Elles remplissent 45 cahiers manuscrits qui ont été édités par les soins des Edizioni Dehoniane de Rome, entre 1988 et 1998. Les citations qu’on en trouvera ici, annon­cées par l’abréviation NQT, sont tirées de cette édition: est indiqué d’a­bord le cahier du manuscrit (XII), puis l’année (1897), enfin la page du manuscrit (37): NQT XII/1897, 37.
3)
Les cinq premières Conférences, en 1897, ont été données chez les Pères Augustiniens, près de la colline de l’Aracoeli au centre de Rome; les trois suivantes, en 1898, au palais Lante, siège de l’Union Catholique Ita­lienne, près du Séminaire français; la neuvième, en 1900, au cours du Congrès du Tiers-Ordre franciscain, sans doute à Saint André della Valle comme toutes les grandes réunions de ce Congrès (cf. NQT XVI/1900, 36).
4)
Une traduction italienne de La Rénovation sociale chrétienne est publiée à Sienne dès 1903. Une traduction croate paraît à Zagreb en 1910.
5)
Le Règne: il s’agit de la revue mensuelle que le Père Dehon crée le 25 janvier 1889 et qu’il dirige jusqu’en novembre 1903, sous le titre: Le Règne du Sacré-Cœur dans les âmes et dans les sociétés. On en trouvera de nombreux articles et chroniques dont il est l’auteur, ainsi que l’ensemble de ses ouvrages à caractère social, dans l’édition réalisée par les Edizioni Dehoniane, Napoli-Andria, 1976-1994. Cette édition, 6 volumes dont le 5eme comprend 2 tomes, est indiquée dans ces pages par l’abréviation OSC, avec le numéro du volume et la page.
6)
Le Règne, mars 1897 ; cf. OSC V/2, p. 114.
7)
Sur ces cinq cardinaux de la Curie romaine, cf. la note 1 au début de la première Conférence, p. 74.
8)
Le Règne, mars 1897; cf. OSC V/2, pp. 113sq, et NQT XII/1898, 126.
9)
Le Règne, septembre 1903 ; cf. OSC V/1, p. 641.
10)
Cf. le texte de ces Souvenirs dans les «Œuvres Spirituelles» du Père Dehon éditées en 7 volumes par les soins des Edizioni Dehoniane de Na­poli-Andria, et citées ici par l’abréviation OSP et l’indication du volume. Pour cette citation, OSP vol. 7, p. 222.
11)
Le Règne, septembre 1903 ; cf. OSC 1, p. 641.
12)
Cité par R. Prélot, L’œuvre sociale du Père Dehon, Paris, 1936, pp. 229-230; aussi par H. Dorresteijn, Vie et personnalité du Père Dehon, Ma­lines, 1959, p. 164.
13)
Antonio Burri, avocat et professeur influent, membre de l’Union catholique pour les études sociales en Italie. Dans le compte-rendu auquel le Père Dehon fait allusion, A. Burri note ceci: «Dans ces conférences nous avons un authentique commentaire de l’encyclique Rerum novarum. Ce volume ne se présente pas comme une recherche scientifique ou un manuel scolaire. On y trouve la parole éloquente d’un apôtre des idées so­ciales…» (Rivista internazionale di scienze sociali…, 1901, vol. XXVI, pp. 143-145).
14)
Le Règne, septembre 1903 ; cf. OSC I, p. 641.
15)
Cf. le dossier de la Congrégation auprès de Saint-Office, partie IV, document n. 6. Ce Dossier: Rerum Variarum porte principalement sur les difficultés rencontrées par le Père Dehon auprès du Saint-Office au mo­ment de la suppression provisoire de la Congrégation (le «Consummatum est», 1883 -1884). Il contient aussi divers documents relatifs à l’érection de la Préfecture apostolique de Stanley-Falls au Congo belge autour de 1900­1904 et à l’approbation de la Congrégation en 1906. L’événement dont il est question ici est relaté dans la seconde partie du dossier.
16)
En langue française, outre le livre signalé plus haut du P. H. Dorres­teijn, voir du P. Y. Ledure, Petite vie de Léon Dehon, Fondateur des Prêtres du Sacré-Cœur de Saint-Quentin, Paris, 1993. Sur la personnalité du Père Dehon, cf. A. Perroux, Léon Dehon, passionné du Christ, passionné du monde, Paris, 1998.
17)
Pour une approche plus complète, outre ce que l’on trouvera dans les biographies, en ce qui concerne les publications en langue française on se reportera toujours avec profit à l’étude classique de R. Prélot, L’œuvre sociale du Chanoine Dehon, Paris, 1936, et à l’ouvrage publié sous la direc­tion de Y. Ledure, Rerum Novarum en France. Le Père Dehon et l’engage­ment social de l’Eglise, Paris, 1991; en particulier l’article de Y. Poncelet, «Léon Dehon entre 1849 et 1891: formation et action sociale sacerdotale dans la seconde moitié du XIXme siècle», pp. 35-64. De nombreux articles également ont traité de ces questions, notamment dans la revue Deho­niana, cf. les fascicules 1 et 2 de 1990. Pour une connaissance plus large du contexte historique, parmi de nombreux titres on pourra retenir: J. M. Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, 1986.
18)
Ce texte est tiré des Notes sur l’Histoire de ma vie, une sorte de récit autobiographique qui en 15 cahiers couvre les 45 premières années de la vie du Père Dehon, 1843-1888. Le Père Dehon les rédige plus tardive­ment. Elles sont citées sous l’abréviation NHV, avec le numéro du cahier et la page, selon l’édition qu’en a faite le Centro Generale Studi à Rome.
19)
J. O. Boudon, «Les catholiques sociaux parisiens au milieu du XIXe siècle», dans Revue d’Histoire de l’Eglise de France, 1999, p. 58.
20)
Cf. le livre de G. Guitton, Léon Harmel, Paris, 1927, 2 vol. On lira aussi avec profit le chapitre sur Léon Harmel, dans P. Christophe, Grandes figures sociales du XIXe siècle, Paris, 1995, pp. 141-152.
21)
Du 9 au 14 septembre 1895 se tiennent à Saint-Quentin d’impor­tantes «réunions d’études sociales». Le Père Dehon les vit intensément: «grandes journées, ardentes, lumineuses, inoubliables. C’est un petit concile, un concile de jeunes» (NQT XI/1895, 33r et v). Au nom des 200 ecclésiastiques qui y participent il écrit au Pape Léon XIII une lettre où il indique les questions abordées, plusieurs très proches de ses futures Conférences à Rome, et où il implore la Bénédiction Apostolique. Autour de sa signature et de celle des abbés Naudet, Perriot, Lemire, Pottier, Van­neufville…, de L. Harmel, on trouve les signatures de plusieurs professeurs de l’Institution Saint-Jean, d’une vingtaine (prêtres, scolastiques) de Prêtres du S.Cœur: Falleur, Legrand, Kanters, Héberlé, Gaborit, Weis­kopf…, et de deux Pères auteurs d’un rapport, sur «Le Catéchisme social : le Patron» (P. Charcosset) et sur «Les Associations» (P. Rasset). Ce qui montre que le Père Dehon a su faire partager jusque parmi ses religieux son engagement social (cf. lettre manuscrite conservée aux Archives de la Secrétairerie d’Etat au Vatican, R. 1/1895, 26364, pp. 218-220; photocopie aux Archives dehoniennes, B 106/2).
22)
Nos Congrès, cf. OSC II, p. 370.
23)
Ibid. , Conclusion; cf. OSC II, p. 377.
24)
Cf. OSC VI, pp. 121-134, et la présentation qu’en fait L. Morello, dans Dehoniana, 1982, pp. 117sq.
25)
Ce livre, les Directions pontificales politiques et sociales, paraît à Paris en 1897 à la Librairie Bloud et Barral. Cf. OSC II, pp. 379-474.
26)
Cf. cet article dans OSC I, pp. 320-322.
27)
Les Directions pontificales politiques et sociales, Préface; cf. OSC II, p. 383.
28)
L’histoire de l’Equateur est particulièrement mouvementée durant le 19ème siècle après la proclamation de l’indépendance en 1809, et en particulier après 1860. Garcia Moreno, un conservateur et catholique in­transigeant, devient Président en 1861; il se révèle un organisateur auto­crate dont la dureté attise les forces révolutionnaires, la franc-maçonnerie notamment. Il meurt assassiné en 1875. Après lui une forte réaction anti­cléricale cède la place, de 1881 à 1895, à un parti plus modéré, il Progre­sismo. Tout en rompant avec la politique cléricale de Moreno, ce parti se fait plus tolérant dans les relations avec l’Église. Plusieurs Congrégations religieuses se développent alors. En 1895, avec le général Alfaro, l’offen­sive anticléricale reprend sa violence, le Concordat avec l’Eglise est dé­noncé, l’Etat impose sa loi laïque à l’Eglise (liberté des cultes, nationalisa­tions des biens ecclésiastiques, mariage civil et divorce, enseignement laïc…). D’où de nombreuses expropriations et expulsions de religieux et religieuses venus d’Occident: parmi eux les quelques religieux de la Congrégation du Père Dehon, dont certains partent alors pour le Brésil.
29)
La Retraite du Sacré-Cœur est publiée à Paris, Leipzig et Tournai, en 1896; cf. OSP I, pp. 29-236.
30)
Le Catéchisme social est publié en 1898 à Paris, par la Librairie Bloud et Barral; cf. OSC III, pp. IX-XV et 3-158.
31)
Sur toute cette question on se reportera avec grand profit à l’étude détaillée du P. A. Bourgeois, Le Père Dehon et le «Règne du Cœur de Jé­sus», dans Studia dehoniana, 25/1 et 2, Rome 1990 et 1994.
32)
On trouvera une bonne partie de cet abondant matériau dans le vo­lume VI dés Œuvres sociales (OSC VI). On peut cependant regretter que pour plusieurs dossiers cette édition se limite à indiquer les titres.
33)
Ce texte fait partie des Souvenirs du Père Dehon (14 mars 1912); cf. OSP 7, pp. 224-225.
34)
De nombreuses études traitent. de ce sujet, encore en pleine explo­ration. Cf. par exemple le livre de Ch. Charle, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, 1991.
35)
La Commune: au printemps 1871 la défaite de la France devant les armées prussiennes, puis le siège de Paris ouvrent une période de pro­fonde instabilité. La situation militaire, économique et politique échappe en partie à l’autorité du gouvernement de Défense nationale constitué au­tour de Thiers et qui se réfugie à Versailles. Un mouvement révolution­naire se forme, en particulier parmi les masses ouvrières: de Paris il se ré­pand en diverses villes et provinces de France. Un gouvernement, le Conseil de la Commune, se met en place. Il décide d’urgence des réformes en faveur du peuple, il organise la défense militaire contre les troupes ré­gulières envoyées par le gouvernement de Versailles. Après des mois de très sanglants combats de rues, marqués notamment par des massacres d’otages et l’exécution de nombreux prisonniers et résistants, le gouverne­ment légitime rétablit durement l’ordre, il procède à de nombreuses condamnations à mort et déportations. Pour longtemps aux yeux de la gauche socialiste la «Commune» restera le premier vrai sursaut révolu­tionnaire des masses prolétariennes, tandis que pour la droite même libé­rale elle exprime à l’évidence le péril destructeur, anarchique, du socia­lisme naissant.
36)
Le Père Dehon cite longuement le texte de cette chanson, dans son Manuel social; cf. OSC 11, pp. 51-52.
37)
Les sermons et homélies du Père Dehon ne sont actuellement ac­cessibles que dans une édition dactylographiée qui rassemble des textes de genres très divers, instructions pour catéchisme, préparations de confé­rences, notes et pensées, discours, etc…. Cette édition provisoire a été éta­blie à Rome sous le titre de «Manuscrits divers» (14 cahiers, 1454 pages). Pour le texte cité ici, cf. p. 545.
38)
La Chronique du Sud-Est, avril 1899; cf. OSC 1, p. 409.
39)
Bourse du Travail: l’expression désigne la réunion des membres de syndicats ou associations ouvrières, dans le but de concerter la défense de leurs revendications et d’organiser leurs manifestations. L’expression en vient à désigner aussi le lieu où se tient cette réunion.
40)
Le Général Boulanger (1837-1891), ministre de la Guerre en 1886, entreprend une réforme de l’armée et rassemble autour de lui les mouve­ments nationalistes qui aspirent à la revanche après l’humiliation de 1870. Ecarté du ministère en 1888 mais soutenu par une Ligue de partisans fana­tiques, il est élu en plusieurs départements et jusqu’à Paris. Son hésitation à renverser le régime républicain signe sa défaite et sa rapide disparition. Sur Dreyfus, cf. plus loin la note p. 128; et parmi de nombreuses publica­tions en ces années de bilan d’un siècle, cf. le livre de J.D. Bredin, L’Af­faire, Nouvelle édition, Paris, 1993.
41)
Envoyé exercer son ministère en milieu urbain mais dans une ré­gion profondément rurale, le Père Dehon est durement confronté à cette déchristianisation. En tant que secrétaire du Bureau des œuvres de son diocèse, il organise une enquête auprès de ses confrères, et les réponses le laissent profondément désemparé. Pour secouer et mobiliser ce clergé en vue de l’assemblée de Notre-Dame de Liesse, en février 1875 il écrit ceci: «Un des principaux résultats de cette réunion sera d’encourager les œuvres dans les campagnes, plus difficiles peut-être mais non moins néces­saires que dans les villes. L’esprit chrétien et la pratique religieuse se perdent dans nos campagnes, la corruption des villes y a pénétré. Des As­sociations chrétiennes y ramèneront la foi avec les convictions sérieuses et l’énergie du devoir… La question de l’usine donnera à cette assemblée un grand intérêt. L’industrie nous envahit: faudra-t-il nécessairement acheter ses avantages matériels au prix de la démoralisation de nos populations ouvrières? Non, l’usine chrétienne n’est pas un rêve irréalisable… Penser à supprimer l’usine serait une utopie ridicule; il faut christianiser l’usine. Notre réunion diocésaine fera appel à tous les industriels pour les engager à prendre les moyens qui ont abouti ailleurs à de si merveilleux résultats». Cf. Semaine religieuse de Soissons… , 1875, pp. 111-112.
42)
Pour ne citer que quelques-unes parmi les œuvres les plus remar­quées dans le monde chrétien à cette époque, et dont plusieurs ont été mentionnées par le Père Dehon: Le Disciple, de Paul Bourget (1889); En Route (1895) et La Cathédrale (1898), de Huysmans; La femme pauvre, de L. Bloy (1897); La terre qui meurt, de R. Bazin (1898); les articles de Bru­netière sur «la faillite de la science» (1895); L’Action, de M. Blondel (1893); Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) , et Ma­tière et Mémoire (1897), de H. Bergson…
43)
La «modernité»: un terme souvent utilisé de nos jours, en parti­culier quand il s’agit de la relation de l’Église avec le monde, la relation de la foi avec la raison humaine. Autour de cette «modernité» gravitent des courants divers. En simplifiant beaucoup, c’est avant tout de l’autonomie de l’homme, du sujet humain qu’il s’agit: autonomie de sa raison, de sa li­berté, de sa responsabilité pour mener par lui-même sa vie, pour comprendre et organiser le monde. En s’affranchissant progressivement de la contrainte de la nature et des traditions religieuses. On parle alors volontiers de «sécularité» du monde moderne. Ceci, non sans risque d’absolutiser et d’idéaliser cette libération, cette auto-réalisation. D’où également les nombreuses réflexions sur la «post­modernité»: un concept qui regroupe lui aussi bien des interrogations au­tour de l’avenir, de la survie même de l’homme, personne et société, en tant que «sujet» reconnu dans sa dignité comme dans sa fragilité.
44)
Cf . le livre déjà cité de P. Christophe, Grandes figures sociales du XIXè siècle.
45)
La thèse de J.L. Jadoulle donne de précieux aperçus à ce sujet: La pensée de l’abbé Pottier, Université de Louvain, 1991. A la page 40, l’au­teur cite cette phrase de J.M. Mayeur, tirée d’un article également très éclairant: «Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne», dans Annales E.S.C., mars-avril 1972.
46)
R. Aubert a donné une très utile synthèse dans Nouvelle histoire de l’Église, Paris, 1975, tome V: «L’Église catholique, de la crise de 1848 à la Première Guerre mondiale», pp. 9-218. Le texte cité ici se trouve à la page 157.
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