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Deuxième conférence

Les vraies causes et les remèdes
du malaise contemporain

Quinze jours plus tard, le 28 janvier 1897, le Père Dehon complète son exposé par cette deuxième Conférence. Elle forme un tout avec la précédente: après le constat de la crise sociale, le diagnostic sur les causes et l'énoncé des remèdes. C'est déjà la démarche du «voir-juger-agir». Le rapport du Congrès de Lyon fin 1896 unissait étroitement les deux as­pects, le malaise social et ses causes: ce sont ces dernières sur­tout qui désormais retiendront l'attention. Maintes fois le Père Dehon avait également indiqué les remèdes; il y consacre quatre chapitres dans la première partie du Manuel social chrétien, ch. VI, VII, VIII et IX; la seconde partie de ce Manuel détaille ensuite les «oeuvres sociales» qui dans la pratique peuvent contribuer à une solution.

Car c'est bien cela, le concret de l'action, qui lui importe le plus. «A l'œuvre!», «Il faut agir», ces mots d'ordre incisifs reviennent souvent dans ses pages, ils concluent chaque Conférence. Mais pour bien agir, pour agir efficacement, «il faut étudier». Le Père Dehon lui-même a beaucoup étudié, de façon minutieuse, ouverte. Il a cherché à connaître en pro­fondeur les principes et les mécanismes de la vie sociale et économique, il a écouté les écoles qui en donnent une inter­prétation. Et il a recueilli une masse impressionnante de don­nées précises puisées à de nombreuses sources; son texte est bourré de faits, de chiffres, de citations. Tout cela nous ren­voie à l'actualité de son temps, une actualité qui le passionne, qu'il suit très attentivement dans les journaux, les revues, les livres. Notre temps aujourd'hui est différent, assurément; mais ce souci sans cesse en éveil pour la vie du monde, sa­voir, comprendre, participer, garde la même valeur pour qui entend vivre aujourd'hui la même passion pour le Règne de l'amour. D'où ce résumé un peu plus long, en renvoyant au texte qui plus que d'autres reflète la vigueur et l'engagement de son auteur.

«Les vraies causes» du malaise social. C'est qu'en effet, de ce malaise beaucoup de voix alors retiennent des causes qui en réalité sont «fausses ou incomplètes» (p. 99). Ainsi les socialistes, et l'on n'oubliera pas qu'à cette époque «socia­lisme» et «communisme» sont des termes à peu près équi­valents. Pour eux tout le mal viendrait du capital. Alors que ce qui est en question ce n'est pas tant le capital, qui relève de la propriété privée et de l'épargne en particulier pour le ser­vice du bien commun, mais plus rigoureusement c'est l'abus du capital mis au service de l'égoïsme et de la spéculation. Pour les anarchistes, coupable c'est l'organisation sociale, c'est l'Etat il faut le supprimer par la révolution! Illusion naïve et criminelle, selon le Père Dehon. Car la vie sociale (Etat, administration, impôts…) fait partie de notre condition humaine; encore faut-il l'organiser de sorte que justice effec­tive soit faite pour tous.

D'autres, «moralistes étroits et grondeurs» (p. 102) qui souvent sont en méme temps de bons bourgeois bien confor­tablement installés, accusent les ouvriers; avec insistance et mépris ils dénoncent leurs excès tels que la soif de plaisir, l'alcoolisme, les rêves de luxe… Ces censeurs oublient aisé­ment de considérer la misère insoutenable qui est la vraie cause de ces maux.

On trouve encore «des économistes à courte vue» (ibid.); pour eux la faute revient au progrès industriel, à l'invasion des machines qui écrasent l'homme et qui vident les cam­pagnes… ici de nouveau, quelle facilité bien courte dans ce reproche! On minimise la responsabilité de tous dans la ges­tion humaine du progrès. Vient le libéralisme: il admet l'échec partiel d'une économie en pleine expansion, mais selon lui mieux vaut laisser faire, tout finira bien un jour par s'équilibrer!.. Enfin des conservateurs, ce sont souvent des catholiques: à leur avis il faudrait une meilleure prise de conscience des patrons, plus de charité; comme si l'Etat, la législation, les associations n'avaient pas leur propre part à assurer…

Pour le Père Dehon ce sont là des diagnostics défectueux et délétères. Il reviendra sur plusieurs par la suite, en parti­culier dans les deux prochaines Conférences. Et son exposé très direct ne laisse que faiblement entrevoir l'enchevêtrement des positions rapidement présentées, et la fièvre des af­frontements qui agitent son époque. Il en vient alors à pré­senter plus longuement le diagnostic de Léon XIII, il le fait sien en le prolongeant, en l'animant de sa profonde passion pour Jésus, pourvu que ce soit le véritable Jésus que nous ap­prenons de l'Evangile.

Il nous faut d'abord prendre acte du développement in­dustrie!, le «progrès» et ses conséquences. Pour le mettre au service de l'homme, et selon une dimension mondiale (Amé­rique, Australie, Indes, Japon, etc. .. ). Comment par exemple ne pas être très préoccupés des lamentables conditions de tra­vail et de rémunération pratiquées au Japon? Elles per­mettent une production abondante et moins onéreuse, d'où une concurrence déloyale, une menace pour tous.

Surtout il y a les causes morales, elles sont les plus no­cives: en première place la déviation religieuse qui a éliminé Dieu de la vie sociale pour le repousser dans le domaine privé. «C'est Dieu qui manque à notre société» (p. 108). Dieu, et sa Loi éternelle inscrite au plus profond des consciences, Dieu Créateur et Père de tous. En Jésus, son Fils, depuis Bethléem et Nazareth et jusqu'à la Croix, il s 'est fait notre frère, notre guide, l'ami des petits. Reprenons donc l'Evangile! Loin d'être ce qu'on lui reproche superficielle­ment, le triste porteur d'un pessimisme fermé au bonheur hu­main, l'Evangile est le puissant ferment du vrai progrès, au­tour des valeurs de travail, d'économie, de justice et de cha­rité. «Nous, prêtres, nous désirons avidement le bien des masses… Nous sommes passionnés pour le progrès… Notre idéal, c'est le bien temporel du peuple avec son bien spiri­tuel» (cf. plus loin, p. 111).

Mais précisément et c'est un point capital, «il faut savoir lire l'Evangile» (p. 110). Le Père Dehon trouve des accents vibrants pour critiquer une tendance trop courante dans l'E­glise, parmi le clergé de son temps. «Nous étions devenus ti­mides et pusillanimes… Une erreur de pastorale entravait la marche de l'Eglise» (p. 113). Quelle erreur? Celle de la pas­sivité, de la peur, de la facilité à se cantonner à des oeuvres d'enfants (enfants de Marie, petits patronages…) ou de sa­cristie. L'erreur de s'être coupé de la vie réelle, douloureuse et décisive, des hommes qui souffrent et qui luttent.

Plus criante encore, plus grave, l'erreur qui se glisse dans la justification donnée à cette pastorale timide et paresseuse. C'est ainsi, prétend-on, qu'aurait fait le Christ dans l'Evangile! C'est là une défiguration, c'est une demi hérésie, une vraie mutilation: car le Christ miséricordieux pour tous n'en a pas moins été le pasteur des hommes, les rudes Galiléens de son temps. Cette erreur est encore actuelle, et elle est cause d'une coupable paresse, d'une véritable paralysie dans l'ac­tion: «Il y a encore de braves gens qui sont visiblement aga­cés par le nom même d'œuvres sociales, tant ils ont peur, sans doute, d'être obligés de faire quelque chose» (p. 114). Une phrase qui révèle un tempérament, un amour passionné et engagé…

Une autre cause du malaise social, nous devons la dé­noncer dans la démission de l'Etat. d'un Etat qui refuse Dieu, en imposant un enseignement, un projet humain, une organisation de la vie d'où toute dimension religieuse a été éliminée. Les conséquences sont là, elles sont désastreuses: le triomphe du caprice et de l'ambition, le laisser-aller. L'omis­sion du grave devoir de protéger le faible, le pauvre, sa vie de travail et de famille. La carence dans le devoir de réprimer les abus, la spéculation de l'usure, «l'irresponsabilité de l'a­nonymat dans les sociétés commerciales» (p. 120), et l'inter­diction des associations, pourtant si nécessaires pour la pro­tection de l'ouvrier.

On ne saurait non plus occulter Ies fautes personnelles. La torpeur et l'inconscience de trop de patrons, fermés aux exigences de la justice sociale. Les fautes de trop d'ouvriers aussi: ils demandent justice mais trop souvent les vertus de travail, de sobriété, d'économie, de prévoyance ont été rem­placées par les excès du gaspillage et l'ivrognerie.

Ce long diagnostic sur les causes laisse déjà entrevoir Ies remèdes, sur lesquels le Père Dehon reviendra. C'est d'abord la restauration des principes chrétiens dans la vie sociale. Et déjà du travail se fait, il va dans la bonne direction: «Ce n'est plus le sommeil, c'est bien le réveil, et c'est bien par ce mot qu'est saluée partout l'action catholique» (p. 123). C'est en­suite l'action de l'Etat, «là aussi le réveil est commencé» (ibid.). Ce sont en même temps les efforts déjà amorcés parmi les patrons et les ouvriers.

«Concluons. Il faut agir. Le mal est immense, le remède est dans nos mains. Etudions, répandons la vérité, organi­sons-nous» (p. 124). Est annoncé ici un thème qui prendra grande importance par la suite: la montée d'un «mouvement démocratique universel» (ibid.). «L'avenir de la démocratie est certain. Son règne viendra avec nous ou contre nous. Si donc nous voulons que le Christ règne, il faut que personne ne nous devance dans l'amour du peuple» (p. 125).

Messeigneurs, Messieurs,

Nous avons dépeint, avec le malaise économique actuel, l'immense désordre moral au milieu duquel nous vivons et qui nous acheminerait a la ruine de la société, si l'on n'y portait remède.

Dans la famille, dans les mœurs, dans les relations sociales règne une désorganisation croissante, qui nous conduit par l'anarchie morale a l'anarchie sociale.

Mais quelles sont les véritables causes du malaise social actuel sous ses divers aspects, et quels re­mèdes y faut-il apporter? d'est ce qu'il faut étudier aujourd'hui.

Plusieurs écoles expliquent le mal par des causes fausses ou incomplètes et proposent des remèdes insuffisants.

Léon XIII seul a signalé les vraies causes de la décadence et du péril modernes, et il a indiqué les seuls remèdes efficaces.

I. Les socialistes1) ont une solution fort simple: «C'est, disent-ils, le capital qui est la cause de tout le mal. C'est lui qui opprime les travailleurs et qui suscite la lutte des classes. Il faut le détruire avec tout ce qui le favorise, avec les aristocraties qui en profitent et les clergés qui le justifient.» Tel est; le fond de tous leurs raisonnements.

Leur erreur est facile a discerner. Ce n'est pas le capital qui est coupable. C'est l'abus du capital qui est un des fauteurs du désordre.

Qu'est-ce en effet que le capital ? C'est l'épargne accumulée et gardée en réserve ou employée pour obtenir de nouveaux produits. Le capital n'est pas plus injuste que l'épargne ni que la propriété. Gomme eux il est le fruit de la prudence. Il dérive du droit naturel qu'a chacun de vivre et de faire vivre les siens.

Jamais l'Eglise n'a réprouvé le capital. Aux siècles chrétiens, on ra souvent employé a des fondations pieuses ou a des travaux publics, mais on le faisait valoir aussi par soi-même ou en sociétés dans des travaux agricoles ou des entreprises commerciales et industrielles.

Si le capital est souvent aujourd'hui un instrument d'oppression et d'usure, ce sont ses abus qu'il faut combattre et non pas son emploi légitime.

II. Les anarchistes2) accusent l'Etat de tout le mal. Lès uns veulent supprimer toute organisation so­ciale; les autres, sous le nom de communistes, accepteraient la commune tout en supprimant l'Etat. «L'Etat, disent-ils, écrase les populations d'impôts; l'Etat demande le service des armes, qui est la plus dure des servitudes; l'Etat opprime, entrave, torture les populations par toutes les exigences d'une administration tracassière. Supprimons l'Etat, et il n'y aura plus de guerres, plus d'employés para-sites et gênants; les communes vivront en bonnes voisines et toute la terre prospérera dans la paix universelle.»

Est-il besoin de dire que ce n'est là qu'une illusion d'enfants et qu'un rêve de Robinson ? L'homme est fait pour la vie sociale. Sans l'Etat, il n'y aura ni paix intérieure, ni sécurité extérieure, ni travaux publics, ni commerce, ni grandes entreprises, ni développement artistique et littéraire. Familles et communes seraient impuissantes pour les grands travaux et se feraient la guerre autant et plus que ne font les Etats.

Si les impôts sont trop lourds ou mal distribués, il faut les réformer; on ne peut pas les supprimer. Si le service militaire est exagéré, il n'y a de remède que dans les conventions internationales et surtout dans l'organisation de la chrétienté sous la présidence du Pape. Si l'administration a des rouages inutiles, il la faut simplifier.

III. Nous avons ensuite des moralistes étroits et grondeurs qui mettent tout le mal a la charge des travailleurs. «Si les ouvriers souffrent, c'est leur faute. Ils sont gourmands et ivrognes. Ils consomment trop d'alcool, ils se nourrissent mieux que leurs maîtres, ils habillent leurs filles comme des princesses, etc.»

Qu'il y ait des abus de ce genre-là/nous ne le nions pas. Mais la classe bourgeoise observe-t-elle toutes les règles de la tempérance et de la modestie, et peut-elle bien jeter la première pierre a l'ouvrier ? N'a-t-elle pas ses parties fines, ses appartements babyloniens, ses hippodromes, ses théâtres et le reste ? L'exemple du luxe et du plaisir n'est-il pas venu d'en haut ?

Et puis certains excès de l'ouvrier ne sont-ils pas plutôt un effet qu'une cause? Notre organisation . industrielle a déraciné l'ouvrier de son foyer d'autrefois. Il est instable, il vit au jour le jour dans l'étroit et infect logement des villes industrielles; n'ayant plus la maisonnette aimée où se passa son .enfance, ni le jardin cultivé de ses mains, il va chercher consolation a l'estaminet. Est-ce lui qui est cause de ce désordre? N'est-ce pas plutôt la société où il vit ?

IV. Nous avons aussi des économistes a, courte vue qui mettent en avant des causes fausses ou in-complètes. Ils en sont toujours a regretter le développement du machinisme et reprochent aux ouvriers d'avoir abandonné les campagnes.

Les machines sont bien innocentes de tout le mal. La Providence nous les a données pour soulager l'ouvrier et non pour l'écraser. Dans une société mieux organisée, les machines n'auraient servi qu'à procurer a l'ouvrier un travail plus facile, plus court et mieux rétribué. Il fallait pour cela que la loi et les règlements corporatifs missent obstacle a tous les abus de l'industrialisme moderne: concurrence effrénée, journées trop longues, travail des enfants, etc.

Quant a l'abandon des campagnes, c'est plutôt aussi un effet qu'une cause de la désorganisation économique. Si vous voulez que l'ouvrier reste a la campagne, rendez-lui d'abord la campagne attrayante. Réformez les lois de succession, d'enregistrement et d'impôts qui détruisent les petits domaines. Protégez la culture autant que c'est nécessaire. Vous n'empêcherez pas quand même une certaine désertion des campagnes, parce que les machines agricoles y font concurrence aux bras humains et parce que les petites industries du foyer, filage, tissage et le reste, ne sont plus là pour suppléer aux chômages de la culture.

Mais ce que vous avez oublié de faire, c'était de rendre a l'ouvrier une maison et un jardin à la ville, comme on l'a fait a Mulhouse, pour lui conserver l'alliance si saine et si naturelle a l'homme avec la propriété et la terre.

V. L'école économique dite libérale ne reconnaît au malaise actuel que des causes naturelles. L'abondante production des pays nouveaux et le développement de l'industrie ont jeté le trouble dans les marchés. Il n'y aurait d'ailleurs qu'à laisser faire et a patienter, les pays favorisés recevraient bientôt un surcroît de population et l'équilibre se produirait spontanément. ,

II y a là encore une illusion. Non, les causes na­turelles ne sont pas tout, et» le laisser-faire n'est pas le remède a tout le mal. Laissez la concurrence se produire sans aucune régie et les puissants opprimeront les faibles sur toute la ligne. Les producteurs, pressés par la nécessité et par l'appât du gain, exploiteront l'ouvrier et lui demanderont la plus grande somme de travail possible pour le salaire le plus minime. Les régions avantagées écraseront les autres sans leur laisser même le temps de se retourner.

Dans la vie économique, de la liberté naît l'oppression, de l'organisation naît la liberté.

VI. Les conservateurs, et même les catholiques3) avant l'Encyclique, n'avaient pas non plus reconnu toutes les causes du mal. La classe dirigeante s'en prenait à elle-même et croyait qu'avec plus de charité, elle aurait empêché tout le mal. G'était un acte d'humilité fort louable et une preuve manifeste de bonne volonté.

L'école de M. le Play4) voulait raviver les coutumes fécondes du patronat. C'est bien, mais ce n'est pas tout. Il n'y a pas que le patronat qui ait dégénéré. Et l'Etat ? et les associations ?

Angers5) était un centre de vie catholique sous l'impulsion de son évêque. Il y avait là un groupe d'hommes d'études et d'hommes d'oeuvres qui voyait aussi le salut dans le patronat. «La liberté du travail, disait Mgr Freppel en 1890, la liberté de l'association entre patrons et ouvriers, la liberté pour les oeuvres ouvrières… c'est dans cet ordre d'idées que nous chercherions plus volontiers la solution du problème, sans recourir aux formules décevantes et dangereuses du socialisme d'Etat».

Le dévouement, la charité, le patronage chrétien devaient suffire a tout.

Le groupe des patrons chrétiens du Nord était du même avis.6)

Des économistes chrétiens, Périn, Claudio Jannet, Hubert-Valleroux, d'Haussonville et plus tard Théry et Rambaud écrivaient dans le même sens.

L'Oeuvre des Cercles7) avait aussi une vive répugnance pour Faction de l'Etat et pour l'initiative ouvrière. Elle essayait de raviver le patronat et elle proposait les corporations, sans toutefois en définir l'organisme. C'était encore bien incomplet comme étude des causes du mal et des remèdes a y apporter.

La Revue catholique des institutions et du droit, comme l'ècole d'Angers, croyait que la charité patro­nale serait une panacée universelle.

«Les devoirs attribués au patron, disait-elle en 1890, ne correspondent pas a des droits chez l'ouvrier. Les avantages destinés aux classes populaires leur sont dispensés par les classes dirigeantes a titre de don gratuit et volontaire, par obéissance aux prescriptions de la charité, non a cause d'une obligation de justice.» Combien cela est incomplet et insuffisant !

Aux réunions des Propriétaires chrétiens, le comte Yvert disait: «Nous avons de grands et nobles devoirs a remplir; là est la question sociale, là est aussi notre salut.»

Toutes ces écoles redoutaient l'action de l'Etat et l'initiative propre de l'ouvrier.

VII. C'est alors qu'est venue l'Encyclique.8) Léon XIII a fait la synthèse de cette vaste question. Il a reconnu ce que les diverses écoles pouvaient avoir d'exact et de sensé et il a indiqué la solution inté­grale du problème avec les véritables causes du mal et les remèdes.

Il y a d'abord des causes naturelles et providentielles. Léon XIII y fait allusion en quelques mots des le début de l'Encyclique: Nova industriae in­crementa, novisque euntes itineribus artes, l'indus­trie s'est développée et les découvertes modernes ont changé les conditions du travail.

La marine a vapeur a rapproché l'Amérique et l'Australie de l'Europe. De là l'invasion de nos marchés par les céréales de ces pays où l'on trouve un sol vierge sans prix et sans impôts, où les machines agricoles se jouent dans de magnifiques plaines.

Contre cette concurrence et celle de l'Inde, de la Hongrie et de la Crimée, la protection des lois est ordinairement insuffisante et toujours combattue par les consommateurs.

Signalons en passant l'épreuve de nos vignobles, dans laquelle la Providence est seule en cause. Le phylloxera9) avait diminué notre production devin de 50 millions d'hectolitres par an: cela faisait un milliard et demi d'hectolitres ou 50 milliards de francs perdus en trente ans.

C'est la facilité des transports qui a ruiné nos marchés de soie de Lyon et de Milan au profit de ceux de l'Inde, de la Chine et du Japon.

Pour ce qui est de l'industrie, les pays qui étaient tributaires de l'Europe et de l'Amérique arrivent a se passer des produits européens et même a leur taire une concurrence désastreuse.

L'Australie a pris un grand développement industriel. La Russie organise rapidement son outillage. Les Indes produisent déjà des tissus a meilleur marche qu'on ne peut le faire a Manchester et a Lancastre.

Au Japon, l'industrie textile s'est accrue en quelques années d'une manière prodigieuse. Le bon marche de ses produits forcera bientôt l'industrie de nos pays a plier bagage. L'importation du coton brut au Japon, qui n'était en 1886 que de 5 millions de livres sterling, atteignait en 1894 le .chiffre de 105 millions, soit vingt fois plus. Les fabriques de la ville d'Osaka, le Manchester japonais, emploient 27.000 ouvriers et ouvrières.

Pour les autres branches de la production industrielle, le progrès est le même. Les produits de l'horlogerie, de la pelleterie et les articles de fantaisie sont importés en grande quantité du Japon aux Etats-Unis. De nombreuses agences japonaises en font l'écoulement dans les villes européennes.

La plus terrible concurrence que font les Japonais en ce moment aux Etats-Unis, qui le croirait ? c'est celle des bicyclettes. Ils les font aussi bien, peut-être mieux, et a meilleur marche qu'en, Amérique.

La fabrication de la bière prend aussi des proportions considérables a Tokio et fait une concurrence redoutable aux bières allemandes.

Les prix des produits industriels japonais aux Etats-Unis sont en général de 30 a 50 % inférieurs au prix de revient des mêmes articles de fabrication américaine, malgré les droits de douane et les frais de transport.

Inutile d'ailleurs de nous étendre davantage.

Les motifs de ce revirement industriel sont faciles à comprendre.

D'abord il n'existe pas encore au Japon une législation protectrice du travail qui puisse entraver tant soit peu l'exploitation capitaliste, tant par rap-port au travail des femmes et des enfants que par rapport aux heures de travail.

Les industriels japonais font ce qu'ils veulent avec leurs salariés. Ils font des équipes qui travaillent douze heures chacune, l'une le jour, l'autre la nuit, en sorte que leur capital est toujours actif et productif.

Les salaires sont dérisoires au Japon. Dans les manufactures de coton, les salaires moyens de la province de Tokio atteignent 74 centimes pour les hommes, 70 centimes pour les femmes.

Dans d'autres provinces ils ne dépassent pas 50 centimes pour les hommes et 30 centimes pour les femmes. A Ossaka, la moyenne est de 55 et 30 centimes.

Il y a des gisements de charbon qui sont considérables au Japon, ce qui aide beaucoup l'industrie…

Ce sont là sans doute les résultats naturels des transformations de l'industrie et du développement des pays nouveaux.

Est-ce un fait moralement indifférent ? Non, il en résulte un malaise au moins temporaire dans nos vieilles nations d'Europe, et les socialistes en profitent pour enrégimenter ceux qui souffrent sous leur bannière.

VIII. Mais ce sont les causes morales de notre immense malaise social que nous voulons surtout étudier, et la première que nous rencontrons, c'est la déviation religieuse et doctrinale.

C'est Dieu qui manque a notre société.

Evidemment l'ordre social ne repose plus sur ses bases légitimes, la religion et la justice.

La première de ces bases, c'est la croyance en Dieu. Telle a été la foi universelle du genre humain, jusqu'à cet essai d'athéisme social qui nous a si mal réussi.

Toute l'antiquité a mis ce principe en pratique. Les philosophes ont proclamé qu'on ne pouvait pas plus organiser un Etat sans Dieu que bâtir une cité en l'air (Cicéron). Les peuples ont trouvé dans cette croyance leur dignité, leur force et la base de leur civilisation. Sans doute ils ont mêlé a la vérité des erreurs et des superstitions, mais une lumière directrice perçait les nuages. L'homme savait que Dieu est le Maître commun et qu'il est le Juge des consciences. Il savait qu'il faut le craindre, en même temps qu'il faut l'adorer et le prier, et cette crainte des jugements divins fortifiait les enseignements de la conscience et maintenait le. règne de la justice dans la vie sociale.

Combien plus salutaire encore pourrait être parmi nous l'action sociale du catholicisme !

« Nous avons le Credo pour éclairer nos esprits et gagner nos cceurs.

Le Credo nous montre Dieu, notre Créateur, notre Père commun et notre Juge; l'Homme-Dieu, notre rédempteur et sauveur; notre origine, notre destinée, la raison et la sanction de tous nos devoirs. Il nous montre la vie présente sous son vrai jour, en ouvrant a nos regards consolés la perspective de nos destinées éternelles.

A nos cœurs, il présente le Dieu de l'Incarnation abaissé jusqu'à nous pour devenir notre frère, notre ami et notre guide. Il fait apparaître a nos yeux ravis l'enfant de Bethléem, l'ouvrier de Nazareth et la victime du Calvaire. Il nous rappelle les prédilections du Sauveur pour les humbles et les déshérités, et les leçons de dévouement et de charité qu'il a données aux heureux de la terre. N'y a-t-il pas là déjà une force immense pour adoucir les douleurs, prévenir les conflits et résoudre les questions les plus brûlantes?

Avec le Credo, nous avons le Décalogue, qui saisit nos consciences et dirige nos volontés. Il nous intime la loi de Dieu et nous somme de l'accomplir sous la condition des sanctions éternelles. Il n'est pas sujet aux changements et aux erreurs comme les lois humaines. Il n'est pas applique par des juges qu'on . peut tromper et qui peuvent se tromper.

Il renferme tous les principes de justice, toutes les conditions de l'ordre et de la prospérité. Voyez-le dans ses derniers préceptes poursuivre et atteindre le mal jusque dans sa source, en proscrivant les mauvais désirs et les mauvaises pensées qui préparent les actes désordonnés. Remontez plus haut et vous rencontrez les préceptes qui protègent notre réputation, notre honneur, notre vie et nos biens. Plus haut encore, vous trouvez pour la famille et pour la société toute garantie de justice dans ceux qui exercent l'autorité, comme de respect et de soumission dans ceux qui doivent obéir. Il y a là le remède préventif a tous les attentats contre le droit, a toutes les révoltes et a toutes les violences.

Mais quelle force auraient tous ces commandements, si le premier était mis de côté, celui qui donne aux autres leur autorité et leur sanction ?

A ces moyens d'action sur la vie nationale, il faut ajouter le culte chrétien. Combien il élève les âmes dans ses grandes manifestations ! Combien il les purifie et les fortifie dans ses sacrements intimes ! On ne le nie pas de bonne foi.

Nous avons encore l'enseignement de l'Evangile. Vous aurez peut-être entendu formuler le préjugé qui a cours dans le monde, a savoir que l'Evangile est une doctrine pessimiste qui ne prêche que jeûne, pénitence et pauvreté volontaire, et qui est par conséquent opposée a tous les progrès sociaux.

Ce reproche ne peut venir que d'un jugement superficiel. Comment ! l'Evangile est hostile au pro­grès ! mais toute l'histoire vous oppose un démenti. Jetez un regard sur les deux hémisphères: où sont les nations civilisées, les nations amies du progrès? C'est en Europe, c'est en Amérique, c'est dans les pays où règne l'Evangile. Où sont les nations arriérées et barbares? C'est dans l'extrême Asie, c'est en Afrique, là ou l'Evangile n'a pas encore pénétré.

Nos deux grands siècles chrétiens, le XIII et le XVII, n'ont-ils pas été des siècles de progrès ? Etaient-ce des gens arriérés que saint Louis, saint Thomas d'Aquin, les architectes de nos cathédrales, Le Dante, Bacine, Corneille et Bossuet ?

Il faut savoir lire l'Evangile. Il propose deux formes de vie chrétienne: l'une pour le grand nombre, simple, facile, réduite aux devoirs de justice, de travail et de sobriété et répondant aux meilleures conditions du progrès social; l'autre pour le petit nombre, pour une minime exception, qui veut se dégager des choses de la terre et s'élever a une plus haute piété. A ceux-ci, le Sauveur a conseillé la pauvreté volontaire, la chasteté perpétuelle et l'abnégation de la volonté.

Mais il ne faut pas confondre la vie commune des chrétiens avec l'ascétisme. Laissez l'ascétisme a ceux qui ont pour cela un attrait spécial et une vocation déterminée, et contentez-vous de la piété commune, qui a, comme dit saint Paul, les pro-messes de la vie présente aussi bien que celles de la vie future.

Non, la religion n'est pas l'ennemie du progrès. Elle enseigne les conditions mêmes du progrès, le travail, l'économie, la justice, la charité. Quel pro­grès peut-il y avoir sans le travail ? Quel bonheur social sans là pratique de la justice et de la charité ?

L'Eglise aime la science et la vraie liberté; elle n'a jamais cessé de faire la guerre a l'ignorance, au despotisme, a l'esclavage.

Nous, prêtres, nous désirons avidement le bien des masses. Nous sommes heureux de toutes les transformations utiles. Nous sommes passionnés pour le progrès.

Le bien-être matériel du peuple trouve une large place dans nos cœurs d'apôtres. Notre idéal, c'est le bien temporel du peuple avec son bien spirituel. Tout ce q'est obstacle a ce bien-être, que ce soit la faim, la maladie, l'excès du travail, les logements insalubres, nous avons a cœur d'en poursuivre l'abolition. Voilà le véritable enseignement de l'Evangile et toute l'histoire de l'Eglise n'est qu'une série ininterrompue de fondations charitables et de revendications en faveur de la justice et du droit.

Oui, si le peuple souffre, c'est que Dieu nous manque, c'est que l'Eglise nous manque parce qu'elle a été entravée dans son libre épanouissement.

Les hommes les plus éclairés de la société contemporaine en arrivent a reconnaître que le salut social nous doit venir par l'Eglise. Le XIX Siècle finissant fait sa confession.

Rousseau10) vieilli avait dit aussi: « J'ai cru long-temps qu'on pouvait être vertueux sans religion, j'en suis désabusé.» Je crois bien: de braves gens l'accablaient d'amers reproches parce qu'ils avaient pris a la lettre le pian d'éducation sans Dieu trace dans son Emile et ils avaient élevé des enfants devenus intolérables par leurs passions effrénées. Une pauvre mère en mourut de douleur. Notre société actuelle s'est laissée leurrer de la même façon.

Les aveux se multiplient.

Le siècle finissant revient de ses longs égarements. Il regrette la foi de ses premières années. Il voit que son apostasie a produit une société sans bous-sole, sans frein et sans mœurs. Il veut remonter le courant et se tourne vers l'Eglise.

Le Saint-Siège, du reste, rayonne actuellement d'un éclat qui dissipe les ténèbres.

Le siècle établit son bilan, il suppute ses profits et il constate… une banqueroute générale.

Ecoutez les aveux de ses intelligences d'élite:

«L'école sans Dieu, nous dit Lavisse,11) prépare des épaves pour la dérive.»

«La science positiviste, dit Brunetière, nous avait promis qu'elle expliquerait la vie et réglerait la morale. Elle n'a pu ni créer la vie ni l'expliquer. Impuissante a nous révéler le mystère de notre origine, comment prétendrait-elle nous servir de guide entre notre commencement qu'elle. ignore et notre fin qu'elle ignore de même ?»

«On espérait, dit un journal ordinairement fri­vole et irréligieux (l'Echo de Paris), refaire l'âme de la nation par l'enseignement laïc. Il a été interdit de parler aux enfants de Dieu, ce qui ne s'était vu a aucune époque, chez aucun peuple. C'était supprimer d'un seul trait de plume le caractère absolu de la morale. Les écoliers, depuis 1883, ont appris a ne croire a rien, sinon a eux-mêmes et a la satisfaction de leurs appétits. L'exemple fut a la hauteur de l'enseignement. Ils ont vu leurs aînés dans la vie politique attachés uniquement au culte du veau d'or, a leurs intérêts personnels et a la religion du plaisir. On a fabriqué de la sorte une génération de décadence. Maintenant la peur s'empare des rares personnes qui s'avisent encore de réfléchir. On commence a reconnaître que tout craque et si les enfants continuent à être façonnés de cette manière, nous sommes voués a la plus effroyable dégringolade.»

Il faut entendre encore un littérateur très goûté, M. Bourget; dans ses belles études sur l'Amérique, il montre comment nous marchons depuis un siècle a l'inverse de la puissante et féconde démocratie américaine. Elle favorise toutes les forces vives du pays, la religion, la vie provinciale, les associations.

«Nous avons tari toutes les sources de la vitalité française. Il faut donc, dit M. Bourget, remonter tout un siècle. Il faut retrouver l'autonomie pro­vinciale et communale, les universités locales et fécondes; reconstituer la famille terrienne par la réforme de nos lois de succession et d'enregistrement, protéger le travail par le rétablissement des corporations, rendre a la vie religieuse sa vigueur et sa dignité par la liberté de l'Eglise…»

C'est là l'orientation actuelle.

Nous souffrons et nous commençons a en reconnaître la cause principale: Dieu nous manque, l'Eglise nous manque dans la vie sociale. Sans Dieu et sans l'Eglise, comme le redit Léon XIII, tous les essais de relèvement seront vains: Sine dubitatione affirmamus inania conata, hominum futura, Ecclesia posthabita.

IX. Mais dans cette lamentable situation le clergé n'a-t-il pas sa part de responsabilité ?

Hélas ! oui. Ecartés de la vie publique par le gallicanisme, nous étions devenus timides et pusillanimes. Nous avions perdu la vraie notion de nos devoirs. Nous érigions en principe ce qui pouvait être dans une certaine mesure la nécessité du moment. Nous n'agissions plus. Nous étions, sans le savoir, malades du libéralisme politique, du libéralisme économique, du libéralisme moral. Une erreur de pastorale entravait la marche de l'Eglise.

Nos devanciers s'étaient habitués a la pensée qu'il n'y a rien a faire pour les hommes.

Un livre qui a d'excellentes pages, le Manuel de l'Oeuvre des campagnes, était encore, il y a trente ans, le directoire des oeuvres. La préface de son édition de 1865 nous dit que ce livre devient le manuel des séminaires et des jeunes prêtres, que les éditions s'écoulent rapidement. Des directeurs de séminaires écrivent qu'ils sont ravis de l'apparition de ce volume, qu'ils le propagent et que c'est bien là la direction qu'il faut donner au ministère pastoral.

Or, quelle est cette direction ? Le livre érige en principe qu'il n'y a rien ou a peu près rien a faire pour les hommes. «Occupons-nous, ajoute-t-il, des enfants et des malades. Il n'y a pas d'autre marche, c'est la règle, c'est la loi. C'est ainsi qu'a fait Notre-Seigneur. Les enfants, les vieillards, les pauvres, les malades, les affligés: voilà les cinq doigts de l'apostolat des campagnes. Pour les autres, pères, mères, jeunes gens, il n'y a pas la même facilité. Avec eux, contentons-nous d'attendre.»

Aujourd'hui, évidemment, ces affìrmations nqus hompilent. Elles défigurent le Christ qu'elles pré-sentent comme l'apòtre timide des enfànts et des malades. Ce n'est plus là le lion de Juda, ce n'est plus le pasteur d'hommes qui réunissait a Tibériade trois ou quatre mille galiléens, en laissant à l'arrière-plan les femmes et les enfants: Erant autem qui manducaverunt, quatuor millia hominum, extra parvulos et mulieres. (Matth., xv, 38.)

L'erreur cependant n'a pas entièrement désarmé. Un prédicateur de retraite ecclésiastique disait encore dernièrement: «Tenez-vous-en aux pratiques de l'ancienne pastorale. Faites .des confréries d'enfants de Marie et peut-être de petits patronages, il n'y a que cela de possible.»

II y a encore de braves gens qui sont visiblement agacés par le nom même d'œuvres sociales, tant ils ont peur, sans doute, d'être obligés de faire quelque chose. Voici a ce sujet une perle extraite d'une Semaine religieuse: «Nous avons été rassurés quand nous avons appris que le cardinal de Reims prenait en mains le Congrès des prêtres12)… Tout devenait alors limpide et nous n'aurions pas a entendre les centons courants sur les droits et les devoirs de la démocratie: justice sociale, devoir social, aide sociale. On ne nous parlerait même pas du cure social, car nous avons lu cette dénomination spéciale appliquée a un très digne confrère. On nous ferait enfin grâce de tous les leit-motives de cette logomachie a laquelle, décidément, nous ne pouvons nous faire… On dirait vraiment, a enten­dre certains des nôtres, que l'œuvre divine de Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a été comprise que par eux et en la fin de notre XIXe siecle…»

Mais non, cher confrère, nous disons au contraire que la pensée du Christ a été comprise par tous les siècles chrétiens, en particulier par les beaux siècles du moyen âge, qui avaient organisé les corporations, les communes chrétiennes, les nations catholiques et la grande union de la chrétienté. Mais la pensée du Christ a été amoindrie par le gallicanisme et le régalisme, et nous voulons lui rendre tout son éclat.

Heureusement le pasteur suprême veillait dans cette sombre nuit où les flambeaux de l'apostolat vacillaient. Il se demandait a lui même: Custos, quid de nocte ? Comme la Providence divine, il voyait les choses de haut; Alta a longe cognoscit. Il a jeté le cri d'alarme, ce long cri de son cœur, l'immortelle Encyclique Rerum novaruim, couronnement de toute une série d'enseignements sur le dogme social chrétien.

Mais le mal est grand. Les prêtres et les lettrés nous ont donné un enseignement religieux incomplet. C'était comme une demi-hérésie, qui datait du grand siècle, et que les Papes ont maintes fois condamnée sous les noms de naturalisme, libéralisme, gallicanisme.13)

Nous n'avions plus de justes notions sur la société civile, les associations, l'organisation du travail, l'usure, la propriété, la loi.

Il a fallu tonte une série d'Encycliques pour nous redire que la société civile est œuvre de Dieu, qu'elle doit a Dieu un culte social et qu'elle doit s'inspirer de ses préceptes dans la conception de ses lois; que la famille est antérieure a la société, qu'elle est plus essentielle encore a l'homme et qu'elle doit être respectée dans son organisation divine et dans sa liberté; que les associations sont de droit naturel et que l'État les doit respecter et favoriser; que le travail est une loi de l'humanité et que ses produits doivent être distribués avec une délicate équité; que le travailleur n'est pas un vil instrument de profit, mais un frère de l'employeur; que la propriété répond aux besoins de l'homme et a sa nature; que si le propriétaire a l'honneur de participer a la richesse du Créateur, il doit aussi participer aux charges de sa Providence; que la loi est une ordonnance du pouvoir en vue du bien commun et que les lois capricieuses et tyranniques ne sont pas des lois et ne méritent pas le respect.

Mais tous ces principes, le prêtre ne les enseignait plus guère. Le gallicanisme de l'ancien régime pieusement conservé par les gouvernements nouveaux tenait le prêtre a la sacristie et l'amenait, tant par la crainte que par l'illusion, a n'oser plus toucher aux questions sociales.

Voilà bien la première et la plus grande des causes du mal social: Dieu nous manquait, et la doctrine de l'Eglise elle-même était mutilée par l'hérésie régalienne et gallicane.

La plupart des catholiques étaient illusionnés ou endormis. Un homme de benne foi, comme Claudio Jannet,14) écrivait encore il y a vingt ans ces énormités: «A la différence des anciennes législations religieuses, le christianisme a laissé absolument a la liberté des peuples et a l'expérience scientifique ce qui constitue la civilisation matérielle. Il s'est renfermé, des le premier jour, dans le domaine spirituel et moral, accroissant ainsi considérablement le champ ouvert a la science et a la liberté humaine.» (Les grandes époques de l'histoire économique, p. 26.)

Comme si l'Evangile ne déterminait pas le but et le rôle des richesses matérielles dans la vie humaine, les lois morales du travail, de son organisation, de la répartition et de l'échange de ses produits, les droits et les devoirs des différentes classes sociales !

Quelques clairvoyants seulement jetaient de temps en temps un cri d'alarme. Quelques oeuvres isolées, quelques voix de prophètes préparaient et annonçaient la résurrection.

L'humble apôtre des ouvriers en Allemagne, le P. Kolping,15) fondateur des Gesellenverein, disait:

«Nous avons trop perdu de terrain depuis que l'Eglise a été séparée de l'ouvrier par la ruine des institutions des siècles passés.

«Nous avons besoin de reconquérir ce terrain et de faire oublier que peut-être trop de prêtres l'ont longtemps déserté et ont semblé indifférents aux intérêts du peuple.»

Les Ketteler16) et les Manning17) signalaient l'immense péril vers lequel l'illusion actuelle des catholiques conduisait l'Eglise. C'est alors que Léon XIII est venu nous faire ouvrir les yeux et secouer notre torpeur.

Il s'adresse a tous dans l'Encyclique Rerum novarum, puis il répète ses avertissements dans diverses encycliques adressées aux nations catho­liques.

«II faut agir et au plus tôt, dit-il dans l'Ency­clique Rerum novarun, le mal est si grand qu'une plus longue hésitation le rendrait incurable.»

« II faut' l'avouer, dit-il aux évêques d'Italie en 1892, la plupart des Italiens se sont laissés gagner par une sécurité irréfléchie et ils ne voient pas le péril.»

«L'apathie et les dissensions des catholiques, écrit-il aux Hongrois en 1893, préparent le triomphe de leurs ennemis.»

«Le Seigneur, dit-il au patriciat romain en 1897, tire du malaise présent et des périls futurs l'occasion de secouer et d'avertir les esprits oublieux.»

Heureusement, a la même date, le Saint-Père pouvait ajouter: «Nous avons un juste motif de consolation dans le réveil de l'action chrétienne.»

X. Une autre cause, c'est que l'Etat manquait dans une large mesure a ses devoirs.

L'Etat se détournait de Dieu et méprisait sa loi; il laissait sans protection suffisante le pauvre et le prolétaire; il tolérait l'usure sous ses formes nouvelles, il supprimait les corporations et les associations qui sont le soutien naturel du faible.

Et d'abord, l'Etat se détournait de Dieu. Gomme le remarque l'Encyclique Quod apostolici par une impiété toute nouvelle et que les païens eux-mêmes n'ont pas connue, on a vu se constituer des gouvernements, sans qu'on tînt nul compte de Dieu et de l'ordre établi par lui. On a proclamé que l'autorité publique ne tenait pas de Dieu son principe, sa dignité, son autorité, et que la loi dépendait uniquement du caprice populaire.

Puis, après qu'on eut combattu et rejeté comme contraires à la raison les vérités surnaturelles de la foi, l'auteur même de la Rédemption fut contraint par degrés et peu a peu de s'exiler des études, des écoles et de toutes les habitudes publiques de la vie humaine.

Enfin, après qu'on eut livré a l'oubli les récompenses et les peines de la vie future, le désir ardent du bonheur a été renfermé dans les limites du temps présent.

Avec la diffusion de ces doctrines et la licence effrénée de penser et d'agir qui a été tolérée de toutes parts, concluait Léon XIII, faut-il s'étonner que la vie publique ait été profondément troublée et que les hommes de condition inférieure se soient laissés gagner par l'envie d'échanger leurs man-sardes contre les palais des grands?

Soustrait a la juste autorité de Dieu, l'État est tombé sous la tyrannie des sectes qui l'ont exploité a leur profit en semant la division et en persécutant l'Église.

En second lieu, l'Etat a négligé son devoir de protéger les faibles. Comme le remarque Léon XIII dans l'Encyclique Rerum novarum, l'Etat, qui a pour but la protection des droits privés, doit avoir égard surtout aux faibles et aux pauvres. Il doit se faire a un titre particulier la providence des travailleurs: Mercenarios debet cura providentiaque singulari complecti respublica.

L'Etat doit protéger le droit, réprimer les abus, promouvoir le bien. Il n'a pas rempli ces devoirs vis-à-vis de la classe ouvrière. Il n'a protégé ni l'âme, ni la santé, ni les ressources des travailleurs.

II n'a pas protégé son dimanche, qui est la condition de la liberté de son âme comme de la santé de son corps. Il n'a pas veillé sur le contrat de travail où tous les droits du pauvre étaient violés par l'excès des journées de travail, par les conditions du travail des femmes et des enfants et du travail de nuit.

II n'a pas protégé le foyer de l'ouvrier, sa famille et son épargne en écrasant la petite propriété par les droits fiscaux.

Et ainsi, après avoir biffe les trois premiers commandements du Décalogue, l'Etat amoindrissait les autres commandements, qui imposent le respect du foyer, de rame, de la vie et des biens du prochain.

L'Etat, en troisième lieu, a toléré ou même favorisé l'usure moderne. Il a laissé une liberté presque illimitée aux émissions de valeurs, sans contrôle et sans responsabilité. Il a permis a la spéculation et au jeu de régner a la Bourse sur une grande échelle. Par des emprunts exagérés, a la suite de gaspillages financiers, il a favorisé le capitalisme contre nature dans lequel on cherche des produits sans travail.

Il a donne aussi un immense développement a l'irresponsabilité de l'anonymat dans les sociétés commerciales. Il a encouragé la productivité absolue et irresponsable dans les émissions d'obligations, ce qui est souvent contraire a toute justice et ce qui oblige l'industriel a faire peser ces charges trop lourdement sur l'ouvrier.

Enfin l'Etat a, par une faute inconcevable, supprime et interdit les corporations et les associations, dans lesquelles le travail était protégé par de sages règlements et le travailleur trouvait des ressources pour les mauvais jours.

XI. Il faut bien encore compter parmi les causes du malaise les fautes personnelles des intéressés, c'est-à-dire des patrons et des ouvriers.

La plupart des patrons ont oublié leur rôle social. Ils n'ont plus compris qu'une fois a leur service les ouvriers font partie, jusqu'à un certain point, de leur famille. Ils n'ont plus vu dans l'ouvrier qu'une machine intelligente, instrument de profit, qu'il fallait utiliser sans y mettre de senti ment, comme on fait d'un instrument ou d'un outil.

Les enquêtes faites spécialement en Angleterre ont révélé jusqu'à quelle aberration morale allaient les excès des employeurs, notamment en ce qui concernait la durée du travail et le travail des enfants. Ces traitements barbares laissaient loin derrière eux les rigueurs du régime de l'esclavage.

Les Pères du Concile s'en étaient émus en 1870. (Dans un Postulatum adressé a Pie IX, ils disaient: «Un des grands maux du temps présent est le socialisme. Il faut que le Concile oppose a ces erreurs les enseignements de la vérité et les règles de la justice morale. - Que les riches et les patrons, di-vites et proceres, apprennent leurs devoirs envers les pauvres, les ouvriers, les domestiques et réciproquement. On ne peut pas nier que la passion et l'abus des richesses, la négligence envers les ou­vriers, la dureté inhumaine envers eux par laquelle on viole très souvent le Ve et le VIIe préceptes du Décalogue, ont favorisé les erreurs des socialistes et leurs agitations.» (Coll. lac. t. vii, n. 860.)

Léon XIII rappelait le même fait douloureux dans l'Encyclique Rerum novarum,: «Les travailleurs sentent, par les traitements inhumains qu'ils reçoivent de leurs maîtres cupides, qu'ils n'en sont guère estimés qu'au poids de l'or produit par leur travail, et ils se laissent circonvenir par des sociétés impies.»

Les ouvriers ont bien aussi à faire leur mea culpa. Sans doute il y aura toujours parmi eux, comme dans les autres classes, des hommes oublieux de leurs devoirs, mais n'ont-ils pas été trop nombreux? Les conditions de l'aisance sont, avec le règne de la justice, le travail, la sobriété, l'écono­mie, la prévoyance. Ces vertus nécessaires n'ont-elles pas été remplacées trop souvent par les excès du gaspillage et l'ivrognerie?

XII. Après avoir dépeint le mal, il faut dire le remède.

Il est tout indiqué déjà par l'analyse des causes du malaise.

Le premier remède, c'est la restauration des principes chrétiens de la vie sociale. Le branle est donne. Pie IX a condamné l'athéisme social. Léon. XIII a indiqué dans leurs grandes lignes les rapports nécessaires de la justice chrétienne avec la .vie sociale et économique des peuples. C'est au clergé, c'est aux économistes chrétiens qu'il appartient de développer cet enseignement et d'en montrer les applications quotidiennes.

L'œuvre se fait. Les Manning, les Ketteler, les de Mun,18) les Harmel ont fait école. Nous touchons a l'heure où se réalisera ce qu'appelait de ses vœux un écrivain dont la jeunesse n'empêchait pas la clairvoyance, Henri Perreyve:19) «Il faudrait, au temps où nous vivons, des chrétiens intelligents et libres qui ne se laissassent devancer par personne dans l'étude et l'application pratique des sciences sociales. Nous ne devrions pas souffrir que quelqu'un dans le monde parlât mieux que nous sur ces grandes questions qui agitent si puissamment et si légitimement les esprits de ce siècle et que l'Evangile seul a soulevées dans ce monde, les questions du paupérisme, du travail, de la famille, des associations, des caisses de retraites: questions d'une importance absolue et qui intéressent les fondements essentiels de la société humaine. Il faudrait que nous, prêtres, nous fussions a la tête de toutes les entre-prises d'améliorations sociales. Il faudrait qu'il n'y ait pas une invention, pas une découverte, pas une organisation nouvelle, pas une association bienfaisante, pas un essai pour soulager une souffrance, pas une tentative destinée a alléger le travail humain, sans que nous soyons les premiers a les connaître, a les développer, a y donner du temps, des efforts, l'ardeur, l'espérance, la vie. Il faudrait cela et là est notre devoir, notre devoir a tous.»

Que le clergé ait commencé a se mettre a l'action, ses oeuvres l'attestent, ainsi que la part ardente qu'il prend aux congrès catholiques en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux congrès des Cercles, de la démocratie et du Tiers-Ordre en France.

Ce n'est plus le sommeil, c'est bien le réveil, et c'est bien par ce mot qu'est saluée partout l'action catholique.

XIII. Un autre remède; c'est l'action de l'Etat. Là aussi le réveil est commencé. Le, souverain de l'Allemagne n'a-t-il pas réuni un congrès pour étudier les réformes qu'il fallait demander à la législation ?

Tous les parlements sont en branle pour formuler des lois sur les associations professionnelles, sur la formation des corporations, sur la durée du travail dans les manufactures, sur le travail des femmes et des enfants, sur les retraites des travailleurs, sur le contrai de travail.

Le reste suivra. On réformera les opérations de bourse et les émissions d'actions; on réglera la question des salaires; on rendra au travailleur la liberté du dimanche, on l'arrachera aux excès de l'alcoolisme.

A nous de revendiquer sans cesse l'intervention de la loi, dans les limites où elle est justifiée et réclamée par l'économie chrétienne.

XIV. On ne peut pas dire non plus que les intéressés, les patrons et les ouvriers, n'aient pas fait quelques efforts.

Nous les voyons groupés en Allemagne dans les comités catholiques, le Volksverein, le Gesellenverein; en Belgique, dans les œuvres diverses réunies sous l'étendard de la démocratie chrétienne; en Italie, dans les comités paroissiaux et leurs œuvres; en France, dans l'œuvre des Cercles, l'union fraternelle du commerce et les comités de la démo­cratie chrétienne.

XV. Concluons. Il faut agir. Le mal est immense, le remède est dans nos mains. Etudions, répandons la vérité, organisons-nous.

La puissance sociale est aujourd'hui aux mains du peuple. C'est a lui qu'il faut aller.

Pour combattre efficacement le socialisme, il faut tenir compte d'un fait important, l'existence d'un mouvement démocratique universel. Que l'on dis­cute tant qu'on voudra sur l'étymologie, la valeur, la convenance, l'opportunité du mot, le fait de ce mouvement démocratique universel n'en demeure pas moins certain. Le Saint-Père l'affirmait a Mgr Doutreloux,20) évêque de Liège, en 1893, dans les termes mêmes que nous venons de citer.

Le mouvement, démocratique a été déterminé par l'ascension naturelle des classes inférieures qui veulent avoir leur part de la puissance politique et économique, et par les abus fréquents des autorités diverses: monarchies, aristocraties, patronat.

L'avenir de la démocratie est certain. Son règne viendra avec nous ou contre nous. Si donc nous voulons que le Christ règne, il faut que personne ne nous devance dans l'amour du peuple.

Faut-il s'étonner s'il y a quelque hésitation parmi les catholiques? Le centenaire du baptême du peuple franc nous rappelle une situation analogue.

Au Ve siècle, les Francs grandissaient. Les évêques les plus clairvoyants, Remi,21) Avit,22) Waast, les évêques de Langres, de Rodez, de Tours aidaient au triomphe de Clovis. D'autres tenaient pour les vieilles institutions romaines.

Le Pape d'alors, saint Anastase,23) prit le parti des barbares. Il écrivit a Clovis: «Notre nacelle est ballottée par les flots écumants qui menacent de l'engloutir; mais, grâce à vous, nous voulons espérer contre l'espérance même et nous bénissons le Seigneur d'avoir ménage a son Eglise un si puissant auxiliaire.» Le Pape avait compris qu'il faut s'attacher à ce qui vit et grandit et non pas a ce qui dépérit et s'éteint.

Ainsi Léon XIII nous dit d'aller au peuple, parce que le peuple a pris conscience de sa force et qu'il a l'avenir pour lui.

Le Pape est la sentinelle d'Israël qui veille sur Jérusalem, il voit d'où vient l'ennemi et d'où vient le secours : ne pas l'écouter serait une folle; le suivre, c'est le salut.


1)
Socialisme: terme apparu vers 1835. Le mouvement qui en est né s’est développé sous le signe d’une sensibilité particulière au social, bien que sous des formes très diverses et parfois aussi opposées entre elles, comme la «sociale démocratie», le «socialisme réel» et, ensuite, le commu­nisme. Ces différentes formes ont en commun la critique d’une industriali­sation sauvage qui, en laissant la pleine liberté aux patrons égoïstes et avides, finit par condamner, d’une façon irréversible, le prolétariat à la mi­sère. Dans l’histoire du socialisme, Karl Marx (1818-1883) et Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) ont été des protagonistes de premier plan, souvent en désaccord entre eux. En effet, contre Proudhon, qui en 1846 avait écrit la Philosophie de la misère, Marx a répliqué l’année suivante par la Misère de la philosophie. En 1848, avec la collaboration de Friedrich Engels (1820-1895), Marx publia le fameux Manifeste du parti communiste. En­suite, après de longues recherches, en 1859, il parvient à publier sa Contri­bution à la critique de l’économie politique et, en 1867, le premier volume du Capital Par contre, le deuxième et le troisième volumes ont été publiés comme ouvres posthumes par son ami Engels qui a pu les compléter en se basant sur les manuscrits que lui avait laissés Marx. La différence entre Proudhon et Marx a été bien profonde. Le premier parlait, en effet, d’un socialisme «humaniste» qui mettait à la base la dignité égale de toute per­sonne et la volonté de la réaliser au plan social et politique par un concours libre de tous; Marx, par contre, met à la base la lutte des classes et le principe matérialiste de la dialectique historique. Et c’est contre ces aspects do socialisme que le Pare Dehon dirige sa critique.
2)
Anarchie: absence de toute autorité et de toute norme. Anarchie morale, quand elle concerne le comportement éthique des individus; anar­chie sociale, quand elle refuse tonte intervention de l’autorité dans le comportement des individus ou des communautés particulières. Le mou­vement anarchiste voit dans l’Etat la cause de tous les maux de la société. C’est pourquoi il s’oppose à tonte norme ou intervention de l’Etat dans la vie. des individus ou des groupes, dans la conviction de pouvoir parvenir à une société dans laquelle tous les rapports entre les personnes seraient spontanément tournés vers le bien des autres. Certes, pour atteindre cet objectif, il faut d’abord éliminer les privilèges de l’ancien régime et ceci méme par la violence, si nécessaire. A la fin do XIXe siècle, sur la base de ces principes, plusieurs crimes retentissants ont eu lieu, par exemple l’as­sassinat de Sadi Carnot (1837-1894), Président de la République, par l’a­narchiste Caserio, lors de l’exposition de Lyon; d’Umberto I (1844-1900), roi d’Italie depuis 1876, à Monza, par l’anarchiste Gaetano Bresci…
3)
Les catholiques «conservateurs» pensaient qu’il aurait suffit d’avoir «un peu plus de charité» de la part des patrons et tous les problèmes se­raient résolus. C’était une conviction très répandue et le Père Dehon cite plus loin les différentes tendances de ce courant, comme on pourra le voir dans les notes suivantes. Le point commun de ces différentes écoles était justement la conviction que la pratique de la charité et l’effort des patrons catholiques auraient da suffire à tout. Ils montraient donc leur répulsion devant l’hypothèse d’éventuelles interventions de l’Etat comme d’ailleurs devant toute initiative venant des ouvriers eux-mêmes.
4)
L’école de Frédéric Le Play (1806-1882) admettait une certaine in­tervention de l’Etat et aussi de l’Eglise, mais ce seraient des interventions faisant appel à l’amour sans recours à la contrainte (cf. aussi p. 253, note 20).
5)
L’école d’Angers: en 1870, Mgr Charles Emile Freppel (1827-1891), évêque d’Angers et polémiste connu, intervenant au congrès des oeuvres catholiques de sa ville, renouvelait ses critiques adressées au gouverne­ment de Paris et affirmait de ne «tolérer» l’intervention de l’Etat en ma­tière sociale qu’en cas de graves excès comme le travail des mineurs en usine et semblables, et il indiquait l’initiative privée comme remède essen­tiel au malaise de la société. Pourtant, la même année, au congrès tenu à Liège, René de La Tour du Pin exprimait des idées beaucoup plus coura­geuses et efficaces sur la responsabilité de l’Etat en matière sociale. C’est à partir de là que l’on a pris l’habitude de faire la distinction entre l’école d’Angers et l’école de Liège.
6)
Les patrons chrétiens du Nord: cette expression désigne des patrons chrétiens du Nord de la France, très proches des idées de Mgr Freppel. Ils étaient, en général, opposés au droit de grève, aux syndicats des ouvriers, à l’intervention de l’Etat dans le domaine de l’économie et persuadés que la question sociale ne pouvait être résolue quo grâce à la morale chrétienne. Parmi ces derniers, nous pouvons citer Joseph Rambaud (1849-1919), hos­tile aux syndicats ouvriers et un peu nostalgique des anciens «patronats»; Henri Xavier Périn (1815-1905), professeur d’économie à Louvain et chef de file en Belgique d’un mouvement ultramontain; Haussonville (1843­1924), peu favorable à l’intervention de l’Etat en matière sociale mais op­posé aux excès de la doctrine libérale.
7)
L’Oeuvre des Cercles catholiques pour les ouvriers: fut fondée en 1871 par Albert de Mun, René de La Tour du Pin et d’autres, intéressés par un engagement explicite dans le social. Créés partout, même dans de petites paroisses, ces Cercles voulaient être des lieux de loisir et de culture religieuse mais aussi des sièges des nouvelles associations de patrons et d’ouvriers, et recréer ainsi un climat social chrétien. En 1873, à l’occasion d’un pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, on prend connaissance des réali­sations de Léon Harmel à Val-des-Bois. C’était le 17 août. Le Père Dehon le rappelle comme «un jour inoubliable» (NHV X,5). Quelques jours plus tard, en participant au Congrès de Nantes, il rencontre personnellement L. Harmel avec qui il commence une collaboration qui durera plusieurs an­nées.
8)
Jusqu’en 1891, conclut le Père Dehon toutes ces écoles craignaient aussi bien l’intervention de l’Etat que l’initiative des ouvriers. Mais c’est précisément l’année dans laquelle le pape Léon XIII publie l’Encyclique Rerum novarum sur la condition déplorable de la classe ouvrière, un docu­ment qui fut déterminant pour le futur du mouvement social des catholiques.
9)
Phylloxéra: parmi les nombreuses causes de la crise de l’époque, on fait allusion ici au phylloxéra, un petit insecte hémiptère, puceron parasite qui provoque des gales sur les feuilles et des nodosités sur les racines de la vigne, entraînant en quelques années la mort du cep.
10)
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe très original, qui a vécu en plein milieu du siècle des Lumières, s’est prononcé résolument contre touts les institutions de la société (la famille, l’école, la société, la religion), en considérant qu’elles violaient le droit inné de tout individu de se développer en total respect de son individualité unique. Dans son ro­man Emile, il propose une totale autonomie d’éducation partant de la sim­plicité et de la spontanéité de la nature, et comptant exclusivement sur la créativité de l’esprit et du cœur de l’enfant.
11)
Ernest Lavisse (1842-1922), fut professeur d’histoire à la Sorbonne et initiateur d’importantes collections historiques qui contribuèrent au re­nouveau de l’étude même de l’histoire. Il a dirigé la publication d’une im­portante Histoire de la France en 10 volumes et, avec J. Rambaud, une Histoire générale du IVe siècle à nos jours, en 12 volumes. Il émit ap­parente avec le Père Dehon (cf. NQT 1,510, 116).
12)
Il s’agit du Congrès ecclésiastique tenu à Reims, du 25 au 27 août 1896, Congrès contesté par certains traditionalistes qui craignaient un «sy­node sans évêques, comme le fait remarquer le Père Dehon dans son Journal (NQT XI/1896, 68v-69r). Le climat s’y est détendu quand l’archevêque de Reims, le card. Langénieux, a salué comme pèlerins les 500 prêtres réunis; cependant, le Congrès a été présidé par Mgr Péchenard, son vicaire général.
13)
Naturalisme et libéralisme: deux courants de pensée qui considé­raient la nature et la liberté individuelle comme fondement et source de toute norme morale, en refusant ou en ignorant exprès toute référence à des normes découlant de t’autorité religieuse ou de la Révélation.
14)
Claude Jannet (1844-1894), disciple de Le Play, docteur en sciences politiques à l’Université de Louvain et professeur d’économie politique à l’Institut Catholique de Paris, a publié de nombreux ouvrages sur la ques­tion sociale et sur l’économie de la fin du XIXe siècle (cf. NQT 4, 494, n. 28).
15)
Alfred Kolping (Cologne 1813-1865), était connu dans sa ville comme «père des jeunes ouvriers». Lui-même ouvrier jusqu’à l’âge de 32 ans, il devint prêtre pour pouvoir mieux les aider. Il fonda l’institut «Ge­sellenverein» qui se charge de tous les besoins des jeunes ouvriers: do lo­gement, du travail, des loisirs et d’une formation humaine et chrétienne complète. A sa mori, cette muvre est devenue la plus grande organisation de laïcs catholiques de l’Allemagne. Aujourd’hui, elle est encore présente et active dans plusieurs pays et surtout en Allemagne.
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Wilhelm Emmanuel Ketteler (1811-1877), en dépit du début d’une brillante carrière politique, donne sa démission en 1838 pour protester contre l’arrestation inique de l’évêque de Cologne. II entre au séminaire à Page de 30 ans, est ordonné prêtre en 1843 et son dévouement face aux in­justices du monde du travail et à la souffrance des pauvres est tel qu’il est élu député au parlement de Francfort en 1848 bien que la région soit en majorité protestante. Invité par l’évêque de Mayence, il tient une série de conférences sur les questions sociales chrétiennes (la famille, le travail, la propriété, la justice sociale) et attire des milliers d’auditeurs. Nommé au gouvernement du diocèse de Mayence, en publiant le livre La question ou­vrière et le christianisme (qui est une liste des questions concrètes sur les­quelles l’Etat devrait intervenir), il se fait tout de suite connaître comme «évêque social» . Il écrire que dans tous les Etats modernes, le pain quoti­dien dont ont besoin l’ouvrier, sa femme et ses enfants, est livré au gré des fluctuations da marche… «C’est un marche des esclaves», écrit-il, «dans une Europe libérale, taillé sur le modèle d’une… maçonnerie philanthro­pique, rationaliste, antichrétienne!». Ainsi, il provoquait le peuple mais aussi les gouvernements, les princes, l’Eglise. Mais en ne trouvant aucun prince capable d’interventions sociales concrètes il finit par penser au Pape. Et en 1872, il écrivait à un de ses amis: «J’ai l’intime conviction que Dieu enverra bientôt un Pape qui saura redéployer dans l’Eglise toutes ses forces divines… Ce Pape réalisera des choses grandes et admirables».
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Henry Edward Manning (1807-1892), rêvait à une carrière poli­tique, mais l’échec de son premier mariage suscita en lui le désir de la vie ecclésiastique et très tôt il fut promu archidiacre anglican de Lavingston. A partir de 1840, il commença à s’intéresser au «mouvement d’Oxford», favorable à la réconciliation avec Rome. En 1845, il fut scandalisé par la «conversion» (la «chute» , disait-il) de Newman. Mais en mars 1851, il par­vint à dire son premier « Je vous salue Marie» et le 6 avril suivant, il adhéra définitivement à l’Eglise catholique. Ordonné prêtre, il se consacra avec générosité aux oeuvres sociales, même en compagnie des non-catholiques. Devenu archevêque catholique de Westminster, il profitait de toute occa­sion pour aider les pauvres, visiter les malades, dénoncer tout abus et rap­peler chacun aux devoirs de la justice sociale et de la charité. Pour tous, il devint le porte-parole du catholicisme social. A quelqu’un qui lui disait: «Ainsi, vous risquez de favoriser le socialisme», il répondit tranquillement: «Mais cela est pour moi do pur christianisme».
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Albert de Mun (1841-1914), prisonnier en Allemagne après la guerre de 1870, après avoir lu les ouvres de Mgr Ketteler, se consacra en­tièrement à l’action politique et sociale, espérant réconcilier ouvriers et patrons et les éduquer a l’esprit de t’Evangile. En 1871, il fonda, avec le marquis de La Tour du Pin, l’Oeuvre des Cercles catholiques d’ouvriers. Sa doctrine sociale évolua do corporatisme chrétien vers l’union syndicale des patrons et des ouvriers. Ses principaux ouvrages sont: Contre la sépara­tion et Ma vocation sociale.
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Henri Perreyve (Paris 1831-1865), prêtre en 1858, professeur à la Sorbonne depuis 1860. A l’9ge de 19 ans, il s’était lié d’amitié avec le Père Lacordaire, OP, qui lui laissa en héritage tous ses écrits. Il publia donc, avec une introduction importante, Les lettres du P. Lacordaire aux jeunes. Ses deux ouvrages La journée du malade et Conversations sur l’Eglise ca­tholique sont également importants. Après sa mort, a la fleur de l’âge, Mgr Gratry publia sa biographie très suggestive.
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Victor Joseph Doutreloux (1837-1901), né à Chénée, prés de Liège, prêtre en 1861, évêque de Liège depuis 1879. Promoteur de l’école catho­lique et apôtre de la dévotion au Sacré-Cœur, il s’intéressa beaucoup à la question sociale. Trois congrès sociaux se tiendront à Liège; sa pensée évo­lua de la responsabilité patronale à la participation autonome des ouvriers. 11 soutenait évidemment l’école de Liège qui s’opposait à l’école d’Angers de Mgr Freppel (cf. NQT 2, 610, n. 17).
21)
Remi (Remigius), (437-533), saint, évêque de Reims pendant presque 70 ans. Avec d’autres évêques de son temps (de Verdun, de Langres, de Tours, etc.), il assura la conversion des Francs à la foi catho­lique. «D’autres tenaient pour les vieilles institutions romaines». L’évêque de Reims, au contraire, à l’avènement de Clovis comme noi des Francs, vers 481, lui écrivit pour le préparer au baptême. Pour la sécurité du roi, il fut entendu que les principaux chefs de son armée recevraient le baptême en même temps que lui. La célébration eut lieu avec le plus grand éclat le 25 décembre 496, une date inoubliable pour l’histoire civile et chrétienne de la France.
22)
Plusieurs évêques jouèrent un rôle important durant les Ve et VIe siècles, comme saint Avit (450-525), évêque de Vienne en Gaule, qui exerça une action souvent prépondérante dans toutes les affaires reli­gieuses de son temps. Moins connue l’action de Saint Waast (latin Vedas­tus, français Gaston), qui fut évêque d’Arras pendant presque 40 ans et mourut aux environs de 540.
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Anastase II, saint, pape de 496 à 498. II chercha à renouer les rela­tions de Rome avec Byzance et les Eglises orientales, et à faire cesser le schisme dû à la condamnation du patriarche Acace par le pape Félix II en 484. De lui aussi, le Pare Dehon dit qu’il aurait pris le parti des barbares. La lettre citée ici, du temps du Père Dehon, était retenue authentique même par Jaffe («Regesta Pont. Rom.», 1885, n. 745). Mais l’historien J. Havet (Œuvres, Paris 1896, t. I, pp. 61-67) a prouvé qu’iI s’agit d’un faux du XVIIe siècle.
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