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Une victime d'amour au Sacré-Cœur de Jésus. SŒUR MARIE DE JÉSUS, née Madeleine Ulrich

La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus a développé beaucoup dans l'Église l'esprit de victime, l'esprit de sacrifice et de réparation. Notre-Seigneur disait à la Bienheu­reuse Marguerite-Marie: «Je cherche une victime qui veuille se sacrifier à mes des­seins». La jeune Soeur Marie de Jésus, dont ces pages veulent retracer la courte vie, était une vraie disciple de Marguerite-Marie, dévouée, ardente, toute de feu pour l'amour du Sacre- Coeur. Entrée dans une Congrégation religieuse qui demande par­ticulièrement à ses membres la vie de victime en union avec Jésus pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, elle eut de plus l'inspiration d'offrir sa vie pour aider à la fondation d'une oeuvre de Prêtres animés du même esprit. Notre-Seigneur la prit au mot. Se sentant acceptée, elle se consuma lentement dix-huit mois durant, et poursui­vie, comme elle l'écrit, par le désir d'«amasser des richesses pour le ciel», se redisant continuellement: «encore tant de mois, ne perdons pas de temps!» elle sut, durant ce court laps de temps, s'attacher à la pratique des vertus qui, en la purifiant toujours davantage, devaient faire d'elle une hostie vraiment digne d'être agréée de Dieu.

Les pages qui suivent seront presque une autobiographie. Les détails sur sa vie ex­térieure et ses vertus viennent de relations dues aux religieuses du Couvent où elle vé­cut. Nous avions en outre de cette chère petite Soeur une cinquantaine de lettres, quel­ques notes intimes et un journal. Ces écrits constituent une vraie mine et nous nous contenterons d'ordinaire de les citer longuement. Il nous a semblé, en effet, qu'ils contenaient les plus purs sentiments de l'esprit de victime et que la lecture en serait profitable à toutes les personnes pieuses, à celles surtout que le Sacré-Coeur pourrait conduire par la même voie de l'immolation et du sacrifice.

Cette petite victime est-elle une sainte? Le jugement est à Dieu et la parole à l'Église. En tout cas sa vie est extrêmement édifiante et ses écrits expriment des senti­ments héroïques. Les Soeurs de sa communauté qui l'ont connue lui ont voué un culte privé et plusieurs ont conscience d'avoir obtenu en l'invoquant des faveurs extraordi­naires.

C'est une de ces fleurs toutes célestes que Notre-Seigneur a semées assez nombreu­ses depuis un siècle dans le jardin de son Eglise, pour trouver en ces coeurs brûlants d'amour un dédommagement pour l'indifférence et l'ingratitude d'un grand nombre d'âmes.

La Communauté, qui a réuni ces pages, déclare soumettre en tout son travail au jugement de la Sainte Eglise, conformément à la Constitution d'Urbain VIII et aux décrets du Saint-Siège.

Madeleine Ulrich, notre future Sœur Marie de Jésus, était la dernière de six enfants dont deux moururent en bas âge. Elle naquit à Barr, petite ville d'Alsace du diocèse de Strasbourg, le 22 juillet 1856. Elle fut bapti­sée le même jour et mise sous la protection de sainte Madeleine, déjà pa­tronne de sa mère.

Ses parents pratiquaient fidèlement tous les devoirs de notre sainte re­ligion catholique et s'attachaient à élever leurs enfants dans la crainte de Dieu. Sa mère surtout leur donnait l'exemple d'une piété sincère, d'une grande foi et d'un grand amour pour les pauvres; elle se distinguait aussi par son amour pour la sainte Eglise et son dévouement à son auguste Chef; elle s'efforçait de communiquer ces vertus à ses enfants.

Madeleine, qu'on avait surnommée Léna dans l'intimité, était une enfant vive, alerte et d'une intelligence peu ordinaire. Bien que très espiègle, elle se montrait attentive à tout et avait parfois des raisonne­ments au-dessus de son âge.

Vers l'âge de quatre ans elle perdit son père, qui mourut subitement d'une maladie de cœur à l'âge de cinquante-huit ans. Deux ans après, sa mère quitta Barr pour aller habiter Strasbourg avec sa fille aînée, un petit garçon un peu plus âgé que Léna et Léna elle-même. Le petit Edouard fut mis en pension chez les Frères de la Doctrine chrétienne et Léna chez les Religieuses de la Doctrine chrétienne de cette ville.

C'est là qu'elle fit sa première Communion à l'âge de onze ans. A l'extérieur son recueillement et sa ferveur étaient remarquables; le bon­heur se reflétait sur son visage et dans toute sa physionomie. A l'inté­rieur de son cœur qui devait tant aimer Jésus, que se passa-t-il? Elle en garda le secret longtemps, jusqu'au jour où, récapitulant tout ce qu'elle devait à Dieu, elle écrivit: «Vers l'âge le plus tendre, n'ai-je pas senti, ô mon Dieu, votre voix au fond de mon cœur; ne l'ai-je pas entendue alors que j'étais encore incapable de comprendre ce que vous demandiez de votre créature; et au jour éternellement béni de ma première Com­munion, alors que pour la première fois je recevais mon Dieu, mon Sau­veur, dans mon cœur, n'ai-je pas éprouvé un sentiment inconnu jusqu'alors qui me disait: «C'est ton Maître qui est là?» et tout en éprou­vant les délices si pures de vous posséder, je mettais ce bonheur au­-dessus de tout autre, je reconnaissais que vous aviez mis en moi le désir immense de vous appartenir tout entière, sans retenue et sans partage. Et à partir de ce jour, je nourris en moi ce désir, ne le communiquant à personne, n'en parlant qu'à vous, mon Jésus, quand vous veniez visiter ma pauvre petite âme si vide de vertus, mais si remplie du désir de vous aimer plus que toutes les créatures».

Cet appel de Jésus était d'ailleurs bien imprécis encore. «Le couvent où j'étais élevée, continue-t-elle, n'avait point d'attraits pour moi, et partout où je regardais autour de moi, parmi les communautés de sain­tes femmes, aimant et servant Dieu, je n'en voyais aucune à laquelle j'eusse voulu me joindre; et c'est pour cela peut-être que je me taisais,' préférant garder pour moi mes aspirations, jusqu'au moment où Dieu rendrait sa volonté claire et manifeste dans mon âme. Et ainsi j'arrivai à l'âge de quinze ans sans avoir ouvert mon cœur à qui que ce soit».

En attendant, Léna continuait ses études avec beaucoup de succès, grâce aux capacités dont Dieu l'avait gratifiée et grâce aussi à son appli­cation. Ses maîtresses n'avaient qu'à se louer de sa conduite. Au témoi­gnage de la Mère Supérieure et de toutes les Sœurs qui la connurent, el­le était toujours docile, affectueuse et soumise envers elles en même temps que pleine d'amabilité et d'affectueuse charité pour ses compa­gnes à qui elle donnait le bon exemple en toute occasion. Tout semblait donc devoir attacher son cœur, mais déjà elle tendait uniquement vers Dieu et vers le but qu'elle entrevoyait dans le lointain et qu'elle cher­chait à discerner toujours plus clairement.

«Vers l'âge de quinze ans, nous disent ses notes, je sentis soudaine­ment le désir d'ouvrir mon cœur à un homme que je ne connaissais que pour l'avoir vu souvent dans un établissement de charité, où ma sœur a demeuré quelque temps et dont elle est devenue ensuite la directrice, établissement connu à cette époque sous le nom d'«Œuvre des Servan­tes». Ce prêtre (le R. P. Jenner) pour lequel je me sentais pleine de con­fiance, venait malheureusement de quitter l'Alsace; il fallait lui écrire si je voulais avoir ses conseils. Suivant l'inspiration de Dieu lui-même, j'écrivis; je reçus une réponse conforme à mes vœux en ce sens qu'elle me disait qu'il fallait, si je voulais me donner à Dieu avec toute la générosité possible, ne point craindre le sacrifice, le rechercher même. Mes études n'étaient pas encore finies alors et comme rien ne me pressait, vu que j'étais si jeune encore, je passai mes examens au bout de cette der­nière année. J'avais une grande répugnance à le faire et ma réussite est l'œuvre de Dieu, car je n'y mis pas trop de zèle; je travaillais parce qu'il le fallait, mais mes pensées étaient ailleurs; ce n'était pas une voie d'en­seignement que je voulais suivre; je voyais les pauvres et les orphelins devant moi, c'est pour eux que je voulais travailler, c'est Dieu et Dieu seul que je cherchais en eux. J'aimais la solitude, je la recherchais par­fois tout en ne fuyant pas mes compagnes que j'aimais, avec lesquelles je m'amusais avec le plus grand plaisir, et pourtant, souvent je sentais quelque chose qui m'éloignait d'elles, j'avais besoin de penser, de com­muniquer peut-être ce que j'éprouvais et je n'avais pas d'amie à laquelle je puisse le confier, je sentais qu'aucune ne me comprendrait et quelque­fois même, je me trouvais humiliée de sentir autrement qu'elles. Et cha­que jour, je comprenais plus clairement que je devais me consacrer à Jé­sus, faire de Lui, de son amour, de l'imitation de ses vertus le but de ma vie. J'en étais sûre, je le savais et cette conviction devait bientôt devenir inébranlable en moi».

Elle avait en effet cru trouver à ce moment la Communauté à laquelle Dieu la destinait. Sa sœur aînée avait, en 1867, réuni autour d'elle, à Strasbourg, sous le nom de Servantes du Cœur de Jésus, les éléments d'une Communauté religieuse, se proposant comme but une dévotion spéciale au Sacré-Cœur de Jésus dans l'Eucharistie et la réparation par l'amour et le sacrifice en vue de répondre aux plaintes adressées par Notre-Seigneur à la Bienheureuse Marguerite-Marie. Notre petite sœur n'avait-elle pas sa place marquée là? Elle le pensait et fit en ce sens une première démarche auprès de sa mère et de sa sœur Marie. Laissons la nous en dire le résultat. Elle le communique à sa sœur religieuse: «Notre sœur Marie m'a écrit et sa lettre m'a excessivement attristée; elle dit qu'elle ne donnera son consentement que quand j'aurai atteint l'âge de vingt et un ans. Elle espère que Dieu m'inspirera la généreuse résolution de travailler pour notre bonne mère, afin d'adoucir ses jours, et elle trouve que ce serait d'autant plus méritoire que je sacrifierais ainsi ma propre volonté. Tout cela est bien vrai, lui ai-je répondu, mais si Dieu m'inspire la résolution de travailler pour Lui, ne doit-il pas passer même avant nos parents les plus chers? Je ne sais si j'ai raison, mais c'est là ma manière de voir, et, logiquement raisonnée, elle me semble assez juste. Pardonne-moi avec ton indulgence ordinaire l'horrible griffonnage de cette lettre, je n'ose presque te l'envoyer, mais je n'ai pas le temps de la recommencer, vu que j'ai encore bonne besogne de devoirs; ce n'est donc pas là ce qui manque; c'est bien autre chose.

«Pâques approche et je m'en réjouis grandement. Quel bonheur pour moi de te revoir et toutes les bonnes Sœurs et les chères petites postulan­tes! Vraiment je n'aurais jamais cru que je pourrais m'attacher tant un jour à ce cher petit Couvent!».

Puis pour qu'on ne doute pas de ses intentions, cette conclusion où se retrouve son habituelle énergie. «Imagine-toi que je n'ai pas encore pu écrire au R. P. Jenner. Il est grandement temps pour moi de le faire; il pourrait croire que j'ai tourné casaque et certes cela n'est pas vrai».

C'était donc l'épreuve. Une autre allait bientôt s'y joindre. La petite communauté des Servantes hésitait à rester à Strasbourg où les suites de la guerre de 1870 étaient pour elles l'occasion de lourdes épreuves. Des amis les pressaient de venir s'établir en France et mettaient à leur dispo­sition une propriété dans le diocèse de Soissons. Elles virent là une indi­cation de la bonne Providence et le départ fut décidé à la fin de 1872.

En même temps l'impatiente postulante était envoyée au Pensionnat des Dames de la Croix à Saint-Quentin pour y compléter certaines étu­des. Là encore Dieu voulut lui faire voir «qu'il n'y avait qu'une voie, celle du Calvaire, pour arriver à la gloire avec Jésus». Bientôt voilà que les ténèbres se firent plus épaisses et que les hésitations survinrent. Le démon eût eu un si réel intérêt à détourner de sa voie cette âme héroïque! «Mon instinct naturel, dit-elle, me faisait rejeter loin de moi l'idée d'entrer dans la petite communauté naissante des Servantes du Cœur de Jésus; rien de naturel ne m'y attirait; tout au contraire me re­poussait: et ces difficultés sans nombre et matérielles et spirituelles, et ces calomnies à supporter, et ces épreuves continuelles que Dieu ne leur épargnait pas. De plus, mon amour-propre se révoltait à l'idée de voir en ma sœur ma Supérieure, de devoir lui obéir, écouter le moindre de ses ordres, lui rendre un respect, une soumission qui me coûteraient beaucoup. Je ne voulais point de cet assujettissement de toute heure, de tout instant; ma nature s'y refusait et cependant tout au fond de mon cœur je voyais la modeste maison de Nazareth si semblable à la modeste maison des Servantes du Cœur de Jésus, qu'un élan de mon âme m'y attirait instinctivement. Je n'étais pas encore capable de prendre une ré­solution définitive. Tout en comprenant que le chemin le plus humble, le plus semé d'épines est celui qui mène le plus sûrement à Jésus, qui pour nous a suivi, lui aussi, une bien modeste et bien humble voie pour nous servir de modèle, je n'étais pas encore assez avancée dans le renonce­ment à ma propre volonté, à ma nature, à mes attraits humains pour di­re dès cette heure-là: «Me voici, mon Jésus, faites de moi ce que vous voudrez!».

On lui conseilla alors de profiter des vacances pour faire, sous la direc­tion d'un Père jésuite, une retraite au Couvent des Religieuses de Marie-Réparatrice, à Notre-Dame de Liesse. L'issue n'en pouvait pas être douteuse. Quelques notes nous en ont été gardées et témoignent de la lutte qu'elle eut alors à subir, mais elles nous montrent aussi de quel côté fut finalement la victoire.

«Une vocation, c'est aimer Dieu plus qu'on aime ici-bas la créature du monde la plus aimée, c'est n'avoir jamais pu donner à personne et à rien sur la terre un amour qui approche de celui-là, c'est avoir senti l'im­pulsion de toutes nos facultés nous incliner vers Lui seul, c'est avoir en­fin compris dès cette vie que Dieu est tout pour nous, tout dans le passé, tout dans le présent, tout dans l'avenir, tout dans ce monde, tout hors de ce monde, tout à jamais et à l'exclusion de tout ce qui n'est pas Lui… Et cette vocation si belle, suis-je digne que Dieu me la donne?… Non, cer­tainement, plus que tout autre je m'en sens au contraire totalement indi­gne; néanmoins je ne crois pas mentir en disant que mon amour tout en­tier lui appartient sans réserve et sans partage, mon cœur doit être à Lui pour toujours. Au-dedans de moi-même une voix secrète me presse, m'engage, me force à repousser les affections humaines si charnelles, si sensuelles et si inconstantes, et cette voix l'écouterai-je?… Oui, mon Dieu, vous qui m'avez inspiré la sainte pensée de me consacrer à vous pour toujours, vous m'en donnerez la force!».

Il entrait cependant dans les vues de Dieu que cette âme retardât de quelques années encore son entrée en religion. Sa famille tenait, comme on le lui avait notifié en 1872, à ce qu'elle attendît ses 21 ans. Elle dut se soumettre et entrer dans une noble famille de Dresde pour y faire l'édu­cation d'une jeune fille. Mais jusqu'au soir de sa vie, elle s'accusera d'avoir par ses hésitations, revenues même après la retraite de Liesse, mérité «cette épreuve de trois longues années de retard» et elle se repro­chera toujours, dans son humilité, d'avoir dérobé à Notre-Seigneur les plus belles années de sa vie.

Fut-elle alors vraiment sensible aux attraits du monde? Un trait de cette époque nous prouva qu'elle ne variait guère dans son affectueux at­tachement et sa tendre compassion pour Jésus. Elle parcourait un jour les rues de Dresde quand tout à coup ses yeux s'arrêtèrent devant une vi­trine garnie de photographies dérisoires ou peut-être obscènes de Sa Sainteté Pie IX. A l'instant, le cœur de Léna bouillonne d'indignation et en moins d'une seconde son parti est pris; elle entre, demande à ache­ter les images, les paie, puis, en présence du marchand et des clients, elle déchire les photographies acquises en mille morceaux qu'elle éparpille dans le magasin, et repart toute soulagée d'avoir pu soustraire aux insul­tes d'un public protestant notre Vénéré Pontife.

Elle parle bien de ces trois années - on le verra plus loin dans ses écrits - comme des années les plus coupables de sa vie. Mais faut-il l'en croire et ne pas accuser son humilité d'une pieuse exagération? La note vraie nous semble plutôt être dans les lignes suivantes. «J'aurais succom­bé à cette épreuve sans une protection toute spéciale de Notre-Seigneur; mais Il n'a pas permis que ce cœur créé pour lui appartenir lui devînt infidèle. Il l'avait fait si vaste que le monde ne pouvait le remplir et n'y laissait qu'un vide affreux. L'amour de Jésus seul devait le combler».

Ces sentiments, elle les précise dans une lettre qu'elle adressait à sa mère en juillet 1876. Le monde fait tout pour la gagner et la retenir, mais elle sent que là n'est pas pour elle le devoir. Elle attendra, puisqu'il le faut, mais seule la pensée du jour prochain où elle sera enfin libre, la soutient et la réconforte.

«Oui, ma chère maman, je suis fatiguée et plus que fatiguée de mon existence dans le monde; j'ai cru pouvoir m'y faire, mais il y a toujours un vide, toujours quelque chose d'incomplet. L'idée que je ne suis pas où je devrais être me poursuit constamment; l'idée que je cherche depuis si longtemps à étouffer ce sentiment et qu'il s'empare de nouveau de moi avec plus de force, m'effraie parfois. Alors je me dis qu'il faut cependant que Dieu m'appelle réellement à Lui puisqu'ici où je pourrais être si heureuse, où je le suis, où j'ai de vraies affections, où je suis appréciée plus même que je ne le mérite, où mon avenir est assuré, où rien enfin ne manquerait à mon bonheur, je sens que cela n'est pas fait pour me contenter. Je méprise tout cela pour moi-même, et j'attends le moment où je pourrai tout jeter derrière moi et dire à Dieu: «Enfin me voici, j'ai entendu votre voix qui m'appelle depuis si longtemps et qu'en vain j'ai essayé de méconnaître», ce moment-là, je crois que ce sera un heureux moment et si, malgré l'assurance où je suis que je dois entrer au cou­vent, je me trompais, eh bien! Dieu me le fera connaître.

Voilà, ma chère Maman, les pensées qui me préoccupent et c'est là ce qui me donne de la patience, du courage lorsque parfois je suis bien abattue».

Il était, semble-t-il, difficile de douter encore de sa vocation et bien inutile de l'éprouver plus longtemps. Finalement tous les obstacles fu­rent levés et le 16 mars 1877, nous la retrouvons prête à entrer au Novi­ciat, à Saint-Quentin, concluant par ces lignes le résumé de sa vie. «Et c'est pourquoi, Seigneur, j'ai rejeté loin de moi le monde et ses affec­tions, je suis venue dans la solitude pour vous chercher, vous entendre et vous écouter; voilà pourquoi, mon Dieu, je suis ici à l'heure présente, ne voulant que vous plaire, ne voulant que vous aimer, vous servir, me dévouer entièrement à votre Sacré-Cœur pour le reste de mes jours, ne cherchant qu'à vivre en vous, à me rendre conforme a ce divin Modèle, à faire de ma vie entière un grand acte d'immolation à mon Dieu, en un mot à devenir une humble victime d'amour, digne de vous être présen­tée au jour de la Noce de l'Agneau!».

Notre jeune Postulante apportait au service de son Divin Maître des qualités vraiment exceptionnelles. Ses sœurs diront plus tard n'avoir ja­mais vu dans la Communauté une religieuse plus aimable. «Sous tous les rapports, dit l'une d'elles, notre bien-aimée Sœur était d'une distinction exquise, distinction de langage, âme élevée, intelligence rare, esprit émi­nemment solide, jugement pénétrant et droit, cœur noble et généreux, et tous ces avantages étaient rehaussés par un attrait profond pour la vie humble et cachée tel qu'il y a peu d'âmes où le moi ait tenu moins de place.

Instinctivement, nous pensions en la voyant, à ce que nous disait un saint Jésuite au cours d'une retraite: «Mes Sœurs, seriez-vous aussi de celles qui se figurent que Notre-Seigneur ne doit se réserver pour ses épouses que des êtres plus ou moins dénaturés sous le double aspect physique et moral, boiteuses, bossues, borgnes, intelligences attardées, etc… Revenez bien vite de cette illusion, mes très chères Sœurs; Jésus a été le plus beau des enfants des hommes, il a plus que tout autre cœur humain la passion du beau et il regarde avec complaisance celles qui, par dépendance de Lui, sont revêtues des charmes du corps et de l'esprit».

Mais de cela, Sœur Marie de Jésus ne semblait guère avoir souci. «Je veux faire de ma vie entière un grand acte d'immolation à mon Dieu». C'est ainsi qu'elle s'exprimait avant même son entrée au Couvent. On s'aperçut vite qu'elle était résolue à mettre ses actes en accord avec sa doctrine. Sa santé n'avait pas été sans souffrir de son préceptorat à Dres­de et à son arrivée on l'avait installée dans une cellule assez vaste. Que ne fit-elle pas dès les premiers jours pour obtenir que cette exception fût rapportée! Force fut à sa Supérieure de céder et de lui laisser prendre place au dortoir commun. Cette Supérieure était, on s'en souvient, une de ses sœurs, mais ce n'étaient pas les consolations de la terre que notre postulante demandait à la vie religieuse; ses compagnes de noviciat ne surent qu'après sa mort qu'elle était la jeune sœur de leur Révérende Mère, et si Sœur Marie de Jésus usa jamais de ce privilège, ce fut pour s'affranchir toujours davantage de toute exception, et pour étendre tou­jours plus loin ses mortifications. Elle était d'ailleurs à rude école. Elle aussi, la bonne Mère Supérieure ne s'associa que trop aux désirs rigou­reux de sa petite Lena, et sans égards pour les réclamations de la chair et du sang, elle aida consciencieusement Jésus à immoler sa petite victime dans la fleur de sa jeunesse.

Dès les premiers jours, ce fut la grande joie du but enfin atteint. A cet­te âme qui se donnait si généreusement, Jésus aussi se communiquait de manière à l'attirer toujours plus près de son cœur. Elle veut, quelque temps après son arrivée, que sa sœur Marie soit au courant de son grand bonheur et elle lui écrit, le 23 mars 1877: «Ta petite sœur appar­tient aux Servantes du Cœur de Jésus depuis lundi; elle appartient à Notre-Seigneur et il fait si bon Lui appartenir; Il sait si bien traiter les âmes! Tu ne saurais croire à quel point je sens son travail en moi; il me semble que depuis lundi je suis devenue une autre personne; il y a en moi quelque chose de plus qu'auparavant; je ne sais pas encore me ren­dre compte de ce que j'éprouve, et jusqu'au moment de vouloir te le communiquer je n'avais pas même pensé à définir ce que je sentais; je ne sais ce que c'est, ou plutôt, oui, je le sais, c'est notre divin Jésus lui-même qui a rempli le vide de mon cœur, c'est Lui qui a voulu être mon unique bien et mon partage. Maintenant il me fait jouir si délicieuse­ment de sa présence qu'il est des heures où j'oublie tout le reste pour n'être entièrement occupée que de Lui. Ai-je besoin d'ajouter que je suis heureuse? Le monde paraît si petit, si misérable, lorsqu'on commence à connaître Notre-Seigneur».

Un mois plus tard, c'est la même note qui domine dans sa correspon­dance.

Je ne t'apprendrai rien de nouveau, ma chère Marie, en te disant que je suis toujours fort heureuse et que je remercie Dieu chaque jour de la grâce qu'il m'a faite de m'appeler ici. Je fais tous les jours la classe à nos enfants et j'exerce mon piano, un peu moins assidûment peut-être; en dehors de la prière, ce sont là mes principales occupations».

Puis, sans s'en douter, elle trahit un petit travail sensible de la grâce en elle. Une amie est au Couvent en visite et… elle s'en aperçoit à peine: «Comme on change au couvent! Avant d'y être, je croyais qu'on y rece­vait avec enthousiasme les nouvelles du dehors et par conséquent les per­sonnes qui peuvent nous en donner, et je m'aperçois qu'il n'en est rien; il n'y a encore qu'un mois que j'y suis et déjà mes idées sur beaucoup de choses ont changé».

Ce travail, il entrait dans les desseins de Dieu qu'elle le poursuivît jusqu'à la perfection. Elle s'en rend compte, et quand plusieurs mois plus tard, on lui reprochera d'avoir rompu toutes relations avec la noble famille de Dresde où elle avait été tant aimée, elle répondra clairement à sa sœur Marie, le 12 février 1878:

«Tu as raison de trouver que la chère Mère ne te dit les choses qu'à demi; j'ai l'intention d'être un peu plus claire qu'elle et de te dire en peu de mots la raison de cette rupture complète avec tout ce qui regarde les trois dernières années. Tu sais déjà que ta petite sœur a eu à passer par différentes épreuves tant physiques que morales, et tout ce que Notre­Seigneur s'est plu à m'envoyer m'a démontré d'une manière évidente ce qu'il demandait de moi, comme il le demande d'ailleurs de toute âme qui veut sincèrement se consacrer à Lui; je le sentais du reste depuis longtemps dans mon for intérieur; c'est un complet et absolu détachement de toute créature. Ceci n'est possible pour moi, hélas! je le dis à ma honte, qu'en rompant entièrement toute relation; le monde est mort pour moi, je dois l'être pour le monde, et la séparation doit être aussi complète que si réellement j'étais morte. Je n'ai pas besoin, je crois, d'en dire davan­tage; tu me comprends, j'en suis sûre, et tu m'épargneras des détails qu'il suffira de te donner quand nous aurons le bonheur de te revoir, je voudrais ajouter: de te garder auprès de nous».

Se détacher du monde et de toutes les choses extérieures, n'exister plus que pour la prière et les occupations du cloître, c'est donc le premier article de son programme. Elle le précisera plus tard quand elle l'aura pleinement vécu et presque avec des accents d'un enthousiasme qui étonne: «Ne vous semble-t-il pas, Mère, que nous ne devrions pas plus toucher aux choses d'ici-bas, aux choses matérielles, qu'un papillon qui ne s'arrête point, qui ne fait que passer sur certaines fleurs? Il est néces­saire d'y toucher, c'est la condition de notre vie terrestre, mais notre vé­ritable vie n'est point celle-là et rien de nos pensées, paroles, actes ou mouvements n'y tend et ne peut y tendre. Voilà pourquoi je disais un jour que nous sommes des âmes. N'est-ce pas la vérité, Mère chérie? Sommes-nous donc corps? Non, nous en avons un que nous traînons tant bien que mal après nous, mais nous sommes essentiellement âme, esprit, et c'est bien là la vie dont nous vivons, puisque c'est à cette fin que se rapporte tout ce que nous faisons. Lorsque les choses extérieures nous occupent, elles ne doivent pas même être capables de nous faire sortir de notre vie intérieure d'intime union avec Jésus et elles ne le sont pas en effet pour quiconque comprend simplement ce qu'il vient faire ici et qui, aux yeux de bien des gens, est certainement une folie. Oui, Mère, nous sommes des folles, ni plus ni moins et je vous assure que je me glorifie même dans ma folie! Les autres vivent pour vivre, nous vivons pour mourir et plus nous mourons, plus nous vivons de la vraie vie!».

En retour, et comme une réponse de Jésus, c'était toujours la même et forte joie. On s'en aperçut, à la veille de sa vêture qui eut lieu en la fête du Sacré-Cœur. Mgr Mathieu, curé-archiprêtre de Saint-Quentin, pro­cédait à son examen canonique. Le Prélat lui posa les questions ordon­nées par le Concile de Trente et appuya tout particulièrement sur celle-ci: «Est-ce librement, bien librement que vous entrez en religion, ou avez-vous subi une influence quelconque?

- Non, Monseigneur, ce n'est pas de plein gré, mais par force, que je vais demain me revêtir du saint habit!

- Alors, reprit tout interdit l'examinateur, il y aura un obstacle à vo­tre admission, puisque les Saints Canons placent au premier rang la pleine et entière liberté?». Toute souriante la postulante reprit: «Monsei­gneur, Celui qui m'a forcée à venir jusque dans le sanctuaire me force encore à contracter aujourd'hui avec Lui une alliance plus étroite, et je dois nécessairement subir sa haute et divine influence». Inutile d'ajouter que l'examinateur fut vaincu et qu'il applaudit au triomphe de Jésus et de sa fiancée.

Cette joie, elle aurait même voulu la communiquer. Ne rêvait-elle pas maintenant d'amener sa sœur Marie à se donner elle aussi à Jésus? Ses meilleurs arguments, elle les trouve dans la pensée de son habituel bon­heur, dans la conviction que pour toutes ses sœurs comme pour elle, Jésus est présent presque sensiblement et visiblement:

«Ma bonne petite Marie, si tu pouvais venir bientôt, mais pour de bon, oh! quel bonheur! Nous allons tant prier que nous ferons violence au Cœur de Jésus; il faudra qu'il t'attire si puissamment que tu ne puis­ses plus lui opposer aucune résistance».

Et encore: «Tu verras, petite Marie chérie, que tu te sentirais heureu­se avec nous, car Jésus y est, j'allais presque dire sensiblement et visible­ment présent, tant on s'habitue à voir aussi en dedans. Tu me comprends, chère sœurette, je m'exprime mal, c'est inévitable, le cœur sent ce que la parole ne peut rendre; le tien l'éprouvera plus vivement, j'ose l'espé­rer, au milieu de nous qui voulons faire notre possible pour te rendre le séjour agréable; le Bon Dieu de son côté fera le reste».

Nous avons entendu Sœur Marie de Jésus constater dès les premiers jours de sa vie religieuse que le Divin Sauveur «la travaillait». A quoi la destinait-il? Dans la pensée de ses Supérieures, elle semblait avoir une mission spéciale à laquelle la préparaient et sa force de caractère et la longue formation qu'elle avait reçue.

Quelle serait cette mission? On crut la voir se préciser dans les der­niers jours de février et au commencement de mars 1878. Un coin du voile qui nous cache d'ordinaire l'avenir, fut soulevé pour elle! Elle ne s'y trompa pas et sa vie en fut du coup transformée, orientée aussitôt vers un idéal qu'elle pouvait envisager comme tout proche.

Dans la Communauté naissante, toutes les pensées étaient à la répara­tion. Dieu le demandait de plus en plus à chacune des Sœurs dans l'orai­son, à celles surtout qui avaient charge de diriger et d'entraîner les au­tres. Sœur Marie de Jésus était alors novice, mais elle aussi, «Dieu l'ap­pelait à devenir une victime du Cœur de Jésus», lui précisant ce qu'il at­tendait d'elle par là: l'union avec Notre-Seigneur, la vie d'intimité avec Lui, vie de confiance, d'amour et de réparation. Ces lumières devenant plus vives, la Sœur les soumit, sur l'ordre de sa Supérieure, au directeur de la Communauté, le R. P. Dehon. C'est un véritable code de la vie de victime, la claire vue de ce qu'elle exige en fait de pur amour, en fait d'oubli de soi, puisé, on peut le croire, au Cœur même de Jésus.

Dimanche, 24 février 1878

«Je viens vous dire que je me sens de bien tristes dispositions pour de­venir une victime du Cœur de Jésus, et pourtant, je le crois et je n'en puis douter, j'y suis appelée, et en ce moment plus que jamais Notre­-Seigneur daigne me le faire comprendre. Déjà plusieurs fois j'étais sur le point de vous en parler et toujours je me taisais, craignant que ce ne fût inutile. Maintenant que la chère Mère me dit qu'il est bon de vous faire connaître et le bon et le mauvais, je crois devoir vous écrire ce que j'éprouve depuis à peu près un mois. Il faut vous dire d'ailleurs que de­puis que je suis ici, avant même d'y être, un instinct, qui sans doute ve­nait de Dieu, me disait que la vocation à laquelle Il nous appelle à son caractère tout particulier, qui exige que nous tendions à une perfection qu'il serait présomptueux de vouloir atteindre si Dieu lui-même ne vou­lait tout faire en nous. C'est ce qui explique pourquoi Il a choisi dès le début des instruments qui, humainement parlant, n'eussent jamais pu réussir. De tout temps j'ai senti qu'il fallait que nous visions au plus éle­vé, au plus parfait, à ce degré que seul le plus pur amour sait atteindre, et chaque jour je suis plus convaincue que Jésus veut être notre Tout, notre seul et unique partage. Et voyez-vous, mon Père, au milieu même de ces moments affreux où, doutant de mon appel à la vie religieuse, me croyant rejetée de Dieu, au milieu de ces heures si pénibles où, proster­née et en quelque sorte anéantie au pied du tabernacle, je suppliais avec larmes Notre-Seigneur de ne pas me rejeter, d'agréer ce cœur brisé de regret et de douleur, je sentais au fond de mon âme un calme bienfaisant qui me disait suffisamment que tout ceci n'était que l'épreuve par la­quelle il faut nécessairement passer pour être purifiée.

Je sentais Jésus avec moi, je souffrais, mais pourtant avec Lui, je me sentais sous son regard; car il veut, oui, je le crois fermement, il veut que nous vivions sous ses yeux comme s'il était visiblement présent parmi nous. Toutes nos pensées, toutes nos paroles, tous nos actes, les moin­dres de nos mouvements doivent avoir son seul amour pour objet; cha­cun de nos pas doit avoir un motif de réparation. Et ces relations que Jésus désire avoir avec nous, ses faibles créatures, paraissent devoir pren­dre un caractère essentiellement intime, affectueux et tendre, n'excluant aucunement le respect de la servante devant son Maître souverain, y al­liant seulement la confiance de l'enfant envers son Père bien-aimé, l'amour de l'épouse envers l'Epoux qu'elle chérit. Jésus semble vouloir vivre avec nous comme un ami qui ne nous quitte jamais, auquel, en toutes circonstances, nous pouvons, nous devons recourir sans crainte qu'il refuse de nous écouter. Il veut nous guider, nous conduire, nous éclairer. Il veut nous enseigner lui-même la route à suivre. Il veut tout faire en un mot et ne demande de notre part qu'amour et confiance, mais amour entier, parfait, confiance pleine et illimitée. Notre cœur ne doit connaître que Lui seul et sa sainte volonté; toujours et partout sa pensée doit nous être présente; en un mot, l'aimer et l'aimer toujours et toujours davantage; qu'il trouve au milieu de nous un séjour de déli­cieux repos, qu'il se plaise dans des cœurs qui lui appartiennent tout en­tiers, dont les moindres battements soient une aspiration, un désir, une prière. Et ne croyez-vous pas qu'il y a encore une sorte d'égoïsme qui demande à être complètement banni parmi nous? Nous devons savoir que ce n'est nullement pour nous que nous sommes ici, mais pour Jésus seul, afin qu'il trouve véritablement en nous son jardin de délicieux re­pos. Il faudrait en arriver à oublier, pour ainsi dire, que nous existons, et même, pour ce qui regarde la grande affaire de notre perfection, à la remettre à notre Bon Maître; confiée à ses soins, elle avancera bien au­trement qu'entre nos mains. Il veut absolument tout faire pourvu que, de notre côté, libres et détachées de tout ce qui n'est pas Lui, indifféren­tes à tout, nous sachions, nous voulions ne nous occuper que de Lui seul. Sans doute nous devons éviter toute faute si légère soit-elle, il faut répri­mer nos penchants mauvais; mais si nous aimons véritablement Jésus, l'offenserons-nous jamais volontairement, surtout si nous ne perdons ja­mais de vue sa présence réelle au milieu de nous? C'est là ce à quoi il faut nous appliquer. Si vous saviez, mon Père, combien à certaines heu­res je sens cette immense soif d'amour qui dévore le Cœur de Jésus souf­frant, et avec quelle ardeur je désire alors que mon cœur et celui des au­tres lui soient de plus en plus unis!

Ainsi comprise, que devient notre vie de victime, notre vie d'immola­tion, que devient le sacrifice sinon un acte d'amour? Et vous le dirai-je encore? dernièrement, aux pieds de Jésus, tout à coup j'ai cru compren­dre qu'en ce moment même un mystérieux travail s'accomplit au sein de notre petite Communauté, une sorte de transformation ou plutôt un acheminement vers une phase nouvelle de notre existence. Le grain jeté en terre, tant par l'action directe de Jésus que par l'intermédiaire de ceux qu'il a choisis à cet effet, semble prêt à germer et à s'efforcer de pousser au dehors, et cette action divine, chacune en particulier et toutes en général paraissent en ressentir l'effet; toutes comprennent que si nous devons adorer Dieu, le louer, le bénir, le remercier de ses dons et même Lui en demander de nouveaux, nous devons avant et par-dessus tout, l'aimer d'une manière parfaite et illimitée. Précisément en ce moment où l'égoïsme règne dans le monde et domine tout sentiment généreux, où l'amour du moi fait presque disparaître l'amour de Dieu et du pro­chain, ne dirait-on pas qu'il est dans les intentions divines de faire revi­vre parmi nous, ses enfants, ce feu sacré, cette charité fraternelle que l'on admirait tant dans ces premiers âges de ferveur du christianisme et qui fera que de nous on pourra dire ce qu'on disait alors: «Mais ce sont des chrétiens, voyez donc comme ils s'aiment!».

Je me laisse entraîner, pardonnez-moi, mon Père; je m'arrête, non sans avoir ajouté cependant que si je me sens bien misérable en face de cette vocation telle que je l'entrevois, j'ai néanmoins confiance, car de ma faiblesse même et de mon impuissance je me fais un droit de plus à la bienveillance de Jésus qui a toujours protégé les petits.

J'ose vous demander de temps en temps une pensée dans vos saintes prières et d'avance je vous en suis toute reconnaissante».

Sœur Marie de Jésus, S.C.J.

Le doute n'était guère possible à la lecture d'une telle lettre. Cette âme était visiblement éclairée de Dieu. C'était l'époque d'ailleurs où, comme elle le dit elle-même, un travail intérieur s'opérait au sein de la Communauté, élevant les âmes et les orientant de plus en plus vers la vie de victime envisagée surtout comme une vie d'amour et d'immolation. Chaque âme était travaillée en ce sens, nous en avons l'aveu dans une lettre écrite au mois d'avril 1878, par notre fervente novice, à sa sœur Marie:

«La chère Mère ne pouvant plus vous écrire elle-même, vu son état de souffrance, c'est moi qu'elle a chargée de la remplacer cette fois-ci et je le fais bien volontiers puisqu'il ne m'est pas donné de vous dire de vive voix tout ce que Notre-Seigneur, dans sa miséricorde, se plaît à faire pour ses chétives et indignes servantes. Je ne sais réellement comment ce temps de Carême s'est passé; je puis à peine croire que nous soyons déjà au bout et je ne demanderais pas mieux de le prolonger, s'il n'était pas de la volonté divine que chaque chose se fasse en son temps. Notre­-Seigneur a, du reste, cette admirable et incompréhensible condescen­dance de nous l'apprendre lui-même, de nous donner d'une manière complète, divine, l'enseignement de ce qu'Il demande de ses victimes! Comment alors ne pas l'écouter? Ses faveurs se continuent et je voudrais bien qu'il vous fût donné d'entendre ces instructions sublimes qui nous sont adressées dans l'oraison. Tout en ne perdant pas de vue ce respect, cette sainte crainte que l'on éprouve à l'idée, pour notre nature si in­croyable, d'un Dieu qui daigne se communiquer à ses créatures d'une manière si sensible, et tout en nous reconnaissant bien indignes de tant de grâces imméritées, je ne puis m'empêcher de penser que tout ce qui arrive, Notre-Seigneur se le devait pour ainsi dire à Lui-même et à son œuvre, qui de tout temps a eu ce cachet particulier et si rare, de n'être et de n'appartenir qu'à Lui seul. N'était-ce pas Lui qui avait tout fait jusqu'à présent? la preuve évidente en est en cela même qu'Il continue. Il voit bien que nous n'avons rien que Lui et que nous ne voulons rien avoir que Lui; et comme de nous-mêmes nous avons encore moins que rien, si c'est possible, il faut donc que, de même qu'un bon père donne lui-même à ses enfants l'argent nécessaire pour le cadeau de fête qu'ils veulent lui faire, Notre-Seigneur nous donne aussi la connaissance plei­ne et entière de sa volonté afin que nous puissions l'accomplir».

Et c'est là précisément que devaient apparaître les desseins de Dieu sur elle. Ses études si complètes, le supplément de formation qu'elle avait pu recevoir, tant à Saint-Quentin qu'à Dresde, devaient singuliè­rement aider ses sœurs. Dans la lettre que nous venons de citer, elle par­le des instructions sublimes que le Sauveur leur adressait dans l'oraison. Ces instructions étaient communiquées souvent à la Révérende Mère Supérieure pour qui elles étaient comme une reconnaissance de la voie dans laquelle elle engageait ses filles. Fallait-il toujours laisser tant de lu­mières sous le boisseau? On ne le pensa pas et on confia à Sœur Marie de Jésus le soin de transcrire et le plus souvent même de traduire ces pré­cieuses communications. «Pouvez-vous vous imaginer, écrit-elle, que c'est un pauvre écrivain tel que moi qui est chargé de faire connaître ce que Jésus désirait de cette œuvre divine. A quelque chose malheur est bon, dit le proverbe, et le Bon Dieu a encore ici tiré le bien du mal, car sans les dernières années, je ne serais guère capable de ce travail qui me tient continuellement en union avec notre bon Jésus!».

Ce travail de copiste, commencé alors, elle le continuera jusqu'à l'ex­tinction de ses forces, remplissant ainsi auprès de ses sœurs une réelle mission. On ne le savait pas cependant autour d'elle, et de cela elle se ré­jouissait. N'était-ce pas l'idéal? Aider à l'Œuvre, la faire mieux connaître, la faire mieux aimer, et cela, tout en restant cachée et ignorée, à la manière de fondements disparus à tous les yeux, ensevelis sous terre. Cette grande joie, elle la confia un jour à sa chère Mère Supérieure. «Je m'étonne que vous qui m'avez appelée Pierre, que vous, qui avez été ju­squ'à dire: Je bâtirai sur cette pierre, vous ne vous aperceviez pas que vous y bâtissez, en ce moment même, un édifice, dont les fondements sont jetés, qui commence à s'élever, pour lequel sans doute Dieu n'aurait eu nul besoin d'un être aussi chétif, mais enfin pour lequel Il se sert de ce pauvre petit Pierre et s'en sert uniquement. Une fois que l'édifice est là, dites-moi, je vous en prie, qui s'occupe des premières pierres qui ont di­sparu à tous les yeux, ensevelies sous la terre? Ce qui reste au-dessus est l'œuvre de Dieu, le rocher inébranlable où sa maison est solidement as­sise. Oui, Mère, ce travail de copiste que je fais n'est ni plus ni moins qu'une véritable construction figurative, destinée à servir de base à la construction réelle. Voilà ce que je pense à ce sujet; je ne vois nul incon­vénient à vous le communiquer, bien que d'avance je doute que vous partagiez mes convictions; cependant rien ne me paraît plus clair! Et voyez comme ici encore Jésus est bon, comme Il prend soin de me laisser toute facilité afin qu'en cela comme en toutes choses je puisse trouver à m'appliquer à la vie d'une vraie victime bien cachée! Qui se doute que j'aie le bonheur, moi pauvre petite enfant privilégiée, de transcrire des documents importants pour l'Œuvre? A part quelques Sœurs, person­ne n'en saura rien avant que ce petit atome ait disparu dans l'Océan in­fini de l'amour de Dieu, dans l'éternité. Toutes, elles envieraient mon bonheur et voilà pourquoi Jésus a soin de me garder toute seule sous son regard, avec sa divine parole que je suis plus à même de cette manière d'étudier et de pénétrer».

Ce qu'elle étudiait ainsi et pénétrait s'ajoutait à ses grâces personnel­les et déterminait pour elle une conception de la vie de victime que nous voudrions mettre ici en relief, en recourant autant que possible à ses écrits.

Une idée-mère domine tout pour elle: c'est Jésus qui veut tout faire dans l'œuvre de la réparation, et le travail des âmes appelées à la vie de victime consiste à se remettre entre les mains de Dieu, le laissant faire et acceptant tout avec amour comme voulu ou permis par Lui.

«N'est-ce pas Jésus qui a tout fait pour nous jusqu'ici? La seule chose qu'Il demande de nous toujours et sans relâche, c'est l'abandon complet à sa volonté; sous quelque forme que cela se présente, le fond reste tou­jours et doit toujours rester le même «A Jésus et son bon plaisir!». C'est là la vie, l'élément naturel d'une victime du Cœur de Jésus: il ne saurait en être autrement».

… «Nous sommes dans le même cas que les premiers apôtres et com­me eux nous pouvons dire, ou l'on peut dire de nous: «Si c'est l'œuvre des hommes, elle tombera d'elle-même; et si c'est l'œuvre de Dieu, les efforts humains seront impuissants contre elle, elle subsistera malgré tout». Pour nous, nous n'avons nullement à nous inquiéter de quoi que ce soit, nous ne sommes pour rien dans ce que Jésus veut faire par nous et de nous».

Quelle est alors la part à fournir par les âmes vouées à la vie de victi­me? Elle consiste pour Sœur Marie de Jésus dans ce qu'elle nomme le «laisser-faire», c'est-à-dire dans l'acceptation libre de la volonté divine; disposition fondamentale qui leur est demandée et par laquelle elles redi­sent constamment avec Jésus: «Ecce venin».

Ces âmes sont comme «des instruments qui n'ont pas à se soucier de la manière dont le Maître se sert d'eux, mais qui n'ont qu'à se laisser ma­nier avec fidélité, sans refuser le concours demandé».

C'est là, assure-t-elle, tout ce qu'attend Jésus. «Il ne demande rien de nous que d'être prêt à se laisser servir, peu importe à quoi et comment, dans le calme et le silence, je ne puis mieux m'exprimer qu'en disant: comme une chose qui parle, agit, mais point par elle-même, laissant seu­lement la grâce de Dieu parler et agir par elle, sans tenir compte si alors ses actes, ses paroles sont opposés à ceux qu'elle ferait humainement, qui lui paraîtraient souvent plus à leur place, plus à propos».

… «Je me sens, écrit-elle une autre fois, de tristes dispositions pour cette vie de victime que j'aime cependant, à laquelle j'aspire de toutes les forces de mon âme et que Jésus demande à tout prix; vie d'ailleurs toute d'union avec Lui et toute simple, puisqu'Il veut lui-même tout faire en nous et qu'il ne s'agit pour nous que d'être des instruments bien dociles, de laisser faire de nous tout ce qu'on voudra. Mais voilà précisément ce que souvent on ne comprend qu'en théorie. En pratique, on veut faire quel­que chose de soi-même, comme si on le pouvait, et on oublie qu'on ne fait que gâter le travail de Jésus, au lieu de rester bien soumis et en repos, ac­ceptant tout, s'abandonnant à tout, en un mot laissant tout faire et tou­jours dans la même disposition, ne songeant à rien qu'à Jésus et encore et toujours à Lui; nous devons être en effet pour Lui uniquement et en­tièrement, comme Il veut lui-même si généreusement et si libéralement, être tout pour nous».

A ces dernières lignes adressées à sa sœur Marie, ses notes intimes font comme un écho: «Tout ce qui est esprit et vérité existe en réalité sans aucune apparence. Tout chez nous porte ce cachet tant pour l'existence générale de la Communauté que pour chacun de ses membres en parti­culier. Il faut toujours avoir l'air de ne rien faire et de n'avoir rien fait, c'est le seul moyen de voir que Jésus seul fait et peut faire quelque chose; c'est le seul moyen d'être une victime, et toutes les facilités nous en sont données; voilà pourquoi la perfection consiste dans le laisser faire; plus celui-ci sera absolu, plus nous atteindrons près du but».

Mais pour qu'on ne s'illusionne pas sur ce qu'elle entend par ce laisser-faire, elle a soin de le préciser: «Dieu demande de nous le laisser-faire le plus complet qui exige d'une manière indispensable la mort à soi­-même, à la volonté propre, à l'amour-propre».

Cette vie de victime demande-t-elle beaucoup d'actions d'éclat? Ce n'est pas l'avis de sœur Marie de Jésus. «La vie commune et ordinaire, aimera-t-elle à dire, mais menée d'une manière non ordinaire, voilà à quoi il nous faut surtout tendre».

La vie ordinaire d'ailleurs, prête elle aussi et sûrement à l'immola­tion. Or, tout est là. «De plus en plus, je suis pénétrée et en quelque sor­te, pourrais-je dire, imprégnée de cette conviction que notre vie de victi­me ne demande rien d'extraordinaire, sinon la disposition d'accepter tout ce qui nous arrive d'ordinaire en esprit de pénitence et de répara­tion; c'est pourquoi tout doit être fait parfaitement. C'est ce à quoi nous engage ce vœu de victime qui exige que nous choisissions dans les plus petites choses le plus parfait, alors même qu'il n'y aurait aucune faute à l'omettre ou à préférer ce qui serait peut-être bien aussi, mais plus com­mode, plus agréable, moins sacrifiant. C'est, en effet, le sacrifice que nous devons même rechercher, jamais éviter; ce serait déjà une faute contre notre profession d'immolation. Les obligations qu'elle nous fait contracter sont grandes mais simples; seulement, elles demandent à être nettement et clairement comprises par tous les esprits, elles demandent à être bien distinctes dans les cœurs; que ce ne soit pas une vague certitu­de, des paroles vaines; ce sont des adoratrices en esprit et en vérité qu'il faut que nous soyons. Les choses extérieures n'ont aucune importance et même aucune valeur; c'est l'intention, la disposition du cœur qui fait tout. Dès lors, on le devine, peu importent les occupations, peu importent les états par lesquels Dieu juge à propos de nous faire passer, peu importe même le plus ou moins d'attrait que l'on ressent en face d'un devoir clai­rement manifesté. Une seule chose est vraiment nécessaire».

On avait demandé à Sœur Marie de Jésus si elle aimait la tâche qui lui était confiée. Voici sa réponse. «Vous m'avez fait une singulière que­stion tout à l'heure, une question que je n'avais jamais osé me faire moi­-même et voilà ce qui explique mon embarras à vous répondre. Sans dou­te, j'ai accompli plus ou moins bien, j'ai plus ou moins négligé mon de­voir selon la disposition intérieure, mais à quoi bon se demander si l'on aime ou non ce qu'il faut faire? D'ailleurs, ce que je vous disais précé­demment ne vient-il pas ici en parfaite application? Toutes ces choses, emplois, charges, etc., ne sont pas notre vraie mission et par conséquent ne demandent à être remplies avec toute la perfection voulue qu'en vue d'un autre but plus élevé: l'union avec Jésus pour la réparation deman­dée. Pour eux-mêmes, ou plutôt en eux-mêmes ils n'ont aucune impor­tance, cela seul leur en donne; et ainsi plus une chose est pénible, diffici­le, sacrifiante, immolante, plus elle est appréciable, plus il faut la saisir avec une sainte avidité, y rechercher même ce qu'elle a d'âpre et de sté­rile, comme étant ce qui fait le mieux et le plus sûrement trouver Jésus, comme étant la vérité dans notre vocation, vérité sans laquelle cette vocation ne serait qu'imaginaire. Il ne faut pas oublier que nous devons être esprit et vérité et rien que cela; et, il suffit d'approfondir ces deux mots pendant un quart d'heure aux pieds de Jésus, de les peser, de les considérer à l'oeil nu de la foi évangélique, de la lumière divine pour comprendre no­tre vocation tout entière. Pour moi du moins, ces deux mots résument tout et ils vous disent aussi que nous ne sommes pas des corps si nous sommes esprit et vérité».

«Ma part est belle dans ce travail de deux ans». Tel était le témoignage que se rendait Sœur Marie de Jésus. Autour d'elle, on ne pensait pas différemment. Elle apparaissait comme un sujet d'élite et on concevait à son sujet les plus hautes espérances. Sa Supérieure ne lui laissait-elle pas entendre - nous avons vu comment elle lui répondait - qu'elle serait la «pierre» de l'édifice élevé à la gloire et à la consolation de Jésus? Mais pendant qu'autour d'elle on se réjouissait à son sujet, dans l'intime de son âme une autre tendance se manifestait qui bientôt devait l'absorber tout entière.

Dieu la voulait victime; elle ne pouvait en douter. Les lumières per­sonnelles de la grâce, les règles et l'esprit propre de sa Congrégation, tout l'encourageait dans cette voie. Aussi, plus elle approchait de sa Pro­fession et plus elle avait d'attrait à reconnaître et à consacrer cette voca­tion spéciale par le vœu proprement dit de victime.

Au lendemain de la Pentecôte, elle s'ouvre à sa Mère supérieure de ce projet:

«Mère, je ne sais si c'est l'effet de la venue du St-Esprit, mais, depuis hier soir particulièrement, je me sens comme forcée à vous parler des vœux, du vœu de victime; et cependant il m'en coûte d'y revenir, car je vous assure que ce n'est pas un désir personnel et je ne sais réellement pas ce qui me pousse ainsi à vous le demander. D'ailleurs ni vous, ni no­tre bon directeur, ne m'avez donné une réponse catégorique. La maniè­re dont ce dernier m'a répondu m'a même paru fort évasive. Qu'il dise oui ou non, je n'en demande pas davantage, ce sera pour moi l'expres­sion de la volonté de Dieu, qui est la seule chose que je cherche. Du reste, il me semble que si je voulais autre chose, je n'exprimerais pas le désir de faire un vœu, qui coûtera plus d'un rude combat à ma pauvre nature si lâche, si faible et tout à la fois si violente et si rebelle; vous le sa­vez, elle a la vie dure et il lui faut de ces secousses détruisant tout, com­me Jésus sait parfois les envoyer, pour la soumettre tant soit peu. Pour­tant, au fond, Mère, même dans les moments où tout en moi se révolte contre cette incessante lutte qui recommence chaque jour et ne doit finir qu'avec la vie, je sens distinctement quelque chose en moi qui se sou­met, qui le veut, qui le désire même, comme étant la preuve la plus cer­taine de la réalité de notre vocation, de cette vocation, Mère, qui fait de notre vie un Paradis sur la terre. Ne vous semble-t-il pas que pour nous, si nous avons une pensée qui ne soit pas pour Jésus et ne tende à Lui, ce­la devient un vrai crime? Pour moi, quand je me surprends (et cela m'arrive souvent) à m'occuper d'autre chose, à penser à quoi que ce soit qui n'ait point de rapport avec notre doux Maître, je me sens tout de sui­te en dehors de la sphère où nous devons vivre et tout me le reproche, ex­cepté Jésus qui me fait sentir son reproche par un redoublement de grâces et d'amour. Mère, l'Esprit-Saint n'a pas paru hier chez moi, pen­dant la journée du moins, ni sensiblement, ni visiblement, mais, le soir, j'ai cru comprendre que Jésus l'avait envoyé en réalisation de sa pro­messe; Il m'a dit une seule chose qui est propre à me ranimer dans mes moments de faiblesse et cette chose est que la preuve que Jésus m'accep­te aussi comme sa victime, c'est qu'il me donne à présent tout ce que j'ai jamais craint et redouté dans ma vie!».

Puis, c'est au mois de décembre, l'approche des vœux qui l'uniront étroitement à Jésus Victime:

«Oui, Mère chérie, je suis bien heureuse de me donner à Jésus; je sens profondément ce bonheur. Mais je sens aussi que s'Il vient avec douceur et amour, Il vient avec sa croix, Il vient comme victime à une épouse qu'Il veut victime, et ce sentiment domine tout autre. Il ne diminue ni la joie, ni le bonheur; au contraire, il leur donne quelque chose de fort, de réel, de véritable. Le vrai pour nous est là uniquement: joie, bonheur, plaisir, tout en victime! Voilà ce que j'éprouve, mais jamais je ne l'ai senti aussi doucement, aussi délicieusement, malgré tout le sérieux et toute la gravité de ces engagements irrévocables. Oui, c'est bien dans le calme qu'agit l'esprit de Dieu; il ne trouble et n'agite point; il me semble que toute la maison est en ce moment sous cette influence bienfaisante».

Il lui semblait que c'était l'aboutissant normal des vues profondes que Notre-Seigneur lui avait données sur le degré d'immolation demandé à une vraie Servante du Cœur de Jésus. elle ne vivait plus que pour s'of­frir en victime à la justice divine en vue de satisfaire, dans la mesure du bon plaisir divin, aux péchés des hommes et surtout des âmes consa­crées. On s'en rendra compte par la lecture des résolutions prises alors et qu'elle observa si bien par la suite.

«Décembre 1878. - Retraite précédant le beau jour de ma profession. - Amour et souffrance, et par conséquent, générosité dans le sacrifice. Pour cela je m'appliquerai à ne jamais éviter ce qui peut être sacrifice, renoncement à ma volonté et à ma nature; je ne m'abstiendrai ou ne m'absenterai pas de la table ni de la récréation, malgré la souffrance visi­ble, préférant cette humiliation à la satisfaction de mon amour-propre ou d'un désir naturel. Je ne quitterai donc jamais la société des autres que lorsque l'ordre m'en sera donné. - Je ne demanderai pas de soula­gement à moins d'une nécessité absolue, mais j'accepterai avec humilité et simplicité tous ceux qui me seront donnés, même alors que je les sau­rai sans résultat, n'ayant en vue que le mérite à acquérir pour l'éternité.

Je n'entreprendrai rien sans me demander auparavant comment je voudrais l'avoir fait si je venais à mourir aussitôt après.

Mais en toutes mes œuvres, ce sera toujours et avant tout l'amour et la consolation du Sacré-Cœur, en même temps que l'expiation et la ré­paration qui devront me guider.

Savoir me renfermer dans le moment présent, vivre comme seule à seul avec Dieu. Ne me laisser détourner par rien de mon devoir, l'ac­complir quand même et malgré tout.

Ne jamais craindre de m'humilier. Marcher sur le «moi» partout où il se glisse. Me contrarier en toutes choses, contredire mes goûts naturels.

Ne voir et ne connaître que le devoir, le remplir avant toute autre cho­se.

Ne rien demander, ne rien refuser, tout accepter et se taire. Oh! sur­tout se taire, grande science mais difficile».

Mais là, lui semblait-il, n'était pas tout ce que Dieu attendait d'elle. Avec sa nature ardente, elle voulait aller vite et droit au but. Elle désirait donner promptement sa vie pour l'Œuvre du Sacré-Cœur. Il fallait, aimait-elle à dire, que tout dans la Communauté reproduisît en quelque manière la vie de Jésus, et là encore, elle entendait s'attribuer la meilleu­re part. «Dès l'origine, dira-t-elle bientôt, le sacrifice est pour ainsi dire comme la source de l'œuvre de la Réparation elle-même». Et on devine la conclusion de sa générosité et de son cœur. «Si par une miséricorde incompréhensible, mais toute divine, Jésus pouvait me réserver à moi, pauvre indigne, ce sacrifice que je lui ferais de si grand cœur, que je re­garde même comme une trop grande récompense pour pouvoir l'espé­rer, ne devrais-je pas m'en réjouir?».

Justement, une occasion se présenta.

En arrivant à Saint-Quentin, en 1873, la Communauté des Servantes du Cœur de Jésus avait rencontré un ami et protecteur, en la personne de Monsieur l'abbé Dehon, alors vicaire de la Basilique, et qui avait, dès les premiers jours, accepté auprès des Sœurs la charge de confesseur et de directeur.

Ce prêtre avait la vocation religieuse depuis le temps de son adole­scence, mais son attrait unique était pour le Sacré-Cœur et la répara­tion, et il ne voyait rien parmi les Congrégations d'hommes alors existantes qui satisfît pleinement à ses désirs. De plusieurs côtés, le mê­me attrait se faisait jour pour la réparation eucharistique et sacerdotale, mais nulle part, cet attrait ne se traduisait d'une manière bien concrète. Après avoir longtemps prié et beaucoup pris conseil, il se décida à com­mencer quelque chose lui-même, et à grouper des prêtres animés de l'esprit d'amour et d'immolation qu'il appréciait si fort et dont il voyait les résultats dans la Communauté qu'il dirigeait. Sa décision avait été prise en juin 1877, le jour de la fête du Sacré-Cœur et acceptée par l'évêque de Soissons, Mgr Thibaudier, qui désirait un collège à Saint­-Quentin et pensait que la nouvelle œuvre pourrait commencer sous le couvert du collège.

Mais en mars 1878, le fondateur tomba malade. De violentes hémor­ragies mettaient sa vie en danger. Sa santé était épuisée par le long sur­menage auquel l'avaient contraint les œuvres précédemment entrepri­ses par lui. Notre-Seigneur voulait, semblait-il, une victime pour asseoir les fondements de son œuvre. Avec sa foi ardente, la Sœur Marie de Jé­sus pensa qu'une vie pouvait en racheter une autre, et elle s'offrit à Dieu avec cette confiance qui obtient des miracles, ne doutant pas d'être ac­ceptée.

Le billet nous manque malheureusement où elle consigna pour la pre­mière fois cette offrande qu'elle avait faite de sa vie, mais en octobre de la même année, au moment où la santé du Révérend Père Supérieur, un moment affermie, donnait de nouvelles inquiétudes, elle revint sur ce qu'elle avait précédemment écrit.

«Mère chérie, ce n'est peut-être qu'une vaine imagination de ma part, comme a pu l'être aussi ce que je vous disais dans ma lettre du 1er mars dernier et qui n'était autre chose que la conviction intime que Notre­Seigneur m'accordait trois années de réparation, au bout desquelles Il m'appellerait à Lui. Depuis mon séjour ici, je n'ai pas cessé un instant d'avoir devant moi ce terme, qui m'oblige incessamment à me préparer à la mort que je vois toujours devant mes yeux. Et à présent, depuis le jour de Sainte Thérèse, je n'ai ni trêve, ni repos, je suis poursuivie par une force que je ne m'explique pas et qui me pousse à vous écrire que je me suis sentie ce jour-là, ou plutôt cette nuit, atteinte de la deuxième partie du mal qui m'enlèvera, que je connais, ainsi que je vous l'ai dit depuis longtemps. Il m'est devenu compréhensible aussi que cette date du 16 mai, moment où j'ai senti pendant le salut quelque chose de singu­lier dans tout mon corps, était l'époque où la première atteinte du mal se faisait jour. Si Jésus me prend, vous savez pourquoi et pour qui, Mère, je vous l'ai écrit le premier mars. Oui, notre Père sera conservé à l'Œuvre de Dieu et ma vie sera prise à la place de la sienne, ainsi qu'un bouc fut immo­lé à la place d'Isaac, du fils de la promesse. Un mal extérieur cachera ju­squ'au dernier moment le mal réel dont on ne s'apercevra que quand il sera trop tard pour y remédier. C'est le mal même dont souffre notre Pè­re qui me prendra à ce moment où il eût été enlevé».

Ce n'était pas ici une offrande vague et sans portée comme cela arrive parfois de la part de certaines âmes. «Chaque jour, à chaque instant, elle offre à nouveau sa propre vie, si cela est dans les desseins de Dieu, si sa gloire, son œuvre demandent la vie d'autres êtres qui humainement paraîtraient indispensables».

Dès le premier instant aussi, elle se sent acceptée. Une note ajoute en­core aux précisions de la lettre citée plus haut: «J'ai la conviction profon­de et intime que, s'il faut un miracle pour sauver la vie de notre Père, le miracle se fera. Dieu ne peut pas refuser des enfants qui s'offrent pour leur Père, alors que c'est avec l'intention toute pure de ne vouloir que sa gloire et le progrès de son Œuvre; c'est impossible que Dieu refuse; je ne l'admettrai jamais. Je crois aussi qu'il faut un miracle et je crois de plus que le miracle se fera quand le temps en sera venu; quelque chose me le dit et ce quelque chose m'a rarement trompée. Mais je crois aussi que pour cela, comme d'ailleurs pour l'Œuvre elle-même, cela dépend un peu de nous, de la pureté et de la générosité de nos cœurs, qui ga­gnent tant à se donner entièrement; il n'y a pourtant que ceux qui se donnent ainsi qui seront acceptés».

C'est dans les conséquences de cette offrande que nous étudierons la vie de notre petite victime, car elle ne se trompait pas, et c'était bien là la vraie mission que Notre-Seigneur lui réservait.

Désormais, elle ne vivra plus que pour se préparer à une mort pro­chaine. «Une vie en préparation à la mort! Le grand moment sans cesse devant les yeux». C'est là une partie de son programme. Elle l'explique dans les derniers jours de 1878.

«La pensée de la mort m'est devenue si intime qu'il ne se passe pres­que pas un instant de la journée où elle ne soit présente à mon esprit. Ce qu'elle me fait éprouver, je ne puis, je ne dois et je n'oserais d'ailleurs le dire; mais elle est devenue ma compagne inséparable, mon amie. Et c'est sans aucune préméditation, car de ma vie je n'ai pas beaucoup pen­sé ni à ma mort, ni à celle de qui que ce soit.

Maintenant je voudrais faire chacun de mes actes de telle sorte que je ne craindrais point que la mort m'y surprît. Quelle douce pensée que celle du ciel! O Mère, comment nous en rendre dignes? A quoi donc pense Jésus de combler de ses bienfaits un être tel que moi? Il n'en existe point qui le mérite moins. Oh! est-il possible? Si je ne lui en étais pas si reconnaissante, je Le supplierais de donner ses grâces à d'autres qui en useraient mieux que moi; vraiment je suis honteuse de les recevoir et je voudrais me cacher sous terre, m'anéantir devant une si incompréhensi­ble condescendance!

Je ne sais rien dire! mais le cœur est plein, plein du désir d'aimer Jésus, de Le voir, de Le posséder, en attendant de vivre de sa divine volon­té et, s'Il m'en accorde la grâce, de souffrir un peu pour Lui dans le si­lence».

Le 21 janvier 1879, elle revient sur la même idée: «Plus s'approche le mois de mars, plus je sens comme une sorte de moment suprême qui se prépare. Quelle étrange chose pourtant de ne voir dans l'avenir que cet­te pensée de la mort, de sentir ce besoin de veiller à remplir tout acte comme le dernier de la vie, d'amasser des richesses pour le Ciel, de se di­re à tout instant: «Encore tant de mois, ne perdons pas de temps!». Quel encouragement, quel stimulant à bien faire, à être plus généreuse; car c'est là ce qu'il faut pour obtenir quelque chose pour l'Œuvre de Dieu, notre seul et unique but et motif d'existence. Et si-tous mes pressenti­ments me trompent, au moins ils auront servi à ce que je sois moins lâ­che! Si je suis déjà si peu courageuse, que serait-ce sans ces motifs si puissants que j'en ai!».

Elle s'en autorise même pour obtenir d'être traitée avec plus de ri­gueur encore, témoin ces paroles de janvier et de mars 1879, adressées à sa chère Mère: «Il faut que vous m'aidiez à me préparer. Jésus veut que j'amasse autant que possible; le temps est court, le soir vient où l'on ne peut plus travailler. Hier, en allant à l'Heure Sainte, quelque chose me dit tout à coup: Va et profite encore pour faire ce que tu peux, tu ne le feras plus souvent! … Je vous demande la grâce de me traiter comme un être qui n'a devant lui qu'un an d'existence pour acheter le ciel…».

Cependant une condition, nous dit-elle, était posée par Dieu à son ac­ceptation. Elle donnerait sa vie pour l'Œuvre, oui, mais après qu'elle aurait donné à ses sœurs l'exemple vivant de ce à quoi les oblige leur vo­cation, après que se serait réalisée en elle la mort intérieure requise des âmes victimes, après qu'elle serait arrivée à la purification complète, à la suppression absolue de tout ce qui n'est pas Dieu.

Rien n'est plus explicite dans sa lettre prophétique du 22 octobre 1878:

«Mon offrande ne saurait être agréée si la mort intérieure ne précède, et voilà ce qui en ce moment me fait endurer le martyre. Je sens cette menace terrible à chaque faute, par laquelle je retarde cette pureté de l'âme que Dieu veut de ses victimes et qui doit obtenir la réalisation de son Œuvre, cette menace de la destruction si, par la résistance, nous avons le malheur de ne pas répondre aux grâces de Dieu. Mort à tout ce qui est nature, mort continuelle, de tout instant, voilà seulement ce qui peut me mériter la faveur d'être agréée. Je vois et sens cela depuis long­temps. Le miracle se fera si je meurs à tout instant, à ce qui est l'intime moi pour vivre de Jésus seul».

C'est chez elle une conviction véritable. «Je suis convaincue que ma mort réelle sera hâtée ou retardée selon ma mort intérieure. Le mal qui m'enlèvera (je le connais) augmentera en proportion de mon zèle à tuer le moi pour ne vivre que de la vie de la grâce. Ma mort précoce sera la ré­compense de mes efforts, j'en ai une conviction profondément enraci­née».

Elle estimait alors que saint Joseph mettrait le couronnement à ce long travail de purification intérieure et qu'il viendrait la chercher, de même qu'il l'avait amenée au couvent. Elle fit même ses arrangements en con­séquence. Au 25 novembre 1878, envisageant les quinze mois qui d'après ses prévisions lui restaient à vivre, elle décida de se préparer à la mort en union avec les quinze mystères du Rosaire. Elle traça, dans ce but, le tableau suivant de quinze mois qui allait jusqu'en mars 1880.

Le vraie mission de sœur Marie de Jésus

25 novembre 1878Jour de Ste-Catherine
DécembreIncarnation
janvier 1879Visitation
FévrierNaissance de N.-S.
MarsPurification
AvrilJésus retrouvé
MaiAgonie de N. S.
JuinFlagellation
JuilletCouronnement d'épines
AoûtPortement de croix
SeptembreCrucifiement
OctobreRésurrection
NovembreAscension
DécembreDescente du St-Esprit
Janvier 1880Assomption
FévrierCouronnement de Marie

Mais elle mit tant de générosité au travail de dépouillement et de puri­fication qui lui était demandé qu'au bout de dix mois, Notre-Seigneur jugea la préparation achevée. Il ne restait d'ailleurs plus à parcourir que les mystères glorieux, ce qui pouvait se faire mieux au ciel.

Le mystère du Crucifiement commençait le 25 août 1879. C'est ce jour-là qu'eut lieu l'agonie réelle de la Sœur, et le surlendemain Jésus appelait sa petite victime à Lui.

Quel profond intérêt offre cette préparation de dix mois, cette lutte in­cessante contre la vie pour la mort! Nous allons maintenant la parcourir, nous en savons le terme. C'est, nous le disions plus haut, celui que doit se proposer tout âme appelée à la vie de victime. «Il faut que les victimes soient pures». Sœur Marie de Jésus le comprenait quand elle disait: «Que je voudrais donc être pure, pure, bien pure! ce n'est qu'alors qu'on peut véritablement aimer. Dieu n'attend pas de toutes, des souf­frances extraordinaires, mais aucune ne serait excusable si elle ne visait

à cette pureté spéciale qui consiste à tellement vivre par pur amour pour le Cœur de Jésus qu'il ne se mêle plus à nos actions rien de naturel ou d'humain, aucune considération relative aux créatures, aucune vue de satisfaction personnelle, qu'il n'y ait plus vraiment que Dieu seul, sa gloire et sa consolation, dans nos pensées, dans nos paroles et nos sacrifi­ces».

A ce point de vue, notre petite Sœur nous sera un modèle attrayant et d'une imitation qui ne dépasse pas les forces ordinaires aidées d'une par­faite fidélité à la grâce. Puissions-nous à sa suite nous sentir appelée nous aussi à cette purification complète, et accepter comme une conséquence de notre oblation en victime, qu'elle se déroule, si Jésus le veut, sans au­tre consolation ici-bas que celle du pur amour et de la pure foi!

Sœur Marie de Jésus posait comme principe, que les religieuses, ses sœurs, devaient être des esprits et non des corps, et elle expliquait par là le détachement du monde et de toutes les choses extérieures. Ce point avait été le premier travail de la grâce dès son entrée au couvent. Elle eût pu recourir à la même idée pour expliquer le peu de soin qu'elle eut tou­jours de son corps, et pourquoi les trois années de sa vie religieuse furent des années de pénitence et de sacrifice.

On lui avait imposé un travail d'esprit fort absorbant. Ses journées se passaient, dans l'intervalle des exercices communs, à traduire des textes et à recopier de longs cahiers. Les jours n'y suffisaient pas. Elle veillait tard et souvent, ce qui réduisait le temps de son sommeil. Des maux de tête s'en suivirent. Cela allait parfois jusqu'à lui arracher des larmes, mais elle dissimulait son mal et sans se permettre jamais le moindre dé­lassement, du matin au soir, c'était la même assiduité, le même assujet­tissement; toujours la tête s'astreignait, toujours la plume courait. Elle ignorait les délassements, même quand ses occupations lui permettaient de se rendre aux récréations communes. Là non plus, elle ne restait pas inactive, disent ses sœurs. Elle raccommodait alors fichus ou bonnets, et cela avec l'aisance qui dénotait une personne aussi ennemie de l'empres­sement que du désœuvrement.

Par ailleurs, Jésus devait user largement du «Paratum cor meum» de notre chère Sœur. Les souffrances les plus aiguës lui furent ménagées par Dieu, mais sans arracher de ses lèvres autre chose que le fiat le plus amoureux. aux maux de tête se joignirent bientôt tous les anéantisse­ments d'une maladie de langueur supportée patiemment, héroïquement, sans plaintes, presque sans soins et sans consolations.

Combien eussent pensé que cela suffisait! Sœur Marie de Jésus trou­vait au contraire qu'elle ne faisait rien, qu'elle était d'une insigne lâche­té, et c'étaient des pénitences au-dessus de ses forces, des veilles prolon­gées, et parfois des jeûnes au pain et à l'eau, sans compter tout ce qui est resté le secret de son âme héroïque et de ses Supérieures. Souffrir était pour elle une vraie grâce, et posant comme règle que «la prière n'est rien sans la pénitence et le sacrifice», elle les sollicitait comme d'autres de­mandent une satisfaction ou un plaisir.

Voici d'ailleurs ce qu'elle pense de la mortification: «Je crois que Notre-Seigneur, sans vouloir que nous attachions trop d'importance à ces pratiques, demande cependant parfois certaines mortifications; et ce qui me fait croire qu'Il le demande de moi, c'est que d'un côté j'y res­sens une extrême répugnance augmentant sans cesse depuis quelque temps, et de l'autre, l'impulsion à demander pour cette raison même quelque chose de plus. C'est là le seul moyen de vaincre cette lâcheté et c'est, je crois aussi, un remède contre toutes sortes de tentations. Quand j'ai vaincu la répugnance et que l'obéissance m'a accordé soit une disci­pline, soit un jeûne, je sens un contentement qui me prouve que je suis dans le devoir, que je fais la volonté de Dieu à laquelle, de ce côté-là, je résiste depuis longtemps, car s'Il me donne la santé, c'est pour pouvoir la Lui sacrifier. Si vous vouliez qu'au moins le premier vendredi du mois je fasse comme hier… Vous voyez que je m'en suis bien trouvée».

C'est souvent ce qu'elle demande à sa Mère Supérieure: de nouvelles pénitences. En février 1878, elle est aux prises avec la tentation. «De là, conclut-elle, ce besoin de plus de pénitences, cette nécessité d'en deman­der, de m'en imposer, de contrarier en tout mes goûts personnels. Ce se­ra l'expiation de mes péchés passés».

Quelques jours plus tard, elle trouve n'avoir pas fait assez pendant le Carême. «Je n'ai pas fait tout ce que je devais pendant ce Carême. Permettez-moi donc de continuer le jeûne du vendredi et d'y ajouter ce­lui du mercredi en l'honneur de S. Joseph. Vous ne me le refuserez pas, ayant vu que mettre de côté toute prudence humaine ne nuit pas, au contraire. Voyez-vous, Mère, il faut que vous m'accordiez ces petites permissions; elles doivent tendre à me rendre un peu meilleure et ainsi le bien général n'y perdra rien, si les victimes, chacune en leur particulier, se convertissent. Ne le pensez-vous pas?».

A ces jeûnes rigoureux, elle désire bientôt ajouter la discipline. «Vous ne m'avez pas répondu au sujet de la discipline demandée; en général, permettez-la-moi encore le samedi. Je vous assure que cela me fait du bien et si vous voulez réellement ma conversion, il faut me le permettre».

Mais c'est au début du carême de 1879, alors que déjà elle avait peine à se soutenir que ses demandes se font plus instantes. Elle a tant besoin d'expier, dit-elle!… «Mère chérie, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que pour mon compte, personnellement, Jésus demande un peu plus de moi pour ce Carême. D'ailleurs, admettant un instant que ce soit le dernier de ma vie, il n'est que juste que je fasse un peu pénitence pour mes nombreux péchés; sinon, ce ne sera jamais perdu. Je me sens d'ail­leurs poussée à vous le demander; imposez-moi, par exemple, le mercre­di et le vendredi au pain et à l'eau et peut-être aussi le samedi; quelque chose me dit que j'aurai la force de le faire; pour les autres jours, je crois qu'en ne faisant qu'un seul repas par jour, je ne mourrai pas encore au bout de six semaines de temps. Quand je songe qu'il y a des saints qui n'en faisaient guère plus en une semaine! Je m'en remets à votre déci­sion, mais je résisterais à la grâce si je ne vous disais pas que je suis non seulement pressée de vous prier de m'accorder cela, mais que jamais en­core je ne me suis senti à ce point le désir, le besoin de pénitence comme moyen d'expiation. Une fois déjà je vous en ai parlé, mais pas suffisam­ment et, depuis ce temps, je n'ai pas de repos; peut-être parce que cela me paraît amer de maltraiter un peu l'animal, qui est pourtant plus do­cile quand je le traite durement. Mais le diable et la nature me le font paraître rude».

Le moment vint cependant où la mesure fut comble, et où elle n'osa plus demander de nouvelles immolations, mais quelle tristesse dans l'aveu qu'elle en fait en mars 1879. «Permettez-moi de rester une heure après l'office du soir pour prier S. Joseph de ne pas m'abandonner mal­gré toutes mes infidélités. je ne reviens pas sur les pénitences, je n'ai plus qu'à obéir; seulement, je vous demande de me traiter comme un être qui n'a devant lui qu'un an d'existence pour acheter le ciel».

Certes, elle n'ignorait pas le conseil de S. Paul et son corps était bien réduit à une réelle servitude.

Cette lutte contre le moi intime, notre petite soeur devait la poursui­vre avec la même vigueur contre sa volonté propre et son jugement pro­pre. «Je veux, disait-elle un jour, substituer la volonté de Dieu à tout ce qui je pourrais faire de moi-même: ne rien faire, ne rien dire, ni presque jamais penser par moi-même. Quel travail de mort dans le silence et la solitude!».

Aussi la volonté de sa Mère Supérieure était-elle tout pour elle. ja­mais elle ne se départit de l'humble dépendance et de la soumission dues à l'autorité; c'est à genoux qu'elle demandait les moindres permissions et avec une attitude et un regard si pleins de vénération et de respect qu'on pensait instinctivement aux anges du ciel représentés par l'art chrétien, agenouillés devant Dieu ou devant la Madone.

Un jour, son travail de secrétariat lui coûtait. Elle écrit: «Mère, j'ai voulu demander à Jésus pourquoi Il m'imposait ce sacrifice, mais en ar­rivant à la chapelle je n'ai trouvé sur mes lèvres que: «Votre volonté et pas la mienne, ô Jésus!» et dans mon cœur le sentiment d'une mon­strueuse ingratitude, si je ne reconnaissais la conduite admirable qu'Il tient à mon égard. Mon Dieu, suis-je digne qu'Il me conduise pas à pas, comme Il le fait depuis longtemps d'ailleurs, mais chaque jour davanta­ge?

Oh! le Tout-Puissant a fait en nous aussi et pour nous de grandes cho­ses. A l'œuvre donc de toutes nos forces, de toutes nos capacités! Em­ployons toutes nos facultés à aimer, souffrir, travailler comme Jésus le voudra, quand Il le voudra et l'enverra, sans recherche comme sans re­fus».

Un autre jour, une épreuve lui est présentée. Elle devra quitter son cher couvent pour prendre part à une fondation. Un moment, elle s'en émeut; mais c'est la volonté de Dieu et vite elle se ressaisit, en profitant du moment d'hésitation qu'elle a eu sans cependant l'accepter, pour s'accuser là encore de lâcheté et d'attache à sa volonté:

«Je n'avais pas besoin des preuves plus qu'évidentes que j'ai en ce mo­ment que la volonté divine était bien telle que je le comprenais avant de partir pour Foudrain; Jésus me rend de nouveau tous les moyens de maintenir mes résolutions et avec sa grâce je veux Lui être fidèle. Notre Père m'y a puissamment aidée par les paroles qu'il m'a dites et que j'ai aussi reçues comme un ordre de Dieu lui-même. Depuis ce moment je suis tranquille et d'ailleurs, tout ce qui m'est arrivé m'a bien humiliée et m'a fait voir une fois de plus que sans la grâce nous ne sommes rien. Je demande à Dieu de moins Lui résister; Il montre si bien qu'Il s'occupe de nous jusque dans les moindres événements; les plus insignifiants en apparence peuvent servir au but qu'Il veut que nous nous proposions en toutes choses. Considérer ainsi sa volonté, sa Providence maternelle qui dirige toutes choses pour notre plus grand bien, donne à l'âme ce con­tentement habituel, cette assurance que tout est pour son plus grand bien, tant pour l'âme que pour le corps; contentement que l'on ne connaît pas, alors qu'on cherche la satisfaction de sa volonté propre; je parle par expérience.

J'ai la conviction que si je suis fidèle, Jésus me fera la grâce de souf­frir quelque chose pour Lui, car jusqu'à présent, je n'ai absolument rien fait en tout ce que j'ai pu souffrir; mon intention n'était pas pure; j'ai voulu toujours moi-même rechercher la souffrance autrement que Jésus ne la voulait; j'ai fui la croix véritable, celle qui venait de Lui. Si vous pouviez lire dans mon âme, au plus intime de moi-même, et voir en mê­me temps comment toutes les paroles de Notre-Seigneur pouvaient me servir d'avertissement, vous reconnaîtriez alors seulement à quel point j'ai été coupable. Maintenant c'est fini, coûte que coûte; je veux être en­tièrement à Jésus, ma volonté ne doit plus exister que dans l'accomplis­sement de la sienne».

Un bon exercice pour la volonté propre, c'est d'accepter avec la même joie ce qu'il y a dans les œuvres de plus petit et de plus ordinaire. Il est si facile de se rechercher dans les actions d'éclat. Là au contraire où il n'y a rien pour la nature, tout est plus facilement pour Dieu, Soeur Marie de Jésus l'avait appris de Dieu et avait résolu d'être d'une fidélité exemplai­re dans les plus petites choses. Elle se reproche d'y manquer quelquefois et elle fait une grande neuvaine accompagnée de mortifications afin d'en obtenir la grâce:

«Je néglige parfois de m'accuser de mes mille et une misères, qui se ré­pètent, hélas! si souvent et dont je crois qu'en ce moment Notre­-Seigneur demande que je cherche à me corriger. Il m'arrive très souvent de résister aux bons mouvements quand il m'en coûte le moins du mon­de; je ne sais pas me surmonter dans les petites choses, et c'est cependant précisément la fidélité aux petites choses qu'il faut qu'une vraie victime porte à un degré même très parfait. De ce côté-là et de beaucoup d'au­tres, hélas! je ne fais pas tout ce que je devrais faire, et Jésus ne me laisse pas de repos; Il me poursuit, m'importune, si j'ose ainsi m'exprimer, pour des bagatelles parfois et je sens qu'il y aurait mieux à faire. Puisqu'il faut faire mourir cette mauvaise nature pour vivre de la vie en Dieu, il faut aussi en prendre les moyens, et tous ceux que l'on peut em­ployer ne valent rien, j'en ai fait l'expérience, si on ne les accompagne d'une persévérante et constante prière. Je voudrais donc, si vous croyez que ce ne soit pas de l'égoïsme de prier pour soi dans un moment où tout doit tendre au bien général, vous demander la permission de faire une neuvaine à saint Joseph, pour obtenir la grâce de la fidélité dans les peti­tes choses».

Par amour pour les prescriptions de la règle, elle s'inquiète même de ne pas pouvoir les observer toutes, et d'être privée de certaines prati­ques, de certaines petites prières par ses fonctions de secrétaire:

«Mon devoir me tient constamment mes obligations devant les yeux. Et pourtant, je me tourmente très souvent de n'être pas fidèle à certaines pratiques, de ne pas dire toutes les prières comme tout le monde et de ne pouvoir ainsi devenir une bonne religieuse. D'un autre côté, je vois bien pourtant que tout n'arrive que par la volonté de Dieu et que mes Supé­rieures sont là pour me diriger».

Toute sainteté, elle le sent, serait illusoire, qui ne pousserait pas le fi­délité jusqu'au dernier iota. Mais ce n'est pas seulement sa perfection personnelle qu'elle envisage. Elle voit dans cette disposition, une condi­tion nécessaire pour que l'Œuvre confiée à ses Soeurs donne son plein épanouissement. C'est là un stimulant qu'elle a. soin de faire ressortir.

«Mère chérie, je suis aussi, malheureusement, du nombre de celles qui ont mécontenté Notre-Seigneur; je l'ai bien senti, car ma semaine n'a pas été ce que mes premiers voeux auraient dû faire espérer. Il y a même eu des défaillances répréhensibles; et cependant, je vous assure, Mère, que je prends à cœur le perfectionnement de mon vilain caractè­re, car je n'ai jamais si bien senti qu'à présent que c'est de notre avance­ment de ce côté-là que dépend celui de l'Œuvre désirée de Dieu! Son­gez, Mère, combien nous sommes alors coupables, sachant que nous re­tardons l'accomplissement des divins desseins, en ne répondant pas à cet appel incessant de perfection dans les plus petites choses, appel qui se fait entendre sans cesse, que les occupations extérieures n'ont même pas le pouvoir de faire taire, car il s'étend à tout».

Là d'ailleurs, comme pour l'obéissance, c'est l'amour qui donne la juste note, parce que c'est toujours l'amour qui est en vue. «Les occupa­tions, dit-elle, la récréation, la prière, pour nous tout est Jésus, puisque nous devons tout faire pour Lui et avec Lui; il s'agit seulement de ne voir que Lui en toutes choses».

Ce détachement absolu de la volonté et du jugement propres, il faut encore l'exercer dans sa vie spirituelle. Nous sommes si sujets à l'illusion sur ce point et c'est un art si difficile de s'en tenir sincèrement à ce que Dieu nous donne et désire pour nous! La grâce varie pour chacun et il y aurait autant de danger à vouloir la devancer qu'à rester en deçà de ce qu'elle nous indique. C'est vrai surtout de la vie de victime qu'il faut pratiquement ramener à cette résolution de Soeur Marie de Jésus: «Je ne veux que ce que veut notre divin Jésus, mais je veux tout ce qu'Il veut; dorénavant sa volonté sera tout entière la guide de la mienne ou plutôt sera uniquement la mienne».

C'est vraiment l'Ecce venio du Sauveur, l'Ecce ancilla Domini de la Sain­te Vierge que les âmes victimes mes doivent redire tous les jours. Quel­ques citations nous aideront à mieux connaître comment Soeur Marie de Jésus suivait sur ce point les indications que la grâce lui faisait donner et que nous avons relatées plus haut.

Jésus veut d'elle l'abandon par amour. Il lui semble entendre à l'ado­ration ces paroles: «Qu'elle ne me refuse rien et qu'elle ne se refuse à rien!». Elle ajoute: «Ce n'est pas autre chose que cet abandon complet, cette soumission pleine et entière à tout ce que Dieu peut envoyer.

Ma nature en a peur et elle s'en effraie même horriblement parfois, comme si j'avais quelque chose à perdre en donnant tout, comme si je craignais de ne me rien retenir, alors qu'il y aurait pourtant beaucoup à gagner, puisqu'alors, mais alors seulement, Jésus se donnerait tout en­tier, ainsi qu'Il me l'a fait si bien comprendre dans ma dernière maladie. Je crois du moins le comprendre et c'est précisément pour cela que j'ai peur, tout en ayant confiance, puisque Jésus est là.

L'amour donnera tout. Je veux aimer autant que je dois pour pouvoir répandre, moi aussi: «Oh! Seigneur, vous savez bien que je vous aime!». Etre à Lui! Qu'Il fasse de moi ce qu'Il voudra! Que la nature se taise, Jésus seul doit être écouté, Il est si bon pour l'âme repentante!».

Et parce que cet abandon, elle l'étendait à tout, même aux souffrances qu'elle désirait cependant si vivement, Jésus la comblait de grâces.

«De ma vie entière, je n'ai encore vu et senti comme en ce moment à quel point la moindre attache à sa volonté propre retient et empêche la grâce d'agir librement. Quand il s'est agi de m'éloigner de Saint-­Quentin, j'étais tentée de résister à votre volonté; mais le jour des Stig­mates de Saint François j'ai promis à Jésus de Le laisser faire en moi, de ne plus chercher comme jusqu'à présent, même dans la souffrance, ce que je désirais pour ma propre satisfaction; je me suis constituée son objet à mes risques et périls (toujours pour l'amour-propre bien entendu); j'ai dit que désormais, quoi qu'il puisse arriver, je ne reprendrais pas ma pa­role de toujours le laisser faire, quoi qu'il m'en puisse coûter; que de ce sé­jour, voulu par Jésus dans son adorable condescendance pour mon âme, daterait une nouvelle ère de mon existence. Depuis ce moment, Mère, je sens le torrent des faveurs du Cœur de Jésus; je suis confuse, anéantie de ce qu'Il fait pour le cœur qui veut sincèrement appartenir à lui seul, sans partage, sans restriction. Je vous l'ai dit: malgré un fond de vrai dé­sir, je le crois du moins, il y avait une chose que je savais bien déplaire à Notre-Seigneur. Je ne pouvais me résoudre, me résigner, et c'était ce­pendant la seule disposition que Jésus demandait. Vous dire combien, depuis ce moment, ma foi est augmentée me serait impossible. Je ne doute de rien; Jésus peut tout et Il fait en nous, pour nous et même par nous les plus grandes choses. Il y a des moments où pour rendre à Dieu la gloire qui lui est due, on a besoin de voir de ces merveilles qu'Il opère dans les âmes, alors même que c'est sa propre âme. Je vous assure que je comprends un saint Paul qui, poussé par l'admiration de ce que la Divi­nité opérait par lui, en parlait comme s'il se fût agi d'un autre que de lui-même, car il rapportait tout à Celui qui en était l'auteur. Il suffit de ne douter de rien pour tout obtenir: les plus grandes choses, les miracles les plus éclatants et les plus visibles. Oh! si les hommes voulaient le com­prendre! Oui, Mère, je suis anéantie devant la grandeur d'un Dieu qui s'abaisse ainsi vers sa créature et rien, rien, rien au monde, ni Satan, ni l'enfer ne me sépareront de Celui en qui je puis tout, de Celui qui nous fortifie».

Soeur Marie de Jésus s'acheminait ainsi vers le pur amour de Dieu. «Toujours Jésus, rien que Lui, rien sans Lui!» dans l'abnégation et l'ou­bli d'elle-même. En son cœur non plus, il n'y devait rien avoir et de fait il n'y avait rien que Jésus.

On se souvient de ses rapports avec sa Mère Supérieure et comme on pouvait vivre auprès d'elles sans même savoir qu'elles étaient soeurs. El­les s'aimaient cependant, mais surnaturellement et parce que Soeur Ma­rie de Jésus, dans son humilité, croyait n'avoir de grâces qu'en considé­ration de sa soeur aînée. Ecoutons-la à l'occasion d'un retour de cette bonne Mère: «Je sens profondément la joie et le bonheur de votre retour; j'éprouve quelque chose d'indicible, car vous êtes tout pour moi. Sans vous, je ne serais et ne pourrais être à Jésus».

«Toute sa charité, toute son affection étaient pour ses Soeurs, dit Soeur Marie de Saint-Gabriel, avec un vrai caractère d'universalité. Si devant elle l'une ou l'autre Soeur était accusée, elle était sûre d'être ex­cusée, car, avec son tact exquis, elle mettait délicieusement en relief une qualité opposée au défaut reproché. Avait-on de la peine, elle trouvait un baume pour chaque blessure, une décision pour chaque difficulté; son opinion était une assurance sur laquelle on se reposait sans hésita­tion, vu la supériorité de ses vertus qui lui donnait un ascendant incon­testable. Dans la conversation, elle captivait celles qui l'écoutaient et nous admirions, sans qu'elle s'en doutât, l'onction, la simplicité et l'entraînement de sa parole affectueuse et sans apprêt. Une Soeur lui de­mandait un jour pourquoi son compte-rendu était si volumineux; (à cet­te époque subsistait le devoir d'écrire son billet chaque soir). La repartie fut aussi spontanée que spirituelle: «J'ai un petit faible pour la littératu­re, et je ne trouve au couvent aucun autre moyen d'exercer mon style».

En récréation, Marie de Jésus recherchait plus volontiers les humbles et les simples et mettait à leur service son amabilité, sa rare intelligence et son cœur si noble et si dévoué. Quand une Soeur ne comprenait pas la langue française, elle prenait le temps de lui communiquer les instruc­tions faites à la communauté, et une de ces Soeurs, qui vit encore, ne cesse jamais de répéter combien elle était heureuse de cet acte de charité à son égard. Peu d'âmes possèdent le grand art d'écouter et de ne pas in­terrompre le récit le plus ennuyeux; notre bien-aimée Soeur se montrait sur ce point la digne émule de saint François de Sales, tant la grâce avait écrasé, dans cet esprit si cultivé, jusqu'aux moindres vestiges du moi».

Une autre Soeur lui rend le même témoignage:

«Elle aimait tant à s'occuper des petits et des pauvres! Combien de fois, par exemple, n'alla-t-elle pas visiter la pauvre petite Lucie (jeune idiote que la Communauté logeait et entretenait par charité)! Avec quel­le condescendance ne s'occupait-elle pas de moi, pauvre soeur qui alors ne comprenait pas un mot de français! Quelle peine ne se donnait-elle pas pour alléger ma situation, pour me traduire les instructions et ce que notre chère Mère disait à la Communauté, trouvant toujours pour moi un mot d'encouragement?

Son amour pour Dieu se traduisait dans son grand zèle pour la prière, dans la manière de dire le Saint Office, de faire le Chemin de la Croix, de réciter les autres prières, le Rosaire principalement qu'elle aimait tant.

Quand elle aidait à la cuisine, quelle fatigue ne se donnait-elle pas! Je me suis souvent étonnée en la voyant porter deux grands seaux d'eau, elle si délicate, si peu habituée à des travaux de ce genre; c'était l'amour qui lui donnait force et courage. Quelle impression de voir cette Soeur si intelligente, si instruite, s'oubliant à un tel point pour rendre service!

On se sentait toujours si heureuse dans sa compagnie; elle avait le ta­lent de vous soulager. Elle parlait avec tant d'amour du Bon Dieu, du zèle que nous devons avoir pour plaire au Cœur de Jésus et le consoler».

Un des aspects de sa charité fut le dévouement spécial qu'elle eut tou­jours pour la sanctification des prêtres. Elle offrait pour eux ses prières et ses sacrifices et d'ailleurs Notre-Seigneur lui-même la poussait à le faire.

«Je ne sais pourquoi ni ce que cela veut dire, mais depuis quelque temps je suis, jours et nuit, occupée de prêtres et de religieux. Les Prê­tres Oblats du Sacré-Cœur également sont constamment présents aux yeux de mon esprit et de mon cœur; je vis et je respire en union avec cet Enfant qui doit devenir si puissant et que nous verrons croître en sagesse comme en âge devant Dieu et devant les hommes; je verrai du moins, moi, jusqu'à la première goutte de sang qu'il doit verser. Joseph a été épargné de voir les plus sanglantes, les plus cruelles effusions, il n'a vu que les quelques gouttes de la Circoncision».

Quant à ce qui la concerne, son programme ne variait pas. Elle s'ou­bliait. «Je n'ai plus le temps de penser à moi, disait-elle, et je m'en trou­ve assez bien: je n'ai plus le temps de commettre autant de fautes». Ces fautes même qui lui échappaient, elle les remettait au Divin Cœur, ai­mant mieux, à la suite de saint Gertrude, les voir réparées par Lui que par ses propres efforts: «Tout en ayant la conviction qu'il ne faut pas beaucoup nous occuper de nous-mêmes, je remarque cependant que, depuis quelque temps, bien que mes fautes soient tout aussi nombreuses qu'auparavant, une fois qu'elles sont commises et que j'en ai demandé pardon au Bon Dieu, je les oublie pour ainsi dire».

Mais n'y a-t-il pas du moins danger de la voir se rechercher ou s'atta­cher à la jouissance qui se peut rencontrer dans l'amour de Dieu?

Toute sa vie répond à cette question.

Certes, elle aima: Aimer beaucoup, rendre à Jésus amour pour amour, vie pour vie était son unique ambition. Mais l'amour qu'elle rê­vait, elle ne l'entendait que par une complète destruction de tout son être, elle ne l'envisageait que comme un suprême motif d'entretenir vis­à-vis d'elle-même de continuels sentiments d'anéantissement, d'humi­liation, de mépris et de haine . si bien qu'au lieu d'y chercher quelque jouissance, elle n'y trouvait qu'une invitation à souffrir davantage et à se complaire dans la souffrance pour aider par là à l'Œuvre rédemptrice du Sauveur.

C'est ainsi qu'elle avait pris l'habitude de remercier Dieu des croix qui se présentaient sur son chemin. «Pourrai-je être christifiée, répétait­elle, si je refuse d'être crucifiée».

Elle regardait d'ailleurs comme un programme général à présenter à toutes les victimes, l'obligation de travailler dans la souffrance par pur amour pour Jésus: c'est pour elle l'élément naturel et la vraie vie. «La souffrance, de quelque nature qu'elle soit, est tellement le cachet, l'élé­ment, la vie de notre vocation que l'on est tout étonné lorsqu'elle man­que un instant; on sent une espèce de vide, comme en l'absence d'un être auquel on s'est habitué et qu'on a même fini par aimer, quoique souvent il nous soit désagréable, lourd, difficile, pénible. Mais les mo­ments d'absence ne sont jamais fort longs; on les accepte alors comme tout le reste, c'est l'esprit de victime. Involontairement on se dit que c'est là sans doute une préparation, un réconfortant pour ce qui va sui­vre. Je ne sais si c'est un faux pressentiment, mais, depuis hier surtout, j'ai l'idée qu'il se prépare quelque chose, ou une grâce, ou une épreuve, ce qui d'ailleurs est aussi une grâce, alors Jésus veut peut-être aupara­vant donner comme une provision de forces pour le moment du danger. Il est d'une bonté, d'une prévoyance, d'une prévenance réellement tou­chantes et, comme Il le dit lui-même, Il ne se laisse pas surpasser par la plus tendre des mères. Il suffit d'ouvrir les yeux et de vouloir regarder pour apercevoir sa divine main dans les plus petites choses, dans les plus petits détails de la vie intime. Ne croyez-vous pas que notre vie religieuse consiste à apprendre à mourir, en travaillant dans la souffrance par pur amour pour Jésus?».

Elle en prend virilement son parti, après les lumières de mars 1878: «Je suis destinée à aimer Jésus dans la souffrance; je le sens, je le sais, et j'accepte. La nature se plaint, le pauvre cœur souffre, mais il est là pour cela; souffrir est sa vie, son élément comme celui de toute vraie victime et c'est là ce qu'il faut devenir. D'ailleurs, il y a des instants de suprême consolation, où l'on goûte en un instant des joies inconnues aux heureux de la terre, dont j'ignorais moi aussi les douceurs avant la souffrance, ce qui fait croire que Jésus réserve de ces moments pour montrer à ceux qu'Il éprouve et qu'Il aime un rayon de ce qui les attend après la lutte. Mais il y a des heures où l'on ne sent point de force, et alors le faible ro­seau a de la peine à se maintenir ferme au milieu de l'ouragan. Ce que j'ai éprouvé au commencement de l'Heure-Sainte, ô Mère, je ne puis le dire; les paroles ne sauraient que profaner ces intimes secrets entre Dieu et l'âme, pour lesquels du reste aucune langue humaine n'aura jamais d'expression; c'est une plénitude, un rassasiement, mais c'est un éclair et la nuit se fait aussitôt, la nuit sombre et froide qui est et sera toujours mon sort. Jésus me fera connaître des douceurs de son amour tout juste ce qu'il faudra pour me donner la force et le courage d'endurer tout ce qui m'attend; d'ailleurs c'est tout ce qu'il faut, je n'en demande pas da­vantage; je devrais même Le remercier, puisqu'Il me met ainsi à même d'atteindre plus parfaitement cet état de victime auquel j'aspire de tou­tes les puissances de mon être! Hélas! oui, l'esprit est prompt et la chair est faible et j'ai des moments où tout me pèse, me dégoûte, m'ennuie. C'est là qu'il faut dire: maintenant il s'agit d'aller quand même et d'ex­pier le péché que tu pleures dans l'amertume de ton cœur. Oui, je pleu­re; mais puisque Jésus me donne l'occasion de prouver aussi par les ac­tes la sincérité de mon repentir, je veux L'en remercier, accepter et non m'en plaindre; seulement je dois demander du courage. J'ai un excellent Carême et je me considère comme privilégiée. Jésus me marque de son sceau».

A certains jours, elle a un attrait plus marqué pour le sacrifice. Elle le suit sans s'arrêter à chercher s'il y a ou non illusion. De toute manière, pense-t-elle, l'Œuvre de Dieu y gagnera et Jésus sera aimé:

«Depuis quelques jours, je remarque que, dès mon réveil, il y a com­me une voix en moi qui me dit, mais comme si je l'entendais, haute et intelligible, qu'il faut que cette journée soit une journée de sacrifices pour l'Œuvre de Dieu, comme jeudi dernier ou comme aujourd'hui, formée d'expiations. Je suis donc forcée, dans la journée, de me rappeler que c'est dans cet esprit qui, du reste, est toujours le même quelque nom qu'il prenne, que je dois faire et accomplir tout ce qui se présente.

Et si tout cela était pure illusion, malgré ma conviction inébranlable, que j'ai sans le vouloir, ce serait toujours une grâce, car elle me rendra certainement plus généreuse que je ne l'eusse été. Voilà ce qui est néces­saire cette année si nous voulons contribuer au progrès de l'Œuvre de Dieu, Peu m'importe alors le reste, pourvu que Jésus soit aimé».

Aussi, loin de l'effrayer, les souffrances l'attirent. Elle les considère comme une récompense et par suite il faut les aimer.

«Je sentais bien hier soir que nous aurions une journée de souffrances; je crois qu'en effet elles sont arrivées un peu de tout côté. Rejouissons­nous, c'est le partage des amis de Dieu; pour mon compte, j'ai souvent remarqué, et je le constate surtout depuis quelque temps, que quand le Bon Jésus veut me récompenser d'un petit sacrifice (ils ne sont jamais grands chez moi) c'est toujours en m'envoyant quelque peu de chose à souffrir, et cette souffrance est grande à proportion de l'effort…».

Cette souffrance aide au pur amour. Ne détache-t-elle pas de tout?

«Il me semble que nous avons aujourd'hui une journée de souffrances de tous genres. Malgré que l'on en soit péniblement affecté, il y a quel­que chose en vous qui se réjouit; car toutes ces contrariétés, ennuis, souf­frances en un mot, accablement, n'est-ce pas le meilleur lot et comment ne pas se réjouir quand Jésus vous donne ce qu'Il a dit lui-même réserver à ses amis privilégiés? Du reste, quand tout paraît vous manquer, si on l'accepte ainsi, Jésus est là et quand Il vous reste, qu'a-t-on donc besoin d'autre chose et de penser à autre chose? Il donne une paix, un contente­ment qui ne se trouve d'ailleurs qu'en Lui.

J'ose donc le dire sans crainte, encore que je sente la révolte de la na­ture au moment même où je l'écris: il faut aimer cette douleur et on l'ai­ me certainement quand on comprend que c'est tout ce que Jésus a de meilleur à offrir».

Mais là encore, un danger se présente. Les souffrances, si elles sont extérieures et connues attirent les consolations du dehors. Facilement, on y rechercherait sa satisfaction. Le meilleur moyen de remédier à cet inconvénient sera de souffrir en silence. Jésus le saura; c'est assez.

«Mère, si je ne vous dis pas toujours tout ce que je sens, tout ce que j'éprouve et au moment même où je l'éprouve, c'est que je sens une im­pulsion qui parfois me force à tout vous dire, mais qui le plus souvent me force à me taire et parfois bien malgré moi. Je ne sais si c'est à tort ou à raison, mais il me semble qu'ici encore Notre-Seigneur veut éloigner tout ce qui pourrait ressembler à la recherche de quelque satisfaction propre; car, malgré que Jésus et son amour soient l'unique fin à laquelle puisse tendre tout ce que Lui-même nous fait éprouver, pour certaines natures chaudes et communicatives, en parler beaucoup pourrait devenir une recherche coupable pour une vraie victime. D'ailleurs, la grâce divine demande à être cachée en nous; la répandre au dehors la ferait disparaî­tre et, en cela comme en toutes choses, c'est la victime qui doit toujours tendre à son but».

Et l'offrande de sa vie pour l'Œuvre; n'était-elle pas un acte héroïque d'amour en même temps qu'un acte héroïque d'abnégation? Vraiment, en Soeur Marie de Jésus aussi, l'amour de Dieu opérait des merveilles, et c'est à bon droit qu'elle pouvait dire dans un magnifique élan d'affec­tueuse reconnaissance:

«O amour incompréhensible, que tu es ardent, puisque tu dévores un cœur qui ne respire, qui ne vit qu'en toi et par toi; dont tous les batte­ments sont comme autant de cris qui demandent grâce, pardon, miséri­corde pour les hommes insensés qui t'ignorent, te délaissent, ne savent pas ce que l'on trouve en toi de délices inénarrables! O amour de mon Sauveur, que tu es doux, puisque tu fais aimer une vie qui est et ne doit être qu'une seule souffrance unie aux tiennes, puisque tu fais aimer la Croix que la nature rejette avec violence et que le cœur reprend avec amour, pour s'y attacher avec joie, pour y mourir dans le repos, le cal­me, la quiétude que l'on ne trouve qu'en toi! O amour, que tu es géné­reux, puisque tu te donnes toi-même, que tu deviens nous-mêmes en t'unissant, t'identifiant à nous! O amour, qu'as-tu fait de moi?

Soeur Marie de Jésus ne pouvait guère d'elle-même aller plus loin dans les voies de l'anéantissement. C'était à Dieu à intervenir désormais pour continuer ce travail en elle. Saint Jean de la Croix nous décrit d'ex­périence cette action de Dieu: «Pour arriver à être tout, il faut, dit-il, n'être rien. Mais cet anéantissement nécessaire, l'âme ne le réaliserait jamais, si Dieu lui-même ne l'opérait en elle. Il la prive donc pour un temps de tous ses appuis. Il met toutes les facultés dans un état de vide, de dénûment, d'abandon général. L'imagination est comme liée, l'esprit est dans les ténèbres, la volonté dans la sécheresse, le cœur ré­duit à l'inaction». Jésus voulait l'héroïsme pour sa servante, et il l'y amena par les chemins les plus rudes. Certes, nous ne saurons pas tout ce qui se passa dans son âme, mais malgré ses résolutions de souffrir en silence il lui fut parfois difficile de ne pas laisser percer dans l'intimité qu'elle garda toujours avec sa chère Mère Supérieure, l'abattement ex­trême où elle était réduite.

Il fallut qu'elle passât par toutes les épreuves, en particulier par des tentations des plus violentes, et le démon eut même le pouvoir de la mal­mener physiquement.

Dès le mois de mars 1878, la tentation survient étrange, d'autant plus humiliante qu'elle était plus vulgaire et plus grossière. Elle s'en ouvre à sa Mère Supérieure.

«Je dois vous dire une chose que je ne vous ai jamais confiée, peut-être parce qu'il en coûtait à mon orgueil d'avouer une tentation aussi humi­liante, aussi animale, qui, je le sais et je le sens, est une punition, une ex­piation. En sa miséricorde infinie, Jésus m'a enlevé toute tentation im­pure, mais à la place Il m'envoie parfois même pendant l'office, les priè­res, un besoin, une faim toute bestiale qui n'est pas naturelle même, tant elle devient violente et qui est un supplice. Rien ne me fait autant souf­frir que ces instincts grossiers, qui pourtant sont moins humiliants que certains autres dont on ne se défie pas assez. C'est pour cela qu'il me pa­raissait souvent devoir vous demander une pénitence, une mortification de plus pour battre l'ennemi. Ici, le mépriser n'est pas toujours facile; il profite de la nature et de ses besoins réels pour les augmenter et pousser à leur satisfaction. J'accepte ainsi les tentations; tout peut servir à expier un passé coupable et à procurer une éternité heureuse».

Ce premier aveu est des plus simples. Ce sera une expiation, une ré­paration. Mais la tentation dure, et à la fin du mois, c'est une lettre tou­te troublée qui en porte la confidence. On sent que notre Soeur ne se ré­signe pas volontiers à cette épreuve ou du moins qu'elle en sent vive­ment l'humiliation. Elle se regarde comme abaissée au niveau de l'ani­mal par ses tentations de gourmandise. Elle veut voir dans ces tentations une punition de ses fautes passées, mais, on le sent, elle s'en effraye comme si toute sa conduite était par là entachée de mensonge et d'hypo­crisie. Nous ne croyons pas devoir cacher cette lutte si belle et si héroï­que non plus que ces témoignages d'une humilité si profonde et si sincè­re. A ceux qui s'étonneraient d'une certaine exagération dans les ter­mes, nous demanderons de faire la part de la désolation d'une âme trou­blée ne sachant plus discerner nettement la tentation de la faute.

«… Mère, je veux être franche et ouverte. Il m'en coûte de vous dé­couvrir ces choses-là. Ce qui me tourmente depuis fort longtemps, ce n'est ni plus ni moins que d'abominables tentations de gourmandise, qui me poursuivent jusque dans les exercices de piété. Ce que j'éprouve alors est indéfinissable; je vous en ai touché un mot une fois, mais vous n'y avez pas attaché d'importance, sans doute parce que je ne m'étais pas suffisamment expliquée. Ce tourment de faim et de soif, accompa­gné parfois de feu intérieur ou d'un froid plus que naturel, est un purga­toire et j'en souffre un vrai martyre. De là donc ce besoin de plus de pé­nitences, cette nécessité de vous en demander, de m'en imposer, de con­trarier en tout mes goûts personnels; je sens depuis longtemps que c'est l'expiation de mes péchés passés. Si Dieu me délivre des tentations im­pures, il les a remplacées par celles-ci qui m'avilissent au niveau de l'animal et avec lesquelles je ne comprends pas que je sois encore capable d'un bon mouvement, capable d'entendre encore quelque chose en ma­tière spirituelle, alors que je me vois plus abjecte qu'un ver de terre. Me voilà maintenant devant vous telle que je suis; je n'ai plus une seule pen­sée que vous ne connaissiez; tous mes penchants et toutes mes inclina­tions mauvaises vous les connaissez, vous voyez que je ressens en moi ce que je déteste le plus, et si maintenant je ne crois pas y avoir cédé volon­tairement, il n'en a pas toujours été ainsi. Vous le voyez, je suis pleine de mensonge, d'hypocrisie, de feinte et de dissimulation; j'ai la nature la plus basse et la plus vile qui se puisse concevoir, avec un orgueil qui me fait détester tout ce qui est bon et que je vois et reconnais tel en autrui. C'est là précisément ce qui m'humilie tant, ce qui m'écrase: de me voir, de me sentir, en un certain sens quoique forcément et certes sans attrait personnel et naturel, sous les pieds de mon entourage; digne, par mes in­stincts, de vivre comme Nabuchodonosor au milieu des bêtes sauvages. J'ai une incessante révolte contre un devoir que quelque chose en moi pourtant adore et ne voudrait jamais abandonner, bien que je le déteste souvent comme la source de tout ce qu'il me faut endurer; j'ai en hor­reur cette souffrance cachée, ce silence auquel je suis condamnée, soit par ma solitude, soit par l'impossibilité même de dire souvent ce que j'éprouve et dont par conséquent vous ignorez la plus grande partie. Est­ce ma faute si quelquefois j'en souffre horriblement, si je ne sais plus me taire et si l'orage éclate alors avec une véhémence, une violence d'autant plus grande qu'il a été plus longtemps contenu? …».

Avec la grâce de Notre-Seigneur et en s'appuyant strictement sur Lui, la victoire lui reste cependant.

«… Et avec cela je suis pourtant obligée de surveiller toute action, tout moindre mouvement comme si Dieu était visiblement présent à côté de moi; sa pensée ne me quitte pas d'un instant; je ne sais pas d'ailleurs ce que je pourrais voir en toutes choses sinon Lui, sa main qui guide et per­met tout, qui retient toujours le consentement prêt à m'échapper, mais qui est forcée aussi toujours, comme vous le voyez, à me mettre en quel­que sorte au mur».

Mais aussitôt, c'est la pensée de son humiliante épreuve qui revient et de laquelle elle espère au moins récolter un peu de mépris.

«… Vous devez me voir comme lui-même, c'est-à-dire comme étant l'être le plus odieux et le plus abject. Oui, faites comme les amis de job, vous tous qui étiez mes amis; laissez-moi sur le fumier de mon péché et de ma malice, couverte d'une lèpre mille fois plus répugnante que les ul­cères corporels de ce malheureux job. Mère, je n'exagère rien, j'éprou­ve plus vivement ces choses que je ne saurais vous les exprimer et il a fal­lu que j'en vienne à vous les dire, malgré que tout en le faisant j'en éprouve la plus sincère horreur. Jésus a voulu que je m'humilie devant vous. J'ai souvent accusé mes fautes passées. Ces fautes je les pleure tou­jours, mais je les sais remises par la divine miséricorde. Madeleine, une fois revenue, a été généreuse; nul sacrifice ne lui a coûté; elle ne s'est plus donné aucune satisfaction que celle de pleurer aux pieds de Jésus et de l'aimer, tout le reste étant mort pour elle. Quant à moi, j'ai beau vou­loir et toujours vouloir mourir, je renais incessamment; je crois avec la grâce de Dieu avoir retranché un membre à ce maudit moi; à peine remi­se de l'effort fait, il m'en faut faire un plus violent pour recommencer une nouvelle amputation plus douloureuse, plus intime; et c'est ainsi de­puis le premier jour. Dès le commencement, j'ai senti cette suite, cette progression de sacrifices que pourtant je n'ai jamais accomplis qu'après avoir résisté jusqu'au bout, marchandé avec Dieu jusqu'au moment où il n'y avait plus moyen de refuser, comme cela m'est encore arrivé cette fois. SUI me sauve, c'est presque malgré moi. Je n'ai pas besoin de vous répéter à qui je le dois, vous le savez et ma conviction est profonde. Si je n'étais pas aidée et soutenue par vous et par la communauté, je serais en ce moment la plus pauvre des créatures; et si la grâce, à cause de vous, ne me retenait ici, si je partais en ce moment, je redeviendrais non seulement ce que j'ai été, mais je me sens prête à être pire, à aller jusqu'au bout, tant je suis le mal en personne. Ce qui existe de bien se fait par le Tout-Puissant qui, pour nous et pour sa gloire, tire le bien du plus mauvais fonds. Vous ne m'avez pas vue hier, vous ne savez pas l'après-midi que j'ai passé en sanglots sur le parquet de ma cellule, le dé­sespoir auquel j'étais livrée. A peine avais-je la force par moments d'im­plorer le secours de Dieu, de lui dire: In te, Cor Jesu, speravi! Dans les pi­res moments, cependant, je détestais toutes les tentations que je ressen­tais. Je suis décidée, vous le savez, à vous obéir coûte que coûte, bien que le plus souvent j'abhorre et vous et vos ordres. Pardonnez-moi tout, je me livre entre vos mains, faites de moi ce que vous voudrez, Jésus en sera content».

Puis, quelques mois plus tard, c'est le sentiment de sa grande impuis­sance qui se fait jour. Voici comment elle parle d'épreuves qui ne sem­blent guère naturelles. «Ma journée d'hier a été une journée de souffran­ces, une bonne journée, je puis le dire, puisqu'elle est passée, mais affreuse, horrible à la pauvre nature toujours rebelle. Je ne savais vraiment que penser du singulier état dans lequel je me trouvais. Je me faisais l'effet ni plus ni moins que d'une bête, ne sachant ni prier, ni faire quoi que ce soit, avec la conscience de ce que je faisais. C'était d'ailleurs un peu comme dernièrement, quand je vous en fis part après mon adoration. Quand le soir arriva, après l'office, je croyais qu'il me serait absolument impossible de faire l'Heure-Sainte, mais je sentais qu'il le fallait. Pen­dant cette heure, je souffris un véritable martyre; je chancelais, me ba­lançant de côté et d'autre, incapable de me mouvoir comme je le voulais, mais toujours prête à tomber, souffrant dans tout le corps sans pouvoir indiquer une place particulière, mais forcée par là à pousser de conti­nuels soupirs ressemblant à des gémissements, tout cela sans aucun sen­timent de ferveur, de prière. Rien que l'agonie de Jésus présente à mon esprit et le désir vague de m'unir à Lui».

C'est la même note qui domine au début de 1879.

«… Je suis une vraie machine et, en des jours comme aujourd'hui, il faut que je laisse tout passer sur moi sans savoir comment ni pourquoi. Il n'y a qu'une chose que j'éprouve bien distinctement, c'est la lutte corps à corps et par moments une lutte à mort. Je sens deux êtres tellement diffé­rents et opposés… enfin inutile d'entrer dans le détail. La souffrance est là; de plus, s'y ajoutent ces mêmes angoisses que j'ai eues avant ma pro­fession pendant trois jours».

Le mois de mars lui apporta une nouvelle série d'épreuves qui, sûre­ment, furent dures à son cœur. Elle aimait sa Mère Supérieure autant qu'on peut aimer ici-bas. Elle aimait son bon directeur pour lequel elle avait offert sa vie, et voilà que des tentations d'antipathie et d'aversion l'assaille vis-à-vis de ces deux gardiens de son âme, comme si de ce côté­là aussi devaient lui être ravis tous les appuis humains.

«Je ne comprends rien à ce qui se passe en moi, écrit-elle, le 22 mars 1879, je n'y suis en quelque sorte pour rien; car je ne pense à rien, je ne me préoccupe absolument de rien, je fais pour ainsi dire tout machinale­ment, comme poussée, emportée par un courant extérieur. Dieu veut me sauver quand même et se servir en cette manière de moi pour son Œuvre. Les tendances mauvaises de ma nature mettraient pour tou­jours obstacle à mon salut si je devais vivre longtemps, à moins de pou­voir les extirper, et c'est peut-être là ce qui aura lieu à ce terme de trois ans que j'ai en vue depuis mon entrée ici. Et au commencement de cette troisième année, je prévois une lutte plus corps à corps avec l'ennemi; je m'y soumets; elle sera cruelle et désespérante parfois, je le sens, mais je suis dans l'arche et le diable qui vient m'assaillir s'y trouve comme dans un bénitier. De là mes inquiétudes, ma crainte, mon trouble à l'appro­che du P. Jean, de vous et de Soeur X…, sentiments et sensations qui, en certains moments, semblent n'avoir jamais existé et alors je me trouve à l'aise avec vous tous, mais rarement, vous devez le sentir et le voir. De là mon aversion si profonde et dont je ne suis pas maîtresse».

Cela entraînait pour elle, malgré qu'elle réagît de toutes ses forces, la

pensée qu'elle restait seule pour les derniers combats. Elle s'en plaint tout doucement: «La souffrance seule et les larmes me purifient peu à peu de manière à me faire avoir de temps en temps des heures où je me sente près de vous, près des amis dont mon âme me semble toujours aus­si délaissée que de Dieu même, comme le pauvre job».

Et encore… «O mon Jésus, et jamais personne à qui demander un conseil! Travailler, je le veux, je le voudrais fidèlement; mais seule, tou­jours seule avec mon impuissance et mon incapacité! J'ai votre secours, je le sais, mais ma faiblesse, ma misère est si grande, et ma foi par mo­ments est si lâche et si faible».

Du moins, Jésus lui restait. Mais le mois d'après, ce secours disparais­sait comme le reste. Elle le confie à sa chère Mère, alors absente, le 27 avril:

«Vous conviendrez avec moi qu'il n'y a rien de plus pénible, de plus affreux, que de perdre la présence de Jésus!…

Que devient notre existence, je me le demande, si le centre, le foyer, le chef, le tout en un mot, disparaît? En dehors de Jésus nous n'avons rien! Si nous ne L'avons plus, que reste-t-il? Je garderai quand même con­fiance si vous me le dites, mais vous n'avez pas été, vous n'avez pas pu être comme moi le jouet de Satan, et par conséquent vous ne pouvez vous faire une juste idée de ce qui se passe dans un cerveau ainsi obsédé presque continuellement à certains jours».

Elle se croit réprouvée: «A plusieurs reprises, aujourd'hui, j'ai eu l'enfer si vivement sous les yeux que j'en ressentais une frayeur inexpri­mable, une peur, un effroi comme si on allait m'y précipiter. C'était une journée bien étrange».

Aussi, cette vie lui pèse: «Qui me délivrera de ce corps de pesanteur et de mort? Il y a des moments où le tourbillon des tentations me rend pres­que folle et, en des jours comme hier, par exemple, il me semble que j'ignore ce que c'est que le trouble, tant le calme est complet, tant je me sens comme un être nouvellement né. Quelle étrange chose! Il semble que je sois alors une autre créature; mais qu'ils sont rares et de courte durée ces instants-là! Je deviens plus animale que jamais et quelquefois je voudrais mourir pour échapper à ce que je me sens être et devenir. Croyez-vous bien que ce soit la volonté de Dieu et que je n'en sois pas moi-même plus fautive par mon indifférence, ma négligence à réprimer les tentations, à châtier mon corps qui en a besoin (mais ceci n'est pas de ma faute, vous le savez, je suis sous l'obéissance?). Seulement je ne suis pas généreuse en ce qui est de mon travail conforme à l'obéissance, travail passant inaperçu, fort agréable et méritoire même aux yeux de Notre-Seigneur».

Et tout cela cependant dut lui paraître peu de chose à côté de l'épreuve qui l'attendait dans les derniers temps. Elle avait courageusement, hé­roïquement résisté; n'avançait-elle pas ainsi l'Œuvre chère au Cœur de Jésus! Mais voilà que les ténèbres se font plus épaisses. Cette œuvre qui a pris sa vie, n'est-ce pas une illusion, une chimère? Et alors!…

«Mère, je me trouve dans les ténèbres les plus épaisses et mon âme est dans cet état où l'on croit ne plus avoir ni foi, ni espérance, ni amour. Non seulement le doute, mais une tristesse comme je n'en ai jamais res­sentie me possède tout entière. je ne sais à quoi l'attribuer; je n'ai aucun motif particulier à lui donner. C'est le misérable intérieur qui est tout trouble. je ne m'effraie cependant que d'une chose: c'est de ma grande lâcheté, c'est là tout ce que je redoute; car, pour tout ce qui ne dépend pas de moi, j'ai confiance en Dieu. Mais si le courage me manque de le­ver seulement mes regards vers Lui quand je me sens faible et abattue, comment sortir alors de cet état où le doute obsède le cœur qui prend tout pour l'illusion la plus complète? Oui, Mère, voilà ce que je vois en ce moment devant mes yeux: nous serions toutes, tant que nous som­mes, le jouet d'une illusion, trompées par des paroles vides de sens, agis­sant sur la foi de ces vaines paroles sorties d'une imagination, d'un cer­veau malade, sur la foi de songes d'un esprit exalté; que sais-je, Mère! Ma tête est un chaos confus dans lequel une seule chose est bien claire, c'est que je perds mon temps à faire un travail inutile qui ne servira ja­mais à personne, qui me donne pourtant beaucoup de mal sans aucun mérite, puisqu'au contraire je perds celui d'aspirer à devenir une bonne, une vraie religieuse. je vis autrement que tout le monde et j'étais pour­tant venue pour trouver la vie commune; je la recherche et elle me fuit. Tout ce que j'ai jamais craint ou redouté au monde, je le trouve!».

Comme on comprend ici les deux lignes suivantes qui terminent cette lettre angoissée: «Mère, je ne sais ce que j'ai aujourd'hui, je voudrais mourir! ».

Nous l'indiquions plus haut, le démon eut même de Dieu la permis­sion de s'attaquer à elle extérieurement, et les luttes qu'elle dut subir de ce chef ressemblent à ce qu'on lit dans beaucoup de vies de saints.

Elle y fait quelques allusions dans ses notes: En juillet 1878, à la fête de sainte Madeleine, elle écrivait:

«Voilà deux fois que lorsque j'écris au soir, il me semble que je ne suis pas absolument seule. je me trompe peut-être, car cela ne me cause au­cune crainte; sa présence sensible n'est point ce dont j'ai peur; il le sait probablement puisqu'il diminue ses visites, mais ce qu'il met au fond de mon âme et ce qu'il loge dans mon cerveau, voilà ce que je redoute da­vantage et qui est en réalité aussi plus à craindre. Du reste, j'ai mis Joseph et Marie à mes côtés, Jésus au milieu de mon cœur. Maintenant, si le coquin se plaît dans cette société, libre à lui d'y rester; mais je crois que de toutes façons il ne s'y sent pas à l'aise. Pourtant il ne veut pas bouger et par moments il fait un vacarme assourdissant dans mon pau­vre intérieur. C'était peut-être cela que vous lisiez ce soir sur mon visa­ge; en effet, j'ai eu une journée passablement remplie et puisque j'aime et vénère beaucoup mon ex-patronne (sainte Madeleine) qui restera tou­jours encore ma patronne, ce n'est que ce soir que j'ai pu lui demander de m'obtenir son grand amour pour Jésus.

Priez pour moi afin que je sois moins lâche quand la batterie se dé­charge».

Un autre jour de la même année, il lui semble que le démon s'oppose à son travail.

«Chère Mère, ce que j'éprouve est très singulier: quand je traduis, j'ai une telle difficulté à écrire qu'il me semble que quelqu'un s'appuie sur mon bras et l'alourdit à tel point que ma main ne peut presque plus mar­cher. Hier déjà, mais aujourd'hui c'est bien pire; par moment, c'est comme si tout le bras était de feu, même encore en ce moment où je vous l'écris».

Puis vers la fin, elle croit sentir que les efforts du démon redoublent contre elle et contre l'Œuvre.

«Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'en ce moment le dia­ble cherche à déchaîner de tous côtés ses armes contre nous; il rumine, il travaille. Je crois que c'est le moment prédit où lui et ses partisans s'aperçoi­vent de la naissance de cette Œuvre. Il n'est pas étonnant alors qu'il nous fail­le un peu souffrir».

Imaginations! pensera-t-on. Mais les documents du couvent sont sur ce point assez explicites et dignes de foi. Nous les transcrivons.

«Aux souffrances physiques de Soeur Marie de Jésus vinrent se join­dre des tortures plus effrayantes encore. Les démons lui livrèrent une guerre cruelle, multipliant et redoublant leurs efforts à mesure que la grâce de Jésus s'établissait en elle. Une fois, elle le vit sous la forme d'un chien d'une figure hideuse, rôdant autour de son lit avec la gueule béan­te, comme s'il eût voulu la dévorer. On l'a vue également saisie et traî­née par une main invisible d'un bout à l'autre du long corridor de la communauté, en présence de sa Supérieure et d'une autre Soeur, frap­pant sa tête à une porte sans en être blessée. Ce malin esprit alla jusqu'à lui briser entre les mains trois porte-plumes en bois et à lui tordre en for­me de serpent un porte-plume en fer, conservé en mémoire de ce fait, alors qu'elle écrivait pour la gloire de Dieu, à la fête de l'Immaculé ­Conception. Une autre fois, le démon frappa si violemment sur la table où elle écrivait que l'encrier et le cahier volèrent jusqu'au plafond, mais ils retombèrent en ordre sur la table. Un autre jour encore, qu'elle de­scendait l'escalier avec la Mère Supérieure, le démon l'emporta et la jeu­ta à terre sur le sol; la Mère Supérieure la retrouva en bas étendue et tremblante».

On peut conclure de là combien cette petite Soeur était agréable à Notre-Seigneur et comme son concours à l'Œuvre devait être précieux pour que le démon lui ait voué une pareille haine. Dans ces moments pé­nibles, notre bien chère Soeur demeurait paisible. Elle avait devant les yeux une image de saint Michel. Elle demandait au grand archange sa protection contre son ennemi et sa confiance invincible en Jésus la ren­dait intrépide devant toutes ces vaines menaces de l'enfer.

On sait l'issue ordinaire de ces terribles luttes quand Dieu les permet dans les âmes. Il est clair, en effet, que ni les raisonnements de l'oraison, ni les sentiments ordinaires de la vie affective ne donneraient aux Saints cette humilité, cette générosité, cette haine d'eux-mêmes qui nous éton­nent et nous stupéfient.

«A la lueur de cette lumière que Dieu répand dans l'âme, dit s. Jean de la Croix, elle se voit toute misérable et toute souillée; il lui semble que Dieu s'élève contre elle et qu'elle s'élève contre Lui. Elle comprend alors, grâce aux rayons lumineux qui l'éclairent, qu'elle est indigne du regard de Dieu et des créatures».

Cette humilité va facilement jusqu'à l'héroïsme. On sait le passage de sa vie où la Bienheureuse Marguerite-Marie relate comment elle fut pu­nie d'un mouvement de vaine complaisance. Dieu lui mit devant les yeux un tableau en raccourci de ce qu'elle était, et elle en eut tant d'hor­reur, qu'elle s'écria: «O mon Dieu, ou faites-moi mourir, ou cachez-moi ce tableau; je ne peux vivre en le voyant».

Il devait en être de même, proportion gardée, de notre chère Soeur. Elle avait déjà de très bas sentiments d'elle-même, mais au fort de ces épreuves, quand «elle croyait confondre la tentation avec la faute, quand le diable lui grossissait et enlaidissait encore la noirceur de son âme pour l'amener au découragement», elle en vint à se faire positivement hor­reur, sans que les dons de Dieu et les réels services qu'elle rendait puis­sent lui inspirer une pensée de vaine complaisance ou la tirer des senti­ments les plus humbles.

Ces sentiments, nous les avons constatés déjà dans l'exposé qu'elle nous faisait de ses luttes. Plusieurs fois elle se compare à sainte Madelei­ne, parce qu'elle a retardé, bien involontairement cependant, son entrée au couvent et parce qu'elle a pris quelque part aux plaisirs du monde pendant le temps de son préceptorat. Ne dit-elle pas un jour: «Aujourd'hui est un malheureux anniversaire; il y a cinq ans que je fuyais Jésus pour aller vous savez où …».

Elle vit dans ces dispositions d'humilité. A l'occasion de la neuvaine qui précéda en 1878 la fête du Sacré-Cœur, elle en renouvelle l'expres­sion:

«Oh! que j'ai été, que je suis encore ingrate! Mère, c'est affreux; je ne me comprends pas moi-même; je voudrais parfois me mettre sous les pieds de tous, car je ne mérite pas autre chose, tant j'ai abusé des grâces de Dieu. Oh! si vous priez bien pour moi, si je me jette avec confiance dans le Cœur si indulgent de Jésus, il me recevra encore, je l'espère; il ne rejette pas ceux qui veulent sincèrement leur conversion et je crois que cette fois-ci mon désir est réel. Puissé-je avoir la force de l'exécution! Oh! si je pouvais me soumettre, accepter, recevoir au lieu de toujours re­jeter, repousser, éloigner de moi autant que possible tout sacrifice, quand il faudrait le rechercher comme un trésor, le seul que nous puis­sions avoir pour cette vie et pour l'autre!».

Puis, comme sans doute on entreprenait de la consoler, elle proteste de la vérité de ses plaintes et qu'elle est bien au-dessous encore de toutes ses Soeurs;

«Mère, je suis orgueilleuse, sensuelle, gourmande, envieuse, menteu­se; je trompe les autres et moi-même et ne croyez pas que j'exagère, au contraire; je ne puis même pas vous dire comment je ressens toutes ces choses depuis deux jours. Vous autres, vous êtes aussi ce pur néant, mais au moins pas comme moi un néant rempli d'ordures et, voyez­-vous, ceci me donne encore une espèce de ressentiment et d'amertume contre vous et tous ceux que je vois meilleurs et plus purs. Saint Joseph me réserve quelque chose pour mercredi, je le sens, mais cela me fait peur; vous savez aussi que j'ai une nature horriblement mauvaise qui ne veut et ne veut pas mourir, qui renaît sans cesse, qui tremble devant tout ce qui s'appelle réelle souffrance, qui supporterait peut-être une souffran­ce apparente, y trouvant quelque complaisance et satisfaction, mais qui devant la souffrance obscure, cachée, silencieuse, vraiment douloureuse pour l'esprit, le cœur et le corps, se raidit et se révolte. Quelle lutte sans cesse renouvelée!».

Tout dans sa vie lui paraît inexplicable. Il lui faut pour ne pas tomber à chaque instant que Dieu la soutienne et que la grâce l'emporte tou­jours. Et cette grâce, c'est aux mérites de sa soeur aînée et de sa pieuse communauté qu'elle l'attribue:

«Croyez-moi, si je n'étais pas ici, au centre, au foyer de la perfection,

je me perdrais irrémédiablement. Les deux principes de l'esprit du bien et de celui du mal sont fortement prononcés en moi. Si, à un moment donné, grâce à ce que le Roi puissant fait par égard pour son épouse, un seul mouvement de la grâce ne l'eût emporté, je serais devenue un mon­stre; j'aurais pour le devenir, je le sens, une puissance intérieure qui peut tout ce qu'elle veut; je l'ai toujours senti. Et voilà pourquoi je ne puis vivre, car ce deuxième être qui vit par moments seul et qui, à d'autres moments, laisse le premier vivre seul (vous avez dû remarquer cette dif­férence absolue et totale), ce deuxième être, dis-je, aurait pris et pren­drait toujours des droits au premier et empêcherait son existence persévérante. Je sentais cela lors de ma maladie où j'ai supplié Notre-­Seigneur de m'enlever plutôt que de me laisser sur terre, où je me per­drais en ne répondant pas aux grâces d'en-Haut».

Elle se fait horreur à elle-même: «J'ai une peur de moi-même comme de tout ce qu'il y a au monde de plus dangereux et de plus mauvais». Comment donc Dieu peut-Il tant la favoriser? Et constamment sous sa plume reviennent ses humbles pourquoi.

«Je ne suis pas digne de vous aimer, écrit-elle, à sa Mère Supérieure, d'être a Jésus en union avec vous… Qu'ai-je fait pour être appelée à vi­vre à l'ombre du sanctuaire! Mère, je ne sais rien dire; je suis confuse, comme anéantie devant l'immensité, devant le torrent des grâces dont Jésus me comble. Priez un peu pour votre pauvre enfant afin qu'une bonne vie toute à Dieu lui mérite une bonne mort qui la réunisse à Dieu».

Aux approches de sa Profession, elle trahit les mêmes inquiétudes: «Serait-il vraiment possible à la Sainte Vierge, qui depuis ces derniers temps me sollicite à lui prouver plus d'attachement et d'amour, de bien vouloir me purifier dans le mystère de sa Conception Immaculée et me présenter comme sa fille à l'alliance divine! Ce serait elle qui me condui­rait à son divin Fils! O Mère, est-ce possible? Est-ce que réellement Jésus voudrait m'attacher plus étroitement à Lui, à sa croix avec Lui! S'Il le disait Lui-même, ce ne serait plus une illusion! Mais en même temps quelle reconnaissance ne devrais-je pas avoir et quelle générosité dans l'abandon entier de ce pauvre moi si rebelle et si ingrat; car il faut nous user, nous consumer à l'œuvre de Dieu, à laquelle nous avons chacune notre part marquée, bien distincte, bien claire; et c'est une belle part qui nous est échue! Une seule chose me demeurera éternellement incompré­hensible, c'est qu'Il puisse vouloir se servir de moi! Si du moins alors je ne m'opposais plus à ses desseins, si je ne résistais pas! C'est là la grâce que je demande à Dieu, de le laisser se servir de ce chétif instrument. Il m'a assez montré, ce me semble, combien Saint Joseph était un docile instrument; lui non plus, parfois ne comprenait rien aux desseins de Dieu, mais il se laissa toujours faire!

«La reconnaissance m'accable, me confond! Jésus oublie donc tout à fait ce que je suis, s'Il veut vraiment de moi comme son Epouse. Dites, Mère, est-ce vrai?».

A la veille de ce beau jour, elle demande à être humiliée. Elle a soif d'humiliations;

«Mère, permettez-moi de venir demain faire ma coulpe au réfectoire et de dîner à la petite table ou de baiser les pieds à mes soeurs; ce que vous jugerez le plus à propos; mais humiliez-moi un peu, vous savez que j'en ai besoin».

Mais voilà que ses Supérieures ont confiance en elle et ont recours à elle pour un emploi difficile. Quels étonnements encore:

«Mère, j'étais lâche, je sentais qu'un travail m'attendait, j'en avais peur comme si Jésus ne le faisait lui-même par moi, car réellement on peut dire que c'est Lui et qu'ici la créature n'y est pour rien. Je me serais attendue à toute autre chose en venant ici, mais devenir aussi directe­ment la plume de Dieu Lui-même, c'est ce à quoi je n'aurais jamais sup­posé qu'Il pût seulement songer pour un être tel que moi; plus j'y pense et plus je me sens devenir petite, jusqu'à disparaître dans le néant pour ne laisser voir que l'action de Dieu éclatant de la manière la plus visible. Si, malheureusement, j'existe encore assez pour me révolter parfois con­tre ses volontés, c'est une lutte, une souffrance qui accompagne un tra­vail, lequel ne saurait être fait que dans la souffrance. Cette lutte ne me vaudra-t-elle donc pas la vue de Jésus un jour? Oh! il me faut cet espoir, comment vivre sans Lui!».

Bientôt, elle trouve une explication qui satisfait son humilité. D'autres pourraient faire le même travail, mais Jésus semble avoir pris pour règle de choisir pour ses œuvres des instruments manifestement incapables, afin que sa gloire y gagne. Elle n'a plus dès lors d'hésitations. Au con­traire, elle y gagnera elle-même.

«Nous ne pouvons pas comprendre humainement comment un travail si long a pu être fait en si peu de temps; la gloire de Dieu y gagnera davan­tage et mon âme non moins; j'y verrai mieux de jour en jour que je suis bien le plus chétif des instruments. Le travail pourrait être fait par d'au­tres, mais mon âme ne sera sauvée que par ma propre coopération à la grâce, qui ne manque pas si on veut en faire le cas que Jésus demande».

Elle ne pensera pas différemment non plus quand elle se sentira plus spécialement attirée à la vie de victime.

«Je suis bien indigne de souffrir quelque chose pour l'Œuvre de Dieu, et c'est si peu de chose, mais c'est tout ce que je désire au monde. Si j'avais une autre aspiration, je me croirais l'être le plus ingrat et je le se­rais en effet. Vous le savez, Mère, je veux tout ce que Jésus veut, mais j'ai un si mauvais naturel qui se réveille parfois d'une manière effrayan­te! La mort ne s'effectue pas sans peine et la résurrection de la mauvaise na­ture est toujours, hélas! si proche».

«…Y a-t-il sur la terre une créature plus favorisée que moi et cepen­dant y en a-t-il une plus indigne? Quand je pense que Jésus voit le fond des cœurs, que, par conséquent, Il connaît aussi le mien si coupable, je ne comprends pas comment il a pu vouloir se servir de moi. L'Eternité suffira-t-elle pour lui rendre de dignes actions de grâces?».

«… Est-ce possible? Je n'ai qu'un seul refuge, les pieds de mon Sau­veur où je m'anéantis dans la honte et la confusion de ce qu'Il veuille bien accepter comme sa victime cette pauvre indigne créature».

Elle avait voulu établir sur l'humilité le fondement de sa vie religieuse lors d'une retraite en juin 1878: «Pour y arriver, disait-elle, je m'appli­querai à rechercher en tout et partout la dernière place, à passer toujours inaperçue et à me complaire dans l'obscurité et le mépris, en compagnie de Jésus inconnu et caché à Nazareth».

Ce qu'elle avait ainsi résolu en fait d'humilité extérieure, elle était sû­re de le réaliser, tant il y avait chez elle, à la base, d'humilité intérieure. Ce qu'elle pensait au juste d'elle, elle le disait au soir de sa vie: «Mon Dieu, ma pauvre mère, si vous connaissiez tout mon fond de misère, vous en auriez une faiblesse, comme cela m'arrive parfois».

Qu'on n'imagine pas cependant notre petite Soeur déprimée par ces sentiments d'humilité, produisant chez elle ou du dépit ou de la pusilla­nimité. Ce ne serait pas la marque sûre de la grâce. Au contraire, plus son humilité s'affermit, plus se dilate aussi sa reconnaissance et son amour. «La vue de ma misère, dit-elle, doit m'inspirer la confiance dans le Dieu tout-puissant».

«… Je n'aperçois que mon abîme de misères qui m'excite à une recon­naissance infinie, dit-elle encore; mais voyez-vous, c'est vraiment af­freux ce que je suis; vous ne pouvez vous en faire une idée et je ne com­prends pas que vous ne vous en aperceviez pas davantage».

Et encore: «Qu'ai-je donc fait pour que Jésus se joue ainsi de ma fai­blesse et m'y prouve toute sa force? Qu'ai-je fait pour qu'il m'admette parmi les privilégiées de son Cœur? Oh! plus je descends dans cet abîme de ma misère, plus mon amour grandit…».

Loin de se décourager, elle accepte de se sentir toute sa vie languissan­te et lâche. Cela doit, dit-elle, entrer dans les desseins de Dieu, et par suite, elle n'a pas à s'en troubler:

«Malgré ce bain de la parole divine dans lequel je suis plongée pour ainsi dire nuit et jour et qui ferait une sainte de toute autre, je vois que je n'ai pas même compris la première lettre de la perfection religieuse. C'est bien triste à dire, mais, voyez-vous, Mère, il faut vous résigner, comme je me résigne moi-même, à me voir toute ma vie du nombre de ceux qui s'efforcent toujours d'enfoncer la porte, laquelle, pourtant, ne tombera qu'avec leur vie, par le dernier coup. Cela entre sans doute dans les desseins de Dieu; si j'étais impressionnable et toujours sensible comme je l'ai déjà été, surtout dans les premiers temps, je ne pourrais peut-être rien faire et alors le travail resterait là. C'est la seule chose qui puisse me consoler quand je suis si horriblement bête de toutes les ma­nières».

Mais n'y avait-il pas encore une étape à franchir? La grâce opéra cette merveille. La résignation ne suffisait plus a Jésus. Il voulait que sa petite victime se réjouît dans ses humiliations, qu'elle y trouvât un inexprima­ble contentement intérieur.

«Mère, si l'on avait toujours l'abandon et la soumission à la volonté divine, la croix ne serait presque plus une croix. Je comprends qu'on l'aime, car Jésus est là pour aider à la porter quand elle vient de Lui et qu'on la reçoit pour Lui. Je vous assure, Mère, que j'éprouve un con­tentement intérieur dont je m'étonne et pourtant, à certains moments et bien souvent encore, quand je me vois forcée de m'éloigner des autres, je ressens quelque chose d'inexprimable; je me vois alors un être si abject qu'on le repousse même de la société de ses semblables. Lorsque j'ai sur­monté ce sentiment qui ne me laisse d'ailleurs que la conviction de ce que je vaux en réalité, je me sens contente d'être seule avec Jésus et je m'estime privilégiée de ce qu'il veuille m'accepter pour sa victime. D'ailleurs, j'ai un sujet de joie bien justifiée quand je vois que ce que je pressentais se réalise à la lettre. Dès lors qu'est-ce qui peut être trop dur et trop humiliant pour une expiation qui doit compter au double? Mère, vous ne pouvez pas savoir, vous autres, à qui Jésus n'a pas eu tant à par­donner, combien l'expiation est à apprécier et quelle douceur se trouve dans les larmes répandues aux pieds d'un Maître tel que Jésus que l'on a pu oublier et mépriser, et dont l'indulgence et le pardon confondent le cœur humain si étroit quand il a oublié Dieu!

«Mais la pauvre nature aura toujours peur, je le sens. Mère, il y a trois mois je n'aurais pas cru pouvoir accepter cette croix. Et qu'est-elle encore?».

Vraiment, Jésus n'avait-il pas voulu faire de sa petite victime un pro­dige d'humilité?

En même temps que son humilité s'affermissait au milieu de ces lut­tes, la générosité de Soeur Marie de Jésus se développait et s'affinait elle aussi jusqu'à l'héroïsme.

Nous l'avons vue plus haut surprise par des tentations tout à fait inat­tendues et nous avons déjà dû enregistrer ses continuelles victoires; mais aussi avec quelle ardeur elle résistait, nous le verrons dans la lettre sui­vante. Elle est tentée de révoltes contre la vie d'assujettissement qu'elle a attrait de mener? Elle y répond par des demandes de sujétion plus accen­tuée encore:

«Mère, déjà plusieurs fois j'ai été sur le point de vous écrire et de vous dire: Non, je ne puis pas; tout en moi se révolte à la pensée de cette vie d'assujettissement, de renoncement continuel de tout heure, de toute instant! Pourquoi n'ai-je nul repos? Parce que je refuse à Jésus le peu qu'Il demande et que mon sot orgueil ne veut pas lâcher. Jésus m'ac­compagne, Il me sollicite à chaque pas, et volontairement je reste attaché à moi-même, j'éloigne ce qui me coûte, je recule devant la plus légère humiliation ou toute autre souffrance! D'autres profiteraient des grâces de Dieu, et moi, à qui Il en a tant faites, je m'oppose précisément à ce qu'Il demande de moi; je ne puis me soumettre au genre de souffrance qu'Il m'impose et je sens que, si je ne m'y soumets pas, ma vocation est vaine, elle est illusoire. Il faut accepter et je ne puis accepter; je repousse de volonté et de fait. Depuis longtemps cette lutte entraîne un nombre infini de fautes que je commets de plein gré, sachant bien ce que je fais, et contre la Règle, et contre tout principe chrétien et religieux! je ne comprends pas une chose: c'est que Jésus n'ait pas exaucé la prière que je Lui ai faite depuis bien longtemps, de me dévoiler à vos yeux telle que je suis en réalité et que vous ne me connaissiez pas encore! C'est en ce moment pour moi une question de vie ou de mort, de salut ou de perte; je le sentais et voilà pourquoi, sans doute, j'avais cette peur instinctive de la retraite. Mère, pour que je devienne au moins une religieuse quel­que peu bonne, puisque Jésus n'en veut pas d'autres, il me faudrait plus qu'à toute autre une obéissance forcée, une sujétion presque de tout ac­te, de chaque pas. Jésus me la donne souvent, presque toujours je la re­fuse et Il ne se lasse pas; peut-être, s'il en ajoutait une extérieure qui m'obligeât en même temps d'une manière sensible, deviendrais-je plus fidèle? Mère, soyez sévère, usez de votre autorité, demandez-moi comp­te de toute acte, de tout parole, presque de toute pensée. Tyrannisez­-moi, tuez-moi…».

Elle explique aussitôt ce qu'elle entend par là:

« …Faites périr cette volonté, ce jugement; écrasez cet orgueil, cette sotte vanité, cet amour-propre insupportable; aidez-moi; je n'ai parfois presque pas le courage de lever les yeux sur Jésus, tant je me sens ingra­te; et cependant je ne rencontrerais qu'un regard d'indulgence. Je le sais, puisque malgré tout Il ne me délaisse pas; Il revient à la charge; Il frappe; et moi, malheureuse, je Le laisse à la porte; et après avoir chassé de mon cœur un ennemi extérieur, je reste moi-même possesseur de ce qui ne doit appartenir qu'à Jésus. Mère, je me livre entre vos mains, je voudrais dire tout entière, et toujours je me suis réservé quelque chose. J'ai cru sentir dans mon cœur, et à certaines heures je l'ai éprouvé, ce repentir qui a mérité à Madeleine d'être au pied de la Croix avec saint Jean, comme si Jésus avait voulu montrer par là que le regret et l'amour rachètent les fautes; Il admet la pécheresse repentante aussi près de son Cœur que le disciple bien-aimé; cela m'a toujours encouragée et forti­fiée. Mais, voyez-vous, Mère chérie, il y a de ces secousses violentes auxquelles il me semble parfois qu'il est impossible que je ne succombe point. Ma nature ne veut pas absolument de cette vie».

Mais qu'importe la lutte, nous arrivons à la conclusion qui sera tou­jours la même en face d'états identiques.

« …Cependant, je sens malgré tout mon cœur attiré à embrasser quand même avec amour tout, jusqu'à cette lutte horrible, ces répu­gnances, ces dégoûts insurmontables parfois, ce supplice, ce martyre de tout instant, d'autant plus pénible qu'on ne l'a pas choisi soi-même, et d'un autre côté cependant d'autant plus aimable que c'est Jésus qui l'a choisi pour nous; Il est donc toujours le Bon Pasteur rempli d'amour pour ses brebis. Oh! oui, je le sens bien qu'Il m'aime; sans quoi Il ne m'enverrait pas précisément ce qu'en toute ma vie j'ai le plus redouté et de toutes les manières. Mère, si vous voulez faire de moi une victime, il ne faut me laisser de trêve ni de repos un seul instant. Puisque la nature est violente, il faut la traiter aussi d'une manière violente; ne le pensez­-vous pas aussi? Sans cela nous n'arriverons à rien».

Non, certes, elle n'aura rien des allures de Simon de Cyrene en face de la Croix. Ce n'est pas là son modèle. Elle semble n'en vouloir pas d'autres que le Divin Maître qui Lui, accueillit la croix et la porta avec joie.

La souffrance est une grâce pour laquelle elle doit être reconnaissante.

«Mère, je remercie Dieu, je souffre un peu et, par moments, c'est une si étrange souffrance que quand elle est passée je ne me souviens pas de ce qu'elle a été, mais je suis comme forcée de remercier Notre-Seigneur et de Lui demander de profiter de cette grâce, puisqu'elle peut me faire servir à contribuer un peu à son Œuvre, pour laquelle je ne puis rien s'Il ne m'en fournit l'occasion.

«Mon Dieu, mon Dieu, je suis bien la plus indigne et vous voulez quand même que je souffre un peu avec vous!».

De plus, la souffrance est un moyen rapide de se sanctifier:

«Vous l'avez entendu, Mère chérie; un moyen rapide de se sanctifier, c'est de beaucoup souffrir. Ne serait-ce pas alors une plus grande grâce encore, une grâce que je doive encore apprécier davantage, si Notre­Seigneur voulait me faire bien souffrir avec tout ce que j'éprouve depuis hier surtout? L'instruction de cette après-midi m'a donné à plusieurs re­prises des clartés, des lumières toutes particulières, qui me paraissent une confirmation des idées qui me préoccupent sans cesse. Jésus me mettrait donc à la main des moyens propres à me rendre meilleure, à me sanctifier! Et pour cela, Il m'envoie précisément les humiliations et les souffrances que je redoute le plus au monde».

Ces deux pensées lui dicteront l'attitude à tenir et on devine à l'avance que sa pauvre nature n'aura pas à s'en réjouir fort. On pressent sa réso­lution et qu'elle s'inspirera de l'amour le plus ardent et le plus généreux, «Je ne veux rien, rien, rien que beaucoup souffrir. C'est là mon ambition. C'est la seule récompense que je désire: Souffrir toujours et encore, quel bon­heur!».

On croit rêver vraiment et on oublie que c'est une jeune religieuse de 22 ans qui s'exprime ainsi! Les tentations peuvent revenir. Elle les craint, oui, par une juste et humble défiance de ses propres forces, mais elle ne s'en effraie plus.

«Mère chérie, oui, je le sens bien, j'aurai à lutter jusqu'au dernier souffle de ma vie et je l'accepte vraiment de bon cœur pourvu que Dieu m'assiste, car la seule chose que je redoute alors, c'est de consentir. Tant que je puis être sûre que la volonté n'y est pas, je suis tranquille; mais ce que je crains c'est cette obscurité dans laquelle il est si facile de se laisser troubler, au point de ne plus savoir où l'on en est; ces ténèbres de l'âme où l'on se sent livré à la tentation et comme abandonné par Dieu. Voilà à mon avis les moments les plus pénibles, les plus froids, les plus tristes, et ce qui réellement peut jusqu'à un certain point excuser un peu de lâ­cheté dans le combat, un peu de timidité dans le courage. je ne saurais vous dire tout ce que j'ai déjà trouvé, surtout ces derniers temps, envi­ron depuis un mois, dans les paroles: «In te, Cor Jesu, speravi». Réelle­ment, c'est le remède souverainement efficace; d'ailleurs la parole de Jésus ne trompe pas; j'y trouve tout: lumière, force, ferveur, courage. Quand je suis froide et ne peux pas prier, je les répète parfois pendant un quart d'heure entier, sans me lasser; et j'y trouve à chaque fois comme un redoublement de force, comme un sens plus profond, plus intime de confiance, d'amour, de tendresse, de quelque chose d'inexprimable, mais de vrai, de réel. Après cela, je me sens toujours le roseau faible et chancelant sans doute, mais appuyé sur un chêne inébranlable. Alors la tentation ne m'effraie pas».

Ces souffrances n'aident-elles pas à la pratique de l'abandon et ne deviennent-elles pas une source de mérites?

«Mère, pardonnez-moi toute la peine que je vous fais par ma conduite impardonnable envers Jésus qui me comble de grâces; par ses souffran­ces ne me fait-Il pas partager ses trésors? je le veux, Mère, oh! oui, j'ac­cepte tout, et pourtant tout en moi se révolte pour l'accepter. Voyez­-vous, Mère, il me semble que si de la Communauté en général est de­mandée la perfection ou la destruction, pour chacune de nous en parti­culier c'est la perfection ou la damnation; et voilà ce qui me poursuit à chaque pas; et voilà pourquoi les fautes me paraissent plus graves quand, à tout instant de la journée, Jésus est là présent, à vos yeux, vous demandant tel petit sacrifice, tel petit renoncement, etc., et toujours, le plus souvent du moins, dans les choses les plus légères. N'est-on pas alors plus coupable lorsqu'on résiste à la grâce, qu'on y résiste volontai­rement et qu'au lieu d'aider à se faire mourir, on cherche autant que possible à conserver cette vie menant à la mort, cette vie de la misérable chair toujours en révolte contre l'esprit. Mère, je ne sais à quoi cela tient que la lutte est d'une telle violence! Tout d'un coup, je me rappelle qu'autrefois Jésus m'a souvent fait sentir qu'Il m'attendait ici et voilà qu'Il m'a trouvée et maintenant Il veut faire ce qui lui plaît. Qu'ai-je à y voir de mon côté? Rien, il suffit de me taire et de dire: «Oui, je le veux!». Mais au moment même où je le dis, une autre voix crie presque plus fort: «Non! Je ne le veux pas! A quoi bon? Pourquoi, etc… ». Il faut lais­ser crier, fermer les yeux et faire son devoir en s'efforçant de tenir Jésus présent aux yeux de l'âme. Oui, la lutte est précieuse, je remercie Jésus de me l'envoyer; sans elle, où est le mérite? Priez pour votre pauvre in­digne afin qu'elle aime ardemment».

Elle prend même dans l'habitude du combat une nouvelle vigueur. Non seulement elle accepte l'épreuve, mais elle en arrive au point de la désirer.

«Mère, quand un de ces affreux moments est de nouveau passé, il m'en reste comme une soif, un amour de souffrance. Je voudrais alors dire: «Toujours et toujours et encore plus!». Et il me semble presque que j'aime Jésus cent fois plus, bien qu'à certaines heures je crois Lui avoir prouvé que je ne L'aime pas du tout. Il survient de temps en temps, un de ces rayons qui ne paraissent jamais chez moi que comme un éclair, mais d'une clarté, d'une douceur ineffable, où un monde inconnu et di­vin se dévoile, monde à l'existence duquel on ne peut presque plus croire dans ces heures horribles où l'on se voit environné de l'enfer, du diable et de tous ses satellites. Les éclairs ne durent pas; le tonnerre par contre gronde longtemps, et toujours il retentira dans le lointain, jusqu'à ce que le soleil de la Patrie luise pour ne plus disparaître. O Mère, souffrirons­-nous jamais assez pour mériter de posséder Jésus, alors que Le posséder dans l'Eucharistie nous compense déjà si largement (malgré la souffrance que peut encore amener une épreuve de ce côté-là), du peu que nous pouvons faire pour lui. Mère, le Curé d'Ars a tout puisé dans le pain sa­cré de l'Autel. S'il est devenu saint, c'est parce qu'il a compris l'Eucha­ristie; pourquoi ne le deviendrions-nous pas? nous avons le même moyen que lui».

Cette lettre est de février 1879. La même note revient un mois après. Parce que le calme dure dans son âme, elle s'attriste de ne plus souffrir, et trouve dans cet état une nouvelle souffrance.

«La lutte est de toute heure, de tout instant, mais quand je sens moins la souffrance, comme depuis quelques jours, je souffre de ne pas souffrir et je crois presque que je n'ai rien à offrir de méritoire à Jésus. Puis, je pense qu'il vaut mieux Le laisser faire et que l'insensibilité, supportée pour Lui, Lui est aussi agréable. Ensuite, Il réchauffe mon âme d'un de ces rayons pénétrants qui passent si vite, mais qui rendent des forces pour les longues heures où le combat seul donne une chaleur tout autre pour­tant que celle si vivifiante du Cœur de notre unique Ami! O Mère, qu'ai-je fait pour que Jésus veuille me permettre de l'aimer!».

Un jour, le martyre a été plus aigu et elle a dû s'en ouvrir à sa Mère Supérieure par obéissance plutôt que par un désir de consolations. Mais il lui semble que c'est là se plaindre et qu'il y a grande lâcheté de sa part:

«Mère chérie, j'ai confiance, oui et malgré que je sois toujours et doi­ve constamment rester dans les ténèbres et l'obscurité, je crois quand même, et, dans le fond, un lien indissoluble m'unit à Jésus. Ce n'est pas de ma faute, je vous assure, si, quand je sens ce poids de la justice divine qui demande un compte si rigoureux, une expiation sans rémission de tout, tout, tout, j'ai alors des terreurs affreuses, des moments de lâcheté presque impardonnable. Je crois et je sais que c'est un immense bonheur qu'il me soit donné d'effacer ces trois années de mon existence par trois années de souffrance, tant adoucie parfois et par lesquelles j'ai, d'autre part, une source qui a bien souvent été riche et féconde, je dois l'avouer, en grâces et en consolation. Cependant, sentir son âme continuellement dans l'agitation, le trouble (et vraiment, Mère, ce n'est pas de l'imagi­nation de ma part, car j'en suis bien honteuse et bien humiliée), ce n'est pas, croyez-moi, un léger tourment. Lâche que je suis d'oser presque me plaindre! Non, j'en remercie Dieu dans le fond; Il me punit par où j'ai péché! Si maintenant déjà j'ai si horriblement peur des jugements re­doutables d'un Dieu clément, il est vrai, mais juste, que ferai-je quand il faudra comparaître devant Lui! Ce matin j'étais assez calmé et je suis contente; je sais que c'est mon lot et que Jésus le veut ainsi; mais que voulez-vous, rien en moi ne veut de cette lutte de tout instant pour con­tredire en tout la nature. Je ne me figure pas de difficultés imaginaires, mais ce que chaque pas, chaque mouvement me coûte, vous ne pouvez vous en faire une idée! Je ne croirais pas moi-même la chose possible, si je ne l'éprouvais! Mère chérie, c'est le martyre aujourd'hui: il me sem­ble que depuis la tête jusqu'aux pieds, pas un endroit, ni de mon corps, ni de mon cœur, ni de mon esprit n'est épargné. J'ai mérité bien pire. Que dis-je? Je n'ai pas mérité cela, et cependant j'éprouve toutes les an­goisses de l'agonie. Demandez pour moi que je reste inébranlable devant les orages».

Quelquefois, par contre, elle peut souffrir dans le silence; alors, c'est toute joie.

«N'est-ce pas un grand bonheur, une faveur de pouvoir vivre cachée, souffrir sous votre seul regard, ô Jésus. C'était le sort de saint Joseph. O mon Père, donnez-moi de vous imiter, d'être fidèle et de laisser faire tout ce que Jésus voudra».

Elle mourra dans les mêmes dispositions, et elle n'aura alors qu'un re­gret: celui de n'avoir pas assez souffert encore pour l'Œuvre si chère du Cœur de Jésus.

«Mère chérie, mon cœur est plein de reconnaissance envers Jésus. Quelle semaine de grâces et de bonheur ne nous a-t-il pas ménagée et je ne m'étonne plus que dès dimanche il m'y ait fait entrer comme si c'était la dernière Semaine Sainte que je dusse passer sur la terre. C'est dans ces sentiments qu'Il m'a maintenue jusqu'au jour du «Consummatum est!» qui, au contraire, m'a fait éprouver, non la douleur de la mort de Jésus, mais bien plus l'assurance de salut qui en résulte, la résurrection des âmes. Voilà du moins ce qui dominait, et, aujourd'hui il me semble que, puisque tout est fini, je n'ai plus qu'à rester ensevelie avec Jésus, bien cachée, bien ignorée, bien humiliée et bien méprisée si c'est possible, jusqu'au jour où je ressusciterai pour Le voir à jamais. Oh! que ce serait un heureux sort que de mourir pour ce Jésus que mes péchés ont tant fait souffrir! Malgré que je reconnaisse ce bonheur, j'en ai une effroyable crainte et angoisse à certains moments; je me demande pourquoi faut-il que je quitte cette vie, alors que je n'aurai encore rien fait pour cette Œuvre pour laquelle je voudrais souffrir tout ce qu'un pauvre être hu­main est capable de souffrir et de supporter avec la grâce de Dieu!».

Sainte Jeanne de Chantal disait un jour à ses filles: «Il y a un martyre dans lequel Dieu, soutenant la vie de ses serviteurs, les rend à la fois martyrs et confesseurs… Mais cela s'entend des cœurs généreux et qui, sans se reprendre, sont fidèles à l'amour; car les cœurs faibles, Notre­-Seigneur ne s'applique pas à les martyriser». Une phase douloureuse de ce martyre chez les âmes généreuses est l'obscurité qui remplace parfois pour elles les lumières et les consolations de la foi. Elles y échappent ra­rement cependant. Il semblerait que Dieu fasse peu de cas de notre foi quand nous en avons l'expérience par les sens et les sentiments et qu'Il attende de nous que nous redisions pratiquement les paroles de l'Ecritu­re Sainte: «Quand même il me tuerait, je croirais et j'espérerais en Lui». Pour combien de nos désespérances à nous, Notre-Seigneur, à qui nous nous en plaignons amèrement, ne pourrait-Il pas nous dire: C'est à pei­ne si ma main vous a touchés! Soeur Marie de Jésus avait à cœur de Le dédommager de cette incrédulité pratique. Elle voulait croire et elle croyait, en dépit de toutes les contrariétés et de toutes les obscurités.

Elle estimait grandement la foi: «Mère, écrit-elle, la foi pourrait sau­ver le monde et la foi le sauvera. Si on avait une foi vive et vraie, on ne douterait de rien et on verrait ces prodiges qui n'étonnent que les incré­dules». Elle appelait de ses voeux un accroissement de foi chez les âmes vouées à l'apostolat pour conquérir le monde entier à Jésus-Christ.

Elle se dit l'enfant de saint Joseph. Elle a eu cette lumière surnaturelle que saint Joseph lui était donné particulièrement comme protecteur et comme modèle. C'est en lui qu'elle cherche un appui pour sa foi, et elle aime à se rappeler que la foi de saint Joseph, inébranlable malgré les épreuves de Bethléem, de la fuite en Egypte et de Nazareth, a concouru à la Rédemption.

«Quand saint Joseph a vu Jésus sur la paille, je me figure qu'il lui a fallu aussi un peu de foi pour croire que c'était là un Dieu; de même pour nous, si nous voyons la mort, il faudrait encore croire à la vie. C'est ce que je fais et si je n'obtiens rien du tout, eh bien! j'aurai au moins le mérite d'avoir cru et je n'y perdrai rien, j'en suis sûre. D'ailleurs les doutes de saint Joseph ne lui furent jamais enlevés que quand il eut cru au plus haut point; nous n'en sommes pas encore là. Pour moi, je ne mérite pas d'être exaucée, mais je sais que la bonté de Jésus, de Marie et de Joseph est bien plus grande que ma misère; aussi je crois, je crois malgré tout».

Elle prend la résolution d'une foi que rien ne déconcerte: «Saint Joseph m'a fait une grande grâce aujourd'hui et ma résolution est inébran­lable; il me faut obéir coûte que coûte et me taire, c'est pour moi la seule voie de salut, mais croire pourtant, ne rien voir ou même voir les appa­rences contraires, mais ne rien non plus regarder que Jésus seul, droit au but».

Elle veut même communiquer cette foi autour d'elle, quand elle ren­contre des doutes ou des perplexités: «Mère, j'ai la conviction que nous sommes exaucées, mais il nous faut croire malgré les apparences. Saint Joseph a toujours fait ainsi et c'est le seul moyen de nous assurer la réali­sation de ces désirs. Nous le verrons plus tard et nous reconnaîtrons pourquoi; c'est précisément l'épreuve qu'il a envoyée au moment où nous attendions le secours. Mais, pour mon compte, je crois que nous ne sommes pas trompées, je le croirai toujours, j'en suis sûre; seulement il ne nous faut pas oublier non plus que c'est l'année de saint Joseph, l'an­née par conséquent de la souffrance cachée, obscure, silencieuse, dans le doute et les perplexités sans cesse renouvelées. Saint Joseph nous éprou­ve, j'ai plus de confiance que jamais, et dût-il m'éprouver jusqu'au mo­ment de ma mort, mon dernier soupir sera un acte de foi, d'espérance et d'amour; il sera la confirmation que jamais on ne l'a prié en vain. Je ne suis qu'un pauvre lépreux, mais il me purifiera, si c'est nécessaire, par le fer et le feu, et il le fera malgré la résistance de ma nature, si je crois et j'espère; et ceci il le faut, je le veux».

Elle a la même foi dans l'avenir de l'Œuvre: «Pour moi, je ne sais, je ne sens, je ne vois rien, mais je crois et je croirai toujours que Jésus est bon, qu'Il fera son Œuvre en nous malgré nos infirmités, qu'Il nous ai­me et veut seulement que nous L'aimions en retour. Peu importe alors dans quel état nous sommes, et si nous voyons que nous ne faisons rien, mais que pourtant nous ne sommes pas en dehors de sa volonté; raison de plus pour dire: «Nous sommes des serviteurs inutiles, faites de nous ce que bon vous semble!».

Et là encore, elle en arrive à aimer cet état, à le désirer, préférant dou­ter et ne pas voir ce que Jésus opère en elle:

«Saint Joseph nous a donné l'esprit de foi comme bouquet, et surtout depuis le premier mars, aussi je ne vis plus que par cette foi. Jésus m'exauce au delà de mes désirs. Je Lui ai demandé de ne jamais rien voir de ce qu'Il daignera faire en moi, afin que je ne puisse jamais, au grand jamais, avoir l'épouvantable malheur de m'enorgueillir de quoi que ce soit. Que je doute plutôt toujours de tout ce qui me concerne! La foi en son amour me restera toujours et je croirai et croirai encore; j'ai sa parole et rien ne doit m'ébranler. Je ne verrai rien jusqu'au dernier moment, j'aurai même des preuves contraires parfois à mon attente; mais tou­jours je croirai que sa volonté s'accomplit pour le plus grand bien de mon âme».

«C'est la disposition, ajoute-t-elle en terminant, qui attirera le plus de grâces: «Jésus a tant promis si l'on croit à sa parole, mais si l'on y croit réellement, de fait et non de bouche. Qu'Il puisse dire de nous: «En véri­té, je n'ai point trouvé une si grande foi en Israël» et nous sommes sûrs de sa grâce, de son assistance, de son paradis, de tout. Quelle vie! Les anges dans le ciel doivent nous l'envier».

Les pages qui précèdent ont pu déjà nous édifier largement sur la ver­tu de Soeur Marie de Jésus. Peut-être cependant aura-t-on été étonné d'y trouver si souvent et presque à chaque ligne la note de la souffrance et le souvenir de la croix. Nous en avons donné une première, explica­tion. Cette âme devait être rapidement purifiée et apparaître à ses soeurs comme un modèle à l'imitation duquel toutes pourraient prétendre. Mais en même temps, elle avait été manifestement choisie de Dieu com­me victime. Elle était une de ces âmes que le monde a toujours vu parce qu'il en a toujours eu besoin et auxquelles le Divin Sauveur fait appel pour continuer dans l'Eglise sa vie d'immolation en même temps que son œuvre rédemptrice. C'est là, nous semble-t-il, qu'il faut chercher le dernier mot de ces épreuves parfois si crucifiantes et qui, nous le ver­rons, ne feront que s'accroître jusqu'à la fin. Soeur Marie de Jésus s'était offerte à Dieu, et parce que Dieu l'avait prise au mot, rien ne doit nous étonner des sacrifices et des immolations qu'elle eut à supporter dans son corps et dans son âme.

Elle avait parfois cependant - au milieu de son long martyre - quel­ques moments de calme et de lumière. Dieu la soutenait ainsi en don­nant de nouveaux aliments à son habituelle confiance et en ajoutant à l'intensité de sa vie intérieure. N'était-elle pas d'ailleurs par sa vocation religieuse, appelée à être dans l'Eglise et pour l'Eglise une âme de prière et d'oraison? Malgré tout, elle savait parler à Dieu. Les épreuves pou­vaient être des plus violentes, jamais elle ne se serait quand même dépar­tie de l'intimité avec Dieu et de la simplicité qu'elle envisageait comme des vertus propres de la Communauté où elle vivait. Elle nous dit son programme dans les lignes suivantes: «Cette vie surnaturelle, si désira­ble, si aimable, que Jésus veut mener avec nous, pauvres petites créatu­re, on dirait qu'Il la rend, s'il se peut dire, la plus simple, la plus naturel­le possible, comme la mère la plus aimante à l'égard de ses tout jeunes enfants. Dans les moindres choses, il faut reconnaître sa main et sa solli­citude qui veillent à tout et prennent soin de tout».

Une grâce bien forte l'avait dès les premiers temps de sa vie religieuse, appliquée à la contemplation de la Sainte Famille de Nazareth. La pen­sée de cette Trinité terrestre faisait ses délices et dès qu'un prédicateur abordait ce sujet, son cœur entrait dans une jubilation extraordinaire. C'est ainsi qu'elle recueillit en quatre gros cahiers une retraite du bon Père Modeste, de la Compagnie de Jésus. Pendant les huit jours que du­rèrent les exercices, dit une Soeur, il nous laissa dans l'intérieur de la Sainte Famille, il nous initia à la vie intime de Jésus, Marie, Joseph. J'entends encore Soeur Marie de Jésus me dire au jour de la clôture: «Moi, je ne sortirai plus de la sainte demeure de Nazareth; je m'attache­rai de plus en plus aux pensées, aux paroles et aux actions de ces augus­tes personnages».

Mais surtout comme elle aimait saint Joseph. Au 1er mars 1878, au moment des grâces qui décidèrent de sa vie, elle entendit distinctement pendant son oraison, ces deux mots: «A Joseph! A Joseph!». Elle com­prit que Notre-Seigneur la confiait à son Père adoptif pour cette première année de grâces. «Ce sera l'année cachée par excellence, disait-elle, et voilà pourquoi saint Joseph en est le Patron spécial». Ce devait être, en effet, une année cachée comme les années de Nazareth, une année de travail intense et sans bruit pour l'Œuvre et pour la sanctification de ses membres.

Elle s'était imposée un grand nombre de prières quotidiennes, en l'honneur de ce grand saint, et à la moindre nécessité, c'est à Lui qu'elle recourait. Elle l'appelle dans ses luttes contre le démon. Elle lui fait une neuvaine pour obtenir la grâce de la fidélité dans les petites choses, une autre neuvaine encore pour obtenir de ne pas être abandonnée de Lui. Elle Lui attribue son entrée en religion, elle espère bien qu'Il viendra la prendre au soir de sa vie pour la conduire à Jésus et elle garde près d'elle jusqu'à la fin une image représentant la mort de ce bon saint.

Elle aime les mercredis et le mois de mars. C'est, d'ailleurs, le mo­ment où saint Joseph la gâte. Souvent, il lui apporte la souffrance. «Saint Joseph me réserve quelque chose pour mercredi, écrit-elle, je le sens». En 1879, Il la prépare à sa fête de la même manière. «Mère, croyez-moi, toutes ces épreuves sont la préparation au mois de mars. Ce n'est que ce soir que je le sens et que je le comprends».

Elle admire son union à Jésus: «La vie de saint Joseph fut un continuel acte d'union avec Jésus. Puisse je avoir sans cesse ce modèle sous les yeux». Elle aime sa vie cachée, son abandon. «O mon Père, écrit-elle, donnez-moi de vous imiter, d'être fidèle et de laisser faire tout ce que Jésus voudra».

Mais ce qui l'attire surtout, c'est son humble et silencieux concours à l'œuvre de la Rédemption. Elle a l'impression de retracer son rôle dans l'Œuvre de la Réparation.

«Mère, il me semble parfois, et de jour en jour je le remarque davan­tage sans y penser particulièrement, que je comprends un peu et que je pénètre le cœur de saint Joseph, pour y lire ces sentiments que je crois quelquefois éprouver de la même manière que lui, toujours bien entendu proportions gardées, eu égard à ma profonde misère. Cette continuelle alternative de joies et de douleurs s'entremêlant, se confondant, se suc­cédant si rapidement, ces doutes, ces craintes, ce respect dominé pour­tant par le plus sincère amour pour Jésus et Marie, tout cela je le sens avec lui, je le lis chaque jour dans cette action mystérieuse et cachée qu'il exerce sur ma vie entière. J'aime son silence que ne pénètrent pas les in­différents, ne voyant que ce qui éclate au dehors; pour moi, je trouve qu'il dissimule précisément ce qui a fait de lui une victime en esprit et en vérité, coopératrice à l'œuvre de la Rédemption. Oh! si je pouvais deve­nir fidèle comme lui!».

C'est au point qu'elle déduit avec confiance de la vie de son Patron ce que sera la sienne. «Saint Joseph, écrit-elle, ne vit pas les plus grandes effusions de sang de son fils, de son Jésus. Son cœur paternel fut ému dès la première goutte de sang, lors de la Circoncision. Comme Lui, je mourrai entre les bras de Marie, ma Mère, entre les bras de Jésus en la personne de celle qu'il choisit pour se communiquer tout entier avec les trésors de richesse incomparable de son Cœur».

Une grâce bien précieuse devait encore lui venir de saint Joseph. Elle-même nous l'apprend:

«Quelle étrange chose! La première année, j'étais toujours seule à seul avec Dieu, à ses pieds, implorant mon pardon et le suppliant de ne pas me rejeter; je sentais que j'étais venue pour Lui seul. La deuxième an­née, saint Joseph m'a fait comprendre qu'il me protégeait et qu'il vou­lait m'aider à aller à Jésus par l'imitation de son exemple. Maintenant, cette troisième année, tout ce qu'autrefois, je ressentais le mercredi, aux fêtes spécialement vouées à saint Joseph, je l'éprouve maintenant le sa­medi et aux jours consacrés à Marie; j'ai pour Elle une tendresse que je ne soupçonnais pas et que je dois à mon céleste protecteur et père.

Oh! que les habitants du Ciel sont donc bons de s'occuper ainsi des pauvres mortels!».

Le recours à la sainte Vierge se présente alors plus fréquemment à el­le, et elle s'en réjouit comme d'un moyen qui lui est offert de devenir en­core plus pure et par suite de pouvoir aimer davantage.

«Depuis quelque temps surtout, je suis forcée de m'adresser bien plus à la sainte Vierge qu'auparavant. Ne dirait-on pas que Joseph et Marie veulent nous montrer ce que nous devons attendre de leur intercession auprès du Cœur de leur Fils, lequel seul est le souverain dispensateur? Les grâces de souffrances du mois de mai ne seraient-elles pas comme celles du mois de mars la préparation au beau mois du Sacré-Cœur? No­tre bonne Mère du ciel est si douce et si tendre. Que je voudrais donc être pure afin de pouvoir véritablement aimer».

Quant à son amour pour Jésus, il fut le principe de son existence, le mobile de ses actions, l'idéal de son éternité. Elle avait planté sa tente à l'ombre du Tabernacle et à l'ombre de la Croix, ne séparant jamais la dévotion à l'Eucharistie de la dévotion à Jésus agonisant et à Jésus Cru­cifié. L'Heure-Sainte était faite par elle tous les jeudis de l'année, à l'heure recommandée par Notre-Seigneur à la Bienheureuse Marguerite-Marie.

Ses pratiques journalières comportaient l'exercice du Chemin de la Croix, des cinq plaies de Notre-Seigneur, des sept Douleurs de la sainte Vierge; son âme se plongeait alors dans la contemplation de ces mystères de souffrance et d'amour; elle s'unissait à Jésus en compatissant à l'af­freuse torture du Cœur de Marie si déchiré par les scènes sanglantes de la Passion et du Calvaire.

L'action de grâces débordait comme naturellement de son cœur. En toute occasion, elle exprimait ce sentiment avec enthousiasme, à propos d'un beau ciel étoilé, à propos des frimas de l'hiver, à propos de la florai­son embaumée du printemps, à propos d'un fruit, à propos d'une fleur. Dans ces mille variétés de la nature, les aspirations de notre bien chère Soeur se tournaient avec reconnaissance et amour vers le Créateur, au­teur de tant de merveilles, qui la faisaient songer à l'infini.

Mais c'était surtout sa vie intérieure qui était informée par cet amour. Jésus était son Tout. C'était Lui qu'elle cherchait et voulait voir en tout:

«En dehors de Jésus, tout ne paraît-il pas fade et insipide? Je ne parle que des choses qui, soit directement, soit indirectement, ont rapport à Dieu, tendent vers Dieu notre seul but; car il ne faudrait pas ici encore tomber dans un excès, dangereux pour certaines âmes, qui leur ferait négliger le devoir. Les occupations, la récréation, la prière, pour nous tout est Jésus puisque nous devons tout faire pour Lui et avec Lui; il s'agit seulement de ne voir que Lui en toutes choses, et alors une âme simple et droite reconnaît bien vite et par conséquent fuit, éloigne d'elle tout ce qui ne serait pas pur amour».

Elle était essentiellement une âme d'oraison, avide de recueillement et de silence.

Le recueillement pour elle était un moyen de réparer.

«Je ne sais si c'est une vaine imagination de ma part, mais depuis à peu près trois jours, pendant la Sainte Messe, je me retrouve tout à coup dans une attitude plus recueillie que je n'ai l'habitude de prendre, et, sans le vouloir aucunement, je me sens forcée par une influence indépen­dante de moi-même à rester dans cette attitude, quelque pénible même qu'elle puisse devenir pour moi. Il me semble comprendre que c'est là une grande réparation à faire pour la manière si peu respectueuse dont on assiste, dont j'ai moi-même peut-être souvent assisté au Saint Sacrifi­ce; la position extérieure, d'un esprit entièrement occupé de Dieu».

Quant au silence, c'était pour elle une condition de la grâce, le fonde­ment de toutes les vertus.

«Je trouve bien enviable le sort de celles qui passent entièrement inaperçues. Depuis quelque temps cela me pèse et cependant cela paraît être aussi la volonté de Dieu, puisque c'est pour l'accomplir que je dois faire ce qui me sépare des autres, me distingue d'elles, en un mot me fait remarquer et c'est bien là pour moi la plus grande humiliation. Je l'ac­cepte pour Jésus qui me compense bien largement; Il est parfois d'autant plus généreux qu'on l'est peu à son égard. Mère, voyez-vous, quand je parle de Lui, je suis moins sotte et cela me fait croire que je L'aime pour­tant malgré toutes mes infidélités. Aujourd'hui encore, j'aurais pu éviter certaines paroles inutiles. J'en suis toujours punie, car Jésus est sévère pour le silence et vraiment c'est aussi la base de toutes les autres vertus si l'on y fait réflexion».

Aussi, quelles lumières, on le devine, devaient résulter de dispositions si généreuses et d'un commerce si habituel avec Dieu. Celles qui nous ont été conservées nous font regretter ce que cette belle âme a considéré comme le «secret du roi» pour elle.

Là encore, d'ailleurs, elle aimait tant le silence qu'elle n'en sortait que par obéissance.

«Les communications que nous fait Jésus ne doivent pas, disait-elle, sortir d'une certaine ombre afin que tous ceux qui en ont besoin puissent venir y puiser dans le silence et le recueillement. Ainsi les intimes com­munications de Jésus à l'âme ne doivent pas sortir du centre où elles sont destinées à agir et à féconder; hors donc les cas de nécessité et les cas où il peut en résulter quelque bien, il faut garder dans son for intérieur la pa­role divine de quelque manière qu'elle se fasse entendre. Même celle qu'Il a la condescendance de nous adresser d'une manière sensible, je crois que nous ne devons pas non plus nous en occuper trop souvent ou à la légère, mais avec un respect, une crainte qui n'exclut point l'amour. Lorsqu'on songe avec quel tremblement Moïse écoutait et recevait la pa­role de Dieu, que penser de la bonté avec laquelle Jésus traite des créatu­res aussi indignes et aussi misérables».

Nous citons quelques-unes de ses notes. Soeur Marie de Jésus suppose d'ordinaire que Notre-Seigneur lui parle dans l'oraison.

Le 24 avril 1878, Notre-Seigneur l'encourage dans ses souffrances.

«Déjà plusieurs fois je t'ai dit que les grâces les plus précieuses que je puisse donner sont les souffrances. Plus elles sont grandes et conformes aux miennes, plus elles sont précieuses et dignes d'être estimées. Les grâces extraordinaires sont aussi toujours accompagnées de souffrances et d'épreuves extraordinaires. N'était-ce pas ma Sainte Mère que jamais le plus tendrement sur toute la terre et de laquelle j'étais le plus aimé? Mais ce privilège et celui d'être la mère de son Dieu, ne furent-ils pas précisément le motif de ses inexprimables souffrances? car comment un cœur humain peut-il concevoir ce que son très pur cœur maternel a ressenti, surtout aux jours de ma passion, de ma mort ignominieuse et douloureuse, et alors que, horriblement défiguré, blessé, mort, elle me tenait sur ses genoux?».

Autres lumières, le 11 septembre 1878.

«C'est au commencement, dans les premiers temps, que l'épouse cherche à plaire à son époux par toutes sortes de parures extérieures, où elle emploie tout, dans son vêtement, dans son maintien, dans toute sa conduite extérieure pour le convaincre de son amour et de sa fidélité. Mais les premières années sont-elles passées, la conviction est-elle ferme­ment établie, malgré alors qu'elle se rende encore par-ci par-là coupable de quelque petite faute, de quelque inattention, l'amour fait bien vite tout pardonner, tout oublier; oui, il est propre au véritable amour, une fois persuadé de l'amour de retour, de ne pas se laisser facilement offen­ser, de passer sur les fautes et de ne regarder qu'à l'intention, au cœur. Mais il en est tout autrement lorsque cela arrive par légèreté, par indiffé­rence, par amour-propre et par égoïsme. «Pensez bien du Seigneur et le Sei­gneur pensera bien de vous».

Ni l'épouse ne songe plus par des moyens forcés, artistement recher­chés, à se parer, à plaire, ni l'époux ne demande plus cela d'elle à pré­sent. Sa parure est son abandon, son dévouement à ses devoirs, son amour et la tendresse de son cœur qui cherchent à prévoir et à satisfaire tous ses désirs et tous ses besoins. Une fois devenue mère, ce devoir par­fois pénible mais pourtant cher absorbe tout son temps et la rend plus agréable aux yeux de son Epoux, lui prouve davantage son amour, sa fi­délité, sa beauté que ne le faisait auparavant toute sa parure: «La beauté de la fille du roi est intérieure».

Le même jour, elle écrit encore:

Si tu savais combien est grand le désir de mon Cœur de m'unir aux âmes, de me communiquer à elles et d'être reçu d'elles, si tu savais aussi combien généreusement je récompense ceux qui me procurent cette jouissance, qui satisfont ce désir, qui désaltèrent cette soif de mon Cœur brûlant d'amour et soupirant après l'amour! «Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes».

Les paroles de la Vérité et de la Bonté éternelle sont: «Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et dans la peine et je vous soulagerai!». La pensée de votre indignité ne doit pas vous empêcher de recevoir cette di­vine nourriture, mais approchez-vous-en avec une profonde humilité, une confiance filiale, un amour grand, pur et fidèle. Car ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades.

Au festin royal dans l'Evangile alors que les conviés ne voulurent point paraître, le père de famille dit aux serviteurs: «Allez sur les grandes routes et dites: Le festin est préparé, et invitez les aveugles, les paralyti­ques et les infirmes et faites-les entrer!». Sur ce, quand la salle du festin fut remplie de convives, le roi entra pour examiner ses conviés et il s'en trouva un parmi eux qui n'avait point de robe nuptiale, sur quoi il lui dit: «Mon ami, comment êtes-vous entré ici n'ayant point de robe nup­tiale?». Mais lui se tut, raconte l'Evangile; il ne sut point dire qu'il était pauvre et très misérable, que la faim, le désir de ce festin l'avaient pous­sé et que sans lui il devait périr, ou bien qu'il suivait par obéissance l'in­vitation de mes serviteurs. Il ne dit pas qu'il m'aimait, qu'il m'était re­connaissant, ou bien qu'il regrettait d'apparaître d'une manière si in­convenante au festin royal; il ne me demanda pas non plus un autre vê­tement, bien qu'il connût ma richesse, ma bonté et ma miséricorde; il ne promit pas non plus, alors même qu'on lui en donnerait un, de le mettre et de le conserver sans tache pour réparer ainsi son inconvenance. C'est cela alors qui fut bien plus le motif pour lequel il fut jeté au dehors dans les ténèbres. Car le roi qui l'interpella par cette parole «Ami» était prêt encore à lui pardonner; mais lui ne voulut point mettre à profit sa bonté et sa profonde condescendance.

C'est ainsi que se condamnent elles-mêmes les âmes qui abusent des grâces qui leur sont offertes; la lumière de l'esprit, de la foi est obscurcie, on n'entend plus que les clameurs des passions, des mauvaises habitu­des, de la nature et des sens».

Quel délicieux développement de la parabole de l'Evangile!… Quel bel aperçu aussi de la Réparation que ces lignes par lesquelles nous ter­minons:

«Le moment est venu où ma gloire veut réparation et exige satisfac­tion; le temps est arrivé où la miséricorde doit faire place à la justice, mais où cette justice doit être apaisée par les hommages de réparation que vous devez lui rendre, vous que j'ai choisis à cet effet, vous mes vic­times, vous mes prêtres, vous tous qui sentez en votre cœur cette souf­france qui a dévoré le mien sur la Croix, cette même soif de réparation pour la gloire de mon Père, de salut, d'amour pour les âmes de ces hom­mes qui ne veulent rien comprendre à ce qui ferait leur bonheur ici-bas et leur félicité éternelle. Qu'est-ce que cette vie d'un jour comparée à ces siècles d'incompréhensible bonheur que je leur réserve? Pourquoi crain­dre? Pourquoi hésiter quand je veille à tous vos pas? Pourquoi perdre courage si la fatigue, la lassitude vous accable? Sur la route du Calvaire je suis tombé trois fois; j'y monte encore avec vous, je vous y accompa­gne. Et pourquoi donc, sinon pour vous aider à marcher et à vous rele­ver? Car il faut vous attendre à tomber, puisque je ne me suis pas épar­gné à moi-même des chutes plus pénibles, plus douloureuses, plus humi­liantes que toutes celles que vous pourrez jamais faire».

L'action de Dieu n'est pas sans paraître déjà dans les oraisons dont nous venons de retracer quelques trop rares souvenirs. Comment eût-il pu en être autrement? Le Sauveur, semble-t-il, l'appelait à une union des plus intimes avec Lui et notre chère petite Soeur faisait bien tout ce qui était en son pouvoir pour y répondre. Rien en elle ne mettant obsta­cle au travail intime de la grâce, il était dès lors naturel que Jésus l'atti­rât, par instants au moins, vers les sommets qui sont davantage encore pour les âmes généreuses une occasion de monter plus haut qu'une invi­tation à se reposer.

C'est en mai 1878 que Soeur Marie de Jésus se sentit plus directement sous l'influence de son Maître adoré. Ecoutons-la s'en ouvrir à sa bonne Mère presque avec effroi.

«Mère, je ne sais pas ce que j'avais ce matin à mon adoration, mais le fait est que j'ignore complètement où j'étais et où a passé ma demi­heure. Je ne me rends pas compte d'avoir été distraite; je n'ai pas dormi, car je sais très bien que j'étais occupée de la Divinité et de l'Humanité de Jésus-Christ. Je n'avais rien pensé de ce genre et je ne sais réellement pas ce que j'entendais au fond de moi-même. C'était comme si je com­prenais que la bonté et la puissance de Jésus comme homme étaient infi­nies puisqu'elles étaient les attributs de sa Divinité, unie d'une manière indissoluble à son Humanité. Cette bonté et cette puissance, Il veut nous en donner des preuves; Il ne cessera de nous en donner que quand nous cesserons de mettre en Lui seul toute notre confiance».

Elle expérimentait ainsi cet état que connaissent les âmes mystiques dans lequel Dieu envahit universellement l'être, et par l'intérieur plus efficace­ment encore que par l'extérieur, captive avec la volonté, l'intelligence, la mémoire, l'imagination elle-même et les fait reposer près de lui.

Cet état d'impuissance apparente se renouvelle plusieurs fois. Un jour, il y a eu une conférence qu'il lui a été impossible de suivre. Elle s'en accuse:

«Mère, il y a des moments où l'on sent tellement l'action de la grâce qu'on est comme anéanti; aujourd'hui, je suis si stupide que je ne sais comment m'exprimer et ce n'est pas de ma faute si je n'ai rien compris et rien retenu à l'instruction, sinon les dernières phrases: «Ne me tou­chez pas!». J'ai bien écouté, je vous assure, et je ne comprends pas ce qui m'est arrivé, car j'ai entendu des paroles et, au moment même où je croyais en saisir le sens, on aurait cru que quelqu'un les enlevait, les effaçait à mesure que l'oreille les percevait. C'était à tel point que j'en suis venue à me demander si réellement ce n'est pas une ruse du démon que de m'ôter toute seniblité, tristesse, joie, amour. je me fais l'effet de rien, je suis comme si je ne vivais pas, et pourtant forcée de vivre comme si rien n'était. En général, je remarque que tout ce qui se passe doit, au­tant que possible et que Jésus le permet, se cacher. Je ne croyais pas, par exemple, aujourd'hui pouvoir venir à table et l'idée seule m'en faisait peur, mais Jésus l'a voulu et jamais je ne m'y suis sentie si bien; pas l'ombre d'un mal quelconque. Rien ne doit paraître».

Mais, peu à peu, Jésus l'envahit de plus en plus, et elle nous décrit les étapes de cette fusion, de cette substitution qui s'opère en elle.

En décembre 1878, au moment de sa Profession, elle attribue à Jésus les divers sentiments qu'elle éprouve et en tire occasion de fortes résolu­tions de générosité:

«Mère chérie, écrit-elle, par quoi ai-je mérité que Notre-Seigneur me fasse ainsi sentir la grandeur et l'importance du pas que je vais faire? je sens si bien que c'est Lui l'auteur de tous ces sentiments que j'éprouve; je le crois du moins, car je suis tout abandonnée à Lui. Ce n'est en quel­que sorte pas moi qui éprouve, tant je me fais l'effet d'être étrangère à ce qui se passe en moi; il faut que je Le laisse agir, penser, pleurer, souffrir; je ne puis pas même essayer de vouloir avoir tel ou tel sentiment, d'ac­complir tel ou tel acte, peut-être très bien en lui-même; je suis comme portée, je me laisse conduire, mener, et je ne puis penser qu'à aimer mon Jésus qui vient à moi plein de douceur, malgré ma si grande indi­gnité, qu'Il connaît mieux que personne et de la profondeur de laquelle Lui seul même peut juger.

Est-ce bien vrai? Ne suis-je pas le jouet d'un rêve?».

Un autre jour, elle s'effraie du vide qui semble se faire en elle et dont elle ne saisit pas toute la portée, mais ses appréhensions se changent vite en un chant d'amour.

«Je ne sais vraiment pas ce que j'ai; c'est comme si quelque chose en moi s'en allait et j'entends toujours au-dedans: «Laisse-moi faire, laisse-moi!». Déjà depuis hier et tout à l'heure cette pensée me venait: «On di­rait que je perds la tête, que mon intelligence s'en va!». J'ai compris: «Oui, la tienne s'en va, mais je veux mettre la mienne à la place!». Qu'est-ce que cela signifie, Mère, dites, je vous en supplie! Qu'est-ce que cela veut dire? Je ne comprends plus rien: je suis calme et je suis agi­tée, dans le trouble sur ce que j'éprouve et dans la quiétude du Cœur de mon Dieu, de ce Dieu notre adorable Sauveur que j'aime, qui est notre Bien, notre unique partage; dont la croix et les souffrances font notre paix et notre ineffable consolation; dont l'amertume du calice adoucit la longueur d'une existence, hélas! encore loin de Lui, mais pour Lui, pour tendre à Lui; qui ne nous permet pas de nous occuper de quoi que ce soit qui n'ait rapport à Lui seul; qui veut que toute pensée, tout désir, tout acte, tout mouvement, toute parole soient accomplis avec son image sous les yeux, dans le cœur, dans l'esprit, à nos côtés, sur nos lèvres, en tout, toujours, partout, par-dessus tout; rien que Lui, toujours Lui, rien sans Lui. O amour de mon Jésus, que tu es fort, puisque tu parviens à briser les noeuds qui unissent si intimement, si étroitement une pauvre intelligence humaine à elle-même, à son humanité, à sa nature triste et faible!».

Puis, c'est le calme qui se fait. La même pensée reviendra souvent sous sa plume, mais comme pour mentionner un état devenu chez elle habituel et qui ne la trouble plus.

«Mère, j'ai voulu vous écrire, mais pourquoi? Jésus nous parle assez pour que nous sachions nous taire et l'écouter en silence, afin de profiter de ses leçons. Oh! ne vous semble-t-il pas que nous soyons véritablement comme sous une divine cataracte de grâces et de lumières? Je vous assu­re que par moments j'en suis presque effrayée; effrayée de ce que je vois dans l'avenir, de cette clarté intérieure que je ne puis exprimer, que je n'avais jamais éprouvée. Je me demande parfois s'il est donc réellement possible que Jésus habite en nous au point de voir, de penser, de juger aussi en nous; car c'est évidemment Lui; la nature humaine en est inca­pable. Voyez-vous, Mère, plus le silence se fait et à l'extérieur, et sur­tout à l'intérieur, ce silence qui nous fait entièrement disparaître, plus alors augmente cette présence, cette divine apparition de Jésus en nous; Il s'identifie tellement à nous que l'on ne sait plus si l'on existe; l'âme se plonge dans cette mer de la Divinité, mer d'ineffables délices par les­ quelles, en un seul instant, l'âme est bien amplement récompensée de l'effort qu'il lui a fallu faire pour sortir d'elle-même, se dépouiller de son pauvre moi. Qu'y a-t-il donc de mieux à faire que de laisser vivre Jésus en nous? Il y a à peu près une semaine, comme je m'examinais et m'at­tristais de mes fautes, l'idée me vint de faire un contrat avec Jésus; je lui dis: «Mon bon Jésus, je suis constamment occupée de Vous et n'ai pas le temps de m'occuper à veiller sur moi-même et à régler les mouvements désordonnés de la nature; puisque Vous voulez que je ne travaille que pour Vous seul, chargez-Vous de moi et faites-en ce que Vous voudrez et ce que Vous pourrez». Je n'ai pas besoin de dire, que je m'en trouve bien, mais toujours est-il que nous avons en ce moment devant nous un temps sérieux».

Elle n'était pas arrivée cependant dès les premiers temps à cet aban­don calme entre les mains de Dieu. Si généreuse pour tout le reste, Soeur Marie de Jésus garda toujours vis-à-vis des voies extraordinaires beaucoup de crainte et de défiance. Elle eût voulu la vie commune, toute simple, car sa vive humilité la faisait s'étonner déjà d'être supportée de Dieu. De là à craindre l'illusion en présence d'un état supérieur d'orai­son ou de grâce mystiques, il n'y avait qu'un pas. Ces craintes, nous les redirons. Elles seront pour beaucoup comme une leçon, elles seront pour tous une nouvelle preuve de la sincérité de notre chère Soeur dans ces états dont personnellement elle n'aurait pas voulu.

Nous avons mentionné chez elle la première manifestation des grâces extraordinaires. Voici ce qu'elle en dit le même jour après avoir essayé de décrire son état.

«Mère, il faut que je m'arrête; je ne sais pourquoi j'écris, je crois que je ne devrais pas. Il est heureux que vous n'ayez pas en ce moment de travail à me donner, car il me semble que pendant un ou deux jours je ne devrais rien faire de ce genre; j'ai peur que l'imagination ne se mette de la partie et que tout à coup je ne me figure qu'il faut que j'écrive. C'était cependant, je vous assure, plus fort que moi: je repoussais ma plume et je me suis sentie forcée à la prendre. Je n'ai pas le courage de lire ce que j'ai écrit, ce sont sans doute des bêtises, je n'en sais pas un mot. Je vais faire un peu la paresseuse aujourd'hui et ne pas beaucoup copier».

Ce sera chez elle la note la plus fréquente. Elle craint l'illusion, la contrefaçon, le danger qu'il y aurait à sortir de la voie commune si Dieu lui-même ne le voulait. Dieu se charge cependant de la rassurer sur la voie où Il l'entraîne. Ce qu'elle pense est manifestement d'accord avec ce que d'autres ressentent en même temps qu'elle. Aux ouvertures qu'elle fait, répondent de toutes parts des conseils d'abandon et des as­surances du bon esprit qui l'anime. Mais, malgré tout, la crainte revient toujours et il ne lui faut rien moins que ses résolutions d'abandon total pour finalement tout accepter et laisser faire,

«Je vous assure, Mère, écrit-elle une première fois, que je n'oserais pas même vous dire à quel point et combien je sens les mêmes choses que vous me communiquez parfois ou que je dois traduire, et c'est précisé­ment dans le même temps que ces mêmes sentiments se produisent ainsi de divers côtés. Je crains toujours l'illusion ou le jeu de l'imagination pour ce qui me concerne personnellement et voilà aussi pourquoi sou­vent je me tais! De toutes façons nous n'avons, en ce moment, rien à fai­re qu'à laisser frapper sur nous. Le commencement est fait; il s'agit seu­lement de se baisser sous les coups, de se taire, de baiser la main qui frappe et l'instrument qui doit y servir, quel qu'il puisse être. Jésus don­nera de temps en temps une petite provision de force, mais toujours et toujours la douleur sera notre plus doux partage».

La crainte devient plus grande quelques jours après:

«Aujourd'hui vendredi, je me rappelle l'ange de vendredi dernier; Mère, je croyais que c'était imaginaire, mais Soeur X… à qui j'en ai dit quelques mots paraît comprendre cet état, comme si elle le connaissait d'expérience; voilà que cela précisément me donne une crainte mortelle. Mère, j'ai toujours peur de la contrefaçon et je ne veux point, je ne veux absolument pas en devenir une; je ne veux donc rien d'extraordinaire, je ne demande qu'à aimer mon Jésus et à Le consoler un peu par mon amour, par mon repentir, par ma reconnaissance pour ses inapprécia­bles bienfaits. J'accepte avec joie, oui, vous le savez, Mère, comme une faveur, de pouvoir souffrir un peu en union avec notre Dieu, mais qu'Il me préserve de l'horrible malheur de devenir une contrefaçon de son œuvre. Et cependant, si sa gloire devait en obtenir un plus grand éclat, ne faudrait-il pas encore se soumettre, même si elle demandait ce qui se­rait pour moi la plus horrible épreuve qui puisse m'arriver; vous le savez j'ai de vagues pressentiments de quelque chose de ce genre. De toutes manières, n'importe d'où vienne ce que j'éprouve, c'est toujours Jésus qui le permet et le sait; par conséquent je n'ai rien à craindre, je n'ai qu'à me mettre dans son Cœur, y rester bien tranquille (ce qui n'est pas toujours chose bien aisée) et «laisser faire» ainsi que quelque chose me le dit intérieurement à tout instant de la journée, depuis plusieurs jours dé­jà.

Voyez-vous, Mère, il faut que je vous dise tout et ne me grondez pas si je suis un peu longue, mais j'ai peur de moi-même dans de telles circon­stances et quand une fois j'ai parlé, je suis tranquille».

Du moins, elle espère être tranquille. Mais elle ne le sera que par ef­fort de volonté, et là encore où elle eût pu trouver quelque consolation, Celui qui en voulait faire sa petite victime permit qu'elle ne rencontrât que sacrifice et agonie. Le billet suivant nous l'indique suffisamment.

«Mère chérie, je ne sais si c'est à tort ou à raison, mais, de toutes ma­nières, il est certain que mes propres lumières m'ont toujours causé une crainte, une angoisse extrême. Outre que je m'en défie, j'ai toujours peur de l'illusion, peur d'être le jouet d'une certain personnage et voilà pourquoi, aujourd'hui, sentant quelque chose qui n'était pas habituel, j'ai supplié saint Joseph, au fond du jardin, d'éloigner de moi tout ce qui pourrait ressembler à quelque chose d'extraordinaire. En effet, il ne faut pas le cacher, Mère, tout ce que Dieu fait pour nous et en nous pour son œuvre est certainement extraordinaire. Il veut le continuer et le conti­nuera d'une manière de plus en plus éclatante à mesure que cette œuvre la réclamera.

… Cette même angoisse que j'avais alors devant la souffrance et qui, je crois, se trouve chaque jour justifiée par la réalisation de tout ce que j'appréhendais au monde, je l'ai maintenant pour cette clarté avec la­quelle je vois, ou plutôt je prévois les événements à venir, auxquels je ne songe même pas. je n'ose pas vous le dire et me sens pressée à vous en parler, car, si c'est une ruse diabolique, elle sera déjouée si je la décou­vre; j'ai demandé à Notre-Seigneur une preuve quelconque extérieure que sa volonté est que je vous en parle et Il envoie cette lecture de table sur les dons surnaturels qui ne sont nullement impossibles de nos jours, si la vraie foi existe. Ces dons y étaient même nommés: miracles, pro­phéties, etc. Voyez-vous, Mère, c'est avec larmes que j'ai prié mon bon Père d'éloigner de moi ce qui serait un danger pour mon âme. Voyez quel malheur si je m'enorgueillissais jamais de quelque don que Dieu puisse me faire ou de quelque lumière qu'Il puisse me donner, si la pure­té de mon âme en souffrait dommage. Pourtant, depuis plus de trois mois, je dois continuellement me mettre dans la disposition du laisser faire le plus absolu, tant pour la souffrance que pour toute autre chose. Mais pour cela il faut être mort, il faut toujours remourir, à toute heure, à tout instant, et il est impossible que moi, si peu mortifiée, si orgueilleuse, si vaine et si lâche… que dis-je? Non, rien n'est impossible à Dieu; mais j'ai peur de ma nature et c'est bien la preuve que la mort est loin d'être effectuée; sans cela je n'aurais pas une aussi grande crainte, sachant que Jésus est toujours là, qu'Il a tant fait lui-même jusqu'à présent, et qu'Il en sera ainsi à l'avenir.

Mère, je n'ose pas vous donner ces lignes. J'attendrai d'avoir de votre part quelque preuve que Notre-Seigneur veut que je vous communique ces peines. Si elles ne viennent pas de Lui, elles tomberont tout naturel­lement; si elles sont de Lui, Il n'a pas besoin de moi pour vous les faire connaître. Ainsi donc j'attendrai avec confiance et en toute tranquillité d'esprit, prête à tout accepter de la main de notre Bon Père du Ciel qui sait tout faire tourner au bien ceux qui l'aiment».

L'allusion est discrète, dans les lignes qui précèdent, aux dons qui la troublaient. Ce n'était plus déjà de simple contemplation qu'il s'agissait, mais de visions, de vues prophétiques surtout dont elle ne pouvait saisir la portée, mais dans le souvenir desquelles ses Soeurs après sa mort et ses Supérieures surtout devaient trouver un singulier réconfort, sinon, com­me elle le disait un jour elle-même, une «justification».

Quelques-unes de ces grâces semblent avoir été pour elle seule. C'est ainsi que la croix lui apparaît au moment de ses adorations. Elle en con­clut qu'elle doit se préparer à la souffrance.

«Je ne puis me défendre d'une pensée qui me poursuit depuis tout le mois de juin et surtout depuis la fête du Sacré-Cœur; peut-être la croix que je vois constamment dans la Sainte Hostie y est-elle pour quelque chose; mais il me semble qu'à présent doivent commencer plus particu­lièrement ces épreuves à nous prédites et qui seront des souffrances de tout genre et de toute espèce».

D'autres aident à sa contemplation: «A peine le Saint Sacrement a-t-il été exposé ce soir qu'aussitôt en y jetant les yeux, j'ai vu Jésus-Enfant sur la Croix. Cela m'a singulièrement frappée et je n'ai pu en détourner les regards. Est-ce que cela aurait une signification quelconque? Je de­vrais peut-être aussi vous dire, que le dimanche de la Pentecôte, j'ai vu distinctement le baptême de Notre-Seigneur dans le Jourdain et la co­lombe, l'Esprit-Saint au-dessus de lui. Le lendemain lundi, dès mon adoration, il y avait l'Annonciation: Marie, l'Ange et la vertu de l'Esprit-Saint la couvrant de son ombre, encore la colombe très nette­ment dessinée. Tout cela était si clair qu'il n'y avait pas moyen de se mé­prendre; l'illusion n'était pas possible. Je pensais qu'il n'était pas néces­saire de vous le dire, mais ce soir je m'y suis sentie comme poussée et c'est pourquoi je l'ai fait».

Par d'autres enfin, Dieu l'initie non seulement aux secrets intimes de sa divinité, mais aussi à ses secrets dans les âmes.

«Ce matin, écrit-elle dans ses notes, dès le commencement de la Sainte Messe, figurez-vous ma surprise de voir fort distinctement dans la sainte Hostie, dans l'ostensoir, deux âmes chères à Notre-Seigneur.

Naturellement, je n'ai point distingué de physionomie et pourtant je voyais parfaitement. A l'instant même, je savais et comprenais ce que je voyais; mais j'en étais stupéfaite et comme je me disais intérieurement: «Mais il faut que je me trompe, je ne peux pas voir de ces choses-là dans le Saint Sacrement», j'ai clairement senti: «Mais pourquoi pas, puisqu'ils sont dans mon Cœur!» et jusqu'à la fin de la messe j'ai vu la même chose.

Mais c'est surtout en ce qui concerne la vie et l'avenir de la Commu­nauté à laquelle elle appartenait que ses vues prophétiques se multi­pliaient. La petite Congrégation naissante était alors en pleine prospéri­té. Elle avait pour elle de Notre-Seigneur des promesses de vie et de vie abondante. Près d'elle, se formait, comme nous l'avons dit plus haut, une Œuvre de Prêtres tous voués au Sacré-Cœur et à la réparation. L'épreuve cependant devait venir un jour, et cette épreuve, quatre an­nées auparavant, Soeur Marie de Jésus la pressentait, la voyait et l'annonçait, avec des détails qui durent surprendre après coup ceux qui les avaient lus sous sa plume.

Un jour qu'elle transcrivait selon son ordinaire les communications d'oraison d'une de ses Soeurs, une page la frappe et elle le confie tout de suite à sa vénérée Supérieure. «Ce que j'ai écrit aujourd'hui, Mère, me paraît être ni plus ni moins qu'une double pièce justificative pour les temps à venir, justificative par son contenu par rapport à l'existence d'une œuvre qui sera certainement accusée d'être inutile, nuisible et dangereuse même. Ne devra-t-elle pas prouver que celui qui aime et ré­pare par le cœur aux pieds de son Maître, en le suivant et en l'imitant pas à pas dans toute sa vie de souffrances, est dans les temps actuels un serviteur de plus grande nécessité et valeur?… On voudra sans doute aussi nous accuser sur ces écrits, mais il y a dans tout ceci quelque chose de divin, un cachet surhumain, surnaturel, que Dieu seul peut imprimer et qui ne saurait être méconnu. D'ailleurs la suite le prouvera même aux plus incrédules, car il y en aura ici comme partout».

Quelle confirmation l'avenir devait donner à ses paroles! Dans un au­tre billet que nous avons présent à la mémoire, elle se demande à quoi bon continuer ses travaux d'écriture. Elle voit l'usage qui en sera fait et qu'au lieu d'aider à l'établissement de sa Congrégation, ils deviendront comme une pierre d'achoppement et de scandale! …

Mais, rien n'arrivera que ce que Jésus veut. Et cette pensée nous vaut les gracieuses lignes qui suivent où, s'il est question de sacrifice, il est aussi comme une annonce de résurrection et de grâces plus grandes.

«Mère, notre Communauté, je crois, doit reproduire entièrement la vie de Jésus dans toutes ses phases et dans ses circonstances. Aussi rien ne m'étonne et ne pourra m'étonner de ce qui s'y passe actuellement; il a tout promis si l'on croit en sa parole, mais si l'on y croit réellement de fait et non de bouche. Qu'il puisse dire de nous: En vérité, je n'ai point trouvé une si grande foi en Israël. Alors, nous sommes sûrs de sa grâce, de son assistance, de son Paradis, de tout! … ».

L'épreuve à venir ne fait plus dès lors de doute pour elle. On lui a ob­jecté les promesses de Notre-Seigneur concernant l'Œuvre. Elle les reconnaît, mais c'est pour insister sur ce qu'elle sent si vivement, et pour rappeler que cette œuvre devra mourir pour revivre: «Il faut nous pré­parer à de grandes choses. Mère, croyez-vous que la novice qui nous quitte demain soit la dernière? Pour moi, elle me paraît faire le commen­cement, et quand, il y a quelques temps, je vous parlais d'une sorte de mort de la Communauté, ce n'est pas que je mettais en doute la parole de Jésus qui ne veut pas notre destruction, mais je voyais Marie au pied de la Croix, seule avec Saint Jean et quelques pieuses femmes; quand il fut mort, que tout parut anéanti et détruit, vint un riche sénateur qui l'ensevelit dans son jardin, dans son propre sépulcre. De là n'est-il pas ressuscité? Pourquoi Jésus nous dit-Il que nous passerons point par point ce par quoi Il a passé? Sa parole est infaillible, mais de la mort sortira la vie, la véritable vie.

A quoi bon vous dire tout cela? D'ailleurs Jésus fera son Œuvre jus­qu'au bout et sera toujours là; pour moi je vais tâcher de faire de tout ce­la de la monnaie pour acheter le ciel et de bien aimer dans le calme, le si­lence, la paix et la souffrance».

Toutes ces notes dataient de l'année 1878. A la fin de novembre, le Père Jean, le fondateur de l'œuvre des Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, était pour la seconde fois gravement malade. Les espérances de sa Com­munauté naissante de Prêtres, comme de la Communauté des Soeurs re­posaient en grande partie sur lui. Sa maladie ne préparait-elle pas l'épreuve annoncée?… On le crut sans doute un instant, mais ce fut pour Soeur Marie de Jésus l'occasion de préciser les lumières que Dieu continuait de lui donner.

L'œuvre naissante des Prêtres du Cœur de Jésus était à ses yeux «un enfant» dont la garde avait été confiée à sa Supérieure comme à elle-­même. A elle était dévolu le rôle de saint Joseph et voici les conséquences qu'elle en tire.

«Une pensée m'a toujours frappée. Saint Joseph, est-il dit dans les pa­roles de Jésus à sa servante, fut épargné; il ne vit pas les plus grandes ef­fusions du sang de son fils, de son Jésus. Son cœur paternel fut ému dès la première goutte de sang, lors de la Circoncision, et la douleur de voir la Passion et la mort de son Maître lui fut épargnée.

Ce divin Maître dont la mort est nécessaire à la résurrection, à la vie de la réparation demandée, ne serait-ce point l'œuvre elle-même, qui doit mourir, périr pour revivre? L'enfant est confié à Marie et à Joseph. Cela me semble si clair parfois. L'avenir se déroule devant moi comme un tableau, tableau que je ne verrai plus dans la réalité, puisque la mort m'est réservée après l'accomplissement de mon devoir, si je sais imiter saint Joseph qui se laissa servir comme instrument fidèle pour les des­seins de Dieu. Comme lui alors je mourrai entre les bras de Marie, ma Mère, de Jésus en la personne de celle qu'il choisit pour se communi­quer tout entier avec les trésors de richesse incomparable de son Cœur. Le mois de mars 1880 sera mémorable! Ce sera pour ainsi dire la pre­mière goutte de sang versé, mais Jésus sera là jusqu'au bout».

Tout, dans ces dernières, lignes, devait se réaliser à la lettre. En ce qui la concerne personnellement, Soeur Marie de Jésus devait mourir avant le commencement de ces grandes épreuves entre les bras de la Mère Su­périeure et de la Mère Marie-Ignace qui était sa conseillère et qu'elle re­gardait comme l'organe de Notre-Seigneur à son sujet.

Quant aux croix pour les deux œuvres à l'intention desquelles elle sa­crifiait sa vie, elles ne devaient pas tarder. Trois ou quatre religieuses à sa suite étaient mortes prématurément, offrant leur vie pour l'établisse­ment du règne du Sacré-Cœur. Cela émut l'opinion publique.

Entre temps, des renseignements incomplets donnés à Rome sur les deux œuvres amenaient le Saint-Siège à décider que la Congrégation des Prêtres du Cœur de Jésus n'avait pas de base et devait disparaître. Il fallut donc aller jusqu'au Consummatum est et à la mort. C'était le 8 dé­cembre 1883. Trois mois après seulement, la lumière se faisait et un dé­cret du 28 mars 1884 ressuscitait l'œuvre supprimée, réalisant ainsi jus­qu'au bout les indications prophétiques de notre chère petite sainte.

Nous nous sommes attardés volontiers à cette vie intérieure de Soeur Marie de Jésus. Mais, qu'on ne s'y trompe pas! Ces moments de divines communications n'apparurent au cours de son existence que comme de rapides éclairs. Ce qui dominera toujours par contre, c'est l'immolation constante, la fidélité inlassable à suivre Jésus à l'agonie et au Calvaire.

Toute cette biographie aurait pu s'intituler les étapes d'une vie dans le chemin de l'immolation par amour. Un détachement cependant restait encore à effectuer. Notre héroïque Soeur l'avait pressenti et désiré, et Notre-Seigneur devait le Lui accorder de main de maître en lui imposant de sacrifier jusqu'aux consolations qu'elle aurait normalement dû trou­ver dans son sacrifice.

Ces consolations eussent pu être réelles. Aux âmes qui aiment et qui sont avides d'entier dévouement, la mort souvent apparaît, selon l'ex­pression de saint Paul, comme «un véritable gain». Par ailleurs, dans les circonstances où elle se trouvait, Soeur Marie de Jésus pouvait envisager le sacrifice de sa vie, comme un sacrifice librement offert, accepté de Dieu par conséquent, et cette pensée lui eût été une singulière assurance. Mais ne risquait-elle pas par là de perdre de sa ressemblance avec son di­vin Modèle? Elle voulait être «christifée», reproduire dans la mesure du possible les phases de la vie du Sauveur. Le programme n'eût pas été parfaitement rempli s'il n'y avait eu pour elle aussi, un long Gethsémani avec toutes les affres du doute et de l'agonie.

Ce fut encore un des sacrifices héroïques qu'elle offrit à Dieu et dont ses notes ont révélé le secret. «Que Jésus me cache la certitude de mon acceptation, écrira-t-elle, si je devais avoir le malheur d'y rechercher la moindre satisfaction!». Comme Dieu l'exauça, nous le verrons. Jusqu'à la fin, elle douta, et jusqu'au dernier soir aussi, ce fut l'agonie d'une âme virile pourtant, mais oppressée, de par la permission de Dieu, sous les plus grandes craintes.

Une première épreuve assez singulière lui était réservée. Le mal qui devait l'emporter la minait sourdement. Elle croyait en reconnaître les diverses phases, et cependant ce mal restait secret, voilé qu'il était par les continuels maux de tête auxquels on attribuait l'affaiblissement pro­gressif de la malade. Les soins ne lui manquaient pas, mais ce n'était pas ceux qu'il lui aurait fallu, et elle allait s'étiolant, «jusqu'à ce qu'il fût trop tard» pour la soigner efficacement.

Elle en avertit un jour la Mère Supérieure, puis ce fut sur ce point l'abandon et le silence, en dehors des notes qu'elle transcrira sur son pe­tit diaire personnel et que nous citerons plus loin.

«Mère chérie, dit-elle dans la lettre à laquelle nous faisons allusion, ne vous inquiétez nullement à mon sujet; je savais d'avance que j'aurais ce qui est arrivé. Il le faut; c'est un voile aux yeux des autres. Malgré moi, voyez-vous, je dois sans cesse y penser et, depuis ma profession, cette pensée favorite et bien-aimée ne me quitte plus; elle me force à faire des actes continuels d'acceptation de la volonté divine et c'est la seule ma­nière par laquelle ses desseins pourront véritablement se réaliser. Mon mal n'en est pas un qui, à la longue même, puisse causer la mort; c'est pourquoi il le faut, pour cacher le reste, qui se montrera quand le temps en sera venu. Seulement, si je suis généreuse en ceci, qui me coûte le plus, je l'avoue à ma grande honte, n'y faites pas attention si vous vou­lez m'en faciliter l'acceptation. Je crois que je fais un peu de purgatoire sur terre. Outre le feu qui me brûle par moments, le froid et la faim me tourmentent sans raison; le pire de tout, c'est que chaque nuit, comme je vous l'ai déjà dit, et depuis cette semaine plus régulièrement encore, je ressens tout ce que le bon Jésus daigne éloigner le plus souvent de moi pen­dant le jour. Je sens l'expiation en cela et surtout en la manière dont elle pèse sur moi. N'est-ce pas une grâce si, par cette souffrance légère, je puis peut-être abréger un peu mon purgatoire et arriver plus tôt à voir Jésus?

Mère, je crois que c'est aussi parce que les choses en devaient venir là que Notre-Seigneur a voulu me faire faire des voeux qui donnent une grâce inappréciable».

Cette grâce lui était en effet grandement nécessaire.

Ses Supérieures, nous avons déjà eu occasion de le dire, n'attachaient pas grande foi à ses prévisions. Peu à peu le doute allait surgir, détruire la certitude qui faisait sa force et ne lui laisser, avec l'impression de l'écroulement de ses espérances, qu'une perspective qui lui apparaissait comme un sacrifice plus grand que tout autre: celui d'une longue vie toute consacrée à une mort intérieure continuelle. Dès lors, elle est toute ballottée entre ses espérances et ses craintes.

En mars 1879, elle écrivait sur le désir du ciel des strophes excessive­ment touchantes et telles qu'on dira après: «Saint Joseph avait sûrement soulevé alors pour elle le voile de l'avenir». En ce même mois de mars, la Communauté avait été dotée de son premier drap mortuaire; pendant que la Soeur Econome ouvrait le colis, Soeur Marie de Jésus vint préci­sément à passer. elle examine le drap funèbre, l'admire, puis interpel­lant sa consoeur: «Savez-vous, lui dit-elle, quelle est celle d'entre nous qui étrennera ce drap mourtaire?

- Non, répondit l'Econome, je n'ai pas la connaissance de l'avenir.

- Ah! reprit alors Soeur Marie de Jésus, d'un ton significatif, vous ne savez rien; pour moi je le sais, mais je ne vous livrerai pas mon se­cret». Celle qui entendit ces paroles en fut frappée et ne manqua pas d'y attacher un sens prophétique; mais les écrits intimes de la Soeur trahis­saient une tout autre impression, et c'était le moment où elle doutait da­vantage.

Est-elle digne de ce bonheur? «Aller si jeune voir Jésus, c'est trop beau, et voilà pourquoi je doute de la réalité de ce qui serait un beau rê­ve. Cependant, je désire tant qu'il prenne ma vie et qu'il me donne la force de la lui consacrer pure par une réparation justement due de mon passé!». Aussi elle se résigne à vivre si Jésus le veut.

«Mère chérie, priez pour moi; j'aime Jésus; je veux vivre et mourir pour Lui, mais priez surtout pour que je ne sois pas lâche au sacrifice, c'est là seulement ce qui m'obtiendra des grâces; je veux travailler et souffrir tout ce que Jésus veut, vivre s'Il le veut, autant qu'Il le veut, mais je vous dis simplement ce que je sens et aime».

De toute façon, pense-t-elle, la gloire de Jésus n'aura pu qu'y gagner. «Si tout cela est illusion, car j'en doute au milieu de la plus profonde conviction, alors je reconnaîtrai que Dieu le permet afin que je sois plus généreuse durant cette année qui est si importante pour l'œuvre de Dieu. Il le sa­vait bien, le bon Jésus, qu'à une créature lâche comme moi, il ne fallait rien moins qu'une pareille situation».

Ces doutes, d'ailleurs, elle les comprend un jour. (Je me crois exaucée par ce travail de perfectionnement qu'Il fait en moi et pour moi, par l'œuvre même à laquelle je suis dévouée, travail qui, dans sa vaste im­mensité et généralité, descend pourtant jusqu'au détail particulier, qui a de tout temps guidé ma vie jusque dans les moindres choses, et avant en m'y préparant, et au moment du travail et après. Mais encore en cela je ne dois pas voir; j'ai prié Notre-Seigneur en grâce de me laisser jusqu'au bout mon mal humiliant, afin de me cacher la possibilité de mon accep­tation. C'est, en effet, le seul moyen de m'en faire douter; si j'y croyais, je pourrais encore courir le danger de m'enorgueillir et c'est de cela que j'ai horriblement peur».

Une autre fois, elle explique ces doutes par une tentation du démon qui chercherait ainsi à lui faire perdre de sa générosité et de sa constan­ce. «Je savais heureusement, dit-elle, ce qu'il fallait répondre à ce vilain: Si le peu que je puis faire pour la réalisation de ce que je crois être mon par­tage dans cette œuvre ne sert à rien; si ce désir, personnel jusqu'à un certain point, mais toujours subordonné à la volonté divine ne doit pas se réaliser; si Dieu veut arriver à ses fins par un autre moyen que celui que je prévois, que j'ai dû toujours avoir en vue en tout ce que je pouvais faire ou souffrir; si enfin toute apparence m'est contraire et me prouve que je ne suis pas exaucée, comme je pourrais le croire surtout depuis le commencement de mars, eh bien! alors il me restera toujours la consola­tion de dire que je l'ai fait parce que j'aimais Jésus et peu m'importe le reste! Mais voilà justement ce qui m'attriste parfois, c'est que je ne L'ai­me pas assez et que je le Lui prouve si mal. Oh! j'en avais ce matin le cœur si gros! et pourtant Jésus est si bon».

Comme on le voit, elle ne s'attarde jamais à des rêveries stériles, mais comme elle l'écrivait un jour «de tout elle se fait de la monnaie pour acheter le ciel».

Mais c'est maintenant au calice de la peur et de l'agoisse en face de la mort qu'elle devra boire à longs traits.

Les premières impressions sont encore mêlées d'une grande joie; Jésus est toujours là, on le sent, avec sa force divine et les encouragements de son amour. La sensibilité seule souffre, tandis que l'âme est à la re­connaissance et à la joie.

«Mère, tout ce que j'éprouve en fait de souffrances physiques, sauf le mal de tête, je crois souvent que ce n'est que de l'imagination de ma part; mais aujourd'hui, pour la première fois, j'ai compris et senti que, si c'est naturel du moins en partie, c'est surtout aussi la victime que Jésus accepte et à laquelle Il veut le prouver. Par moments je croyais ne pou­voir me soutenir; mes jambes fléchissaient sous moi. Quelle vilaine cho­se que la nature! Elle résiste toujours; elle a peur, cette basse partie de nous-même, c'est du moins ce que je ressens, de cette agonie devant la croix qu'on craint de ne pas pouvoir porter. Pourtant cette joie, qui la suit de si près, de pouvoir peut-être par là réparer quelque chose, hâter, avancer l'œuvre de Dieu, c'est là ce qui me donne le plus de courage pour m'offrir à tout, indigne, bien indigne d'être reçue. J'éprouve la recon­naissance la plus vive dans le fond, mais d'un autre côté une appréhen­sion mortelle, comme si Jésus n'était pas toujours là pour aider ce qui en soi-même est déjà bien peu de chose, hélas! toujours trop pour ce qu'il y a de rebelle en moi! … Jésus tient bien ses promesses… le Vendredi-­Saint, toute l'année. Quelle belle Résurrection si nous savions un peu la mériter! ».

Puis, Jésus se retire peu à peu, en même temps que la sensibilité s'affi­ne:

«Ces derniers jours étaient des jours de grandes grâces pour moi et, le croiriez-vous, je ressentais par moments cette même peur devant la souf­france que lors de ma profession. Je crois que c'est lorsqu'elle augmente, soit en un genre, soit en un autre, qu'il en arrive ainsi. Oui, ma pauvre nature a peur de souffrir un peu; mais si vous saviez, Mère, de quelle sensibilité je suis, combien je me sens accessible précisément à la souf­france en des choses qui autrefois ne me seraient pas venues à la pensée! J'ai parfois des jours, des heures, des moments où je sens ce que je suis, ce que j'ai été autrefois, avant ces trois malheureuses années qui doivent être anéanties et effacées de mon existence, c'est-à-dire une enfant un peu grossière mais simple et pas mauvaise dans le fond. Je suis pour ain­si dire dans une région inconnue mais longtemps désirée, et j'éprouve un inexprimable bonheur. Cela ne dure pas et cela ne peut pas durer; il n'y aurait plus d'expiation; il faut que je sente toujours que je ne suis qu'un pauvre lépreux auquel par compassion on adresse la parole, dont on a pitié pour ne pas le décourager sur son triste état. Je remercie Dieu d'ailleurs de cela comme d'une grâce que je vous dois comme toutes les autres, que je dois peut-être un peu à ce respect instinctif, mis encore en moi par Dieu, pour la sainteté reconnue dans les autres, et à la confiance en cette parole de Dieu qui fait tout pour ses saints, pour ceux qu'Il ai­me».

Un jour, elle est tout en pleurs. Sa Mère Supérieure s'en étonne et ce­la nous vaut d'apercevoir cette belle âme sous un nouveau jour d'affec­tueuse tendresse. «Mère chérie, ne vous faites aucun souci de mes lar­mes; elles ont déjà coulé ce matin et une occasion toute simple les a ra­menées sans que j'aie eu assez de force de caractère pour les refouler. Voyez-vous, Mère chérie, ce sont peut-être de vaines imaginations et je n'en fais aucun cas; mais enfin je n'en puis rien quand elles me viennent ainsi malgré moi et sans que j'y pense ou m'y laisse aller lorsque le mo­ment est passé! Depuis que Marie est ici, quelque chose me dit qu'elle viendra un jour quand je n'y serai plus; aujourd'hui, il s'est trouvé qu'on parlait de ses prochaines vacances auprès de nous et tout en moi me disait tout à fait soudainement: «Tu ne la reverras plus!». Vous voyez, Mère, je vous le dis en toute simplicité et franchise; traitez cela d'imagination, ce n'est sans doute pas autre chose; il n'y a nul lieu de croire à la réalité de mes prévisions et il n'y a que certains jours où je suis comme forcée de m'en occuper. Chère Mère, ne tenez aucun compte de ce que je vous dis là, comme je n'en fais moi-même de cas que pour m'appliquer à ma conversion».

Une fois encore, la volonté s'affirmera triomphante dans une premiè­re crise d'appréhensions.

«Voyez-vous, Mère, je ne veux pas en parler, ni y penser, et constam­ment cette conviction est là, présente à mon esprit, à mon cœur, sur mes lèvres. Pourquoi toujours et toujours cette mort devant les yeux, cette acceptation de l'offrande devant laquelle j'ai eu hier comme les ter­reurs d'une vraie agonie? Déjà plusieurs fois j'en ai senti les atteintes, mais maintenant je sens la réalisation de ce que je prévoyais depuis long­temps, de ce qui devient toujours plus clair pour moi!

L'instinct de la conservation est, paraît-il, bien enraciné dans l'être humain, car je me figure que tels (proportions gardées bien entendu) doivent être les sentiments, les impressions lorsqu'on approche du der­nier moment. Je ne saurais jamais dire ce que j'ai éprouvé hier, mais ce­la me paraît être une preuve de la réalité de tout le reste, car, avant-hier, je suis allée auprès de mon père saint Joseph et lui ai dit comme tou­jours, d'abord que je ne suis pas digne de rien obtenir, mais que je lui re­nouvelle la seule demande que je lui aie jamais adressée pour moi per­sonnellement; c'est celle que vous connaissez: que Jésus me prenne et conserve les autres, conserve surtout notre Père, notre bon Père; qu'Il frappe sur moi, je suis là pour cela, trop heureuse des coups qui pour­ront être évités à d'autres. J'ai ajouté qu'il fallait absolument que le len­demain il m'obtînt quelque chose de Jésus, et le soir, pendant le salut, j'ai cru comprendre; c'était donc bien une preuve qu'il n'était pas sourd à ma prière.

Le mois de mars d'ailleurs nous fournira toutes les preuves désirables; d'ici là nous prierons. Pour mon compte, je suis parfaitement tranquille et aujourd'hui la journée a été moins chaude qu'hier; la lutte ne peut pas toujours avoir la même violence, il serait impossible d'y résister. D'ail­leurs, comme je vous l'ai dit, chez moi le moment qui précède est tou­jours le plus émouvant pour la douleur comme pour la joie; je les pres­sens et les éprouve à l'avance».

Mais, bientôt après, ce sera le «coepit pavere» dans toute sa rigueur et sans l'ombre d'un adoucissement. Rien ne reste vraiment où l'âme puis­se se réfugier.

«Mère chérie, si je n'avais pas «In te, Cor Jesu, speravi!» je serais morte depuis quelques jours de peur, d'angoisse, de crainte, de tremblements, de tous sentiments que je ne connaissais pas. Tantôt c'était la mort que je voyais si certaine, tantôt les jugements de Dieu, puis c'étaient les pei­nes du purgatoire qu'il me fallait autant que possible chercher à éviter, en acceptant toute souffrance et tout travail comme expiation. Aujourd'hui l'enfer était ouvert sous mes pieds et, cette après-midi, c'était un vrai martyre: je me voyais livrée à Satan sans rémission, per­due et damnée malgré tout ce que je pourrais faire; je me voyais abuser des grâces de Dieu, en un mot sur le point de me laisser aller au dése­spoir. Je ne comprends rien à un pareil état au milieu d'un tel travail et je m'étonne de pouvoir continuer encore. Quand je suis avec les autres, c'est comme si tout avait disparu; je puis causer, rire, exhorter même par un mot d'encouragement, quand au fond je suis moi-même en proie à toute espèce de sentiments qui, aussitôt que je me vois seule avec moi­-même, reparaissent dans toute leur véhémence et me causent des ter­reurs que seul cet «In te, Cor Jésus» peut calmer. Je vous disais que je de­viens sotte, c'est plus que vrai; je perds le grain d'intelligence que Dieu m'avait donné, mais enfin il est à lui comme le reste; s'Il me le prend, Il sait bien ce qui me restera. Je n'ai de refuge que le silence qui est heu­reusement mon partage; si seulement je savais toujours me taire. Mère, j'ai une horrible peur de je ne sais quoi».

Cette dernière et longue immolation, nous l'avons retracée d'après ses lettres. Elle apparaîtra plus continue encore à la lecture du journal que la Soeur a laissé des derniers mois de sa vie. Nous n'y avons fait jusqu'ici que de très courts emprunts. Nous craignions en le mutilant, de déflorer le beau témoignage qu'il constitue pour notre héroïque Marie de Jésus. On n'y trouvera que la souffrance poussée aux dernières limites, et à voir en même temps combien cette belle âme s'accusait et se jugeait, on comprendra mieux encore ce que nous avons dit jusqu'ici de son coura­ge surhumain et de son extraordinaire vertu.

«Décembre 1878. - Mon Dieu, je vous remercie de frapper sur ma tête. Je vous l'ai demandé. Je vous en rends grâces, mais épargnez, soulagez les autres; que je souffre à leur place! Votre amour et votre croix me suf­fisent!

… Si tous ces pressentiments, ô mon Jésus, qui me montrent si claire­ment le terme de ma vie après quinze mois de profession, me faisant voir cette pauvre et inutile existence acceptée pour l'œuvre de Dieu, pour épargner deux êtres plus nécessaires, un être surtout indispensable, si nous répondons à la grâce divine, si la souffrance ne nous trouve pas lâ­ches; si ces pressentiments, dis-je, me trompent aussi peu que celui qui m'avait montré la croix dans les trois longs jours d'agonie précédant ma profession, en me faisant trembler, redouter cette expiation qui allait commencer, appréhender de prendre sur moi un fardeau que je ne sau­rais porter et qui n'était autre que ce mal qui sert de voile extérieur au mal réel qui terminera mes jours, alors ils viennent vraiment de vous.

… Pourquoi ne puis-je presque pas me soumettre, quand je sais pour­tant que cela ne durera pas, que c'est l'hiver de l'épreuve et que saint Joseph, au mois de mars, signalera sa puissance en ma faveur, mais seule­ment si je suis fidèle et si je subis l'épreuve jusque-là, malgré toute humi­liation, malgré que cela me force parfois à vivre exclue de la société de mes Soeurs, comme un pauvre paria inutile et gênant! Mais d'un autre côté, si c'est là pour moi l'humiliation et le mépris aux yeux des hom­mes, n'est-ce pas encore une grâce qui me permet de vivre ainsi seule à seule, avec et pour Jésus?

… S'Il ne veut pour moi ni récréation, ni plaisir, ni satisfaction d'au­cune sorte, s'il veut, Lui, être seul toute ma joie et ma consolation, dans les larmes de l'amour et du repentir, à ses pieds, toujours près de Lui, quelle reconnaissance encore ne lui en dois-je pas! Et cependant, que de fois je suis lâche! je pense à moi au lieu de ne songer qu'à sa volonté. S'Il demande parfois de moi ce que je crois ne pouvoir donner, le sacrifi­ce de cet intime moi en tout et pour tout, s'il me semble qu'Il l'exige plus impérieusement, plus promptement que d'autres, c'est qu'Il m'a remis une plus grande dette qu'à d'autres; comme à Madeleine Il m'a plus pardonné et par conséquent Il a plus de droits sur ce triste et chétif cœur.

… Je vis trop vite et trop violemment pour vivre longtemps. Les exi­stences dont chaque pas est tracé par un éclair, soit de la grâce divine, soit de lourde chute, soit d'amer repentir, soit de rude expiation, ne sont jamais longues. Dieu y montre sa puissance, y signale sa force, y prouve sa miséricorde et son amour; sa puissance, dans l'instrument dont il se sert pour une si grande œuvre; sa force, dans le secours de son bras; sa miséricorde et son amour, dans les grâces infinies dont il les comble.

… Mon Dieu, imposez-moi les sacrifices que vous demandez de moi, forcez-moi à les faire de manière à ne pas me permettre d'y échapper; c'est le seul moyen que je ne sois pas infidèle à toutes ces grâces. Ma li­bre volonté me perd, je cherche toujours à échapper à ce qui coûte à l'amour-propre, mettez-moi dans l'impossibilité de fuir la souffrance quelle qu'elle soit, je vous le demande à genoux.

… Je sens les progrès de mon mal; Jésus est bon, Il envoie toujours quelque souffrance visible pour cacher la véritable qui avance et qui, je le crois, deviendra visible au mois de mars, à ce moment suprême qui commencera réellement l'acceptation d'une victime. Pourquoi cette brusque préparation de toute heure, de tout instant, déjà si longtemps avant, si ce n'était pas réellement ma mort que Jésus voulait, quand sera accompli le devoir qu'Il m'a confié? Pourquoi devrais-je remplir tout ac­te comme le dernier de ma vie et m'efforcer continuellement d'amasser des richesses pour le ciel! Si c'était uniquement pour effectuer une mort spirituelle, ô Jésus, je bénirais encore vos desseins, ils seraient pleins de miséricorde; et si vraiment vous prenez cette chétive existence, soyez bé­ni toujours d'épargner ceux que vous avez choisis pour accomplir votre œuvre.

… On s'apercevra du mal quand il sera trop tard.

… Serait-il possible que tout cela me trompe? Comme preuve je n'ai demandé que la souffrance, je l'ai; mars approche, je sens l'acceptation. - Satan se moque de moi: que je puisse m'imaginer, moi, être acceptée en victime! Peu m'importe, si je me le suis imaginé; je n'y aurai pas per­du mon temps; et d'ailleurs n'est-ce pas un bélier qui fut immolé à la place du fils de la promesse? J'accepte tout, une vie longue et d'incessant travail et de souffrance, si vous le voulez, ô Jésus. Rien, rien jamais que votre volonté et votre amour!

Février. - «Dans le silence et dans l'espérance sera votre force». O mon Dieu, soutenez-moi!

1er vendredi de Février. - La chère Mère vient de me promettre que, si je suis fidèle, saint Joseph viendra me chercher quand je mourrai; et cela aujourd'hui où je sens si distinctement que je n'ai que peu de temps à vi­vre. O Jésus! que chaque battement de mon cœur soit un acte de pur amour.

Le lendemain. - Je ne mérite pas toutes ces preuves que vous me don­nez, ô Jésus, sans que j'ose presque vous les demander. Hier ce senti­ment de ma mort était, s'il est possible, plus vivant encore que d'habitu­de et je pensais: «Si pourtant Jésus m'en donnait quelque signe, soit en rêve ou autrement!» et cette nuit j'ai vu notre Père (saint Joseph) comme il m'arrive souvent depuis que je crois à mes pressentiments. Ce matin, ces paroles se trouvaient sur mes lèvres: «Je veux sur les accents de la re­connaissance publier partout ses bienfaits, etc». Oui, c'est à lui que je dois tout de Jésus. Je crois malgré tout doute; Joseph en a été aussi beau­coup affligé et troublé. Que ma vie soit comme la sienne un acte de foi dans une union perpétuelle à Jésus, continuée dans son amour. Oui, je crois pourtant et malgré tout.

Mercredi 12 février. - O Jésus, vos jugements sont-ils donc si redouta­bles que la crainte en soit si horrible et si poignante? Me serez-vous donc un juge inflexible? Non, vous m'accorderez votre pardon, je le sais, je le crois. Oui, faites-moi expier dès ici-bas, faites-moi souffrir, je le veux. Oui, tout ce que vous voudrez, mais votre grâce; être votre victime, vue et connue de vous seul, c'est mon unique ambition.

… O mon Jésus, et jamais personne à qui demander un conseil! Tra­vailler, je le veux, je le voudrais fidèlement; mais seule, toujours seule avec mon impuissance et mon incapacité! J'ai votre secours, je le sais, mais ma faiblesse, ma misère est si grande et ma foi par moments si lâ­che et si faible!

… N'est-ce pas encore un grand bonheur, une faveur, de pouvoir vivre cachée, souffrir sous votre seul regard, ô Jésus! C'était le sort de saint Joseph. O mon père, donnez-moi de vous imiter, d'être fidèle et de lais­ser faire tout ce que Jésus voudra.

… Une vie en préparation à la mort! Le grand moment sans cesse de­vant les yeux!

… Mon mal progresse, est-ce donc illusion? Ces terreurs, ces angois­ses effroyables de la mort et des jugements de Dieu et des peines de la vie future, tout cela est-ce donc encore de l'illusion?

J'ai demandé à Jésus de me cacher même la certitude de mon accepta­tion, si je devais avoir le malheur d'y rechercher la moindre satisfaction en dehors de son bon plaisir seul et unique. Il m'exauce et je sens que le doute sera mon partage jusqu'au dernier jour. Oui, le silence et l'espé­rance, c'est le seul gage assuré de la persévérance. Oh! que ne suis-je plus pure pour vous aimer davantage, ô Jésus! Il me faut acheter la mort comme d'autres achètent la vie, au prix du sacrifice de ce qui leur coûte le plus. Peu importe, puisqu'il le faut, si l'œuvre de Dieu le demande! Serai-je lâche jusqu'au bout? La prière sans la souffrance et le sacrifice est de nulle valeur! Frappez donc, Seigneur, et épargnez les autres. C'est la seule grâce que je vous demande par l'intercession de saint Joseph, si telle est votre volonté.

31 Mars. - Si vous voulez de moi, telle que je la vois sous les yeux, cette vie longue de travail dans une perpétuelle souffrance, cachée aux yeux des hommes, vue de Dieu seul, j'accepte encore avec votre grâce.

Avril. - A peine ce mois de mars passé, que cette pensée de mort, qui avait durant ce temps fait place au contraire à celle d'une vie sans fin, mort de chaque jour, de toute heure, et de tout instant, revient comme natu­rellement, et au commencement de cette grande semaine de douleur, se­maine de la Passion, je la considère spécialement comme une grâce; puissé-je m'en rendre digne!

Mai. - Merci, ô ma Mère, soutenez-moi dans la lutte, oh! toujours, toujours, car sans vous je succombe, je suis sans force et sans courage. Et cependant, je veux, mais j'ai peur, peur de souffrir, d'expier. Et cepen­dant il faut tout, tout expier; Dieu est inflexible pour ses Servantes. Je le remercie et je suis dans toutes les angoisses et les terreurs de l'agonie.

18 Juin. - Voilà donc pas à pas la réalisation; je suis sérieusement malade, je le sens. Depuis le 31 mai, on a commencé à me soigner. Jésus est bon, Il me laisse un peu de souffrance.

On veut me donner tous les soulagements et il n'y a que ceux qu'il me faudrait que personne ne songe à me donner. C'est donc ainsi que je l'ai toujours cru. On s'apercevra de mon mal quand il sera trop tard pour y remédier. Et maintenant que j'ai, ce semble, des preuves, je doute de tout! Si, du moins, je savais souffrir en silence! Je tâche de me taire, mais je me plains toujours…».

Au moment où elle écrivait ces dernières lignes, Soeur Marie de Jésus trouvait encore dans son énergie le moyen de suivre les principaux exer­cices de la Communauté. C'est en la fête de la Visitation de la Très Sain­te Vierge, le 2 juillet 1879, qu'elle descendit pour la dernière fois à la Sainte Messe. Elle eut ce jour-là bien de la peine à regagner sa cellule où elle arriva tout épuisée. Sa Supérieure ayant remarqué son grand état de faiblesse l'avait suivie: «C'est aujourd'hui pour la dernière fois que je suis descendue à la chapelle», lui dit-elle alors, et ses larmes coulèrent un instant sur son visage où se lisaient quand même le calme et l'abandon à la volonté divine.

Depuis ce jour - c'est désormais la Révérende Mère Supérieure qui nous relatera les derniers moments de sa petite Soeur - depuis ce jour, Soeur Marie de Jésus ne quitta plus sa cellule, où le plus souvent elle était forcée de rester alitée, acceptant avec la plus parfaite générosité cet état douloureux. Plus que jamais, elle sentait qu'il devait la conduire à la réalisation de l'offrande qu'elle avait faite de sa vie pour la conservation du prêtre choisi par Dieu pour l'Œuvre du Sacré-Cœur de Jésus récem­ment fondée.

Toujours aimable et toujours contente de tout, Soeur Marie de Jésus ne se préoccupait ni de son mal, ni des soins qu'on lui donnait; mais son cœur, son esprit, toutes ses pensées, toutes ses paroles se dirigeaient et s'élevaient vers Dieu, vers le Cœur de Jésus dont elle s'était constiutée la servante et la victime.

Cette belle âme ne voulait entendre aucune conversation autre que celles qui lui parlaient de l'objet de son amour, de ses plus ardents désirs d'aimer plus encore son Maître, ce bon Maître qu'elle avait servi avec une si grande fidélité, un amour si pur et si désintéressé. Elle oubliait ses souffrances quand on l'entretenait de ces sentiments, qui l'avaient ani­mée pendant toute sa vie religieuse; sa figure alors s'illuminait et rayonnait de joie et de bonheur. Un jour que la Soeur Marie Oliva voulait lui raconter quelques faits relatifs à l'Institution Saint Jean, elle témoi­gna que ces sortes de choses ne l'intéressaient plus. Quand des Soeurs al­lant la visiter lui parlaient de son état pénible, elle répondait toujours que la souffrance était la plus grande grâce que Notre-Seigneur pût ac­corder à une âme, car la souffrance seule nous unit à Jésus, et sans la souffrance, rien! rien!

«Souffrir avec Jésus et pour Lui, disait-elle, est le plus grand bonheur d'une âme qui aime et qui s'est consacrée à son amour». - Elle ne sa­vait que leur parler d'amour et d'abandon et sa devise favorite était: «Laisser faire jour par jour, heure par heure, instant par instant».

Malgré tous les soins possibles qu'on cherchait à lui donner, la mala­die progressait toujours et faisait prévoir un danger prochain, mais on ne pouvait croire que cette Soeur bien-aimée qui donnait tant d'espérances pour l'avenir, pût succomber aussi vite. Le jour de la fête de l'Assomp­tion, elle eut une crise douloureuse et menaçante pour sa vie, qui déter­mina aussitôt à lui faire administrer les derniers Sacrements. Cette crise étant arrivée après la Sainte Messe, la chère Mère Supérieure en avertit tout de suite le prêtre qui venait de la célébrer. Elle accepta les derniers Sacrements, les reçut avec amour et grande dévotion et manifesta sa re­connaissance pour cette grande grâce.

Ce ne fut qu'après cette crise que le médecin déclara une phtisie galo­pante. A partir de ce moment, elle alla de jour en jour en s'affaiblissant et ne vivant plus sur la terre; elle ne pensait plus qu'à son Jésus, à son amour et au bonheur d'aller le posséder pleinement au ciel comme elle en avait résumé les désirs dans une poésie.

Le jour de saint Bernard, une des Soeurs, portant ce nom, vint la visi­ter et lui offrit une image représentant la mort de saint Joseph entre les bras de Jésus et de Marie, qu'elle-même venait de recevoir à l'occasion de sa fête; image frappante relativement à la demande que la chère ma­lade avait faite et au désir qu'elle avait de mourir, comme saint Joseph, entre les bras de Jésus et de Marie qu'elle personnifiait dans sa Mère Su­périeure et la Soeur Marie Ignace; (elle était particulièrement unie à cet­te Soeur de sentiments et d'aspirations d'amour pour Dieu et pour leur vocation); sa demande et son désir se réalisèrent à la lettre. Jusqu'à son dernier soupir elle garda l'image sur son lit, de manière à l'avoir cons­tamment devant les yeux.

Le 25 août commença son agonie réelle; aussitôt la Communauté se réunit près d'elle pour réciter les prières des agonisants, auxquelles la chère malade s'unit avec toute sa présence d'esprit; le mercredi 27 août, jour consacré à saint Joseph qu'elle avait tant aimé, entre les 10 et 11 heures du soir, elle rendait son dernier soupir.

Ce jour-là, la Soeur déjà nommée, qui lui était si unie, était destinée à veiller la nuit près d'elle pour faire reposer la garde-malade; la chère ma­lade, charitable jusqu'à la fin et pensant aux autres, après voir fait une courte prière avec la chère Soeur et se trouvant bien, lui dit d'aller dans le fauteuil se reposer et qu'elle aussi allait dormir. Mais cela ne dura pas longtemps; quelques instants après, elle sursauta en s'écriant: «Je me meurs, je vais mourir!». La soeur présente accourut aussitôt, pendant que la mourante elle-même frappait au mur pour appeler la garde­malade habituelle qui reposait dans la cellule voisine. Celle-ci arriva en toute hâte; Soeur Marie lui dit encore: «Maintenant cherchez tout de suite chère Mère!». Immédiatement la chère Mère arriva et se jeta à ge­noux auprès du lit de la Soeur bien-aimée qui lui dit: «Mère, bénissez­-moi, je meurs, je meurs!». Ni la chère Mère, ni la Soeur qui la soutenait dans ses bras ne pouvaient croire encore à cette mort, mais à une faibles­se; tout en voulant le lui faire comprendre,' elles ne cessaient de répéter son invocation privilégiée: «In te, Cor Jesu, speravi, non confundar in aeternum»1). Mais elle répéta encore à plusieurs reprises: «Je meurs, je meurs!». Jetant sur sa Mère et sur sa Soeur un dernier regard, puis le­vant les yeux vers le Crucifix au-dessus de son lit, elle laissa échapper de ses lèvres d'une voix assez forte ces mots: «Tout est consommé!» et sa tê­te retomba sur le bras de Soeur Ignace. Tout était fini; son âme avait pris son essor vers le Ciel.

Pendant une heure et demie, la chère Mère et la Soeur qui la soute­nait, ne pouvant croire à ce dénouement, demeurèrent dans cette posi­tion, l'une agenouillée, l'autre tenant toujours la chère Marie de Jésus dans ses bras. Au bout de ce temps, la Soeur garde-malade insista pour qu'on lui permît alors de l'ensevelir. La chère Mère se laissa glisser à terre où elle reçut dans ses bras son enfant bien-aimée, rien n'ayant été préparé pour la déposer. Le divin Maître l'avait permis ainsi, sans doute pour lui donner avec Lui une ressemblance de plus, car ce corps inani­mé, déposé entre les bras et sur les genoux d'une Mère qui se voyait ra­vie par la mort la première de ses filles, était une image frappante de Jésus descendu de la croix et remis entre les bras de la Mère de douleurs.

Le lendemain, son corps fut exposé dans une salle de la communauté accessible aux visiteurs, où non seulement les Soeurs, mais aussi sa mè­re, qui vivait comme pensionnaire hors de la clôture, et quelques amis de la maison purent facilement venir prier près d'elle.

Tous étaient étonnés de la voir comme vivante, car ses lèvres étaient restées vermeilles et ses mains semblaient d'albâtre. Sur son lit funèbre, elle avait plutôt la majesté d'une reine que l'aspect d'un corps inanimé. L'enterrement se fit par un temps magnifique, le jour de sainte Rose de Lima.

Plus de trente ans ont passé depuis et jusqu'ici le silence avait été vo­lontairement gardé sur cette âme si généreusement immolée, si avide pour elle-même d'obscurité et de vie cachée.

On a vu ce que fut sa vie. La poursuite ardente d'un idéal sublime: Réaliser en soi tout le programme de l'immolation complète par amour. Offrir sa vie pour l'Œuvre du Sacré-Cœur et devenir ainsi comme la pierre angulaire qui ne soutiendra l'édifice qu'autant qu'elle sera pro­fondement enfouie.

Dirons-nous quels en furent les fruits?

Après elle, 90 de ses Soeurs éprises du même idéal ont offert à Dieu leur vie, beaucoup dans la fleur de leur jeunesse, d'autres après s'être généreusement sanctifiées dans les voies clairement tracées par leur aînée. C'est le meilleur témoignage de la vitalité d'une œuvre qui sem­ble avoir pris comme règle d'attendre tout de Dieu et de se développer dans le silence et l'oubli du monde.

Les épreuves n'ont pas manqué. Elles étaient prévues et apparurent en leur temps comme le sceau de Dieu. L'Œuvre en sortit plus appré­ciée encore de ceux qui la connaissaient et plus vivante que jamais.

Un groupe de Soeurs, détachées de la Maison-Mère, avait déjà établi une première fondation à Fourdrain, au diocèse de Soissons. En 1888, Messieurs Harmel demandaient et obtenaient pour leurs œuvres du Val-des-Bois le concours des Soeurs auxiliaires de la Congrégation.

En 1892, la Maison-Mère essaimait à nouveau et ouvrait à Fayet, près de Saint-Quentin, une habitation spacieuse et salubre pouvant con­tenir une centaine d'orphelines.

Une maison établie précédemment en Alsace-Lorraine, à Dauendorf, devenait maison provinciale et noviciat destiné à pourvoir à trois mai­sons florissantes successivement fondées à Merlenbach, à Chazelles, à Pépinville.

Enfin les craintes suscitées par les lois de 1901 ont valu à la Congréga­tion un nouvel établissement en Hollande, au diocèse de Rüremonde, et là comme dans les autres maisons, se continue la même vie d'adoration réparatrice et de supplication au Cœur de Jésus dans l'Eucharistie pour les besoins et les triomphes de la Sainte Eglise et le salut des âmes.

Et l'œuvre se poursuivra désormais, approuvée par le Saint-Siège, sans rien retrancher au programme de prière, de sacrifice, d'adoration, de réparation par amour et d'abandon total à la volonté divine primiti­vement tracé, grâce auquel elle entend répondre aux plaintes douloureu­ses exprimées par le Sacré-Cœur de Jésus à la Bienheureuse Marguerite-Marie.

Parallèlement, avec le même but, dans le même esprit et avec les mê­mes souvenirs, la Congrégation des Prêtres du Cœur de Jésus, objet de tant de sollicitudes, de sacrifices et de prières persévérantes de la part des Soeurs, est allée aussi en se développant et en s'affermissant. Celui de la vie duquel on désespérait en 1878, «vivant d'une vie qui n'est plus la sienne», est toujours à la tête de la Congrégation qu'il a fondée, avec une activité et une ardeur que rien n'a jamais pu ralentir.

Plus de cinq cents religieux, divisés en trois provinces, travaillent sous sa direction. Après avoir successivement essaimé en France, en Belgi­que, en Allemagne, en Hollande, en Italie, en Autriche, en Suède, ils se sont aussi orientés selon les désirs de leurs Supérieurs, vers les missions lointaines, «où il y a plus de fatigues, plus de difficultés, plus de périls pour la santé et pour la vie». Et de ce mouvement de dévouement géné-reux ont profité le Brésil, le Canada, le Cameroun, le Congo surtout où, près des tombes de dis-sept de leurs devanciers, quarante missionnaires du Sacré-Cœur prêts eux aussi à mourir, ont déjà régénéré et conquis à la foi plus de vingt mille nègres.

Et ici comme là, sous les formes les plus variées de l'apostolat, dans la vie et dans la mort, tous veulent être victimes, tous entendent faire de leur existence une existence d'immolation, tous se proposent pour cha­cun de leurs actes, un but de réparation, tous consacrent chaque jour une partie de leur temps à l'adoration du Saint Sacrement dans un esprit de réparation et d'amour.

Vraiment, on ne peut que le redire après elle: «La part de Soeur Ma­rie de Jésus fut belle». Une fois de plus, cette vie religieuse de vingt mois réalisa la profonde parole du Maître au soir de sa vie: «Si le grain de fro­ment tombé en terre ne meurt pas, il demeure stérile; mais s'il meurt, il portera beaucoup de fruit».

ESSAIS DE POESIE

Il y avait, à la communauté où vivait Soeur Marie de Jésus, un quart d'heure de temps libre entre l'action de grâces et le petit déjeuner. Ce quart d'heure, la petite Soeur, avec l'assentiment de sa Supérieure, l'employait à exprimer en vers ses pieuses dispositions. Les âmes mystiques, à l'exemple de David, ont souvent aimé à donner l'accent de la poésie à leurs sentiments ardents de pénitence et d'amour de Dieu. La Bienheureuse Marguerite-Marie le faisait aussi.

La Soeur Marie de Jésus a écrit une trentaine de poésies, plus remarquables par l'élévation des pensées et la ferveur des sentiments que par la perfection de la forme. Elle n'avait pas du reste de prétentions poétiques.

5 février 1878

Comment pourrais-je dire, ô mon divin Sauveur,

De ce séjour béni là joie et le bonheur?

Vous êtes notre tout, notre unique partage,

En attendant du ciel le sublime héritage.

Pour répondre aux attraits de votre appel divin,

Nous vous avons promis un dévouement sans fin.

Dans cet élan d'amour nos cœurs semblent renaître,

Vous qui pour nous sauver descendîtes des cieux

Et vîntes habiter parmi nous en ces lieux.

Vous êtes notre abri, votre bras nous protège.

Il n'est point de fardeau que votre amour n'allège,

Des cieux, chaque matin, vous quittez la splendeur

Pour daigner habiter dans mon trop pauvre cœur.

Agréez, en retour, de ma vie l'humble hommage,

O Dieu que je choisis pour mon seul héritage.

Près de vous je vivrai heureuse sur la croix…

Mais j'ai hâte, ô Jésus, d'entendre votre voix!

«Viens, dit Jésus, suis-moi jusque dans la souffrance,

Porte la croix du jour avec persévérance;

Si tu veux devenir victime de mon cœur,

Viens et suis-moi, sois humble, imite ma douceur.

J'accepte ton offrande et je te bénirai,

A tes progrès constants aussi je veillerai.

A partager ma croix, mon enfant, je t'appelle,

Oh! viens, écoute-moi, ne sois pas infidèle.

Ecoute ton Sauveur, j'ai soif de ton amour.

Je vous offre le mien, le premier, chaque jour,

J'habite parmi vous dans vos saints tabernacles

Et j'y rends constamment mes célestes oracles;

Je guéris tous vos maux, je sèche tous vos pleurs,

J'adoucis par mes soins jusqu'aux moindres douleurs.

D'innombrables bienfaits je couvre cette terre

Qui blasphème pourtant mon auguste mystère.

Pourquoi craindre toujours? pourquoi donc hésiter?

Lorsqu'un Dieu vient lui-même et veut vous visiter?

Pourquoi restez-vous froids? Cruelle indifférence!

Je vous laisse pourtant bien sentir ma présence.

Ne tardez plus, venez, rendez-vous à l'appel

Que mon Cœur vous a fait si souvent de l'autel.

Venez vous consacrer pour toujours à ma gloire

A mon calice amer avec moi venez boire!

Votre cœur à la terre est encore attaché,

Je le veux humble et pur et surtout détaché.

Je le veux tout entier et sans aucun partage;

Qu'il vienne avec amour subir mon esclavage,

Qu'il vienne réparer l'outrage trop sanglant

Qu'infligent les ingrats à mon Cœur trop aimant.

Qu'il vienne s'immoler et que le sacrifice

Soit pour lui transformé par l'amour en délice!

Venez, et sur mes pas portez tous votre croix,

Le ciel est pour quiconque est docile à ma voix!».

Votre voix, ô Jésus, avec foi je l'écoute,

Souffrez que je promette ici sous cette voûte

Que mon soin continu, mon unique désir

Sera d'être fidèle à toujours l'accomplir;

Nous voulons réparer l'aveugle ingratitude

Et vivre auprès de vous dans cette servitude

Douce et forte à la fois que vous nous demandez,

Lorsque dans notre cœur, ô Dieu, vous descendez.

Oui, Jésus, pour toujours nous sommes vos servantes,

Accueillez aujourd'hui nos promesses ardentes,

Cette voix du devoir nous voulons l'écouter;

A notre pur amour rien ne pourra coûter.

Et cet hymne divin inauguré sur terre

Nous le répéterons auprès de notre Père

Où les anges, les saints au royaume éternel

Redisent votre gloire en un chant solennel.

Avec eux nous dirons sous les sacrés portiques

L'hymne éternel et saint et les divins cantiques,

Avec les Séraphins, les Trônes, les Vertus,

Avec les Chérubins, avec tous les élus,

La Vierge douce et pure et de son Dieu la Mère,

Sur un trône inondé de divine lumière,

Auprès d'elle Joseph dont le front pur rayonne

De l'immense bonheur que son Seigneur lui donne;

Tous en choeur nous dirons le doux chant de victoire;

A vous soit tout honneur, à vous soit toute gloire,

A vous, à votre Père, à votre Esprit, Jésus,

A Dieu seul pour toujours: Sanctus, Sanctus, Sanctus.

Février 1878

Je le veux, ô Jésus, j'accepte la souffrance,

Et votre unique amour sera ma récompense!

Aimer tout en souffrant, souffrir tout en aimant,

Ce sera désormais le lot de votre enfant!

Mais, je vous en supplie, accordez le courage

A ma chair si fragile, à mon esprit volage!

Donnez-moi votre force! Avec elle, ô mon Dieu,

Je saurai toujours vaincre, en tout temps, en tout lieu!

Me voici, mon Jésus. Je suis votre victime.

Vous aimer et souffrir, c'est tout ce que j'estime!

Faites de moi, Seigneur, tout ce que vous voudrez

J'accepte avec amour ce que vous m'enverrez.

25 mars 1878

(Pour la fête de l'Annonciation, qui est aussi le jour de naissance de la Révérende Mère Supérieure).

… - Ce mot béni, tombé des lèvres de Marie

Quand l'ange l'appelait «entre toutes bénie»,

Vous l'avez bien souvent, vous aussi, répété.

N'avez-vous pas redit avec humilité

Au messager divin la parole céleste,

L'Ecce Ancilla cher à la Vierge modeste?

N'avez-vous pas comme elle, à votre Dieu promis

D'être une humble servante, un instrument soumis,

A sa volonté sainte et toujours adorable?

Et n'avez-vous point pris sur vous son joug aimable?

Quand elle s'avouait servante du Seigneur,

La Vierge devenait Mère du Rédempteur?

Cet acte d'abandon fit descendre en Marie

Le Dieu de sainteté qui nous rendait la vie

En s'offrant à son Père, innocente rançon,

Pour effacer nos maux par l'immolation.

- Jésus agrée aussi votre offrande annuelle

Et c'est l'occasion d'une grâce nouvelle

Pour vous, Mère chérie, et pour tous vos enfants,

Dont vous avez gagné les cœurs reconnaissants.

Ainsi nous voulons être avec vous, tendre Mère,

Une oblation pure, offrande salutaire.

Avec vous, notre Mère, en ce jour, nous aussi,

Nous disons au Seigneur: «O mon Dieu, nous voici!».

Nous répétons de cœur la parole profonde

Que Jésus formulait en venant en ce monde;

Et l'unique souhait qu'en ce jour votre enfant

Forme pour vous, ô Mère, est le voeu très ardent

Que vous fassiez de nous de parfaites victimes

Qui seront de Jésus les compagnes intimes.

Pour que le Sacré-Cœur comble notre désir,

Veuillez, ô tendre Mère, en son nom nous bénir!

Mai 1878

En ce mois de Marie, ô notre tendre Mère,

On songe à vous chanter, on s'occupe à vous plaire,

Mais qui donc compatit à vos grandes douleurs?

Qui veut les consoler? Qui veut sécher vos pleurs?

A la croix de Jésus qui se montre fidèle

Méditant ses leçons, écoutant auprès d'elle

Son testament d'amour, ses paroles d'espoir?

Tendre Mère, c'est là que nous voulons vous voir,

Pour saluer ce roi dont la beauté suprême

Se laissa couronner d'un sanglant diadème.

Avec vous nous voulons y souffrir et pleurer

Et contemplant vos pleurs longtemps y demeurer.

De saint Jean pour son Dieu partageant la tendresse

Nous voulons de Jésus contempler la détresse,

Le regarder mourant, le considérer mort,

Voir jusqu'où s'abaissa le Dieu puissant et fort.

Afin de parvenir là-haut dans la patrie,

Et de mieux vous aimer, douce et tendre Marie,

Nous voulons ici-bas partager vos douleurs

Pour être de Jésus de vrais consolateurs.

Réparer, compatir, c'est le sens de la vie

Que nous voulons mener avec vous, ô Marie;

Nous verrons tous les jours votre Jésus souffrant

Et d'une mort mystique à la messe mourant.

Tendre Mère affligée, à votre sacrifice

Nous unissons le nôtre, afin qu'il réjouisse

Le Cœur du Dieu souffrant, du mendiant d'amour.

Qui nous offre l'honneur de composer sa cour.

Pour expier l'affront du monde tiède ou lâche;

Par un amour sincère envers l'Agneau sans tache;

Sur vos traces, ô Marie, nous voulons avancer,

A nous-mêmes jamais nous ne voulons penser.

C'est vous que nous verrons sur le Mont du Calvaire

Nous vous imiterons, notre héroïque Mère.

Vous voir debout auprès de Jésus expirant

Rendra force et courage à votre faible enfant

Qui malgré sa misère et son indignité,

Veut aimer son Sauveur avec fidélité,

Qui veut le contempler et chaque jour le suivre,

Qui veut pour lui mourir et pour lui seul veut vivre.

Nous nous attacherons comme un lierre à la croix;

Au Calvaire assidus nous entendrons la voix

De la douce victime exprimant sa souffrance.

Expier et souffrir, c'est là notre espérance.

Le divin talisman, la Croix nous soutiendra,

Au Ciel avec Marie, elle nous unira.

28 juin 1878

Cœur sacré, Cœur divin de notre aimable Maître

En ta sainte présence osons-nous bien paraître!

Une lèvre créée pourrait-elle jamais

Offrir un juste hommage à tes divins attraits?

Et portant mes accents tenteront de redire

Ce qu'en secret l'amour à toutes nous inspire:

Hélas! que puis-je avoir, ô Jésus! à t'offrir?

Notre cœur est si pauvre, ah! daigne le remplir

D'ardente charité, d'amour pur et sincère!

Nous voulons, ô Seigneur, toujours te laisser faire.

Viens enflammer notre âme et daigne l'embraser,

Jette-la sans tarder dans cet ardent brasier

Qui brûle à tout jamais pour le salut du monde.

Oh! fais qu'à tes désirs enfin elle réponde!

En nous tout se taira, nos sens seront muets,

Afin que pénétrant avec toi les secrets

Que la chair ni le sang, que la faible nature

Ne révéla jamais à nulle créature,

Nous sachions estimer l'ineffable bonheur

De vivre auprès de toi, dans ton aimable Cœur.

Montre-nous donc ce Cœur transpercé par la lance.

Qu'en le voyant, toujours le mien vers toi s'élance;

Montre-le-nous blessé, pantelant, déchiré

Que le nôtre à son tour lui soit tout immolé!

N'est-ce pas, ô Jésus, sur cette croix sanglante

Que ta poitrine ouverte à l'amour nous enfante?

Quand ton dernier soupir, ô Maître bien-aimé,

Fit retentir ces mots: «Oui, tout est consommé!»

L'eau s'échappe et du sang une dernière goutte

Montre combien pour nous la Passion te coûte.

O Jésus, notre Dieu, fais-nous comprendre enfin

Tout l'amour qui remplit ce mystère divin.

Sur tes pauvres enfants, verse avec abondance

Ta sainte charité, ta divine science,

Pour que nous comprenions la grandeur de l'amour

Que tu nous révélas dans ce tragique jour;

Qu'ardentes pour ta gloire et brûlantes de zèle

Nous volions à la croix, nous attachant à elle

Comme au solide appui de notre vocation,

Comme au seul instrument de la réparation.

Que nous apprenions d'elle à vaincre la nature,

A mépriser le monde et toute joie impure

A goûter la souffrance en l'offrant par amour

Au Maître bien-aimé dont nous formons la cour.

(Sentiments de conversion)

10 octobre 1878

Seigneur, pour tant d'amour que rendre à votre Cœur?

Le mien n'est que faiblesse et misère et langueur.

Mais sa force est en vous, c'est là qu'il la retrouve;

Le passé me le dit, le présent me le prouve.

Oui, je veux vous aimer, je le veux fermement;

Je veux à votre Cœur redire à chaque instant

Que vous êtes mon tout, mon seul bien sur la terre,

Mon unique trésor au divin sanctuaire,

Où pour nous, vous vivez solitaire et caché.

Pourtant il fut un temps où mon cœur relâché

Se montra faible, ingrat, oublieux, infidèle,

A vos plus saints désirs, insensible et rebelle.

Vos accents répétés se perdaient sans échos

Dans une âme livrée au monde, à ses propos.

Qui s'en étonnera? La paix au nom auguste

Ne pouvait y régner, elle est le don du juste.

Le remords m'appliquait sa rigoureuse loi

Et tenait sans répit mon cœur en désarroi,

Je cherchais un sourire au sein de ma détresse

Et ne trouvais, hélas! qu'une main vengeresse.

Triste époque pour moi, déplorable moment!

A quoi donc songeais-tu, pauvre âme, en cet instant?

…O prodige d'amour! Mystère inconcevable!

Jésus, mon Bien-Aimé, vous êtes admirable!

Cette âme avait reçu le don immérité

De vous connaître, Vous, l'auguste Vérité,

Vous lui aviez offert, honneur inestimable!

Du peuple des élus, le partage enviable.

Elle avait méprisé le choix de son Seigneur,

Elle avait repoussé l'amour du divin Cœur.

Elle était bien coupable, elle était bien indigne

Que le Maître lui fît cette faveur insigne2).

Mais au loin dans le cloître une Mère priait3).

Et Jésus, tendrement, à cette âme disait

Le danger si pressant de sa soeur infidèle;

Il lui montrait souvent combien ce cœur rebelle

S'exposait aux rigueurs de son divin courroux.

Il se lassait enfin de retenir ses coups

Faisant si peu de cas de ses faveurs sans nombre.

Le présent était noir…, et l'avenir bien sombre;

Les deux soeurs le savaient… L'une aux pieds du Sauveur

Implorait le pardon, priait avec ferveur.

Suppliait, gémissait, conjurait avec larmes;

Et répandait son cœur en de justes alarmes

Pour sa soeur en danger. . . . . . .

. . . . . . . Trois ans s'étaient passés:

Sans mérite, sans grâce et sans fruits amassés.

Enfin, par le remords et le doute assaillie,

Je résolus soudain de réformer ma vie;

Du gouffre menaçant entrevoyant le fond

J'éprouvais en moi-même un sentiment profond

Comme un secret instinct qui me disait: «Regarde»;

«Vois ce cœur si fervent, voilà ta sauvegarde!

Sa prière à mes yeux te vaut le repentir,

Il n'est jamais trop tard, viens tu peux me servir,

J'attendais le réveil de ton âme assoupie,

Jésus est patient, sa bonté infinie.

Tu peux encore aimer ce Dieu juste et clément,

Il ne refuse rien à l'amour repentant.

Oui, tu peux lui prouver par une humble prière

Que ta douleur est vive et ton regret sincère.

Viens, souffre, aime et répare, et tout est pardonné,

Un trône près de moi t'est de nouveau donné».

La foi vivait encor dans le fond de moi-même.

Et m'avait soutenue au sein du péril même.

Je compris, ô Jésus, votre divine voix;

J'étais conquise enfin pour de bon cette fois:

Enfin je me rendis… Dès lors je pus renaître

A l'humble piété… Je sentis en mon être

Une impulsion puissante, un invincible attrait

Pour tout ce qui jadis sans raison m'effrayait.

Je sentis que déjà du monde l'esclavage

En mon âme avait fait plus d'un triste ravage;

Je rompais avec lui, ce n'était plus en vain

Que Jésus à mon âme avait tendu la main.

Et depuis que j'habite en vos saints tabernacles,

Que j'entends chaque jour vos intimes oracles,

Je me dis: «O Seigneur, pouviez-vous bien choisir

Un plus pauvre instrument que moi pour vous servir!

Oui, je veux vous aimer pour cet amour immense;

Et que mon être entier brisé par la souffrance

Se consume à vos pieds dans l'humble repentir,

Dont les puissants effets se feront ressentir

Par un amour plus pur, plus ardent, plus sincère,

Un total abandon, une oblation entière.

Oui, je veux me soumettre à votre volonté

Toujours pleine pour moi d'une douce bonté.

De votre cœur je veux être l'humble servante.

Je veux avec l'appui de votre main puissante

Vivre de vous, pour vous, en vous uniquement,

Et mourir à vos pieds, toujours en vous aimant».

6 novembre 1878

O vous, le Roi des rois, qu'on implore à genoux,

Est-il donc vrai, mon Dieu, vous voici près de nous?

Jésus, hôte caché du divin tabernacle,

Où pour nous vous vivez par un constant miracle,

Vous, la manne cachée aux centuples douceurs,

Richesse incomparable et refuge des cœurs,

Vous, la clé du trésor du divin sanctuaire,

Par qui tous ont accès auprès de votre Père.

Jésus, la foi le dit, est vraiment là présent.

Il vit humble et caché, lui le Dieu tout-puissant,

Précieux gage d'amour, ô modèle sublime,

Ami sûr et fidèle et parfaite victime!

Est-il bien vrai, mon Dieu, votre divinité

Se voile sous ce pain, sublime vérité,

Qui pour le cœur humain, si pauvre et misérable,

Doit demeurer toujours obscure, impénétrable?

Que le Dieu créateur, Maître de l'univers,

Puisse habiter ainsi près de l'homme pervers,

Et qu'à vivre avec nous, il daigne condescendre,

Notre inconstante foi ne le saurait comprendre.

Et pourtant il est là, je le sens, je le vois.

Il est là près de nous, l'auguste Roi des rois.

C'est notre amour surtout, c'est nos cœurs qu'il réclame,

Des cœurs brûlants d'amour et dévorés de flamme.

Il demande des cœurs qui soient unis au sien,

Affamés comme lui du salut du prochain,

Dont le seul intérêt soit sa divine gloire,

Dont il occupe seul l'esprit et la mémoire;

Jésus et les pécheurs, c'est notre mission:

Le salut du prochain, la réparation.

Dans ce but, ô mon Dieu, que nous faudra-t-il faire

Pour être toujours sûrs d'arriver à vous plaire?

Ne me semble-t-il pas entendre en mots ardents

Votre divine voix répondre à mes accents:

«Disciple de mon cœur, as-tu compris ma plainte?»

Approche alors de moi et bannis toute crainte;

Ce que je veux trouver, c'est le cœur des humains

Où je puisse régner, accomplir mes desseins.

Je demande toujours, sans cesse on me repousse

Et je répète encore ma prière humble et douce.

Des cœurs! O mes enfants, venez, j'ai soif d'amour;

Je suis un mendiant, j'implore chaque jour,

Et l'on ne m'entend pas; du moins, si l'on m'écoute,

On ne me comprend pas. On m'accorde sans doute

Des temples, des autels, ornés avec splendeur.

Mais l'on y reste froid, il y manque le cœur,

Le cœur, qui me console et répare l'outrage,

Qui trop souvent, hélas! est encore mon partage.

Monde ingrat! Vois Jésus qui s'attache à tes pas,

Pourquoi te détourner, ne le connais-tu pas?

Ah! si tu l'écoutais, cette voix tout aimante,

Cette voix d'un ami, tristement suppliante;

Elle saurait trouver un écho dans ton cœur

Et t'enrôler parmi les amis du Sauveur.

Il t'appelle, et tu peux demeurer insensible!

- Est-ce vrai, mon Jésus, est-ce donc bien possible?

Qu'au moins vous n'ayez pas à regretter le jour

Où, par un merveilleux, un insondable amour,

Vous êtes descendu en cette humble demeure,

Pour vous faire adorer chaque jour, à toute heure.

Nous voulons vous aimer, nous vous le promettons,

Nous avons trop tardé, nous nous en repentons.

Nos cœurs seront à vous, ô Jésus, pour la vie

Et pour l'éternité dans la sainte patrie.

15 novembre 1878

Celui que l'Univers ne saurait contenir

Descend vers ses enfants, auxquels il veut s'unir.

Recevoir mon Jésus, en pourrais-je être digne?

C'est un bienfait si grand, une faveur insigne.

Du mystère divin l'auguste vérité

S'impose à notre esprit, quand de sa charité

Jésus nous fait sentir les ardeurs et la flamme.

Il est là, je le sens, la foi parle à mon âme.

Tout entier il se donne et ne réserve rien;

Nous possédons en lui notre souverain Bien,

Notre Ami, notre Epoux et notre auguste Frère

Plus aimant et plus doux que la plus tendre mère.

C'est sa chair et son sang, aliments merveilleux,

Qu'il verse à profusion en nos cœurs trop heureux.

Qui ne comprennent point ce mystère ineffable,

Et n'en savent juger le prix inestimable.

Un Dieu seul peut trouver ces étranges moyens

D'offrir à ses enfants ses secrets entretiens;

A toute prix il voulait, pour enrichir le monde,

Ouvrir de ses faveurs une source féconde.

Oubliant sa grandeur et notre pur néant,

Il prit pour nous la forme et l'aspect d'un enfant,

Il vécut, il grandit, enseigna sa doctrine,

Et mourant apaisa la justice divine!

N'est-ce point là déjà le comble de l'amour?

Faillait-il donc encore s'immoler chaque jour?

Tous les jours en effet pour nous se renouvelle

Du sang de notre Dieu l'offrande solennelle!

S'immoler, c'est trop peu pour son cœur généreux.

Par une autre merveille il veut nous rendre heureux,

Par un don qu'un Dieu seul peut trouver en lui-même

Pour nous manifester sa charité suprême.

Il se donne, il se livre et sous un peu de pain

Il dit: «Venez à moi, vous tous qui avez faim,

Si vous êtes chargés, venez, je vous soulage;

Venez me recevoir et m'aimer davantage».

Ce n'est plus moi qui vis, Jésus seul vit en moi;

Il y domine en Maître, il y commande en Roi;

Laissons-le donc en nous accomplir son ouvrage,

Unissons-nous à lui tous les jours davantage.

Il veut nous transformer, laissons-le donc agir;

Il veut nous diriger, il vient nous assagir;

Il est un père aimant, une mère attentive;

Il ne permettra pas que malheur nous arrive.

Il est humble, il est doux, il est compatissant;

C'est l'époux de notre âme, un ami bienfaisant.

Donnons-nous tous à lui, comme à nous il se donne,

Que. notre cœur d'enfant tout à lui s'abandonne.

Fête de l'Immaculée-Conception, 8 décembre 1878.

Oh! quel grand jour a lui pour mon âme ravie!

C'est le jour le plus beau, le plus pur de ma vie!

Tout mon être devient à dater de ce jour,

L'holocauste vivant du pur et saint amour.

O jour trois fois béni, jour heureux, jour suprême,

Que la terre et les cieux, oui, que le ciel lui-même

Contemple, répétant tous ses chants solennels

Et ses hymnes sacrés autour de ces autels.

O scène qui remplit d'une sainte allégresse

Tous nos cœurs transportés de la plus pure ivresse!

Quel est donc ce spectacle au ciel si ravissant,

Ce tableau pour le ciel lui-même séduisant?

Une vierge au Seigneur se consacre en cette heure

Et promet à jamais de vivre en sa demeure.

Le Roi de l'univers a désiré son cœur

Et la vierge comprend cette immense faveur,

Elle sent tout le prix de cet amour sublime,

Elle a compris surtout l'honneur d'être victime;

Unie avec Marie, avec le Fils de Dieu,

Elle vient s'immoler et mourir en ce lieu.

Elle donne au Sauveur sa vie et tout son être,

Elle se sacrifie à son auguste Maître,

Son cœur veut vivre en lui dans l'amour consumé,

Elle veut apaiser son désir d'être aimé.

… Elle avance en tremblant, mais courageuse et forte,

Forte du saint amour qui l'anime et transporte.

Elle sait amplement que le joug du Seigneur

Est doux et que son poids est léger pour le cœur.

Elle sait que la mort incessante à soi-même

Lui prépare la paix pour le moment suprême,

La paix si douce au cœur qui vécut pour Jésus,

La paix dans le Seigneur, le bonheur des élus.

Elle accepte la croix, formule sa promesse

Qu'avec un cœur aimant et sincère, elle adresse

A cet époux qui vient tout rempli de douceur,

Et qui veut la combler d'ineffable bonheur.

- O douce «Pauvreté!» tu seras ma compagne,

je t'aime et te choisis, c'est toi qui m'accompagne;

Et qui me conduira du pas le plus certain

Au but marqué par Dieu dans son secret dessein.

Règle et dirige donc, guide toujours ma course,

Sois mon unique bien et ma seule ressource.

Mon cœur n'a pas d'attrait pour l'argent ni pour l'or;

Dieu seul est mon partage, au ciel est mon trésor.

Divine «chasteté!» sois aussi mon partage;

De l'union à Dieu tu m'assures le gage.

Les veux de l'humble vierge ont sur le cœur de Dieu

Un pouvoir sans égal, pour faire qu'en tout lieu

Le règne du Seigneur se propage et s'étende

Et qu'un souffle plus pur et plus saint se répande,

Souffle parti du cloître, où naît l'humble vertu

Qui gagne le pécheur et le mène au salut.

Pour augmenter encore la céleste parure,

Il faudra prémunir cette vie pauvre et pure

Contre un fatal orgueil qui corrompt tout le bien,

Qui ternit tout éclat et qui n'épargne rien;

Il faut soumettre au joug la raison insoumise

Et livrer à son Dieu la volonté promise;

O sainte «obéissance», exerce aussi tes droits;

J'abandonne mon être et ma vie à tes lois!

Mais quelle est cette étoile apparaissant dans l'ombre

Dont les rayons discrets étincellent sans nombre!

Elle cherche à cacher l'éclat qui la trahit;

Son nom jusqu'à présent n'avait pas été dit.

Vertu la plus sublime et sans nom sur la terre,

Comme l'humble violette elle aime le mystère.

C'est elle que Jésus enseignait sur la croix;

Elle inspirait alors les accents de sa voix.

Cet astre rayonnant qui de beaucoup surpasse

Les autres en éclat, en splendeur et en grâce,

C'est un esprit nouveau recherché du Sauveur

Qui rehausse des voeux la céleste valeur.

Oui, vous l'avez nommé, c'est le voeu de «victime»

Qui maintient les trois voeux par un noeud plus intime,

Qui les porte plus haut, plus près du divin Cœur,

Pour en mieux imiter les vertus, la douceur,

Qui rend le pauvre humain plus parfait, plus semblable.

Au Rédempteur mourant, au Sauveur adorable.

La victime se donne en réparation,

Au Dieu dont la justice veut l'expiation,

En acceptant la croix, en prenant la souffrance

Comme un don, comme un bien, comme une récompense;

Elle s'offre à souffrir et à tout supporter,

C'est le bras du Seigneur qu'il faudrait arrêter!

La Victime s'attache à cette croix qu'elle aime,

Prête à tout immoler et prête à la mort même,

Par amour pour le Dieu méconnu des autels,

Qui n'a plus que froideur de la part des mortels.

Il ne trouve en ce jour que lâche ingratitude

Et qu'amère tristesse en cette solitude,

Où le laissent souvent, avec un froid mépris,

Son peuple saint lui-même, et ceux qu'il a choisis.

C'est là du divin Cœur la blessure cruelle,

C'est à la soulager que Jésus nous appelle!

C'est à vous, ô Marie, à conduire mes pas

Vers Jésus qui s'incline et qui descend si bas!

O ma Mère du Ciel, ô ma divine Reine,

Que la reconnaissance à votre amour m'enchaîne.

Très sainte protectrice au Cœur immaculé

Sous votre aile puissante a-t-on jamais tremblé?

Vous le savez, ô Mère, en mon âme il n'est rien

Qui puisse plaire à Dieu, à l'Auteur de tout bien.

Je me revêts de vous et j'emprunte votre âme,

Lavant toute souillure en l'ardeur de sa flamme.

En cherchant un abri sous ce manteau d'azur,

D'être agréé par Dieu, mon cœur n'est-il pas sûr?

Sainte obligation, engagements sacrés,

Tous mes jours désormais vous seront consacrés!

Et tout indigne, hélas! d'une faveur si grande,

Qu'à la dernière place ici-bas, je prétende!

Mais plus tard que Marie, auprès du divin Cœur,

M'appelle à reposer dans l'éternel bonheur.

Décembre 1878

(A l'occasion de l'offrande de sa vie et aussi d'un «Consummatum est». qu'on atten­dait pour l'œuvre).

Oui, tout est consommé, comme Jésus l'a dit:

Le moment solennel par le Seigneur prédit,

Est aujourd'hui venu. Pleins de foi, de courage,

Du Maître désirant reproduire l'image,

En toute confiance il nous faut répéter

Ces mots que le Sauveur nous offre à méditer!

Mais ne l'oublions pas, de la mort naît la vie.

La gloire du Très-Haut injustement ravie

Un jour lui reviendra dans tous les cœurs humains.

Il y veut accomplir de nouveau ses desseins.

Bientôt se répandra sur toute créature,

Le flot d'amour issu de la source très pure

Du Cœur Sacré d'un Dieu dont le dernier soupir

Fut d'amour, de pitié, de paix et de désir,

Mais qui but l'amertume et le fiel du calice,

En fit tout son bonheur, sa joie et son délice.

Sur la croix il mourut et «tout fut consommé».

Mais du tombeau sorti le Sauveur bien-aimé,

Et laissant son Eglise après Lui sur la terre,

Il partit glorieux vers son céleste Père.

27 décembre 1878

Disciple bien-aimé, chéri du divin Cœur,

Jean eut la noble part et l'unique bonheur

De trouver en Jésus, en son Seigneur suprême,

En son Dieu tout-puissant, un doux Mitre qui l'aime.

Sur le Cœur de Jésus reposant doucement,

L'apôtre vierge et pur, en ce grave moment,

Puise à la source sainte et boit l'eau jaillissante

De l'amour débordant, de la grâce enivrante.

Les torrents enflammés échappés de ce Cœur,

Qui le consumeront de leur divine ardeur,

Jean les a recueillis, à l'heure solennelle,

Au Cénacle où Jésus l'embrasait de son zèle

Il lui donne en secret l'admirable mission

De garder les trésors de la réparation,

Pour initier un jour à cette vie nouvelle Ceux.

qu'au loin distinguait sa vision éternelle.

Jean accueille avec joie, avec un saint transport,

La règle que son Dieu confirme de sa mort;

C'est la loi de l'amour que Jésus lui confie,

Elle sera toujours l'idéal de sa vie.

Le Seigneur le regarde: «Ecce Mater tua».

L'un à l'autre il les veut: «Tiens, ce fils que voilà,

Femme, veille sur lui; c'est ton fils, c'est mon frère.

Disciple bien-aimé, veille bien sur ta Mère.

Femme, reçois aussi les enfants à venir

De l'Eglise naissante en qui je veux bénir

Le fruit de mon amour, le fruit de ma souffrance,

Qui devient ton trésor et ta douce espérance».

Le disciple chéri, l'apôtre de l'amour

Vers elle s'inclinant la reçoit à son tour;

Elle fut son secours et son aide puissante

Dans les croix, les travaux de l'Eglise naissante

Avec elle et par elle, il marche sur les pas

Du Maître qu'il devait faire aimer ici-bas,

Dont il devait au loin répandre la doctrine

Et partout enseigner la parole divine.

La Mère du Sauveur adopte avec amour

Ceux que Jésus lui donne au soir de ce grand jour,

Et de tous ces enfants, qui sont nés au Calvaire,

Elle reste toujours la douce et tendre Mère.

Jésus avait raison de compter sur son cœur

Tout en le transperçant d'un glaive de douleur,

Car de sa charité, sa bonté maternelle

Sut toujours entourer son Eglise nouvelle.

Ah! puisse je imiter ce pur et saint amour

Qui d'un noeud fraternel, et dès le premier jour,

Unit et resserra, dans l'Eglise première,

Les enfants dont Marie était l'auguste Mère.

En nous reproduisons cet amour fraternel,

Jésus, vous l'entendez, c'est devant votre autel

Que nous vous promettons de suivre cet exemple;

Par vous seul réunis, nous vivrons au saint temple.

Et dans le ciel enfin pour une éternité,

Nous resterons unis dans la félicité,

Après l'avoir été toujours pendant la vie,

Dans le Cœur de Jésus, par le Cœur de Marie.

Mars 1879

Près de nous, chaque jour, sur notre saint autel,

Jésus, Fils du Très-Haut, veut descendre du ciel.

Il nous dit: «Parmi vous, je ferai mes délices

De vivre et de m'unir à tous vos sacrifices.

Oui, j'y veux habiter, afin que chaque jour

Vous trouviez en moi seul l'objet de votre amour.

Près de vous, mes enfants, j'établis ma demeure,

Je veux vous assister jusqu'à la dernière heure.

Si vous êtes peinés, fatigués, épuisés,

Vos soucis près de moi seront vite apaisés!

Si la soif vous oppresse, venez, je désaltère,

Venez à moi, je suis votre ami, votre frère.

Oui, je suis occupé, dans cette humble prison,

A vous faire penser à ce qui vous est bon,

Mais j'attends en retour dans cette solitude

Les doux épanchements de votre gratitude.

L'amour doit compenser un oubli trop fréquent;

Le nombre des ingrats est encore si grand!

Pour me faire oublier cette tristesse amère,

J'attends de votre cœur l'accueil le plus sincère.

L'amour est votre force, il vous maintient debout;

Il m'oblige à marcher avec vous jusqu'au bout.

Il allume en vos cœurs un feu qui purifie

Qui réchauffe et pénètre, embrase et vivifie.

Venez donc tous puiser à la source d'amour,

Venez, pour vous la grâce y coule tout le jour.

Voyez la charité qui de ma plaie ouverte

Tombant sur les mortels, les sauve de leur perte».

A ses chères brebis, le vrai, le bon Pasteur

Donne son corps lui-même, et le sang de son Cœur;

De Dieu même il fallait l'amour et la puissance

Pour créer ce bienfait de sa magnificence.

Un Dieu comme victime, un Dieu pour aliment;

Il vit au tabernacle et toujours nous attend.

Il voit notre misère et soulage nos peines;

Il vient pour nous aider et pour rompre nos chaînes.

Il vient pour rechercher ceux d'entre ses enfants

Qui sont allés au loin fréquenter les méchants;

Il vient pour retrouver la brebis infidèle,

Il semble oublier tout pour se donner à elle.

Il offre chaque jour aux cœurs reconnaissants

Des bienfaits merveilleux, des dons toujours croissants,

Il ouvre à tous les siens une source féconde,

Un trésor qui de grâce et d'amour surabonde.

Que vous rendrai-je donc pour un bienfait si grand,

Moi qui suis si chétif, qui ne suis que néant.

O charitable ami de mon cœur misérable,

O Jésus très aimant, ami tout désirable.

O don mystérieux, que ne puis-je emprunter

La voix des séraphins pour pouvoir vous chanter,

Et redire à jamais la douceur ineffable

Du sang de mon Jésus, ce breuvage adorable!

immagini1

Le «Consummatum est»
(Image de la Sœur)


1)
A la demande de la Révérende Mère Générale des Servantes du Cœur de Jésus, pour cette invocation: In te, Cor Jesu, speravi, non confundar in aeternum, par un in­dult en date du 28 avril 1906, S. S. Pie X a accordé une indulgence de cent jours une fois le jour, ainsi qu’une même indulgence pour cette autre invocation: Misericordias Cordis Jesu in aeternum cantabo, que les Soeurs récitent plusieurs fois chaque jour.
2)
La pieuse Soeur, par un sentiment d’humilité, exagérait les faiblesses ou les im­perfections de son adolescence; sa grande faute avait été seulement de retarder son entrée au couvent, en hésitant à quitter le monde.
3)
La Révérende Mère Supérieure, qui était la soeur aînée de Soeur Marie de Jésus.
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